- 1 Par convention nous écrirons pierre de Caen pour désigner le matériau et Pierre de Caen pour l’hor (...)
1En avril 2021, au nord-est de la ville de Caen, un vaste projet de réhabilitation des terrains et bâtiments de l’hôpital Georges-Clémenceau, construit entre la fin du xixe s. et les années 1980, a donné lieu à la découverte suivie de l’étude d’une ancienne carrière souterraine dédiée à l’extraction de la pierre de Caen1 au cours des xve-xvie s. Cette carrière appartient à un ensemble très étendu de sites d’extraction souvent reliés entre eux. L’accès aux exploitations souterraines se faisait grâce à des bouches de cavage situées le long du coteau calcaire formant la rive gauche de l’Orne, en surplomb immédiat du canal de Caen à la mer (fig. 1). Cette activité a connu un développement particulièrement intense dans cet ancien faubourg de Calix situé au nord-est de l’abbaye aux Dames et de la ville, dont la limite d’octroi moderne est encore matérialisée de nos jours par une borne dressée à quelques centaines de mètres au-delà de l’hôpital. Avant le xixe s., l’Orne formait de grands méandres et passait à proximité des carrières de Calix, favorisant le transport de la pierre extraite par bateau.
Figure 1 : Localisation de la carrière (étoile rouge) dans l’agglomération caennaise (Abb. H et Abb. D. désignent les deux abbayes, aux Hommes et aux Dames). / Figure 1: Location of the quarry (red star) in the urban area of Caen (Abb. H and Abb. D. refer to the two abbeys, aux Hommes and aux Dames).
En bas, report de la fenêtre correspondant à l’est de la ville sur le cadastre numérisé de 1810 (antérieur aux percements du canal de l’Orne et de l’avenue Georges-Clemenceau), avec à droite l’hôpital Clemenceau (emprise des diagnostics de l’Inrap en rouge), à gauche l’abbaye aux Dames et son parc (aujourd’hui conseil régional de Normandie), et en bas l’ancien bourg de Calix, sur la rive gauche de l’Orne (ici, son ancien méandre redressé lors du percement du canal est reliée au bassin Saint-Pierre). Les lettres B à M désignent les anciennes rues Basse, de Calix, Vaubenard et de la Masse, où l’on recense de nombreuses carrières anciennes dont quelques-unes ont été archéologiquement étudiées. / Below, transfer of the plan of the eastern part of the town on the digitised cadastre of 1810 (prior to the construction of the Canal de l'Orne and the Avenue Georges-Clemenceau), with the Hôpital Clemenceau on the right (Inrap survey area in red). To the left, the Abbaye aux Dames and its park (now the Normandy Regional Council), and below, the former market town of Calix, on the left bank of the Orne (here, its former meander, straightened when the canal was built, is linked to the Saint-Pierre basin). The letters B to M are the former streets of Basse, Calix, Vaubenard and de la Masse, where numerous ancient quarries can be found, some of which have been archaeologically studied.
V. Carpentier et G. Léon, Inrap ; cadastre de 1810 : Caen, Arch. dép. du Calvados, 3P 1932.
2Depuis la fin du xixe s., cet espace a été largement colonisé par les constructions successives du complexe hospitalier, dont le sous-sol recèle de nombreuses carrières souterraines (plus quelques-unes à ciel ouvert) qui furent exploitées du Moyen Âge au début de l’Époque moderne pour l’extraction de la pierre de Caen. Le réseau extrêmement ramifié de galeries qui les relie entre elles n’est encore que très partiellement connu à ce jour. Le Service des carrières de la Ville de Caen, créé en 1955, ainsi que le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) ont entrepris d’en réaliser la cartographie à l’occasion d’effondrements survenus dans des espaces habités (six répertoriés à ce jour pour le secteur concerné). Ce secteur de carrières est inscrit au PLU de la Ville de Caen comme zone à risque ; il incombe aux aménageurs de procéder, en amont des travaux, à des études géotechniques visant à estimer la stabilité des sols et à mettre en place les mesures de confortement nécessaires. Ce sont ces études préalables qui ont permis la découverte, dans l’emprise de l’hôpital, de plusieurs cavités souterraines liées à des dépressions de surface, des remblais non ou mal consolidés, ou encore des vides sous-jacents susceptibles de correspondre à d’anciennes carrières, souterraines ou à ciel ouvert, partiellement remblayées ou effondrées (fig. 2).
Figure 2 : Plan de recollement avec report sur fond cadastral des différentes sources contribuant à définir l’emplacement des deux anciennes carrières identifiées au sud de l’hôpital Georges-Clemenceau. / Figure 2: Survey plan with cadastral map of the various sources that define the location of the two former quarries identified to the south of the Georges Clemenceau Hospital.
En grisé clair, relevé de la carrière FP03 et du réseau qui la précède depuis la rue de la Masse par le Service des Carrières de la Ville de Caen (1955, cf. Brgm, 1976, relevé no 36). En grisé dense, les cavités en sous-sol révélées par la prospection géophysique de 3E-ingénierie (données O. Carpentier, 3E-i, 2020-2021). En noir, la cavité FP04 étudiée par l’Inrap en 2021. Les deux carrières communiquaient certainement par plusieurs galeries remblayées au terme de leur exploitation. Les cercles rouges indiquent les puits de descente. / In light grey, survey of quarry FP03 and the network that precedes it from the rue de la Masse by the Caen Quarry Department (1955, cf. Brgm, 1976, survey no. 36). In dark grey, the underground cavities revealed by geophysical prospection by 3E-ingénierie (data O. Carpentier, 3E-i, 2020-2021). In black, cavity FP04 studied by Inrap in 2021. The two quarries were probably linked by several galleries that were backfilled at the end of their use.The red circles indicate the descent shafts.
V. Carpentier. Fond cadastral actuel, géoréférencement Lambert 93-CC49.
3Ces anciennes exploitations forment un ensemble remarquable aux plans historique, archéologique et patrimonial. En effet, la pierre de Caen, depuis très longtemps réputée pour ses qualités tant mécaniques qu’esthétiques, fut extraite à grande échelle et exportée à longue distance depuis au moins la fin du xie s. L’essor de l’agglomération caennaise sous le règne de Guillaume de Normandie, à compter du milieu de ce siècle, suscita des besoins considérables en pierre à bâtir de qualité que les carriers se procurèrent sur place, dans les bancs calcaires des coteaux de l’Orne, afin d’alimenter les grands chantiers du château et des abbayes ducales de La Trinité et de Saint-Étienne. Après la conquête de l’Angleterre, en 1066, les besoins en pierre de Caen connurent un accroissement notable, en lien notamment avec des exportations maritimes vers l’ensemble de la Normandie et les îles Britanniques. Tout au long du IIe millénaire, Caen et sa périphérie devinrent ainsi un important centre carrier dont les produits furent exportés sur une aire géographique considérable. Le déclin de cette exploitation n’intervint que dans l’entre-deux-guerres, avec quelques reprises ponctuelles, pendant la Reconstruction notamment, et jusque dans les années 1980 avec, entre autres, la construction du Mémorial pour la Paix. Après quelques années chaotiques, l’exploitation industrielle de la pierre de Caen a pris un nouvel essor et alimente désormais des chantiers proches ou éloignés.
4Les anciennes carrières liées à cette intense activité n’ont donné lieu jusqu’alors qu’à un petit nombre d’opérations archéologiques. On doit les travaux les plus aboutis à Laurent Dujardin, qui leur a consacré sa thèse de doctorat et une série d’articles publiés depuis les années 1980 (notamment Dujardin, 1991 ; Dujardin et al., 1991 ; voir en outre la bibliographie en fin d’article). Quelques sondages ont été effectués, mais la démarche archéologique a surtout consisté à observer et étudier des dizaines d’hectares sous toute l’agglomération caennaise, de manière à établir des chronologies et étudier les techniques d’extraction (Dujardin, 1998). Bien qu’ils se rangent au nombre des plus étendus à l’échelle de la France (Gély, 2014), les réseaux de l’agglomération caennaise ne sont à ce jour pas complètement connus et cartographiés. Par ailleurs, les techniques des carriers et leur évolution sont assez bien documentées en fonction des époques. Les inventaires réalisés dans les années 1990 permettent de brosser le portrait général d’un millénaire d’exploitation continue (Collet et al., 1996 ; Dujardin, 1998). La documentation présente d’importantes disparités d’une période à l’autre. L’Époque contemporaine s’avère assez bien renseignée, de même que la fin du Moyen Âge, par des mentions écrites et des observations archéologiques réalisées sur d’anciens sites de carrières à Caen, La Maladrerie, Hérouville, Mondeville ou Fleury-sur-Orne. On sait que leur activité fut particulièrement intense au cours des xive-xve s., ce qui fut constaté dès 1820 par l’abbé de La Rue, éditeur d’un texte révélateur de l’importance que revêtaient alors les carrières médiévales de Calix et de Vaucelles aux yeux des Anglais, occupants de la Normandie au début du xve s. : le 2 mai 1418, le roi Henri V d’Angleterre ordonna en effet « que touz les carrieres de pierre blance qui sont es forbourgs de nostre ville de Caen, nomme Vaucheulles et Callix, ou en demi lieue environ, soient et demeurent a nous… » (de La Rue, 1820, t. I, p. 386-387).
- 2 Ceux de Philippe Bauduin et de sœur Marie-Paule Fortineau, membre de la communauté des Augustines (...)
5Par un contraste assez inhabituel, les xvie-xviie s. sont à ce jour les moins documentés, en dépit des mentions écrites relativement nombreuses qui s’y rapportent, mais qui s’avèrent très avares en détails sur l’activité même des carriers, lacune à laquelle l’absence d’étude archéologique ne permet guère de remédier. Récemment a resurgi dans l’actualité de la recherche archéologique locale un autre aspect original de l’histoire de ces carrières : après avoir été reconverties en sites de stockage, brasseries notamment, ou en champignonnières, elles ont été utilisées comme refuges par la population civile de Caen et environs au cours de la Seconde Guerre mondiale (Butaeye et Dujardin, 2009 ; Carpentier et al., 2016 ; Dujardin et Marcigny, 2016). Comme nombre d’autres à Caen et aux alentours, les anciennes carrières désaffectées de l’hôpital Clemenceau servirent, elles aussi, de refuges ponctuels au cours des combats pour la libération de Caen, du 6 juin à la fin juillet 1944. Deux témoignages directs2 font ainsi état de l’existence d’abris souterrains dans l’enceinte de l’hôpital, réquisitionné et converti en Kriegslazarett par les troupes d’occupation. L’un d’eux se situait notamment sous l’un des anciens pavillons de la Maternité, encore debout actuellement, non loin de la carrière explorée en 2022. Au départ des Allemands dans l’après-midi du 6 juin, 600 à 700 civils du quartier voisin de Saint-Jean-Eudes se réfugièrent alors dans les « sous-sols » de l’hôpital, pour l’essentiel d’anciennes caves et carrières auxquelles on accédait depuis les maisons qui entouraient la Maternité. Ils y séjournèrent avec les sœurs de la Maternité jusqu’à leur libération le 9 juillet par le 1st King’s Own Scottish Borderers (Delaforce, 2010), trouvant de quoi subsister dans les magasins désertés du boulevard Georges-Clemenceau, les jardins et vergers de Calix et le parc de l’abbaye aux Dames (ex-hospice Saint-Louis en 1944, aujourd’hui jardins du conseil régional ; fig. 3).
Figure 3 : Vue aérienne de l’hôpital Clemenceau depuis le nord, en 1967. / Figure 3: Aerial view of the Clemenceau Hospital from the north in 1967.
Au premier plan, le boulevard Georges-Clemenceau et à l’arrière-plan le canal de l’Orne et les bassins du port de Caen, à hauteur du quartier de Calix. À droite de l’hôpital, les espaces verts de l’ancien parc de l’abbaye aux Dames. Les deux carrières FP03 et FP04 se situent à hauteur des ateliers groupés dans l’angle sud-ouest du complexe hospitalier, que longe la rue de la Masse. L’intervention archéologique a porté sur la seconde (FP04, étoile rouge). / In the foreground, the Boulevard Georges-Clemenceau, in the background, the Canal de l'Orne and the docks of the Port of Caen, near the Calix district. To the right of the hospital, the green spaces are the park of the Abbey aux Dames. The two quarries FP03 and FP04 are located near the workshops found in the south-west corner of the hospital complex, which runs alongside the Rue de la Masse. The archaeological internvention focused on the second (FP04, red star).
Coll. CHU de Caen.
6Les anciennes carrières de Calix, dont celles de l’hôpital Clemenceau, se situent en rive gauche de la vallée et du canal de l’Orne (percé en 1857), à mi-hauteur du coteau qui les domine, soit à 20 m NGF d’altitude environ (fig. 1).
7Établie sur un vaste marécage arrosé par l’Orne, Caen fut longtemps soumise à l’influence directe des remontées marines et aux inondations (Mornod, 1948 ; Pellerin, 1984 ; Halbout et Marin, 1988 ; Collet et al., 1996, p. 13 sq.). Avant le percement du canal au milieu du xixe s., le lit majeur de l’Orne, aujourd’hui largement remblayé, atteignait par endroits presque 1 km de large. Le fleuve a joué un rôle fondamental dans l’histoire de la ville, notamment au Moyen Âge et à l’Époque moderne, pour le transport de la pierre vers l’embouchure où se tenait le port maritime de Ouistreham. En témoignent diverses mentions, dans les sources écrites, de bateaux chargés de pierres ou des quais qui s’alignaient le long du fleuve (Laillier, 2003, nos 51, 55, 76, 78-80, 126, 157, etc.).
8Le nord de Caen et l’ancien faubourg de Calix se déploient au sommet et sur le rebord supérieur d’un plateau calcaire qui culmine à 65-70 m et dont la géologie est caractéristique de la campagne de Caen en général (fig. 4). Le plateau, coiffé de limons (LP), repose sur un substrat calcaire jurassique du Bathonien inférieur, constitué d’une succession régulière de bancs horizontaux plus ou moins épais, surmonté de lœss (Rioult, 1962 ; Rioult et al., 1986 ; 1989). Au voisinage de la terre arable, le calcaire présente généralement un fort délitement superficiel, en forme de « plaquettes », résultat de la gélifraction quaternaire. Ces plaquettes, très largement employées dans la construction à travers toute la plaine de Caen, et ce dès le Néolithique (monuments funéraires), composent encore la plupart des élévations qui ont traversé les bombardements de 1944. Plus bas sur le coteau, à hauteur des carrières de l’hôpital Clemenceau, affleurent sous des alluvions quaternaires les bancs du calcaire de Creully (Bathonien moyen). Ces derniers coiffent l’étage du calcaire de Caen (Bathonien inférieur) formant la base du plateau. Les gros bancs du calcaire de Caen, marneux et irréguliers, au faciès inférieur gris-bleuté, se distinguent aisément du calcaire de Creully, aux bancs blanchâtres, plus réguliers et moins épais. Ces deux étages ont été exploités par des carriers depuis l’âge du Fer, mais seul le calcaire de Caen, vieux de 167 millions d’années, a fourni la célèbre pierre de Caen exploitée intensivement du xie à la première moitié du xxe s. (Dugué et al., 2010).
Figure 4 : Carte géologique simplifiée de l’agglomération caennaise, montrant les principaux affleurements de calcaire exploités en carrières, et coupe schématique des bancs de calcaire dits de Creully et de Caen. Le site est indiqué par l’étoile rouge, le château par un cercle, et les deux abbayes par un symbole cruciforme. / Figure 4: Simplified geological map of the greater Caen area, showing the main quarried limestone outcrops and the cross-section of the Creully and Caen limestone beds. The site is indicated by a red star, the castle by a circle, and the two abbeys by a cruciform symbol (V. Carpentier, after Rioult et al., 1986, 1989 and Service des Carrières de la Ville de Caen).
