Les temps carolingiens
Texte intégral
Référence : Dupuy V. (dir.), 2021 — Les temps carolingiens, Nantes, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique (Collections du musée Dobrée), 175 p.
1Cet ouvrage, publié en 2021 sous la direction de Virginie Dupuy, correspond au quatrième opus de la collection des « Collections du musée Dobrée », consacré ici à l’époque carolingienne.
2L’ouvrage s’ouvre par une préface de Luc Bourgeois (p. 5-7) qui rappelle la faible représentation des collections carolingiennes dans les musées français. À cet égard, le musée départemental Dobrée de Nantes fait figure d’exception, puisqu’il comprend, depuis ses origines, un ensemble non négligeable d’objets, notamment constitué d’armes généralement attribuées à la présence viking dans la région aux ixe et xe siècles. Les auteurs s’attachent ici à nuancer ces interprétations victimes du poids de l’historiographie régionale qui a fait de la présence scandinave l’élément phare de cette période. Le préfacier se réjouit donc du parti pris éditorial dans lequel c’est le terme « carolingien » plutôt que « viking » qui a été préféré pour le titre de l’ouvrage, même si, comme le précise Julie Pellegrin dans son avant-propos (p. 11), c’est l’exposition intitulée « Namsborg, des Vikings à Nantes », organisée en 2018 par Nantes Métropole au Chronographe de Rezé en partenariat avec le musée Dobrée, qui est aussi indirectement à l’origine de ce projet d’ouvrage.
3Disons-le d’emblée, le projet éditorial qui était de proposer un catalogue des collections tout en replaçant les éléments analysés dans leur environnement politique, culturel et économique est ici réussi. L’ouvrage réunit ainsi les textes de près d’une douzaine de spécialistes, dont les contributions sont réparties, après une introduction et une évocation du contexte historique, en plusieurs sections incluant présentations thématiques et catalogues d’objets, respectivement consacrées aux vestiges monastiques, aux armes, à la navigation fluviale et aux monnaies. L’ouvrage s’achève par un chapitre intitulé « Dans le sillage des Vikings », alimenté par des éléments méconnus du patrimoine littéraire conservé au musée. Les textes sont de bonne tenue scientifique et l’ouvrage, d’un format commode, est servi par une mise en page agréable et une iconographie de qualité.
4Dans son introduction (p. 12-21), Virginie Dupuy pose la question de la singularité de la collection du musée Dobrée, composée de plus de 150 objets globalement attribuables à une période comprise entre le viiie et le xie siècle, qui reste toutefois minoritaire par rapport au mobilier de l’époque mérovingienne ou du second Moyen Âge. Elle est principalement constituée d’armes et d’outils métalliques provenant des dragages de la Loire et de ses affluents, dont l’acquisition remonte, pour l’essentiel, au dernier tiers du xixe siècle et au premier tiers du xxe siècle, grâce aux conservateurs du musée départemental d’Archéologie de l’époque, Pitre de Lisle du Dreneuc et l’abbé Durville, ainsi qu’aux collectionneurs/donateurs que furent Fortuné Parenteau ou les comtes Octave et Raoul de Rochebrune. Même si cet ensemble peut paraître remarquable, il souffre toutefois de la difficulté à contextualiser un certain nombre d’objets, en raison de l’ancienneté de leur découverte. À côté des militaria qui font du musée Dobrée l’une des principales collections de ce type pour la période en France (avec celle notamment du musée des Antiquités de Rouen), le musée possède quelques éléments issus d’établissements religieux, une belle collection de monnaies de provenances diverses, ainsi qu’une remarquable pirogue découverte au Marillais (Maine-et-Loire) au début du xxie siècle, récemment entrée dans les collections.
5Dans une contribution intitulée « Francs, Bretons et Scandinaves : la Basse-Loire à l’époque carolingienne (p. 22-29), Isabelle Cartron dresse ensuite un état des lieux de ce territoire très convoité, dont le contrôle politique et économique est particulièrement disputé de la fin du viiie au xe siècle. Elle y décrit, cartes à l’appui, la complexité et l’état de confusion qui y règne à la suite des conflits politiques et des incursions scandinaves. Elle conclut toutefois sur la difficulté à saisir l’incidence réelle de ces événements dans le domaine de la vie matérielle.
