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Le dossier : La fabrique du livre, pérennité et mutations

La fabrique du livre : pérennité et mutations

Christophe Didier
p. 6-7

Texte intégral

1L’univers numérique, qui entend ranger le document imprimé au rayon des antiquités, est lui aussi, paradoxalement, un univers des écritures (nous employons volontairement le pluriel), écritures aussi di- verses dans leurs visées (songeons aux débats suscités par la soi-disant « écriture inclusive ») que dans leurs formes (il n’est que de constater la multiplicité des polices, tailles, graisses et couleurs offertes par les « barres d’outils » de nos ordinateurs) ; écritures encore et toujours le fruit d’une activité manuelle, les doigts tapant sur le clavier ayant remplacé, pour beaucoup de nos contemporains, le geste de s’emparer d’un stylo. Il y a donc toujours une fabrique de l’écrit, et le fait que les créateurs de caractères numériques continuent de parler de leurs « fontes » est à cet égard révélateur. Mais cette nouvelle civilisation de l’écriture (si tant est qu’on puisse la décrire comme telle) n’est plus automatiquement celle du livre. La fabrique du livre, aujourd’hui, n’aboutit plus forcément à un objet porteur d’une écriture informative, créative ou de divertissement. Et là où de grandes chaînes de librairies, en France comme ailleurs en Europe, proposent désormais presque autant d’objets divers que de livres, ces derniers deviennent de plus en plus fréquemment semblables à des objets – à regarder, déplier, manipuler, presque davantage qu’à lire, presque plus jouets que livres.

  • 1 Schulz, Roland, « Versteckte Seiten », in Süddeutsche Zeitung Magazin, n° 8, 25 février 2022
  • 2 Viguié-Desplaces, Philippe, « Bibliothèque d’hôtels, pour le meilleur et pour le pire… », in Le Fi (...)

2Ces derniers cependant, même dans leur acception traditionnelle d’un support essentiellement constitué d’écritures, ne disparaissent pas pour autant, comme nous le rappelle le sociologue Claude Poisse- not dans l’étude qu’il livre pour ce dossier. De la même manière, le magazine du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung nous dit, dans son édition du 25 février dernier, qu’il y a toujours en 2020 près de 29 millions d’Allemands qui ont acheté dans l’année un livre ou plus – pour sou- ligner dans le même temps que le nombre de personnes qui disent lire régulièrement un livre se monte, lui, à 18 millions. L’auteur de l’article laisse ensuite vagabonder son imagination, se demandant ce que deviennent dans les faits les millions de livres non lus…1 Quoi qu’il en soit, l’objet livre reste un élément constitutif de nos sociétés où, si son usage évolue, il demeure un élément de marquage social. Témoin ce phénomène nouveau des bibliothèques d’hôtels dont rend compte, entre autres, Le Figaro dans un article récent et dont on trouvera dans ce numéro une illustration strasbourgeoise avec le hall d’entrée du Léonor, hôtel de luxe qui a récemment ouvert dans la ville2. « Idée de déco » (pour reprendre les termes du journaliste), stimulateur d’ambiance ou nouveau moyen de diffusion pour certains éditeurs de beaux livres, la bibliothèque d’hôtel (on pense aussi aux murs de livres dans certains cafés, devenus un élément de décor si banal qu’on ne les remarque parfois plus) montre paradoxalement que la société a toujours besoin du livre, même si son rôle se résume parfois à sa seule présence – une cruelle ironie que sait cultiver aussi l’industrie informatique : écrivant ces lignes, ne suis-je pas devant un ordinateur portable appartenant à une gamme de modèles intitulée… ThinkBook ?

3À une époque marquée des inquiétudes les plus diverses, le livre serait-il rassurant ? Au-delà de l’irrigation, déjà notée, du vocabulaire de la civilisation du livre jusque dans les arcanes les plus récents de la création numérique (les « fonderies web » évoquées plus haut), on se rendra compte, en lisant les articles qui suivent, que l’imprimé a toujours un rôle à jouer – fût-il désormais moins connecté à l’acte de la lecture.

4« Le livre est un espace de rencontre », entend-on dire à l’école Estienne, quand le directeur d’un hôtel des Ménuires affirme que « la présence d’un livre humanise et crée un lien social ». Étonnante redécouverte de ce dont des siècles avaient été persuadés… mais sans doute fal- lait-il éprouver le vertige causé par sa possible perte pour en redécouvrir toutes les vertus. Car le numérique n’est pas rassurant : il excite ou effraie selon les cas, provoque lui aussi un vertige, enthousiaste ou consterné, incite à la réaction quand le livre incite à la réflexion, incite, au sens propre, à se reposer. Pérennité et mutations, y compris dans la fabrique : c’est ce qu’essaie de montrer ce numéro, où même l’œuvre d’art née de la destruction du livre comme support de lecture n’arrive pas à faire oublier que « le papier est patient », comme dit un dicton allemand. Nous en demeurons parfois proches, nous nous en éloignons d’autres fois, mais y restons toujours liés – comme si, pour le moment du moins, il était encore impossible de l’oublier.

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Notes

1 Schulz, Roland, « Versteckte Seiten », in Süddeutsche Zeitung Magazin, n° 8, 25 février 2022

2 Viguié-Desplaces, Philippe, « Bibliothèque d’hôtels, pour le meilleur et pour le pire… », in Le Figaro, 12 novembre 2021

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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Didier, « La fabrique du livre : pérennité et mutations »La Revue de la BNU, 25 | 2022, 6-7.

Référence électronique

Christophe Didier, « La fabrique du livre : pérennité et mutations »La Revue de la BNU [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 10 mai 2022, consulté le 27 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/rbnu/3893 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rbnu.3893

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Auteur

Christophe Didier

Conservateur Bnu, rédacteur en chef

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

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