V. Carpentier, d’après Rioult et al., 1986, 1989 et Service des Carrières de la Ville de Caen.
9Cette pierre est un calcaire micritique, constitué à 95 % environ de carbonate de calcium, qui se présente en bancs horizontaux épais de 0,20 à 1 m. Ce carbonate provient de coquilles broyées et de petits organismes marins ; il est possible de rencontrer dans son épaisseur divers fossiles marins, ammonites à plat, bois flottés ou os de sauriens qui contribuèrent à la réputation paléontologique de Caen au xixe s. Une fois extraite, la pierre de Caen durcit à l’air en perdant son eau de carrière. Elle est alors considérée par les tailleurs comme « mi-ferme » et se taille dans toutes les directions, ce qui en a fait un matériau particulièrement recherché, depuis l’Antiquité, pour l’édification de grands ouvrages d’architecture ou la réalisation de décors sculptés. Les principaux gisements exploités au cours de ce IIe millénaire se situent au niveau de l’abbaye aux Hommes, près de Calix (sur le site de l’hôpital Clemenceau), ainsi que vers le centre-ville de Caen, dans les quartiers de Saint-Julien, du Château, de La Pigacière, et à sa périphérie : au nord, en rive gauche, sur la commune actuelle d’Hérouville ; au sud-est, en rive droite, à Mondeville ; au sud enfin, le long de la vallée du Biez, vers les anciens faubourgs de Sainte-Paix et de Vaucelles, jusqu’à l’ancienne paroisse d’Allemagne (aujourd’hui Fleury-sur-Orne).
10Bien que son site ait été occupé dès la Préhistoire, Caen ne naquit en tant que ville qu’au début du xie s., sur des antécédents d’occupation dénués de caractère urbain (Collet et al., 1996 ; Carpentier et al., 2019). Un premier bourg y est attesté en 1025, placé sous l’autorité de l’abbé de Fécamp (Fauroux, 1961, no 34). S’il n’y est pas encore question de carrières, un texte y évoque en 1026-1027 plusieurs églises, sans doute construites en pierre, ainsi qu’un ensemble de vignes, de prés, des moulins, un marché et un port (ibid., no 58). L’agglomération, avec son vaste château et les deux grandes abbayes jumelles de La Trinité et Saint-Étienne, s’épanouit pleinement au cours des années 1040 à 1080, sous le règne de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie et roi d’Angleterre après 1066, dont la protection joua un rôle déterminant dans l’essor de la ville (Musset, 1967 ; Jean-Marie, 2000). Un acte en faveur de Saint-Étienne de Caen (l’abbaye aux Hommes), émis entre 1080 et 1082 (Bates, 1998, no 50), confirme l’importance particulière que revêtait alors l’économie fluviale. Le monastère armait en effet une importante flottille de bateaux de rivière qui empruntaient un canal aménagé en doublement de l’Orne jusqu’au port maritime de Ouistreham, alors aux mains de l’abbaye jumelle de La Trinité (l’abbaye aux Dames). Elle alimentait ainsi un trafic maritime dynamique à travers la Manche, protégé par un privilège d’immunité commerciale stipulant que « toutes les marchandises que transportent les bateaux appartenant à l’abbaye ou à ses serviteurs, qu’elles aient été achetées au pont de Caen ou ailleurs, puissent être librement acheminées par ce canal, ainsi que celles des bourgeois du bourg monastique qui sont de même transportées par voie d’eau sur des barques. Le pilote du bateau de Saint-Étienne jouira, pour une embarcation, de la même franchise que le bateau de l’abbaye. Les moines jouiront dans leur bourg des mêmes droits et coutumes que le roi dans le sien, et les marchands y auront libre accès avec toutes leurs marchandises. Les hommes du bourg [de Saint-Étienne] qui traverseront la mer auront la même franchise, quoi qu’ils transportent et où qu’ils l’aient embarqué » (trad. V. Carpentier).
11Les chantiers considérables ouverts pour l’édification du château et des abbayes ont donné une forte impulsion à l’extraction de la pierre, en la rendant pérenne. Le transport de la pierre de Caen fut certainement l’une des principales composantes de ce trafic fluvial à partir du xie s. La conquête de l’Angleterre, en 1066, conduisit à en étendre l’aire d’exportation vers l’Angleterre méridionale, notamment le bassin de Londres où son emploi est attesté par les sources écrites et archéologiques, ainsi que l’Irlande (Musset, 1985 ; Dujardin, 1993a ; 2004 ; 2008 ; 2010 ; Dujardin et Legembre, 1996 ; Tatton-Brown, 1997 ; Madeline, 2011). Sur le continent, la pierre de Caen fut longtemps portée par cabotage, attesté au xviie s. à l’est vers la Haute-Normandie, depuis le havre de Dives-sur-Mer jusqu’au pays de Caux, à Rouen, à Fécamp et dans les petits ports du val de Seine, ainsi qu’à l’ouest vers les petits ports du Bessin, dont celui de Grandcamp-Maisy, jusqu’à la côte bretonne (Laillier, 2003, no 151 ; Delobette, 2020).
12De fait, l’exploitation de la pierre de Caen, attestée depuis l’Antiquité romaine dans la construction monumentale et la statuaire locales et au cours du haut Moyen Âge, à travers la fabrication d’un grand nombre de sarcophages, connut certainement à cette époque un essor sans précédent. Bien que l’on n’ait pas encore identifié à ce jour à Caen ou dans ses environs de carrière antérieure à l’an Mil, l’archéologie montre que la pierre utilisée avant cette date, pour la confection des sarcophages, fut bien extraite de bancs calcaires de grande taille et peu fracturés, probablement en souterrain. Malgré les nombreuses prospections, aucun site présentant les traces caractéristiques liées aux sarcophages n’a été repéré. Au regard de la plus faible fracturation observée, il est toutefois probable que ces exploitations particulières étaient situées à Vaucelles ou à Fleury-Allemagne, voire dans la vallée des Carrières de Bretteville-sur-Odon. Sans doute les quelques carrières à ciel ouvert identifiées sur le site de Caen et à sa proche périphérie à compter des xie-xiiie s., comme sur le site de l’ancienne rue Catehoule, au pied des remparts du château, ont-elles pris la suite d’exploitations plus anciennes, dont l’emplacement, le nombre et la chronologie nous sont encore à peu près inconnus (Dupont, 2021).
13Si l’on veut brosser un tableau général des gisements liés à l’exploitation de la pierre de Caen au cours du IIe millénaire, il faut dès lors regarder la région caennaise comme un vaste bassin de production regroupant un grand nombre de petits centres carriers qui ont fonctionné de manière pérenne, mais avec des chronologies distinctes d’un secteur à l’autre, du début du xie s. aux années 1920 (fig. 5).
Figure 5 : Évolution chronologique des sites d’extraction de la pierre de Caen au cours du IIe millénaire de notre ère. En grisé, les carrières souterraines ; en points noirs, les carrières à ciel ouvert. Le site correspond à l’étoile rouge. / Figure 5: Development of Caen stone quarrying sites during the 2nd millennium AD. Underground quarries in grey; open-cast quarries in black. The site is marked by the red star (V. Carpentier, after Collet et al., 1996 and Ville de Caen, Service des Carrières, 2017).
V. Carpentier, d’après Collet et al., 1996 et Ville de Caen, Service des Carrières, 2017.
14Les plus anciennes exploitations connues à ce jour, à compter du xie s. au moins, correspondent aux affleurements des coteaux de l’Orne, les plus immédiatement accessibles sur les pentes dominant la vallée fluviale. Huit principaux secteurs d’extraction peuvent être identifiés à partir de cette époque (Dujardin, 1998) :
- un premier centre carrier se situait au Moyen Âge dans l’enceinte et aux abords du château (Guillot, 2015 ; Dujardin, 2020), au nord du quartier médiéval de Bourg-le-Roi qui occupait le centre de la ville ;
- un deuxième centre carrier se situait au nord-ouest de la ville, dans les anciens quartiers de Bourg-l’Abbé et du Coteau de Bagatelle, avec l’abbaye aux Hommes au nord (Collet et al., 1996, no 941-948). Les données disponibles attestent de son activité du xive au xviiie s. ;
- un troisième centre, à l’est de la ville, occupait l’ancien quartier de Bourg-l’Abbesse, avec la prairie Saint-Gilles et le faubourg de Calix, incluant l’abbaye aux Dames au nord-est (ibid., no 1037-98, 1899-1900). Ce secteur, au sein duquel s’inscrivent les anciennes carrières de Calix, dont celles de l’hôpital Clemenceau, est renseigné quant à lui du xiiie au xviiie s. ;
- au sud, en rive droite de l’Orne, un quatrième centre carrier correspondait aux quartiers de Vaucelles et de Sainte-Paix (ibid., no 1383-93, 2156-8, 2260-1). Il est documenté du xiiie au xxe s. ;
- enfin, à l’ouest de Caen, les anciennes paroisses périurbaines de Venoix et de La Maladrerie, vers Bretteville-sur-Odon, formaient un cinquième centre, dont l’activité nous est connue du xiiie au xixe s. (ibid., no 2176-88, 2263-72). Ce dernier se trouva prolongé hors la ville à l’époque contemporaine, par l’ouverture des carrières de Carpiquet et de Bretteville-sur-Odon, à l’ouest de Caen.
15Trois autres gisements furent également exploités à la périphérie de la ville de Caen dès le xie s. au moins :
- au sud, à Fleury-sur-Orne (Allemagne av. 1917), avec des données du xie au xxe s. ;
- à l’ouest, en rive droite de l’Orne, à hauteur de la rue des Roches de Mondeville, avec la même chronologie ;
- enfin, en rive gauche, à Hérouville-Montmorency, avec des témoins d’activité limités aux xive-xve s.
16Les données actuellement réunies permettent de reconstituer dans ses grandes lignes l’évolution de l’activité de ces centres à compter du xie s. L’une des premières grandes carrières ouvertes à cette époque se situe dans le premier centre carrier de Bourg-le-Roi et correspond aux fossés du château, où ont été récemment mises au jour plusieurs carrières à ciel ouvert, à hauteur de l’actuelle place des Quatrans (Dupont, 2021). Exploitées de manière certaine à l’Époque moderne, les carrières de Saint-Julien ont été ouvertes antérieurement au xive s. La pierre extraite lors du percement des fossés du château fut directement employée à l’édification d’une partie des remparts et du donjon. Par la suite, cette activité s’est développée au sein des trois premiers centres carriers, exploités en continu jusqu’à la fin du Moyen Âge, notamment aux abords de l’abbaye aux Dames, le long des rues Basse et Saint-Gilles, où de nombreuses exploitations à ciel ouvert ont été identifiées pour les xie-xive s. À cette époque, des carrières furent également ouvertes sur tous les coteaux de Caen, Mondeville, Bretteville-sur-Odon et Hérouville, de même que sur les limites extérieures du bassin, à Conteville à l’est, ou à Quilly (Bretteville-sur-Laize), Cintheaux et Saint-Germain-le-Vasson au sud. Un changement notable intervint ensuite au xvie s. lorsque, les gisements inclus dans l’emprise de la ville commençant de s’épuiser, de nouveaux secteurs inscrits à la périphérie du centre-ville, à Vaucelles, en rive droite de l’Orne, mais aussi au sud ou au sud-ouest de Caen, à La Maladrerie ou à Allemagne (Fleury-sur-Orne), aux bancs moins fracturés et dans des secteurs moins urbanisés, virent leur exploitation intensifiée. Ces centres connurent une activité continue jusqu’au xixe s. pour Vaucelles et aux années 1960 pour Allemagne/Fleury-sur-Orne ou Bretteville-sur-Odon, où l’extraction était réalisée par puits et piliers tournés, au sein de concessions souterraines dont les limites coïncidaient avec le parcellaire ou la géométrie cadastrale de surface.
17Quant aux carrières situées à hauteur de l’hôpital Clemenceau, dans les centres de Bourg-l’Abbesse, Saint-Gilles et Calix, elles comptent parmi les mieux documentées à ce jour avec une soixantaine de sites répertoriés, attribués en grande majorité aux xive-xve s. Les plus anciennes, dont celles de l’avenue Georges-Clemenceau, qui borde l’hôpital, remontent toutefois au xiiie s. au moins (ibid., no 1090 et 1097). Dans les faits, il est très vraisemblable que leur activité ait débuté deux siècles plus tôt, lors de la mise en chantier de l’abbaye aux Dames. Certaines carrières en effet connurent plusieurs époques et formes d’utilisation successives après leur ouverture initiale, qui ont entraîné la disparition des témoins liés à leurs phases d’exploitation les plus anciennes. Dans le quartier de Calix, celle de la rue Leroy (no 1090), fut une première fois exploitée au cours des xiiie-xive s., ce qui en fait la plus ancienne datée à ce jour dans ce secteur, puis servit ensuite de cellier, à une époque que six colonnes à chapiteau mises en place afin de supporter son plafond permettent de situer vers la fin du xvie s. (Bonnel, 1939, p. 271 ; Dujardin, 1984, p. 74).
18Quelques indices matériels, rares au demeurant, incitent en outre à faire remonter les datations de quelques sites en-deça du xiiie s. Ainsi, une carrière souterraine située juste au sud de l’hôpital Clemenceau, rue Traversière (ibid., no 1096), datée du xive s., a-t-elle livré, dans l’épaisseur d’anciens remblais, de nombreux fragments façonnés de mortiers à oreilles en pierre de Caen qui suggèrent l’existence d’un atelier de taille à proximité immédiate. Or, des mortiers de ce type étaient déjà en vente sur les marchés caennais au xiie s. (Musset et Leconte d’Ymouville, 1992, p. 167 ; Musset, 1985, p. 226-227 ; Dujardin et al., 1991, p. 169-181). En 1970 et avant 1995, le Service des Carrières de la Ville de Caen, par suite d’effondrements des anciens plafonds, reconnut également le réseau de la carrière Saint-Gilles, à hauteur des nos 12 bis, 27, 27 bis et 29 de la rue de Calix, immédiatement à l’ouest de l’hôpital. Cette exploitation souterraine, qui comportait au moins six accès, fut peut-être ouverte elle aussi lors de la construction de l’abbaye aux Dames, au xie s. Elle fut ensuite exploitée jusqu’au xviie s. De nombreuses autres carrières ont été identifiées dans le prolongement de la rue de Calix, aux abords de l’abbaye et le long du coteau de l’Orne, en contrebas des maisons de Calix. Ces observations de terrain s’avèrent d’autant plus précieuses que les premières attestations écrites des carrières de Calix n’apparaissent qu’au xive s. (en 1418, 1452 : Gosselin, 1964, p. 622 ; Dujardin, 1984, p. 72 ; Dujardin et al., 1991, p. 169-181).
19Les modalités techniques de l’extraction de la pierre de Caen sont globalement peu renseignées à ce jour pour les phases anciennes. Jusqu’au xive s., l’activité était surtout mise en œuvre à ciel ouvert, mais dans le secteur de Calix, des carrières souterraines furent exploitées profondément dès les xive-xve s., peut-être à partir d’anciens fronts de taille accessibles à ciel ouvert. Celle située aux lieux-dits des Crouptes du Mont et des Croultes, atteignait 12 m de profondeur (Collet et al., 1966, no 1043 ; Gosselin, 1964, p. 623 ; Dujardin, 1984, p. 42, 72 ; Dujardin et al., 1991, p. 169-181). Les fronts de taille observés en souterrain peuvent être très étendus, avec de vastes salles de 30 m² et plus de superficie, parfois communes à plusieurs carrières, dont les plafonds étaient maintenus par des piliers « tournés », autrement dit réservés dans les bancs de calcaire. Les accès en sont rarement identifiés. Les carrières du bas Moyen Âge comportent également des remblais parfois conséquents, de 8 à 10 m d’épaisseur. Le Service des carrières a ainsi recensé de nombreux effondrements remblayés en divers points du quartier de Calix, jusqu’à une quinzaine de mètres en profondeur, ainsi que des lots parcellaires aux terrains décompressés et affaissés, qui témoignent de la présence en sous-sol de cavités non cartographiées. Les plus anciennes mentions d’effondrements dans les archives ne sont guère antérieures au xviiie s., soit un siècle environ après le déclin du centre carrier de Calix au profit de la rive droite de l’Orne (Tolmer, 1945, p. 130 ; Dujardin, 1984, p. 74 ; 1991, p. 166). La plupart des carrières renseignées dans ce secteur de Calix sont donc des exploitations souterraines, mais on sait qu’au cours des xvie-xviiie s., l’extraction de pierre s’y est également maintenue à ciel ouvert jusqu’à son terme, de même que dans les centres carriers de la rive droite de l’Orne, à Vaucelles ou à Saint-Julien, jusqu’au milieu du xxe s.