6La première section de l’ouvrage (p. 32-47) est consacrée aux vestiges monastiques. Elle comprend une synthèse de Camille Broucke sur « Le paysage religieux à Nantes et dans l’estuaire de la Loire à l’arrivée des Vikings, à travers les collections du musée Dobrée ». Elle y dresse un rapide panorama des édifices paléochrétiens nantais (complexe épiscopal et basiliques funéraires), mais aussi du réseau de monastères installés sur le littoral, dans l’estuaire de la Loire et les campagnes environnantes. Outre l’évocation de quelques vestiges architecturaux (dont des terres cuites moulées remontant à l’époque mérovingienne), cette section ne comprend, dans son catalogue, que trois objets découverts en Loire-Atlantique, attribués à l’époque carolingienne, dont une grande clé en alliage cuivreux provenant de la collection Fortuné Parenteau, qui aurait été retrouvée au niveau de la porte de la crypte de l’abbatiale de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, un fragment d’épitaphe en schiste provenant de Vertou, ainsi qu’une pierre tombale gravée de Basse-Indre (Loire-Atlantique).
7Consacrée aux armes, la seconde section, bien plus importante (p. 48-113), est à la mesure du poids de cette catégorie d’objets dans les collections du musée. Elle s’ouvre par une contribution de Virginie Dupuy intitulée « Les armes de la Loire : un mythe viking ? » qui, comme son nom l’indique, lui offre l’occasion de rouvrir le délicat dossier de l’attribution de ces objets qui, même s’ils ont pu être utilisés par des populations scandinaves, ont également pu être manipulés par des Francs ou des Bretons. Dans une logique de déconstruction du mythe des objets « vikings », l’autrice prend pour exemple le cas de la célèbre paire d’étriers découverte dans la Loire en 1902 à l’occasion de travaux effectués dans le port de Nantes, au sud de l’île Mabon, qui a, pendant longtemps, été considérée comme scandinave par comparaison avec des objets similaires découverts dans le nord de l’Europe. Or, les études les plus récentes réalisées par Robert Webley (université de York) montrent que ces objets forgés en fer, revêtus d’un placage doré en laiton orné de bandes perlées, sont typologiquement attribuables à un intervalle compris entre la fin du xe et le début de la seconde moitié du xie siècle, c’est-à-dire à une période clairement postérieure à la présence viking dans l’estuaire de la Loire. Cette paire d’étriers fait par ailleurs l’objet d’un encart (p. 58-59) d’Aymeric Raymond portant sur sa restauration récente au laboratoire Arc’Antique. Toujours dans le domaine de l’armement, Laure Barthet propose un essai très complet sur « Les épées d’époque carolingienne du musée Dobrée », représentées par 13 exemplaires (trois objets probablement truqués ou remontés, issus du fonds Rochebrune, ont été exclus du corpus). Là aussi, elle revient sur la question de l’origine franque ou scandinave des épées et démontre que rien ne plaide particulièrement en faveur d’une origine scandinave, à l’exception peut-être de deux épées à pommeaux damasquinés, qui présentent des parallèles en Norvège et en Suède, ce qui en soi, ne suffit cependant pas à en faire des épées « vikings ». D’après les travaux les plus récents, la plupart des exemplaires paraissent en effet plus vraisemblablement d’origine continentale. Le catalogue qui suit cette étude présente successivement un ensemble d’objets provenant des dragages au nord de l’île de Bièce à Nantes en 1928 (sans doute l’ensemble le plus emblématique de la collection, comprenant cinq fragments de scramasaxes, dont un possible couteau, quatre fers de lance à ailerons, un fauchard et deux haches), du matériel équestre (la paire d’étriers déjà évoquée, un autre étrier et un éperon provenant de Basse-Indre, ainsi qu’un second éperon d’origine indéterminée), 52 fers de lance (dont au moins 29 à ailerons et 23 de provenances inconnues), 20 haches (dont 11 de provenances inconnues), deux pommeaux d’épée et les 13 épées déjà évoquées. On notera que ces dernières (dont l’épée avec l’inscription INGERLD de Saffré et celle à décor damasquiné de l’île de Bièce à Nantes) ont bénéficié d’analyses plus poussées que les autres catégories d’objets, en particulier les lances et les haches, pour lesquelles il est parfois difficile d’établir une chronotypologie précise.
8La troisième section consacrée à « La navigation fluviale » (p. 116-125) correspond à la présentation très précise, par Yann Viau et Denis Fillon, de la pirogue du Marillais (Maine-et-Loire), découverte en 2003 sur la rive nord de l’île aux Bergères et intégralement fouillée en 2009, qui constituera une des pièces majeures du futur parcours muséographique du musée Dobrée, qui en a financé la restauration en 2010 par le laboratoire ARC-Nucléart de Grenoble. Cette dernière présente l’intérêt d’avoir fait l’objet d’une étude technique approfondie et d’avoir pu être datée par radiocarbone entre le début du viiie siècle et le premier tiers du xe siècle. Parfaitement adaptée au milieu ligérien, cette embarcation à fond plat est comparable à un exemplaire du même type découvert à Oudon-Vauvressix (Loire-Atlantique) en 1994, dont la datation est peu ou prou similaire (fin viiie-début xie siècle).
9La quatrième section (p. 126-159), consacrée aux monnaies, s’ouvre par un « Bref panorama du monnayage carolingien » que l’auteur, Gildas Salaün, met en scène en trois actes respectivement intitulés « Pépin et la création du denier carolingien », puis « Charlemagne et la consolidation du denier carolingien » et enfin « Charles le Chauve et la lente détérioration du denier carolingien ». Cette contribution, qui offre l’avantage d’être claire et efficace, s’inscrit dans la suite logique de la publication, en 2019, par le même auteur, des monnaies mérovingiennes dans la collection des « Collections du musée Dobrée ». L’étude est complétée par un texte de Jens Christian Moesgaard qui pose la question suivante : « Quelle incidence la présence viking eut-elle sur la monnaie ? » Force est de constater qu’elle fut discrète si l’on se réfère à l’absence totale de monnaies vikings dans les réserves du musée Dobrée, alors même qu’un certain nombre de découvertes sont attestées en Loire-Atlantique et en Bretagne (un denier d’York à Champtoceaux dans le Maine-et-Loire et un autre provenant du camp de Péran à Plédran dans les Côtes-d’Armor ; trois deniers d’Est Anglie faisant partie du trésor de Sainte-Mélaine à Rennes). Notons toutefois que la collection des monnaies carolingiennes du musée Dobrée reste quantitativement assez modeste par rapport aux monnaies plus anciennes, puisqu’elle comprend moins de 80 pièces, dont 31 sont présentées dans le catalogue (17 nationales et 14 régionales).
10La cinquième et dernière partie tranche par son propos puisque le choix a été fait de faire un « pas de côté » en sortant du cadre strictement archéologique pour mettre en lumière un autre type de document resté dans l’ombre des collections du musée Dobrée, dans un chapitre intitulé « Dans le sillage des Vikings » (p. 160-173). Il s’agit de documents postérieurs à l’époque carolingienne, constitués d’une part d’un manuscrit correspondant à l’homéliaire-légendier de la collégiale Saint-Laud d’Angers présenté par Marc-Édouard Gautier et, d’autre part, de plusieurs textes imprimés présentant des « sagas islandaises de la bibliothèque Thomas-Dobrée », commentés par Claire de Lalande. Le premier document, daté du milieu du xie siècle, correspondant au plus ancien manuscrit conservé par le musée Dobrée, est présenté comme un témoignage du renouveau des scriptoria après les épisodes bretons et scandinaves ayant affecté les communautés monastiques. Les sagas, bien plus tardives, sont quant à elles censées résonner comme un lointain écho par rapport au passage des Vikings, même si elles ne concernent pas directement la région. Cette collection révèle aussi indirectement le goût de Thomas Dobrée pour ce genre littéraire, puisque ce sont pas moins de 14 sagas qui sont ici inventoriées.
11Peut-être manque-t-il à cet ouvrage un petit chapitre conclusif ouvrant des perspectives en termes de recherche ou de politique muséale, mais ce dernier ne prétend pas, comme le rappelle modestement Julie Pellegrin dans son avant-propos, « épuiser le sujet » (p. 8). Solidement documenté et agréable à consulter, il constitue sans nul doute une nouvelle étape dans l’appréhension du monde carolingien dans la basse vallée de la Loire. Au-delà de la lecture, il invite la lectrice et le lecteur à (re)découvrir une partie des collections du musée Dobrée, dont la réouverture est programmée en 2024. On ne peut que saluer cette initiative éditoriale en espérant qu’elle puisse s’étendre aux périodes plus anciennes et plus récentes, en sortant du seul cadre numismatique qui concernait les trois premiers volumes de la collection.
Pour citer cet article
Référence électronique
Yves Henigfeld, « Les temps carolingiens », Revue archéologique de l'Ouest [En ligne], 39 | 2023, mis en ligne le 04 décembre 2023, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/rao/9464 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rao.9464
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