20Quant aux techniques d’extraction des blocs dans les carrières médiévales, elles n’évoluèrent que très peu au fil des siècles. La méthode la plus répandue consiste à utiliser au maximum la fracturation naturelle et les joints de stratification. La fracturation affecte la masse rocheuse de manière oblique ou proche de la verticale ; ce peut être sous forme bien visible de diaclases et plus rarement de failles, de fractures peu visibles à l’œil ou de microfractures détectables au marteau. Les joints de stratification résultent d’une discontinuité entre les bancs sédimentaires. Ces joints et la fracturation prédisposent la roche à un découpage en blocs grossièrement parallélépipédiques. Cependant, la réalisation de saignées verticales et d’autres suivant les joints reste indispensable. Une fois détachés, les blocs trop grands étaient ensuite divisés par la même méthode, jusqu’à obtenir les modules de taille souhaités. Les produits achevés étaient enfin évacués vers les bouches de cavage, tandis que les déchets de taille étaient abandonnés au fond des carrières où ils pouvaient servir à ériger des murets, les « hagues », en rive des cheminements. Lorsqu’une carrière arrivait en fin d’exploitation, passages et galeries étaient remblayés par les derniers déchets issus des creusements ultérieurs.
21En avril 2021, le SRA de Normandie a prescrit deux opérations de diagnostic portant sur deux anciennes carrières souterraines inscrites dans le périmètre du réaménagement de l’hôpital Georges-Clemenceau en lotissement résidentiel des « Grands Jardins de Calix ». Ces deux carrières avaient préalablement été identifiées lors des études géotechniques au sud-ouest du complexe hospitalier, près de l’angle formé par les rues de la Masse et Traversière, et de part et d’autre d’un ancien bâtiment de services techniques déjà présent sur les clichés de 1944. L’une d’elles (FP03) a dû être délaissée en raison de sa dangerosité (plafond instable et dépôt de déchets toxiques). La seconde (FP04), en revanche, a fait l’objet d’un diagnostic poussé, couplé à une étude d’archives. L’intervention en sous-sol a été menée avec le concours de Laurent Dujardin et d’une équipe détachée de la cellule Cisap de l’Inrap, formés en spéléologie et à la fouille de structures profondes. La méthodologie retenue a consisté en une observation exhaustive de la cavité accompagnée de relevés et de prélèvements, incluant une prospection au détecteur de métaux.
- 3 Réalisée par Olivier Carpentier, 3E -i.
22Ces deux carrières correspondent à des cavités non cartographiées à ce jour par le Service des carrières de la Ville de Caen et le BRGM (BRGM, 1976). Des relevés documentaient cependant les carrières souterraines toutes proches de la rue de la Masse, à l’est et à hauteur des deux cavités découvertes dans l’enceinte de l’hôpital qui en forment le prolongement. Plusieurs départs de galeries observés rue de la Masse en 1955 sont en effet clairement reliés aux vestiges identifiés en 2021. Toutes ces données, compilées avec les résultats des prospections géophysiques préalables à l’aménagement du lotissement3, complètent les connaissances antérieures sur les anciennes carrières souterraines de Calix dont le développement est désormais en partie connu depuis les rues Vaubenard et de Calix à l’ouest, à hauteur du quartier Saint-Gilles et de l’abbaye aux Dames, jusqu’à l’hôpital Clemenceau, en passant par la rue de la Masse qui en longe l’enceinte à l’ouest (fig. 2-3). À ce vaste réseau souterrain s’ajoute, dans les jardins de l’hôpital, à hauteur de l’accès sud depuis la rue Traversière, une dépression en cuvette observable en surface, immédiatement au sud-est des deux nouvelles cavités, qui marque l’emplacement soit d’une carrière à ciel ouvert, soit d’un effondrement de carrière souterraine. Quoi qu’il en soit, les indices de vestiges révélés en sous-sol par les prospections géophysiques indiquent l’existence d’autres galeries formant un réseau complexe et étendu, en partie localisé sous le bâti de l’hôpital et des rues adjacentes, dans l’axe général des anciens fronts de taille du centre carrier de Saint-Gilles et Calix. Positionné sur la rive droite du canal de l’Orne, ce secteur d’extraction est encadré au nord par la rue Vaubenard et au sud par la rue Basse, depuis une altitude de 30 à 25 m NGF d’altitude environ vers le sommet jusqu’au pied du coteau dominant la vallée. Il s’inscrit dans une partie de la ville autrefois relativement aérée, avec de nombreux jardins, mais qui fut densément construite après 1945. La voirie cependant, qui inclut plusieurs venelles en forte pente vers le canal, est d’origine au moins en partie médiévale ou du xviiie s. au plus tard.
23L’exploration préliminaire des deux carrières par la société 3E-i a confirmé leur appartenance à un même réseau souterrain très étendu. À la suite des repérages initiaux et après forage de puits d’accès, un relevé lasergrammétrique par scanner laser 3D de l’ensemble des deux cavités a été réalisé, complété par un relevé géométrique en plan et coupes géoréférencés au 1/100e par la société géotechnique ERDA et le cabinet de géomètres Philippe Cavoit pour la SHEMA (fig. 6-7).
Figure 6 : Images lasergrammétriques zénithales, haute (ciels de voûte, en jaune/orangé) et basse (planchers, en bleu) de la cavité FP04 (altitudes en m NGF, IGN 69 ; l’échelle mesure 10 m ; le nord est en haut des figures). / Figure 6: Zenith lasergrammetric images, high (vaulting, in yellow/orange) and low (floors, in blue) of cavity FP04 (altitudes in m NGF, IGN 69; scale measures 10 m; north is at the top of the figures).
J. Dolbois, Inrap-Cisap ; image ERDA.
Figure 7 : Géométrie générale de la cavité FP04. / Figure 7: Geometry of cavity FP04.
V. Carpentier ; topographie et coupes Cabinet Cavoit, Bayeux, 2020.
24La cavité FP03, délaissée par la prescription archéologique en raison de son caractère jugé trop dangereux, comprenait plusieurs accès, dont l’un a été remblayé par des déchets de carrière auxquels ont succédé des détritus d’origine domestique attribuables aux années 1950 (vaisselle cassée, plats en fer émaillés, bouteilles, verre, pots de fleur cassés, bois, os d’animaux, etc.), emballés dans un terreau noir et cendreux. De plus, on y a déversé, derrière des murs en bastaings, de la chaux, sous-produit de la transformation du carbure de calcium en acétylène par l’usine Air-Liquide. Le bois a pourri et la chaux a durci en formant des murs semblables à du béton. Sur les parois de la carrière FP03 ont néanmoins été relevées quelques inscriptions confirmant qu’elle fut visitée après-guerre, dont l’une, assez grande et tracée au charbon au sommet d’un front de taille, porte la date « 1945 » précédée d’un cercle. Une autre, inscrite au charbon également, en partie effacée, décline une liste de cinq noms et prénoms suivis d’une date : « Louis - ? / Leroy - ? / Anne-Mary ou Amaury ? / Arthur - ? / Berthe ? - ? »/ 28 a[oût ?] 195- ? ». Ces inscriptions ont vraisemblablement été laissées par des visiteurs descendus à l’époque des relevés du Service des carrières de Caen, vers 1955.
25La seconde cavité (FP04) a rapidement été identifiée quant à elle comme une carrière ancienne, offrant des caractéristiques communes avec les parties du réseau déjà connues à l’ouest de l’hôpital, qui sont datées de la fin du Moyen Âge. L’intervention archéologique s’est concentrée sur cette dernière. Elle a consisté en plusieurs phases successives de reconnaissance et d’observations accompagnées de prises de notes sur plans et coupes, avec sondages, balayage complet au détecteur de métaux, prélèvements et enregistrements topographiques et photographiques. En raison du protocole de sécurité mis en place par la cellule Cisap de l’Inrap, l’opération s’est déroulée par rotation de trois archéologues descendus avec le matériel nécessaire au fond de la cavité par demi-journées (fig. 8-9).
Figure 8 et 9 : Modalités générales de l’intervention et configuration du site. / Figure 8 and 9: Archaeological intervention and configuration of the site.
la descente à l’aide d’une échelle, avec le dispositif de ventilation, par le puits foré avant intervention et depuis la plateforme installée par la Cisap en surface, dans un périmètre clos et surveillé (avec port du masque en raison des mesures sanitaires liées à l’épidémie de Covid-19), et la circulation au sein de la carrière, sous éclairage artificiel, complété par les lumières des casques de spéléologie. Le chemin emprunté par les carriers apparaît par places sous les blocs effondrés, à la base du calcaire de Caen. La quasi-totalité de ces blocs correspond à des déchets de carrière utilisés pour la construction des hagues de part et d’autre du cheminement. / The descent using a ladder, with the ventilation system, through the shaft drilled beforehand and from the surface platform installed by Cisap, in an enclosed and supervised perimeter (wearing a mask because of health measures linked to the Covid-19 epidemic). Moving within the quarry, under artificial lighting and lights from the caving helmets. The path taken by the quarrymen is evident in places beneath the collapsed blocks at the base of the Caen limestone. Almost all of these blocks are quarry waste used to build the hagues on either side of the path.
Clichés Inrap/Cisap.
26La carrière FP04 forme une cavité irrégulière d’orientation générale NE/SO, qui s’étend en partie sous l’emprise du bâtiment technique adjacent au puits d’accès, au-delà duquel elle communiquait avec la cavité FP03 (fig. 10). Les différents secteurs identifiés dans la carrière ont été individualisés et désignés par des lettres (A à G).
Figure 10 : Plan général de la carrière FP04 (en vignette, la nomenclature des différents secteurs individualisés). En rouge, les cotes d’altitude du fond ; en bleu et entre crochets, celles du plafond (en m NGF, IGN 69). / Figure 10: General plan of quarry FP04 (in the vignette, the the various individual sectors). Bottom elevations in red; ceiling elevations in blue and square brackets (in m NGF, IGN 69).
V. Carpentier et J. Dolbois, Inrap-Cisap ; topographie Cabinet Cavoit, 2020.
27La carrière s’étend sur un plan long de 40 m environ pour une largeur maximale de 25 m, soit une superficie de 335 m² pour une volumétrie de 1 240 m³. La cavité se décompose en plusieurs secteurs ou salles désignés sur le plan (vignette) par les lettres A à G. L’axe principal NE/SO y est déterminé par l’alignement des secteurs A-D-G, reliés par un cheminement commun auquel on accédait à l’origine depuis une galerie débouchant à l’extrémité sud de la cavité (en G) [fig. 9]. À l’est, les secteurs B et C forment deux diverticules depuis le point d’accès, le premier vers le nord-est et le second vers le sud-est. Ils communiquent entre eux par des passages larges de 2 à 3 m. De même, d’autres secteurs se prolongent également par des galeries, remblayées ou murées sommairement. Les secteurs A et D abritent chacun un cône d’effondrement masquant vraisemblablement l’ouverture de deux anciennes galeries vers l’ouest et le nord-ouest, très probablement communicantes entre elles. Le secteur G, à l’extrémité sud de la cavité, s’achève quant à lui par une troisième galerie, murée, probablement reliée à la cavité FP03. À hauteur du secteur C débouchent deux autres galeries, l’une vers l’ouest, murée, et l’autre vers le sud, remblayée par un cône d’effondrement.
28Cinq galeries de communication au moins ont donc été identifiées à partir de cette cavité, sachant qu’il est possible que d’autres accès, masqués par des hagues, nous aient échappé, notamment en secteur F. Trois de ces galeries sont potentiellement reliées à la cavité FP03 et, à travers elle, au vaste réseau de carrières souterraines repéré à hauteur de la rue de la Masse.
29Les coupes géométriques (fig. 7) délivrent une représentation générale des volumes de la cavité. Le plafond surplombant l’axe principal (coupe A-A’) se situe à environ 16 m NGF à hauteur du puits d’accès, soit 4,10 m de profondeur sous la surface actuelle (20,1 m NGF). Il descend ensuite jusqu’aux alentours de 15 m à hauteur du secteur G, au sud de la carrière, tandis que le sol de circulation s’abaisse de 12 m en secteur A à 10,1 m en secteur D, puis remonte à 12,8 m en secteur G, formant une sorte de goulet étroit avec le plafond dont l’altitude décroît vers le sud.
30Les coupes des salles latérales présentent des géométries similaires, quoique plus étroites, avec un ciel de carrière de section ogivale. Le secteur C s’achève à l’ouest de la même manière que le secteur G, en goulet étroit, jusqu’à une galerie obturée. Les relevés lasergrammétriques 3D restituent précisément cette volumétrie générale (fig. 6). L’extension maximale de la cavité fait nettement apparaître les différents espaces d’extraction de même que les principales lignes de fracturation naturelle de la roche à hauteur du plafond (fig. 10). La sélection des altitudes les plus basses (fig. 6, en bleu) révèle l’emprise au sol du cheminement principal et des salles, dont la plus vaste est celle du secteur B, au nord-est.
31La géologie observée à hauteur de la cavité FP04 relève du contexte local évoqué en introduction, avec quelques particularités néanmoins. On note ainsi que les formations superficielles quaternaires présentes alentour à la surface du coteau ne sont pas visibles dans cette partie de l’hôpital Clemenceau, assez largement bouleversée par les nombreux aménagements qui s’y sont succédé depuis le xixe s. Les terrains ont subi un important nivellement avant la création des voiries existantes. Peu avant l’étude, le puits d’accès à la cavité a été foré sur une profondeur de 8 m à travers un horizon calcaire très dégradé, incluant des cordons de silex, qui correspond à la base du calcaire de Creully dont le litage oblique est caractéristique. Des espaces interstitiels avec dépôts ou « laisses » de calcite séparent les petits bancs de roche décomposée, dits « à cheville ». Des bancs plus résistants de calcarénite à bioclastes, organisés en plaquettes, y alternent avec d’autres très dégradés et friables. L’ensemble, très instable, a requis la mise en place d’une plaque de maintien au sommet des puits d’accès. Le contact avec la Pierre de Caen proprement dite intervient ici à environ 4 m de profondeur par rapport au sol topographique actuel, coté à 20,1 m NGF, ce qui situe ce contact à 16 m d’altitude environ.
32Seule la pierre de Caen a été exploitée dans cette carrière, sachant qu’il existe à Caen quelques cavités souterraines creusées dans les niveaux supérieurs bathoniens (bancs de passage et calcaire de Creully), notamment au château de Caen pour les xiie-xiiie s., ainsi qu’à hauteur du passage Colas pour les xviiie-xixe s. Dans le cas de la carrière de l’hôpital Clemenceau, les carriers n’ont laissé en réserve, après extraction de la pierre, qu’un plafond non stabilisé ni étayé, formant une « couche dure », mais, dans les faits, relativement instable, car soumise à la pression des niveaux sus-jacents ainsi qu’aux infiltrations. Les lignes de fracturation naturelles y sont clairement visibles et les joints verticaux de la roche apparaissent dégradés. Dans l’ensemble de la cavité, de grands panneaux et blocs disjoints se sont détachés ou se détachent de la voûte du plafond, particulièrement à l’aplomb des fronts de taille. Plusieurs jonchent le sol de la carrière tandis que d’autres sont en équilibre instable. Cependant, le fond de la carrière a pu être observé à plusieurs endroits et notamment à hauteur d’un sondage manuel réalisé sur le tracé du cheminement principal en secteur D, où il est coté à environ 8,8 m NGF. Ce sol de circulation correspond à un calcaire à grain fin de teinte claire, identifiable à la base de la pierre de Caen.
33Cette carrière présente une fracturation générale importante, tout à fait comparable à ce qui a été auparavant observé dans le sous-sol de la rue Vaubenard et de la Faculté de pharmacie, que les carriers ont opportunément mise à profit pour réaliser l’extraction des blocs : fronts de taille et miroirs de fracture sont clairement inscrits à hauteur des lignes principales (fig. 11-12). Le secteur des anciennes carrières de Calix est en effet traversé par des failles de décompression caractéristiques du graben de l’Orne, une ancienne zone d’effondrement traversée par la vallée fluviale. Ces failles, généralement ouvertes, sont inscrites dans le sens du coteau, parallèlement à la vallée. Elles sont à l’origine de différences altimétriques entre les caissons de roche, plus élevés et homogènes au nord qu’au sud de la cavité où ils apparaissent enfoncés. Ceci explique la géométrie générale décrite plus haut à partir des coupes. Ces différences d’altitudes mettent en contact des bancs calcaires aux comportements mécaniques distincts, ce qui accentue l’instabilité générale de la carrière. Vers leur sommet, les parois, fronts de taille et miroirs de fracture présentent, dans l’ensemble de la cavité, des interbancs disjoints parfois conséquents, à l’origine de chutes de blocs réservés en surplomb des salles.
Figure 11 : Front de taille et plafond du secteur D, avec des joints très espacés. La ligne de fracturation naturelle est clairement visible au sommet du front de taille. La mire mesure 1 m. / Figure 11: Working face and ceiling of sector D, with widely spaced joints. The natural fracturing line is clearly visible at the top of the face. The staff measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
Figure 12 : Miroir de fracture du secteur B, à la teinte brun-jaune caractéristique. Ici encore, le contact avec le plafond correspond à une ligne de fracturation naturelle. / Figure 12: Fracture in sector B, with its characteristic yellow-brown hue. Here again, the contact with the ceiling corresponds to a natural fracture line.
Cliché Inrap/Cisap.
34La fracturation prend souvent la forme de diaclases plus ou moins ouvertes, avec deux directions principales, N10° et N120°, ce qui est classique en Normandie. D’autres fractures, plus petites, accompagnent les diaclases. Les carriers se sont systématiquement servi des grandes fractures en s’épargnant ainsi une somme considérable du travail, et le plan de la cavité tout entier est clairement guidé par les diaclases. Tout comme à Vaubenard, on observe en coupe sur quelques fronts des chenaux qui se sont formés au moment des dépôts carbonatés. Ces chenaux font que les joints de stratification ne sont pas toujours horizontaux ; les carriers ont dû s’y adapter et les suivre. Les miroirs de fracture, tapissés en surface par de l’argile et d’aspect usé, probablement par la circulation de l’eau, sont aisés à distinguer des fronts de taille plus clairs et propres. Certaines fractures ont joué latéralement et sont accompagnées d’un faisceau de fractures parallèles qui rendent localement le plafond encore plus instable ; c’est le cas notamment de la zone correspondant à la galerie d’accès, en secteur G. Les petites fractures ont également été mises à contribution pour détacher les blocs des parois. La fracturation a favorisé la chute des bancs de toit qui ont évolué en cloche de fontis (voir par exemple la coupe FF’, fig. 7). Par endroits, en secteurs A et G, des blocs du toit sont tombés au sol après exploitation, mais on note que dans les deux tiers de la cavité, aucun bloc n’est présent au sol, ce qui indique qu’ils ont été évacués par les carriers, soit à l’extérieur, soit dans l’épaisseur des remblais masqués par les hagues. Dans les deux cas, tout donne à penser qu’ils ont purgé ces blocs instables afin d’obtenir une voûte d’équilibre en encorbellement. Du reste, ce travail de purge devait être particulièrement dangereux.
35Deux cloches de fontis ont été observées à hauteur des secteurs B et C, sur les côtés ouest et sud-ouest de la cavité (fig. 10). Elles résultent d’effondrements localisés du plafond et du sol de surface, et confirment ce que l’on sait par ailleurs des risques d’affaissements de terrain induits par la présence de ces anciennes carrières de Caen-est. Le ciel de carrière présente effectivement d’importantes fractures à hauteur de ces fontis, de même qu’au nord de la salle D et à hauteur du cheminement principal, en secteurs D-E. Il est très fracturé vers l’extrémité sud (en G), où l’on observe une formation de fontis en cours de remontée, avec les produits de l’effondrement au sol, ainsi qu’à l’ouest (en C). Plusieurs autres fontis ont été trouvés en cours de développement vertical lent vers le haut, du fait de la déliquescence des comblements des diaclases ou consécutivement à l’extraction des blocs sous-jacents et à la décompression des bancs restés en place. Le plus massif est celui situé à l’est du secteur B, où des racines d’arbre témoignent de la proximité relative de la végétation superficielle. Il en résulte au sol un vaste cône d’effondrement qui recouvre une part importante de la surface du secteur B. On relève ici une particularité concernant les fontis où il n’existe pas, comme dans les carrières du bois de la Garenne à Hérouville-Saint-Clair, de racines de décalcification. Ces cavités karstiques verticales sont ici colmatées par de l’argile qui flue parfois dans la carrière en allant jusqu’à former une cheminée de diamètre allant entre quelques décimètres à un mètre.
36L’observation archéologique de la carrière a conduit à individualiser 22 structures distinctes (fig. 10), soit par ordre de fréquence :
- 6 cônes d’effondrement répartis dans les secteurs A-D et G (st. 2, 4, 5, 7, 20, 22) ;
- 6 hagues en pierre sèche formées à partir de déchets de carrière de part et d’autre des cheminements, contre les parois de l’excavation, dans les secteurs B-F (st. 3, 6, 8, 11, 12, 18) ;
- 5 niches en pierre sèche, toutes localisées dans le secteur E, dont 4 dans la seule hague st. 12 (st. 13 à 17) ;
- 3 murets en pierre sèche, dont deux obturent des galeries condamnées en secteurs C et G (st. 19, 21) tandis que le dernier a été monté au sommet de la hague st. 8, afin de délimiter un abri ou loge de carrier (st. 9, secteur D) ;
- 1 niche aménagée, à partir notamment du muret précédent, dans le secteur D, évoquant lui aussi un abri ou loge de carrier (st. 10) ;
- 1 empierrement vraisemblablement aménagé dans l’angle nord-ouest du front de taille du secteur A, correspondant peut-être à un autre aménagement de carrier (st. 1).
37Les hagues sont des murs en pierre sèche réalisés à partir des déchets de taille de part et d’autre du cheminement principal. Ce sont les constructions les plus imposantes en termes de volume comme d’équivalent-travail. Elles encadrent, par endroits sur plus de 2 m de hauteur, les cheminements et salles de la carrière. Partout dans la cavité, et du premier regard, on peut observer ces hauts parements de pierre sèche derrière lesquels ont été formés des « bourrages » à partir des déchets de l’extraction. Cette solution technique, bien connue en Île-de-France à partir du xvie s., permettait de dégager le sol, les galeries et les espaces de circulation, généralement étroits, des volumineux remblais abandonnés sous terre. Le parementage soigneux des hagues était nécessaire afin d’assurer la stabilité des tonnes de déblais en vrac formant le bourrage sous-jacent. La gestion des déblais constitue en effet une donnée essentielle pour la bonne tenue d’une exploitation souterraine. Les matériaux stériles étaient employés au fond, essentiellement au comblement des vides devenus inutiles. Les hagues contribuaient de plus au maintien des parois fracturées et parfois, des plafonds. On note cependant qu’aucun pilier, naturel ou construit, n’est ici présent.
38L’architecture des hagues témoigne d’un soin certain de la part des carriers, peut-être même non dénué d’une certaine recherche esthétique. Bien qu’aucun bloc n’ait été taillé, les parements présentent une régularité frappante et les modules ont été sélectionnés et mis en place avec un savoir-faire évident. Les bases et certains angles de hagues ont été montés à l’aide de blocs pouvant mesurer une cinquantaine de centimètres de côté en face visible. La hague est du secteur E (st. 12 ; fig. 13) est la plus complexe de cette carrière ; elle présente un contour en S, parfaitement égalisé, et quatre niches en pierre sèche à mi-hauteur (fig. 14). Les autres hagues sont moins imposantes et dépourvues de niches. Certaines semblent inachevées, d’autres se sont partiellement effondrées après la chute de blocs détachés du ciel de carrière (hagues 8 et 18 en D et F). Leurs contours permettent toutefois de visualiser assez clairement le cheminement général dans la carrière de même que sa chronologie relative. On relève en effet que tout l’axe principal est encadré de hagues à partir du sud, tandis que la salle A, tout au nord, n’en comporte pas. On peut donc en inférer que l’exploitation a commencé depuis le sud en direction du nord. Les diverticules B et C, à l’ouest, ont probablement suivi l’ouverture du front de carrière en D, à hauteur de l’entrée.
Figure 13 : Vue des hagues du secteur E, encadrant le cheminement principal, depuis le nord. / Figure 13: View of the hagues in sector E, framing the main pathway, from the north.
Cliché Inrap/Cisap.
Figure 14 : Les quatre niches en pierre sèche de la hague 12, en secteur E. La mire mesure 1 m. / Figure 14: The four dry-stone niches in hague 12, in sector E. The sight measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
39Ce secteur correspond à une salle de volume globalement cubique, située à l’extrémité nord de l’axe principal et mesurant environ 7,50 × 5 m (fig. 10). Deux fronts de taille occupent ses parois ouest et est, sa paroi nord formant miroir. Le front de taille ouest est très régulier, quasi vertical, tandis que le front de taille est conserve des traces d’outils (décrites infra). Le plafond, coté à 15,7 m NGF (soit une épaisseur de 4,60 m environ) avec une hauteur de 3 à 4 m par rapport au sol, est quasi-horizontal, mis à part quelques enlèvements de roche. Le sol de circulation est en partie visible depuis la base des parois est et nord jusque dans l’angle nord-est, entre 10,6 m d’altitude au pied de la paroi nord et 12,5 m à l’entrée de la salle. L’angle nord-ouest en revanche est recouvert d’un amas de blocs qui semblent avoir été aménagés de sorte à constituer une plateforme haute de 90 cm environ (st. 1), dont l’emplacement coïncide avec une diaclase d’angle bien marquée. Il semble dès lors très probable que cette plateforme ait été créée comme une sorte de marchepied afin d’y accéder plus facilement lors des travaux d’extraction.
40L’angle sud-ouest de la salle A est occupé par un imposant cône d’éboulis (st. 2) qui s’est déversé depuis la voûte vers le centre. Il est essentiellement constitué de limon argileux brun et fin, évoquant des terres de jardin, avec quelques blocs de calcaire, des os de faune domestique, quelques fragments d’ardoise, probablement de couverture, et un petit lot de tessons, le tout attribuable au xvie ou au début du xviie s. Bien qu’il n’ait pu être fouillé, ce cône semble provenir d’un orifice ancien débouchant dans l’angle de la salle A, peut-être une galerie reliée à la cavité FP03 située à quelques mètres seulement dans cette direction. En tout cas, la qualité de la roche rend a priori nettement moins convaincante l’hypothèse d’un fontis. Quelques éléments mobiliers semblent avoir percolé depuis le cône 2 vers l’angle nord-est de la salle, où on relève parmi les pierres qui jonchent le sol, quelques ossements de faune dont le crâne d’un agneau. Le mobilier recueilli dans ce cône d’effondrement fournit un terminus ante quem à l’occupation de la carrière dans la mesure où il est au plus tôt contemporain et très probablement postérieur à la fin de son exploitation. On peut donc en inférer que sa période d’activité s’est prolongée au plus tard jusqu’au début du xviie s., et qu’elle est très vraisemblablement antérieure à ce terme.
41Ce secteur correspond à une vaste salle de 10 × 8 m environ, formant un diverticule à partir du secteur D vers le nord-est. On y accède par un couloir large de 1,60 m au fond et long de 2,50 m (fig. 10). De nombreuses traces d’outils ainsi qu’un graffiti de compte (décrits infra), ont été relevés sur la paroi ouest de ce couloir. À l’entrée de la salle B le sol décrit une descente marquée (de 11,8 à 9,7 m NGF), à travers les déblais abandonnés au sol. L’altitude des bancs exploités est ici sensiblement plus basse qu’au sud du diverticule. Elle correspond à quelques centimètres près avec celle mesurée au sol de l’axe principal en son point le plus bas (en E : 9,6 m NGF). La paroi nord de la salle B correspond à l’un des plus larges fronts de taille observés dans la carrière. Sa paroi est, tout aussi remarquable, constitue un miroir de fracture parfaitement régulier et conservé. Des traces d’outils, certaines spécifiques (laye brettelée, infra), ont été relevées sur l’ensemble du front de taille ainsi que sur les déchets de taille accumulés à hauteur de l’angle nord-ouest. Une trace de suie ovale, ou « mouchette », caractéristique d’une lampe de carrier, a de plus été relevée à l’amorce du plafond, au centre du front de taille nord (fig. 15). Le plafond est plutôt délabré, irrégulier et très instable, avec de larges blocs prêts à se détacher des bancs de roche disjoints. Il offre globalement l’aspect d’un dôme, relativement plus haut qu’ailleurs, culminant à près de 6 m au-dessus du sol (17,5 m NGF au centre de la salle), en partie recouvert de déblais de taille. La présence de nombreuses racines d’arbre montre la proximité de la surface, l’épaisseur du toit étant ici inférieure à 3 m.
Figure 15 : « Mouchette » de suie laissée par la mèche d’une lampe de carrier au plafond de la salle B, juste devant le front de taille. / Figure 15: Soot ‘fleck’ left by the wick of a quarryman's lamp on the ceiling of room B, just in front of the quarry face.
Cliché V. Carpentier.
42Toute la paroi ouest, en retrait du front de taille, est doublée par une hague inachevée (st. 3), haute de 1,30 m environ pour 1,50 m d’épaisseur. Un demi-peson de carrier en calcaire, façonné à la main, a été mis au jour à environ 15 cm de profondeur parmi les blocs formant la couche supérieure du bourrage. Cet outil (décrit infra) a vraisemblablement été rejeté dans les déblais après s’être brisé. Au pied du front de taille repose en outre un imposant bloc en cours de débitage (bloc B1, fig. 10). Large de 1 m environ pour 40 cm d’épaisseur, il a manifestement été abandonné in situ. La pièce présente quelques stigmates de taille dévoilant le mode opératoire des carriers (infra). Outre ce bloc, une grande partie du sol de la salle B est recouverte de blocs bruts détachés du plafond et d’un grand cône d’effondrement (st. 4) qui s’est formé au pied d’un fontis ouvert à travers le toit du diverticule est. Ce cône est constitué de limon argileux brun et de pierres correspondant à des déchets de taille ainsi qu’à des parties effondrées du toit. Le sédiment terreux, plus argileux que celui du cône 2 de la salle A, provient manifestement d’une diaclase visible dans l’angle sud-est de la salle B. Un fragment d’ardoise y a été recueilli, que l’on peut attribuer à l’Époque moderne au sens large.
43Cette zone, formant diverticule au sud de la précédente, est très encombrée de déblais ainsi que des terres provenant d’un autre cône d’effondrement situé au pied d’une diaclase en paroi ouest (st. 5). De fait, aucun niveau de circulation n’y a été identifié avec certitude. Ce secteur s’organise autour d’une salle subrectangulaire de 6,50 × 5 m à laquelle on accède depuis le secteur D par un couloir, large de 1,70 m, articulé à angle droit sur le couloir donnant accès à la salle B. Ce passage est en grande partie envahi par les déblais du cône d’effondrement 5. La salle a de plus été comblée sur environ 50 % de sa surface par une hague appuyée contre son angle nord-est (fig. 10, st. 6). On relève à son sommet la présence de plusieurs blocs abandonnés ; il s’agit de déchets de taille (l’un comporte des traces de laye brettelée), clairement distincts des éléments détachés du plafond, ici très dégradé. Ces blocs semblent avoir été agencés délibérément par les carriers, les uns dans l’alignement du parement de la hague tandis que deux autres ont été superposés au fond de celle-ci, contre la paroi nord et sur le côté d’une niche alvéolaire. Celle-ci précède l’ouverture d’une galerie se dirigeant plein est, dont l’entrée a été obturée par un muret en pierre sèche (st. 21). La niche mesure environ 4 × 2,50 m pour une hauteur de l’ordre de 1,50 m s’amenuisant vers l’est jusqu’à une trentaine de centimètres seulement. Elle n’a pu être que succinctement explorée en rampant jusqu’au muret.
44Une autre galerie, large de 1,50 m, se dirige plein sud à partir de l’angle sud-est de la salle C. Elle est remblayée par un autre cône d’effondrement (st. 7) et son tracé n’est visible que sur une longueur de 3 m au maximum. Ce cône est formé de terres limoneuses brunes, relativement fines, évoquant des terres de jardin identiques à celles observées dans la salle A pour le cône 2. Ce sédiment provient vraisemblablement de la surface et son origine détritique se voit confirmée par la présence de fragments d’ardoise, sans doute de couverture, et de galets de rivière.
45On relève par ailleurs, en paroi ouest de la salle, depuis le couloir d’accès jusqu’à l’entrée de la galerie sud, une petite série de graffitis de compte ainsi qu’un cercle (détail infra). Ces gravures indiquent peut-être la proximité d’une entrée/sortie de la carrière, les deux galeries de la salle C communiquant très probablement avec deux autres cavités repérées en prospection gravimétrique, au nord-est et au sud-est de celle-ci (fig. 2).
46Le secteur C a de plus livré un élément précis de datation : un col de pot retrouvé à plat après avoir été de toute évidence déposé (avant son bris) sur le sommet de la hague 6, près de son amorce nord (fig. 16). Il semble que le reste de ce vase ait été dispersé ensuite dans le bourrage de la hague sous-jacente. Cette céramique à pâte crème à gris clair, comportant des traces de suie, est caractéristique des productions en usage à Caen entre le xve et le début du xvie s., par comparaison notamment aux assemblages du site de Montoir-Poissonnerie (Bocquet-Liénard et al., 2007). Il s’agit de ce fait de la céramique la plus ancienne retrouvée dans la carrière. Son contexte de découverte tend à indiquer qu’elle coïncide avec sa période d’activité, ou à tout le moins avec la fin de celle-ci.
Figure 16 : Col d’un pot retrouvé en position au sommet de la hague 6, sans doute après avoir basculé et s’être brisé au bord de celle-ci. Le reste des tessons a très probablement glissé derrière le parement dans l’épaisseur de la hague. La mire mesure 10 cm. / Figure 16: Neck of a pot found at the top of hague 6, probably after tipping over and breaking off the edge of the hague. The rest of the sherds most likely slipped behind the facing into the thickness of the hague. The staff measures 10 cm.
Cliché V. Carpentier.
47Cette zone, où a été foré le puits d’accès à la cavité, se situe au centre de la carrière dont elle constitue le pivot (fig. 10). Elle correspond à une salle reliée à l’ouest, à l’axe principal A-E -F-G, et à l’est aux deux diverticules formés par les salles B au nord et C au sud. Cet espace subrectangulaire mesure environ 8 × 6 m, avec des angles vifs au sud et arrondis au nord, qui correspondent aux contours des fronts de taille induits par les lignes de fracture naturelles. La salle D occupe une position centrale au point de rencontre des autres salles organisées en étoiles à sa périphérie. À l’ouest, elle est largement ouverte sur le cheminement principal tandis qu’à l’est, elle communique avec les secteurs B et C via un petit couloir, large de 3 m hors tout, mais de seulement 1 m environ au niveau du sol. Des déchets de taille, majoritairement en provenance du secteur C, jonchent le sol de cet espace. Le sol naturel y apparaît à 9,10 m d’altitude NGF, soit à une soixantaine de centimètres plus haut que le reste du cheminement, pour une hauteur sous plafond de 7 m (toit coté à 16,1 m NGF à hauteur du front de taille nord).
48La paroi nord de cette salle constitue l’un des plus beaux fronts de taille observables dans la carrière avec celui du secteur B. De nombreux stigmates d’exploitation, d’une fraîcheur remarquable, y ont été relevés (fig. 17). On a de plus relevé, gisant sur le sol à l’est de la salle, un bloc de taille quasi achevé (bloc D1, fig. 10), manifestement abandonné sur le poste de travail d’un carrier (fig. 18). Ce bloc est le seul vestige préservé en place, à ce degré d’achèvement, des produits de taille de cette carrière, tous les autres ayant été enlevés.
Figure 17 : En secteur D, le front de taille nord, montrant un état de fraîcheur remarquable, sur lequel ont été relevées des traces d’outils parfaitement conservées. Les mires mesurent 1 m. / Figure 17: In sector D, the northern quarry face, in a remarkably fresh state, with perfectly preserved tool marks. The staffs measure 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
Figure 18 : En secteur D, le bloc D1 en situation, posé sur le sol de la salle devant le couloir d’accès aux secteurs B et C (n.b. : le bloc creusé à sa droite est un déchet de forage du puits d’accès). La mire mesure 1 m. / Figure 18: In sector D, block D1 on the floor of the room in front of the access corridor to sectors B and C (n.b.: the excavated block to its right is drilling waste from the access shaft). The sight measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
49Le côté ouest de la salle D (à hauteur du puits d’accès) est largement ouvert sur les secteurs A au nord et E au sud, et communique directement avec le cheminement principal. La paroi est correspond à un haut front de taille, également très bien conservé, qui prolonge le côté sud de la salle D, derrière l’échelle d’accès. Toute la paroi ouest du secteur D est doublée par la hague 8 (fig. 10), dont le bourrage occupe en totalité l’espace d’une niche large de 6 m environ. Au fond se détache, au sud-ouest, une alvéole rectangulaire d’environ 2 m de côté (st. 10) tandis que l’angle nord-ouest est comblé par le cône d’effondrement 22. Ce dernier provient très probablement d’une galerie (non observée directement) qui se prolonge en direction de la cavité FP03, sous l’emprise du bâtiment technique implanté en partie au-dessus de la cavité FP04. Ce cône d’effondrement se surimpose à la hague 8 dont il dépasse le sommet sur plus de 1 m de hauteur (12,7 m NGF). Le plafond, à cet endroit, atteint 15,2 à 16,8 m NGF, tandis que le sol, qui apparaît en contrebas sur le cheminement, s’inscrit à 10,5 m NGF. La galerie obturée par le cône d’effondrement se dirige vers le nord-ouest et rejoint vraisemblablement celle supposée déboucher sur le cône 2 de la salle A, située à moins de 2 m au nord. Il s’agit dans les deux cas d’un sédiment limoneux brun et fin, évoquant des terres de jardin. Quelques restes de faune recueillis dans le cône 22 attestent de sa composition détritique.
50L’alvéole 10 est séparée du sommet de la hague 8 par un muret bas en pierre sèche (st. 9), long de 3 m, en arc de cercle et appuyé sur les parois naturelles (fig. 19). La niche, dont le fond se situe à 11,2 m NGF, est plus basse que le sommet de la hague, qui atteint 11,8 m à hauteur de la jonction des secteurs D et E. Le muret 9 (coté à 11,6 m) forme une séparation entre la hague et l’intérieur de la niche. À l’intérieur de celle-ci, deux « banquettes » ont été réservées dans la roche de part et d’autre, au nord et au sud, suffisamment larges pour que quatre hommes puissent s’asseoir. Cet espace évoque une « loge » de carrier, abri rudimentaire permettant de remiser des outils, des vivres ou de l’eau, ou encore à servir de lieu d’aisance à l’aide d’un seau.
Figure 19 : En secteur D, la niche 10, derrière le muret 9 au premier plan. / Figure 19: In sector D, niche 10, behind low wall 9 in the foreground.
Cliché Inrap/Cisap.
51Le mobilier recueilli dans cet espace se résume à quelques restes de faune – dont des coquilles d’œufs – qui semblent toutefois avoir été abandonnés par un animal fouisseur, renard ou blaireau (des fèces ont également été retrouvées). En l’absence de mobilier datant, la question se pose de la chronologie relative des aménagements du secteur D, comme plus généralement de l’ensemble de la carrière. Cependant, plusieurs arguments vont dans le sens d’une chronologie de l’exploitation depuis le sud (en G) vers le nord, passant par les secteurs D puis A, B et C, reliés par des galeries à d’autres parties inaccessibles, dont la cavité FP03 à l’ouest. Concernant la salle D, la largeur remarquable de son ouverture ouest, en communication directe avec le cheminement principal, invite à la situer dans le fil du cheminement principal depuis le secteur G au sud. La continuité observée entre la paroi sud de la salle D et le front de taille formant son retour à l’est du cheminement, étaye effectivement cette hypothèse. À l’est, les secteurs B et C, desservis par un couloir nettement plus étroit dont l’angle nord-ouest prolonge lui aussi le front de taille nord de la salle D, paraissent quant à eux avoir été ouverts plus tardivement. Le fait que les déchets de taille présents dans cet espace D semblent provenir majoritairement du secteur C, conforte cette interprétation. Enfin, la présence d’une loge de carrier au sein du secteur D paraît logique dans la mesure où celle-ci était directement accessible depuis les trois secteurs A, B et C disposés en étoile autour de cette salle, via le cheminement principal. Ces trois secteurs ont donc logiquement été excavés après le creusement de la salle D.
52Cette portion longiligne constitue la partie la plus importante de la carrière, tant en volume qu’en termes de vestiges identifiés. Au sud de la salle D, les trois secteurs alignés E, F et G se déploient sur 30 m de long (fig. 9 et 10). Contrairement à la salle A, individualisée au nord, ils composent un ensemble cohérent et continu vers le sud. Sur toute sa longueur, le cheminement y est bordé par les hagues 8 puis 11 et 18 à l’ouest, ces deux dernières étant séparées par une saillie de la paroi formant comme un pilier réservé par les carriers, enfin la hague 12 à l’est (fig. 13). Nous l’avons dit, ces hagues ont parfois été endommagées par la chute de blocs détachés du plafond. Plusieurs petits vides sont encore visibles et accessibles à l’arrière des bourrages, correspondant à d’anciennes petites chambres d’exploitation abandonnées et finalement obturées par des remblais, à l’image de la niche 10 en secteur D. Les deux plus grandes cavités se situent dans la paroi ouest : en E, occupée par la hague 11 et son bourrage, ainsi qu’en F, obturée par la hague 18. Il s’agit dans les deux cas d’excavations rectangulaires creusées depuis le cheminement, comparables de ce fait à la salle A au nord. La première de ces cavités (en E) mesure 4,50 × 4 m. Le sommet de la hague 11 qui l’occupe est coté entre 12 et 13,6 m NGF contre la paroi ouest, avec une hauteur sous plafond de 3 à moins de 2 m au fond (plafond coté à 15,2 m). La seconde (en F), au sud, mesure 7 × 6 m. Le sommet de la hague 18 qui la barre est coté à 13 m NGF et celui du bourrage arrière à 14,9 m, pour une hauteur sous plafond de 4,40 m à moins de 1 m au fond (plafond coté à 15,7 et 17,4 m). Les fonds de ces deux cavités, très bas et d’un accès rendu délicat par l’instabilité des bourrages, n’ont été explorés que succinctement, en rampant.
53En paroi est, la hague 12, moins profonde que les précédentes, a été construite d’un seul tenant. Elle s’appuie au nord contre le retour du front de taille de la salle D, puis forme un S vers le sud par suite de la création d’un massif hémicirculaire en son milieu, sans doute destiné à en renforcer la stabilité (fig. 20). Son sommet se situe à 14,2 m NGF, soit plus de 3 m au-dessus du sol, pour une hauteur totale sous plafond de 5 m en E à 1,10 m en G. La moitié nord de la hague, épaisse du double environ de sa moitié sud, forme un alignement rectiligne en regard du pilier réservé en vis-à-vis dans la paroi, entre les hagues 11 et 18.
Figure 20 : Secteur F, la hague 12 vue de face. La mire mesure 1 m. / Figure 20: Sector F, hague 12 seen from the front. The staff measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
54Quatre niches en pierre sèche ont été aménagées à mi-hauteur de cette hague (st. 13 à 16, fig. 10 et 14). Leur faisant face, une cinquième a été quant à elle excavée dans le pilier qui sépare les deux hagues de la paroi ouest (st. 17, fig. 21-22). Les quatre niches en pierre sèche de la hague 12 ont été construites par l’insertion dans le parement, sur une même ligne horizontale initialement (cotée de 10,7 à 11,1 m NGF après tassement de la structure), d’une série de dalles et blocs de calcaire posés à plat et de chant de sorte à former deux paires de niches doubles juxtaposées. Nous ignorons à quoi pouvaient servir ces niches, peut-être destinées à accueillir des lampes ou des bougies. Les deux plus petites, au nord, forment un ouvrage cohérent de 1 × 0,40 m environ tout compris, divisé en deux par un bloc vertical commun (st. 13-14). Les deux plus grandes, au sud, forment un autre ensemble de 1,40 × 0,60 m tout compris, subdivisé de la même manière (st. 15-16). Les espaces vides de ces niches mesurent, de gauche à droite, en cm : st. 13, h. 33, l. 33, prof. 34 ; st. 14, h. 25, l. 22, prof. 36 ; st. 15, h. 35, l. 27, prof. 28 ; st. 16, h. 35, l. 28, prof. 52. La première, à gauche (st. 13), a été comblée par de la pierre.
Figure 21 : La niche 17, creusée dans la face du pilier séparant les hagues 8 et 11, en vis-à-vis des précédentes. La mire mesure 1 m. / Figure 21: Niche 17, cut into the face of the pillar separating hagues 8 and 11, opposite the previous ones. The staff measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
Figure 22 : La niche 17, détail montrant les impacts du marteau employé pour son creusement. La mire mesure 20 cm. / Figure 22: Recess 17, detail showing the impact of the hammer used to excavate it. The staff measures 20 cm.
Cliché Inrap/Cisap.
55En paroi ouest, la niche 17 a été creusée dans la roche à l’aide d’un marteau au fer étroit. Rectangulaire, elle mesure 28 × 19 cm pour 4 cm de profondeur. Sa base correspond à une réserve en saillie du banc calcaire, offrant une surface de pose d’une quinzaine de centimètres de profondeur. Bien qu’aucune trace de suie ni de fumée n’ait été observée sur la paroi, il s’agit vraisemblablement d’une niche à lumière. Sa position, à 1,10 m au-dessus du sol (10,8 m NGF) et à un endroit permettant d’éclairer le cheminement à hauteur des trois secteurs E à G, s’accorde avec une telle fonction. Au pied du pilier dans lequel cette niche a été creusée, un bloc inachevé (bloc E1, fig. 10) reposait sur le sol du cheminement, calé de biais contre la paroi au moyen d’un gros os de boucherie brisé (fig. 23). Ce dispositif évoque un marchepied, peut-être en lien avec la niche creusée plus haut ; il s’agissait peut-être de caler ainsi le bloc de pierre afin de ne pas l’endommager.
Figure 23 : Le bloc E1, calé de biais, au moyen d’un os de boucherie, contre le pied du pilier séparant les hagues 8 et 11, où a été creusée la niche 17. La mire mesure 50 cm. / Figure 23: Block E1, wedged at an angle, using a butcher's bone, against the foot of the pillar separating rings 8 and 11, where niche 17 was dug. The staff measures 50 cm.
Cliché Inrap/Cisap.
56À mesure que l’on progresse vers le fond de la carrière au sud, le cheminement est de plus en plus encombré de déchets d’exploitation tandis que la proximité de la voûte, relativement instable, a interdit des investigations poussées jusqu’au secteur G. En secteur F, la paroi est se trouve occupée par le cône d’effondrement 20 qui a en partie envahi le cheminement (fig. 10 et 24). Là encore, il s’agit de terres limoneuses brunes et fines, évoquant des terres de jardin. Plusieurs éléments mobiliers en signent l’origine détritique : de la faune, des fragments d’ardoise sans doute de couverture, des galets de rivière et un petit lot de tessons attribuables aux xvie-xviie s. Ce cône masque peut-être l’ouverture d’une galerie latérale se dirigeant vers l’est, mais cette hypothèse n’a pu être confirmée. À l’extrémité sud du cheminement, le secteur G s’achève sur une sorte de cul-de-sac dont plusieurs blocs se sont détachés et effondrés sur le sol. Un départ de galerie y est clairement visible, obturé par un muret de pierre sèche (st. 19 ; fig. 10 et 25). Ce muret s’est trouvé en partie masqué par un amas de blocs tombés du ciel de carrière. Il est possible que cet accès corresponde à une galerie menant soit à la surface, soit à une autre cavité ; dans tous les cas, il s’agirait vraisemblablement de l’entrée initiale dans la carrière. On note en effet la présence d’un vide important au sud de la cavité, qui pourrait correspondre à une galerie menant à une autre carrière plus au sud. On relève par ailleurs qu’un couloir associé à la cavité FP03, venant de l’ouest, se prolonge également dans cette direction.
Figure 24 : En G, à gauche du cliché (regardant vers le sud), le cône d’effondrement 20, en paroi ouest, qui obture une galerie d’accès depuis le sud-ouest. La mire mesure 1 m. / Figure 24: On the left of the picture (looking south), collapsed cone 20, in the west wall, blocking an access gallery from the south-west. The staff measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
Figure 25 : En G, vue du muret 19 qui obture la galerie d’accès sud. La mire mesure 1 m. / Figure 25: Left, view of low wall 19 blocking the southern access gallery. The staff measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
57De nombreux témoins d’extraction ont été relevés en différentes parties de la carrière, consistant en traces d’outils et inscriptions.
58L’examen des traces d’outils fournit de précieux arguments pour établir la datation de la carrière. Celles identifiées ici ont été laissées par les carriers sur certains fronts de taille au nord de l’exploitation (secteurs A à D), dont la fraîcheur et l’état de conservation sont exceptionnels. Rappelons tout d’abord les grandes lignes du mode opératoire des anciens carriers de la région caennaise.
59En premier lieu, les blocs de roche étaient généralement découpés dans la masse en utilisant les joints de stratification naturels, quasi horizontaux. Géologiquement parlant, ces joints sont dus à des modifications des conditions de la sédimentation, à l’origine de la formation d’une surface de séparation entre deux bancs qui dès lors, ne sont plus cohérents. Cependant, là où la fracturation ne pouvait être utilisée, les carriers étaient contraints de creuser des encoignures verticales (petites tranchées étroites recevant un coin), afin de pouvoir abattre et extraire les blocs de la paroi. Cette technique d’abattage à partir d’encoignures verticales, nommée défermage, s’accompagnait du creusement d’entailles horizontales : le souchevage. Les carriers progressaient ainsi en réalisant des gradins, de hauteurs inégales, qui finissaient par disparaître à la fin de l’exploitation dans la mesure où il leur était nettement plus aisé de travailler par le dessus du banc que par le dessous. On peut voir quelques gradins de ce type conservés dans une partie de la salle D, notamment à hauteur du fond de la niche 10, en paroi ouest de la carrière.
60Les encoignures verticales (pour le défermage) étaient réalisées à l’aide d’un marteau à fer étroit (l. env. 20 mm) doté d’un tranchant perpendiculaire au manche, long d’une soixantaine de centimètres. Les encoignures observées présentent des profondeurs de 10 à 15 cm, et des longueurs variables selon le nombre de coins à y insérer (fig. 26). La longueur de l’encoignure dépend aussi de l’épaisseur du banc où elle a été creusée : par exemple, elle atteint 55 cm dans un banc de 75 cm et 36 cm dans un banc de 60 cm. De plus, quand l’encoignure est associée à un coin unique, sa longueur est plus réduite, de l’ordre de 15 cm. Il fallait ensuite taper successivement sur le ou les coins, de manière empirique, à l’aide d’une masse, probablement en fer. Bien qu’elles n’aient laissé aucune trace, des paumelles en bois dur ont sans doute été utilisées avec les coins afin de protéger la roche lors de l’opération. Une fois le défermage effectué, des saignées horizontales (souchevage) étaient creusées au niveau d’un joint de fracturation de manière à l’élargir, à l’aide du marteau employé pour le défermage ou d’un autre marteau doté d’un tranchant de 65 à 70 mm, parallèle au manche (fig. 27). Les coups observés sont toujours francs.
Figure 26 : En B, front de taille nord. Encoignure verticale formée à l’aide d’un marteau doté d’un taillant de 21 mm. La mire mesure 40 cm. / Figure 26: B, northern working face. Vertical notch formed using a hammer with a 21 mm cutting edge. The staff measures 40 cm.
Cliché Inrap/Cisap.
Figure 27 : En B, front de taille nord. Le même outil a servi ici pour creuser à la fois l’encoignure et la saignée horizontale dans un joint de stratification. La mire mesure 40 cm. / Figure 27: B, north face. The same tool was used here to cut both the corner and the horizontal groove in a stratification joint. The staff measures 40 cm.
Cliché Inrap/Cisap.
61Quand le bloc n’était pas surmonté d’un autre, il était possible de le détacher du banc inférieur à l’aide d’une pince à talon. Deux textes locaux de 1501 évoquent ainsi « ung homme ferant du martel carroyer et lever de la pierre en la carriere desdites dames assise a Calix » (Caen, Arch. dép. Calvados, 2 H 37). Dans ce texte, l’expression « lever de la pierre » correspond sans doute à cette action tandis que les marteaux utilisés pour le creusement des saignées verticales et horizontales, consistaient peut-être ici en un seul et même outil doté de deux types de tranchants, dénommé « marteau carroyer ». En plusieurs endroits, on observe dans la masse de roche des séries de petites marques suivant une courbe régulière (fig. 28). Ces traces évoquent un « mitraillage », geste classique des carriers et tailleurs de pierre qui frappaient ainsi la roche avec leur marteau afin d’en évaluer la qualité en écoutant le son produit par les impacts. Cette technique permettait de repérer les parties du front de taille microfracturées et inutilisables en appareil.
Figure 28 : Traces de « mitraillage » au marteau alignées verticalement sur le front de taille nord du secteur D (au-dessus de la mire). La mire mesure 1 m. / Figure 28: Hammering marks aligned vertically on the north face of sector D (above the test pattern). The staff measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
62Les fronts montrent également de fréquentes traces de taillant correspondant à l’élimination de pierre afin de corriger les défauts de planéité. Dans les remblais des salles B et C, deux morceaux de pierre portaient des traces de laye brettelée (au pied du front de taille nord de la salle B ainsi qu’au sommet du parement de la hague 6 du secteur C), sans qu’il soit possible de préciser si ces marques sont liées à de l’extraction ou à de la production de blocs finis (fig. 29).
Figure 29 : Traces de laye brettelée sur un bloc de pierre prélevé parmi les déchets de taille de la salle B, au pied du front de taille nord. / Figure 29: Traces of a fretted laye on a block of stone taken from the cutting waste in room B, at the foot of the north face.
V. Carpentier.
63Les traces d’extraction étudiées par le passé dans différentes carrières de l’agglomération caennaise permettent de distinguer localement ce qui relève de l’époque médiévale (et plus précisément, des xive-xve s. en l’état des données) de ce qui remonte aux xviie-xviiie s. d’une part et au xixe s. d’autre part. Malheureusement, nous manquons d’observations pour les siècles antérieurs, xvie s. compris. Quoi qu’il en soit, les traces d’outils observées ici sont très comparables à celles des carrières de Caen, rue Vaubenard et du Bois de la Garenne à Hérouville. Il existe une nuance cependant : à Vaubenard, les saignées horizontales ont été réalisées à l’aide d’un marteau à tranchant large (40 mm), perpendiculaire au manche, ce qui n’est manifestement pas le cas ici. En tout cas, toutes les traces d’extraction observées dans cette carrière sont bel et bien caractéristiques des pratiques propres aux carriers de Caen pour les xive et xve s.
64Nous n’avons dans cette carrière aucune inscription médiévale similaire à celles repérées dans la carrière de la rue Vaubenard ; du reste, de tels vestiges restent exceptionnels. Nous n’avons pas non plus observé d’inscriptions au noir de fumée, à l’image de celles (beaucoup plus récentes) de la cavité voisine FP0. Lorsqu’elles sont présentes, de telles marques constituent parfois des indications de limites. En revanche, plusieurs graffitis correspondant à des marques de comptage ont bien été relevés, à l’entrée de la salle B, côté ouest, ainsi que tout au long de la paroi ouest du secteur C où l’on recense également un cercle et quelques lignes isolées (fig. 30). Il n’est guère possible de prétendre ici à l’exhaustivité, du fait que ces inscriptions ont été réalisées au bas voire au pied de la paroi, et que les déchets d’extraction présents dans ces espaces, en particulier en secteur C, sont susceptibles d’avoir masqué d’autres marques.
Figure 30 : Graffiti relevés dans la carrière FP04. / Figure 30: Graffiti found in quarry FP04.
V. Carpentier.
65Le graffiti de compte relevé à l’entrée de la salle B (fig. 30, no 1) consiste en une série de 25 traits verticaux, globalement parallèles, gravés depuis la gauche, sur une bande de roche préalablement égalisée au marteau taillant. Il s’agit manifestement d’un tableau de compte de carrier, destiné à tenir le décompte du nombre de blocs extraits par un individu ou une équipe pour une période donnée. Ce type d’inscription est bien connu notamment en Val de Loire, depuis le Moyen Âge et jusqu’à la fin de l’Époque moderne (Triolet, 2002). Cette pratique perdure au xixe s., généralement sous des formes plus complexes consistant en de véritables tableaux réalisés au crayon sur la paroi. De telles marques, réalisées à proximité immédiate des lieux d’extraction, sont notoirement rares pour le Moyen Âge du fait qu’elles ont le plus souvent disparu par suite de l’enlèvement de leur support ou d’un recouvrement par d’autres inscriptions plus récentes.
66La paroi ouest de la salle C a livré quant à elle cinq autres graffitis de compte (nos 2-6) ainsi qu’un cercle (no 7). Le premier (no 2) a été tracé sur le retour du mur qui sépare la salle D de l’ouverture de la salle C. Il s’agit là encore d’une série de 31 traits parallèles, tracés sur un fond préalablement égalisé et organisés en deux registres inégaux séparés par un intervalle vide, l’un de 29 traits à gauche, l’autre de 2 traits à droite. L’ensemble paraît avoir été surligné en haut par une ligne horizontale en partie effacée doublant une fracture naturelle de la roche.
67Les graffitis nos 3 et 4 sont situés un peu plus loin sur la même paroi, l’un au-dessus de l’autre. Il s’agit également de graffiti de compte, l’un vertical, tracé à hauteur d’homme, l’autre horizontal, situé à la base de la paroi. Tous deux comportent aussi deux séries inégales, le premier de 26 et 2, le second de 21 et 1 traits parallèles.
68Les graffitis nos 5 et 6 ont été tracés dans le prolongement des précédents vers la galerie sud, sur une paroi égalisée, le plus éloigné étant le cercle du graffiti no 7. Les deux premiers, proches l’un de l’autre, correspondent de nouveau à des séries de traits en un seul registre, l’un de 15 et l’autre de 16, surmonté d’un grand A majuscule, dans un style calligraphique caractéristique de la fin du Moyen Âge. Il pourrait peut-être s’agir d’une initiale permettant d’identifier l’ouvrier auquel étaient attribués les blocs comptabilisés au-dessous. Un cercle accompagné de deux traits sécants en bas (no 7) a également été gravé à main levée à l’extrémité sud de la même paroi, juste avant l’ouverture (obturée) de la galerie sud. Il s’agissait peut-être d’un signe servant à signaler que ce passage constituait l’entrée de cette carrière et une limite d’exploitation ?
69On a également relevé un long trait vertical isolé sur le front de taille nord de la salle D, peut-être une indication d’un autre ordre ? Quoi qu’il en soit, toutes ces inscriptions ont été gravées à l’aide d’un outil pointu ou d’un clou. La plupart correspondent certainement à des comptages de la production des carriers établis sur ce site, mais il est impossible de savoir si les barres servaient à comptabiliser des blocs, des charrettes ou des volumes de pierre. Le cercle, comme peut-être le trait isolé, semblent avoir délivré un autre type d’indication, probablement en lien avec la circulation dans la carrière, les limites d’exploitation voire de propriété, ou certaines modalités en rapport avec l’extraction.
70Le mobilier recueilli dans la carrière provient exclusivement de ramassages de surface, effectués pour l’essentiel parmi les déblais issus de l’extraction et sur les cônes d’effondrement. S’y ajoutent quelques éléments recueillis au sommet ou dans la partie sommitale des bourrages de hagues. Les déchets d’extraction et de taille ont été observés sur place et ont donné lieu à une analyse synthétique par Laurent Dujardin, renseignant, de même que les traces d’outils évoquées plus haut, les techniques mises en œuvre par les carriers. Quelques blocs achevés ou quasi achevés, abandonnés en différents endroits de l’exploitation, ont permis d’étendre les observations aux produits finis, généralement absents de la carrière.
71Dans une carrière souterraine creusée en zone peu fracturée, comme celles de La Maladrerie, à l’ouest de Caen, ou de Fleury-sur-Orne, au sud, le volume de déchets d’extraction abandonnés dans des salles uniquement accessibles par puits est généralement proche de la moitié du volume total de pierre extraite. En effet, l’accès par puits limitait fortement l’évacuation de déchets de peu de valeur, expliquant leur abandon massif au fond de la carrière. Ici, la proportion de déchets est donc très vraisemblablement proche de cette valeur.
72Un volume considérable de ces déchets d’extraction a été réemployé pour la construction des hagues en pierre sèche, montées comme on l’a vu plus haut avec un léger fruit et réalisées à l’aide de blocs décimétriques ou pluridécimétriques. Les bourrages arrière, en retrait des parements, sont entièrement composés de déchets de carrière. Ces pierres proviennent à la fois des bancs de toit et des bancs exploités en pierre de taille. Dans ce dernier cas, il est étonnant cependant de voir les plus gros blocs délaissés, d’autant que certains forment de beaux parallélépipèdes. Il est probable que ces pierres, microfracturées ou trop riches en argile, aient été jugées impropres à une utilisation en appareil de construction. Les déchets formant les bourrages des hagues sont constitués principalement de morceaux de pierre millimétriques, centimétriques ou décimétriques. Les plus fins ont été créés lors de la réalisation des saignées et de l’épanelage des blocs, les plus gros par le redressement des parois ou l’élimination des gros défauts de planéité (fig. 31). Là où les hagues sont effondrées, on constate qu’il existe des variations latérales ou verticales de la taille des déchets et l’on devine ici par conséquent les différentes phases du chantier d’extraction, sans pouvoir aller plus loin dans sa restitution.
Figure 31 : En D, hague 8. Noter les différents calibres des pierres réemployées dans sa construction. On relève également l’existence d’un premier parement, à gauche de la mire, antérieur à celui qui le reprend et le prolonge vers la droite. La mire mesure 1 m. / Figure 31: In D, hague 8. Note the different calibres of stone used in its construction. There is also a first facing to the left of the staff that predates the one that extends it to the right. The staff measures 1 m.
Cliché Inrap/Cisap.
73Les produits des carrières de Calix nous sont jusqu’alors surtout connus par les textes : blocs épannelés (pierre en gobet ou gobette), pierres taillées et dressées sur une face rectangulaire (esseliers), parpaings, coins et marches. Il faudrait ajouter à la liste des objets beaucoup moins courants tels que mortiers, pesons et auges en pierre, attestés tant par les fouilles que par les textes, notamment ceux relatifs aux foires et marchés et aux échanges commerciaux en général, à Caen et plus loin. Cette carrière a fourni quelques rares et précieux éléments concernant sa production.
74Le bloc D1, resté au sol en salle D, est un esselier, apparemment bien fini (bloc D1, fig. 10 et 18). Ses dimensions sont : L 52 × h 28 × 35 cm de queue, 24 et 25 cm pour ses deux faces planes. Son volume est proche de 45 dm³ et sa masse de 90 kg. Il a été réalisé avec deux outils similaires à ceux utilisés ici par les carriers.
75Un autre gros bloc abandonné au fond de la salle B (bloc B1, fig. 10) présentait les marques caractéristiques d’un test de la qualité de la roche, ainsi que des traces de débit après creusement d’une encoignure et fracturation au marteau (fig. 32-33). Il a été abandonné sur place après l’opération, mais il est très probable que des blocs quadrangulaires de ce type, en provenance des plafonds, aient quitté la carrière. Un grand morceau de plafond dans la salle D porte des traces de débit similaires. Cela irait peut-être dans le sens d’une utilisation préférentielle des roches des bancs supérieurs ; cependant, le gros bloc B1 était situé dans le passage vers le front de taille nord. Les carriers ont peut-être voulu le débiter afin de l’en dégager et de libérer la circulation pour l’enlèvement de la pierre à bâtir.
Figures 32-33 : Bloc B1, abandonné sur le sol au pied du front de taille nord de la salle B, sans doute juste après avoir été extrait. Fissuré en son milieu, il comporte des traces de « mitraillage » et de débit (encoignure et impacts de marteau). Les mires mesurent 1 m et 50 cm. / Figures 32-33: Block B1, abandoned on the ground at the foot of the north face of room B, probably just after being extracted. Cracked in the middle, it shows traces of machine-gunning and cutting (corner and hammer impacts). The staffs measure 1 m and 50 cm.
Cliché Inrap/Cisap.
76De la pierre « villaine », utilisée pour les blocages, les murs de clôture, etc., est sans doute également sortie de cette carrière, mais nous n’avons aucune idée des volumes produits.
77Les autres pièces de mobilier consistent en objets ou matériaux recueillis dans la carrière, principalement en contexte détritique à la surface des cônes d’effondrement. Comme cela est presque la règle dans le domaine de l’archéologie des carrières souterraines antérieures au xxe s., le matériel observé en surface est très rare, et les observations antérieures faites lors de fouilles archéologiques des remblais ou lors de travaux dans les carrières de Caen vont dans le même sens (heureusement pour les archéologues du futur, depuis le xxe s., le matériel qui s’accumule dans les cavités s’avère beaucoup plus abondant et parfois surprenant…). Les différentes catégories de mobilier identifiées ici sont :
- des tessons de céramique (identification menée avec l’aide de Stéphanie Dervin, céramologue de l’Inrap) ;
- des fragments d’ardoise bleue ou verte, utilisée très couramment dans la région de la fin du Moyen Âge jusqu’au xixe s. comme matériau de couverture ;
- des ossements animaux, pour l’essentiel issus de rejets de boucherie déconnectés ;
- quelques galets non retouchés issus du remblaiement de la vallée de l’Orne ainsi qu’une plaquette en calcaire portant des traces d’exposition à la chaleur ;
- un unique objet en pierre, en l’occurrence une moitié d’un peson en calcaire.
78La céramique est représentée par un corpus de 14 tessons au total, recueillis dans les cônes d’effondrement 2 et 20 (en A et G) ainsi que sur le muret 9 (en D). Le petit lot issu du cône 2 regroupe quelques représentants des principales productions céramiques en circulation à Caen au cours du xvie s., attestées notamment sur le site de Montoir-Poissonnerie (Bocquet-Liénard et al., 2007), dont un bord de céramique commune en pâte grise avec traces de suie (fig. 34, no 1). Leur datation ne court pas au-delà du début du xviie s. Même attribution pour un second lot de quatre tessons issu du cône d’effondrement 20 (en G), qui appartiennent à trois grès normands du Bessin, du Domfrontais (un col, no 2) et du Pays d’Auge, ainsi qu’à une céramique à pâte blanche et cœur noir issue du Bessin. Toutes ces productions se retrouvent également au sein des assemblages caennais du xvie s. En dernier lieu, le col de vase retrouvé au sommet du muret de hague 6 (en C) se rattache à une production à pâte claire, avec traces de suie, que l’on peut dater avec assurance du xve au début du xvie s., par référence toujours aux assemblages de Montoir-Poissonnerie (no 3). Ce vase conduirait donc à situer la fin de la période d’activité de la carrière au début du xvie s., tandis que les tessons un peu plus tardifs (xvie-début xviie s.) recueillis dans les cônes d’effondrement seraient plutôt à associer aux étapes de comblement consécutifs à son abandon, à partir de matériaux détritiques en provenance de la surface. Cette datation recoupe par ailleurs ce que l’on a pu déduire des traces d’outils et aussi, dans une moindre mesure, des quelques inscriptions relevées dans la carrière, notamment du A majuscule gravé en C.
Figure 34 : Mobilier céramique et non céramique. / Figure 34: Ceramic and non-ceramic artefacts.
V. Carpentier.
79Les autres mobiliers recueillis incluent six fragments d’ardoise, très probablement de couverture bien qu’aucune ne soit intacte ni ne présente de perforation ou autre élément confirmant cet emploi. Ils ont été retrouvés dans les cônes d’effondrement 4, 7 et 20 (en B, C et G). On identifie parmi eux quatre ardoises gris bleuté, matériau caractéristique du Bocage virois qui fut très largement employé dans la région pour la couverture de la fin du Moyen Âge au xixe s., ainsi que deux ardoises vertes, plutôt connues dans la région sur des sites du bas Moyen Âge (de Boüard, 1965 ; Brier et Brunet, 1984). Ces matériaux s’accordent donc avec l’hypothèse d’un premier colmatage de la carrière après abandon, par les cônes d’effondrement, au cours du xvie-début xviie s., incluant quelques fragments d’ardoise verte en position résiduelle, remontant peut-être au bas Moyen Âge.
80La faune recueillie dans la carrière compose quatre petits lots d’ampleur inégale et sans indication de chronologie. Le plus important (26 restes pour 560 g) a été recueilli au sol du secteur A où il se répartit en éventail depuis le cône d’effondrement 2 jusqu’à la paroi nord. Il comporte de grandes pièces osseuses issues de membres de bœuf ou de mouton, en déconnexion et isolées, un crâne d’agneau retrouvé dans l’angle nord-est de la salle A, au pied du front de taille, et un petit lot d’os de volaille. Ces déchets proviennent pour l’essentiel des terres du cône d’effondrement 2. Ils sont très vraisemblablement issus de rejets de boucherie et/ou de consommation alimentaire. Plus loin vers le sud (en D), deux os de volaille brisés ont également été recueillis sur le sol du cheminement principal de la carrière. Un autre lot comprenant une corne de bovin, une dent et de petits os d’oiseaux a été recueilli au sommet de la hague 8 (même secteur), à l’aplomb des précédents et au pied du cône d’effondrement 22. Tous ces restes proviennent manifestement du cône d’effondrement 22, au sommet de la hague 8. La présence d’une corne suggère un déchet de boucherie ou un éventuel matériau récupéré, mais aucune trace de travail n’y a été observée. Les autres restes semblent davantage caractéristiques de rejets de consommation alimentaire. Enfin, deux restes de volaille ainsi qu’une valve de moule ont également été recueillis à la surface du cône d’effondrement 20, à l’extrémité sud de la carrière (en G). Il s’agit là encore de déchets alimentaires en provenance de la surface et inclus dans les terres du cône d’effondrement. Le caractère unique de la coquille de moule montre assez clairement qu’elle ne provient pas d’un repas de carrier, qui aurait logiquement laissé non pas une seule valve mais un ensemble plus conséquent au fond de la carrière. En définitive, ces restes de faune se rapportent donc plutôt aux remblaiements consécutifs à l’abandon du site qu’à des repas de carriers ou autres formes de rejets détritiques qui seraient contemporains de l’exploitation.
81Le mobilier lithique comprend une plaquette calcaire dont une face est entièrement noircie de suie, probablement issue d’un foyer, ainsi que trois galets en granit et grès, issus de la terrasse alluviale de l’Orne ; deux proviennent du cône d’effondrement 20 (en G), et 1 de la hague 18 (en F). Aucun de ces galets ne présente de face travaillée ni de stigmate d’utilisation. Les deux sont cependant légèrement rubéfiés par suite d’une exposition à une flamme ou à la chaleur. Le troisième se distingue par sa forme pyramidale. Eu égard à sa masse (615 g), il pourrait peut-être s’agir d’un outil, mais sans certitude (no 4).
82Un dernier objet lithique consiste en un demi-peson, brisé, retrouvé au sommet du bourrage de la hague 3, à l’ouest de la salle B (no 5 et photos). Il s’agit d’un peson de fil d’aplomb, sans doute un outil de carrier, façonné au ciseau dans un petit bloc de pierre de Caen. Son unicité suggère qu’il s’agit bien d’un objet individualisé, et non d’un rebut de fabrication. La pièce, brisée en son milieu, mesure 75 mm de diamètre pour 43 mm de haut en son centre. Sa masse est de 135 g soit une valeur totale que l’on peut estimer à 270-300 g. La perforation centrale mesure en son milieu 14 mm de diamètre. La base, concave, a été polie avec soin tandis que la face externe présente de petites angulations résultant de son façonnage, laissées brutes, sans polissage. La pièce comporte un enlèvement externe à hauteur de sa base qui paraît avoir été causé par un choc ou une chute, peut-être d’ailleurs à l’origine de son bris. Cet objet relativement simple, façonné à partir du matériau exploité sur place, évoque un outil de carrier. Il s’agit d’une découverte rare dans la mesure où ces artisans de la pierre prenaient généralement grand soin de leurs outils.
- 4 Merci à Étienne Faisant d’avoir bien voulu nous communiquer cet extrait de sa thèse avant sa parut (...)
- 5 Le premier registre, coté 7 E 86, pour la période 1381-1383, et 7 E 86bis, fragments pour 1380-138 (...)
- 6 Arch. dép. Calvados, 2 H 3 (cartulaire dit de Calix), 2 H 37, 2 H 42, 2 H 46, 2 H 48/1 à 2 H 48/4.
83Cette intervention menée sur deux anciennes carrières de l’hôpital Clemenceau renoue avec des recherches antérieures de plusieurs décennies et fait sensiblement progresser nos connaissances dans un domaine qui est encore fort mal documenté, tant par les sources écrites que matérielles, pour la fin du Moyen Âge et le début de l’Époque moderne. Les observations réalisées dans la cavité FP04 ont pu être confrontées avec celles recueillies dans d’autres carrières de ce même secteur de Calix, ainsi qu’avec un certain nombre d’informations inédites extraites des archives médiévales et modernes explorées par Laurent Dujardin et Adrien Dubois à l’occasion de ce diagnostic. L’apport des sources écrites offre en effet ici un certain potentiel dans la mesure où ce centre carrier « sans doute majeur au xve et au début du xvie, ne fut plus à partir du milieu du xvie s. qu’un centre secondaire » (Faisant, 2023)4. Les mentions restent rares cependant et la source la plus généreuse est de loin constituée par les très volumineux registres inédits du tabellionage de Caen, conservés aux archives départementales du Calvados, dont les premiers actes remontent aux années 1380, ce qui les range au nombre des plus anciens de la France du nord5. Dès cette époque sont déjà mentionnées des carrières à Calix, dans un contexte particulièrement riche en informations sur l’histoire sociale et économique de Caen (Angers, 2014). On trouve par ailleurs d’autres informations sur ce secteur dans le fonds, également en grande partie inédit, de l’abbaye de La Trinité de Caen6. Il est impossible de produire dans son intégralité la substance documentaire extraite de ces archives, qui fera l’objet d’autres publications, aussi nous bornerons-nous à en souligner ici les principaux apports en lien avec les découvertes réalisées sur le site de l’hôpital Clemenceau.
84Cette opération a clairement mis en évidence l’existence d’un réseau complexe de cavités souterraines dans l’emprise de l’hôpital Clemenceau, reliées à la carrière FP04 par plusieurs galeries dont certaines ont été murées au terme de l’exploitation. Cette configuration caractérise l’ensemble du coteau exploité à la fin du Moyen Âge, au moins dans ce secteur de Caen-est, depuis l’abbaye aux Dames jusqu’au quartier Saint-Jean-Eudes, de même qu’au-delà le secteur d’Hérouville-Saint-Clair, dont l’aménagement se poursuit actuellement. Il s’agit à n’en pas douter d’un espace extrêmement intéressant sur le plan de l’histoire des carrières, au sein duquel d’importantes découvertes sont très susceptibles de survenir au gré des travaux à venir ; sans aucun doute mérite-t-il une attention toute particulière de la part des archéologues.
85Au sein de ce centre carrier, les exploitations de l’hôpital Clemenceau et des rues qui le bordent étaient situées, sur le cadastre du xixe s., le long du « chemin de Colombelles » (actuelle rue Georges-Clemenceau) et de la « rue Traversière », qui n’apparaissent ni l’un ni l’autre dans les sources de la fin du Moyen Âge. La rue Haute de Calix, en revanche, existait déjà et se voit décrite à diverses reprises par ces dernières comme « tendant es carrieres », par exemple en 1443. Quant au chemin de Colombelles, il correspond à l’ancien « chemin du roy » qui menait notamment aux chapelles Saint-Thomas et Sainte-Marguerite, situées à la limite entre Caen et Hérouville (Alix, 1932, p. 272 sq. ; 2 H 3, fol. 111v). Il est d’ailleurs sans doute appelé « grant chemin de Saint Thomas » dans un acte de 1448 (7 E 91, fol. 27r). La rue de la Masse enfin, paraît correspondre au début du xvie s. à un autre chemin « allant au moullin l’abbesse » vers le haut et « par le bas tirant vers Callix » (1523, 14 B 796). Plusieurs actes mentionnent explicitement des terres en carrière dans les delles (quartiers parcellaires de la plaine de Caen) du Gallet, du Vieux Four et du Val Benart (devenu Vaubenard au xxe s.), bordées par ces chemins, à hauteur des actuelles rue Traversière et Guerrière. Là se situent les carrières investiguées en 2021. Bien que les textes ne permettent pas de se repérer à l’intérieur de ces delles, où des « passages aux carrières », simples sentes privées, menaient aux différentes cavités exploitées, on y retrouve bien en revanche dans les actes du tabellionage de Caen les mêmes mentions de carriers : les Pelotin, de Bessin, ou Lachièvre.
86Les données réunies depuis l’après-guerre au sujet de ces carrières médiévales, en particulier celles de la rue Vaubenard, étudiées vingt ans auparavant, permettent d’en brosser un portrait plus détaillé. Les carrières de Vaubenard étaient singulièrement grandes et celles de La Garenne plus chaotiques que les autres. Toutes cependant offrent beaucoup de points communs avec la carrière de l’hôpital qui revêt un intérêt spécifique et original en ce qu’elle nous dévoile en partie le fonctionnement d’une exploitation au moment où elle arrive à son terme, dans la première moitié du xvie s. Les lieux en effet, ont été trouvés presque dans leur état d’abandon et cette datation correspond bien par ailleurs à ce que nous dévoilent les registres du tabellionage de Caen, qui paraissent renvoyer à l’apogée de ce centre carrier, du xive au xvie s. L’âge d’or des carrières de Saint-Gilles et Calix prit fin progressivement au xvie s. pour diverses raisons liées aux difficultés d’accès à la pierre et à la fracturation importante de la roche. Les explorations des cavités ont montré que les carriers furent en effet confrontés à l’instabilité des plafonds qu’ils devaient purger. S’il restait bien de la pierre à extraire, c’était désormais au prix d’entretien de galeries et de chemins de plus en plus longs qui, ainsi que le montrent les textes, devaient être laissées libres. Il fallait donc, comme le montre la cavité de l’hôpital et celles qui l’environnent rue de la Masse, stocker les déchets derrière des hagues, mais aussi acquérir des droits de passage dont le coût n’était pas négligeable. De plus, les diaclases situées du côté sud ayant tendance à s’ouvrir, les chutes de blocs étaient sans doute fréquentes de sorte que s’enfoncer toujours plus loin sous terre vers le nord s’avérait de plus en plus difficile, risqué et coûteux, aussi bien en temps qu’en moyens. C’est sans doute ce qui explique le transfert progressif de cette activité au xvie s. vers le secteur de Vaucelles, où la pierre était beaucoup moins fracturée. Ceci explique sans doute que les religieuses de La Trinité, imitées par d’autres propriétaires, vendirent leur (ou une de leurs) carrière(s) de Calix en 1541 et que l’on voit mentionnée, en 1554, une « gallerye dedens laquelle y a ung [jardin] », comme si les anciennes carrières commençaient à être reconverties en espaces cultivés (7 E 128, fol. 210v et 7 E 129, fol. 484r).
87Par ailleurs, la configuration de la carrière FP04 peut être regardée comme caractéristique des exploitations de ce secteur de Calix. Un chemin bordé de hagues retenant des déchets d’extraction, auquel on accède par une galerie, y conduit à une salle qui en dessert trois autres disposées en étoile. Cette carrière est reliée à sa voisine ainsi peut-être qu’à d’autres, encore inexplorées, mais en partie révélées lors des prospections géophysiques, par un passage trop étroit pour une charrette. Sa datation, inscrite dans le cours du xve jusqu’au début du xvie s., a pu être établie à partir d’éléments somme toute ténus, mais qualitativement fiables du fait que plusieurs canaux d’information se recoupent manifestement avec une certaine précision chronologique. De plus, son évolution chronologique peut être déduite à partir de l’agencement de ses différents secteurs et mise en corrélation étroite avec les descriptions glanées à travers les actes médiévaux inédits du tabellionage de Caen (fig. 35). On y voit en premier lieu des carriers établis sur ce secteur, louer des portions de carrières en vue d’y exploiter des astelliers. Or, ces derniers pourraient tout à fait caractériser ici les secteurs successifs de l’exploitation, G, F, E, etc., ouverts les uns après les autres depuis la galerie d’accès initiale identifiée en G, au sud-ouest de la cavité. Quant aux vestiges des salles A à C, disposées en étoile au nord-est et trouvées dans un remarquable état de fraîcheur, ils sont dans une certaine mesure les plus significatifs, car les plus récents. Nous l’avons signalé plus haut, les fronts de taille, les marques d’outils et les inscriptions observés dans cette partie nord de la carrière, donnent d’emblée l’impression d’avoir été laissés la veille. Une telle absence de perturbations a posteriori est rare, et mérite d’être soulignée.
Figure 35 : Deux hypothèses d’évolution chronologique générale de la carrière. / Figure 35: Two hypotheses for the general chronological development of the quarry.
V. Carpentier et L. Dujardin.
88Que peut-on connaître de l’organisation de l’activité en carrière et des méthodes d’exploitation mises en œuvre ?
89Deux contrats rédigés en 1501 (Arch. dép. Calvados, 2 H 37 pour les deux, cf. annexe), qui concernent chacun le bail d’un « astellier » appartenant à « la carriere » des religieuses de La Trinité, permettent notamment de comprendre ce qui définit alors en premier lieu ces ateliers de carriers : la capacité de travail d’« ung homme ferant du martel » à « carroyer et lever de la pierre ». Il n’est donc pas question ici d’infrastructures spécifiques, mais seulement du carrier et de ses marteaux en fer si emblématiques et dont les marques ont été identifiées au fond de la carrière (Dujardin, 1993b). Cependant, un autre texte d’avril 1452, relatif à la vente par Raoul Pelotin d’une terre sise dans la delle du Vieux Four, avec les « passages et arrecages de la carriere », précise que les acquéreurs pourront « tourner pilliers sur ledit Pelotin et par semblable ledit Pelotin sur eulx » (7 E 92, fol. 13r, cf. annexe). On est un peu surpris de rencontrer avant le xviiie s. une telle mention explicite de « piliers tournés », dans la mesure où cette technique est bien davantage caractéristique de l’Époque contemporaine. Le secteur de Calix comptait donc déjà au milieu du xve s. des exploitations souterraines du type « à chambres et piliers tournés » (Dujardin et al., 1991, p. 174), et c’est bien ce que confirment les cavités étudiées sur le site de l’hôpital Clemenceau et alentour. Il est par ailleurs stipulé dans les contrats de 1501 que les preneurs auront obligation, à la fin du bail, de restituer ces ateliers « net d’arrescages et wydenges », c’est-à-dire débarrassés des déchets de leur exploitation. Ainsi, outre des raisons de sécurité, le souci d’éviter tout conflit entre exploitants d’ateliers voisins quant au respect de ces obligations explique et justifie l’existence de différentes chambres souterraines, comme sur le site de l’hôpital et rue de la Masse. Une partie des déchets de taille étaient récupérés pour la construction des grands murs de hagues retenant les déchets d’exploitation de manière à dégager le passage principal. Le restant était enlevé par les carriers au fur et à mesure de leur exploitation à l’aide de moyens de portage à bras (« civières ») et de charrettes tirées par des chevaux, que l’on trouve régulièrement évoquées dans les textes. En 1454 par exemple, Thomas Pelotin accorde à Richard Lachièvre « son passage et arraicage […] pour passer une charette et bestes cavelines en ladite charette » sur un chemin passant sur les biens du dit Thomas (7 E 92, fol. 219r, cf. annexe). À la suite de quoi Richard Lachièvre conclut à son tour un accord avec ses voisins, Colin et Jean de Bessin, de manière à ce qu’ils puissent mutuellement passer par leurs biens respectifs (7 E 92, fol. 235r, cf. annexe). En avril 1455, Raoul Pelotin vend encore à Richard Lachièvre son « passage et arraicage par dessus l’eritage d’icellui Pelotin, tant hault que bas, a charrette et autrement […] pour passer et porter les matieres que ystront des carrieres » de Lachièvre (7 E 93/1, fol. 45v, cf. annexe). Le même texte précise que lorsque Lachièvre « fera besongner eu hault de sa carriere en nouvel atellier en la delle du Vieul Four », Pelotin prendra « a son prouffit des matieres qui en ystront jusques a la valleur d’un escu d’or ». Jean de Bessin en fait de même le mois suivant (7 E 93/1, fol. 57r) tandis qu’en 1457, Thomas Pelotin accorde à Girot de Bessin et Jean Ogier le « passage et arrescage a charrette, chevaulx et chiviere » sur des terres lui appartenant (7 E 94, fol. 126r, cf. annexe).
90La distinction opérée ici entre « le haut » et « le bas » rend compte de celle relative à la propriété ou à l’exploitation du sol de surface d’une part (« en haut ») et du sous-sol d’autre part (« en bas »). En surface, la terre pouvait être exploitée en cultures ou jardins, et le contrat de 1455 précise que le passage et « arraicage » ne devra pas « préjudicier la terre labourable ». Il semble même que l’on puisse rapprocher ici données de terrain et sources écrites. Quelques textes en effet désignent au xve s. les chemins de carrières par les termes voies et adreches. Ces deux mots étaient peut-être synonymes mais, s’il existât une nuance, ils pourraient aussi avoir désigné deux types de passages bien distincts, tels qu’on les retrouve au fond de la carrière de l’hôpital Clemenceau : voie aurait ainsi désigné un chemin principal pour les charrettes, les chivières et les hommes, tandis qu’adreche aurait qualifié un passage plus étroit, une galerie comme celle qui, partant de l’ouest de la salle D, reliait certainement les carrières FP04 et FP03 (fig. 36).
Figure 36 : Hypothèses d’évolution chronologique générale de la carrière mises en rapport avec la chaîne opératoire et le lexique technique des carriers caennais à la fin du Moyen Âge. / Figure 36: Hypotheses for the chronological development of the quarry, in relation to the chaîne opératoire and the technical lexicon of quarrymen in Caen at the end of the Middle Ages.
V. Carpentier, A. Dubois et L. Dujardin.
91D’autres informations techniques peuvent être déduites par recoupement entre données archéologiques et textuelles. Le mot fontis par exemple apparaît à diverses reprises dans les textes médiévaux, avec le même sens que de nos jours. Les carriers des coteaux situés à l’est de l’abbaye aux Dames durent faire face en effet à de gros problèmes causés par l’instabilité des plafonds. Or, l’étude de la carrière FP04 confirme bien cette réalité et tend à montrer qu’ils prirent les devants en formant des voûtes d’encorbellement afin de pouvoir exploiter les bancs de plafonds dans les meilleures conditions.
92Il reste enfin un terme encore énigmatique, celui d’arrescage, dont nous avons proposé une définition en tant que lieu d’enlèvement de la terre et des déblais. Dans les anciennes carrières souterraines ou aériennes, les charrettes devaient pouvoir être retournées, si possible sans être dételées ; aussi, une aire libre et suffisamment large était-elle nécessaire. Une telle manœuvre aurait été peu commode voire impossible dans des ateliers du type des salles A, B ou C, mais possible en revanche dans un espace plus large du type de la salle D, libre de déblais. Celle-ci nous semble dès lors pouvoir être identifiée à un arrescage, desservant ici trois chambres d’extraction disposées en étoile autour de celui-ci. Le terme désignerait ainsi une aire de travail spécifique, que l’on déplaçait et aménageait avec le chantier, et qui devait rester utilisable au fil de l’exploitation afin de gérer l’évacuation des déblais et des produits de taille. La salle D a certainement rempli cette fonction, ce qui explique par ailleurs le fait que son sol, observé sur 1 ou 2 m² à hauteur d’un sondage réalisé à l’écart des déblais causés par le forage de notre puits d’accès, est apparu nettement damé, ce qui n’est pas le cas dans l’axe du cheminement principal.
- 7 Arch. dép. Calvados, 7 E 92, fol. 47v.
- 8 Arch. dép. Calvados, 7 E 90, fol. 185v-186r.
93Qu’en est-il des produits de carrière de Calix et de leur destination avant le xviiie s. ? Nous l’avons dit, ceux-ci nous sont surtout connus par les textes. Aux pierres en gobet, esseliers, parpaings, coins et marches s’ajoutent des objets moins courants tels que mortiers, pesons et auges en pierre (Dujardin, 1995, 2004, 2008 et 2011). Les actes du tabellionage permettent de deviner la nature des productions uniquement lorsqu’un paiement est effectué en pierre. C’est le cas en juin 1452, la vente d’une carrière à Saint-Gilles étant conclue pour « un cent de pié de marche »7, ou en octobre 1444, quand le bail de la carrière de Raoul Pelotin est « fait pour le nombre de cinq mil piés de marche, quatre milliers d’esselier et soixante tonneaulx de gobet »8.
94La carrière FP04 a fourni quelques rares et précieux éléments concernant sa production, dont un esselier, apparemment bien fini, laissé au sol en salle D (bloc D1), ainsi qu’un autre gros bloc abandonné au fond de la salle B (bloc B1), dans le passage vers le front de taille nord, que les carriers ont peut-être voulu débiter afin de l’en dégager du passage. De la « pierre villaine » est sans doute également sortie de cette carrière, mais nous n’avons aucune idée des volumes de cette production dont ne subsistent que les blocs utilisés pour les parements des hagues. Cette dénomination désignait les moellons et les blocs microfracturés issus des bancs de toit, sous-produits dont la valeur était faible, mais qui pouvaient être utilisés en blocage ou dans les murs de clôture.
- 9 Arch. dép. Calvados, 7 E 90, fol. 92v.
- 10 Par exemple le Plan de la rivière de Caen dressé v. 1746-1748 (Paris, BnF, Cartes & plans, GE, Ser (...)
- 11 La pierre de Caen est explicitement utilisée à Arques en 1378 et 1437 : Paris, BnF, fr. 25 944, no(...)
95Les actes du tabellionage sont le plus souvent allusifs au sujet de tous ces produits, de leur destination commerciale ou de leur mise en œuvre. En mars 1443, Raoul Pelotin vend une terre en carrière pour 60 tonneaux de pierre « en gobet » que les acquéreurs devront « l’aidier a charger en carete et au batel au cay du Fournel »9 (cf. annexe). Il est très tentant de reconnaître ici l’ancien « quai du Bourg-l’Abbesse », hérité du xie s., naguère cité par Jules Pépin (1884, p. 155) et figurant sur les plans de la vallée de l’Orne au xviiie s.10. La pierre de Calix rejoignait ainsi par la voie fluviale le port de Ouistreham et de là, les circuits d’exportation évoqués plus haut vers la Bretagne, la Haute-Normandie11, l’Angleterre et la Flandre où des blocs de pierre de Caen sont attestés un peu partout au xive s. dans les avant-ports de Bruges, entre Damme et la mer du Nord (De Clercq et al., 2021).
- 12 Arch. dép. Calvados, 7 E 90, fol. 195ro ; 2 H 48/2.
96Bien entendu, elle approvisionnait aussi le marché caennais (Dujardin, 2014). En 1468 par exemple, Girot de Bessin, Martin Guy et Richard Pelotin, tous trois marchands de Caen et membres de familles de carriers établis à Calix, font des livraisons d’« esselliers », de « piés de marche de pierre », de « piés de gobet » et « piés de coing » pour le château de Caen (A. Dubois dans Bourgeois, 2020, p. 234). Sans surprise, le tabellionage montre que les pierres de Calix étaient aussi utilisées pour la construction civile, comme cet édifice construit pour Henri La Souche en 1443, pour lequel la pierre est taillée « en la carriere de Jehan de Bessin le Jeune »12. En outre, la proximité du « fournel » cité plus haut à propos du quai du Fournel, ainsi que diverses mentions de la « delle du Vieul Four » et du « fournel de Calix », à partir des années 1420, amènent aussi à s’interroger sur la possibilité qu’une des destinations des pierres de Calix ait été la production de chaux.
- 13 Arch. dép. Calvados, 2 H 47.
97L’existence d’un four à chaux (ou de fours successifs) à Calix est évoquée par Jules Pépin (1884, p. 164) tandis que le four banal était situé bien plus à l’ouest, dans le secteur du val Manissier13. On connaît par ailleurs quelques tentatives tardives d’exploitation de la pierre de Calix en vue de produire de la chaux : une expérience menée en 1593 ne semble guère avoir été couronnée de succès (Dujardin, 1998, p. 169), et un nouvel essai au xviiie s. se conclut par un échec total (Dujardin, 1991, p. 166). À Caen, comme dans tous les villages avoisinants, si le calcaire abonde, le bois nécessaire à la transformation en chaux est en revanche assez rare de sorte qu’il était moins onéreux de faire venir la chaux de bassins de production plus éloignés, mais plus proches des forêts. En 1388 et 1431, la chaux utilisée au château de Caen aux xive-xve s. paraît ainsi venir de Fresney-le-Vieux, petit village situé à une dizaine de km au sud (A. Dubois dans Bourgeois, 2020, p. 128, 130, 187). En tout état de cause, si de la chaux fut donc produite à Calix, elle pourrait ne l’avoir été qu’en quantités peu importantes et il ne s’agissait manifestement pas d’un débouché important pour ces carrières.
98Les informations réunies nous conduisent donc à situer l’exploitation de cette carrière dans le cours du xve s., jusqu’à son abandon survenu dans la première moitié du siècle suivant, ce qui coïncide parfaitement avec ce que nous disent les textes de cette époque sur le secteur de Calix. Son évolution peut être en partie comprise et restituée, de même que les méthodes mises en œuvre pour l’extraction de la pierre et sa transformation en produits finis. La technique d’exploitation par hague et bourrage, bien attestée à partir du xvie s. dans les centres carriers franciliens, semble donc avoir été déjà en vigueur au siècle précédent à Caen. Les sources textuelles, croisées aux données archéologiques, alimentent et enrichissent le champ de l’interprétation en s’éclairant mutuellement. Plusieurs déductions originales en découlent. Plus de trente ans après la publication des vestiges souterrains de la rue Vaubenard, ce nouveau site mis au jour à l’occasion d’un vaste projet de réhabilitation de l’hôpital Clemenceau, marque un pas de plus dans la redécouverte de ce qui fut, un millénaire durant, l’une des plus importantes activités économiques de Caen et de sa région avec un très large rayonnement. La pierre de Caen a en effet voyagé dans une partie du continent européen et même bien au-delà, jusqu’en Amérique du Nord au début du xxe s. et plus récemment encore dans la péninsule Arabique.