• 1 Pour cette référence et toutes celles qui suivront, voir les orientations bibliographiques en fin (...)

1Dans leur ouvrage sur la culture matérielle paru en 2005, Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin1 entament leur introduction en prenant l’exemple de l’étudiant qui doit apprendre à maîtriser un ensemble d’objets matériels qui l’entourent et lui permettent de mener à bien son travail. Elles ne citent pas l’objet-livre mais cet oubli (peut-être signifiant) n’empêche pas de penser le livre comme une composante de notre culture. Cette entrée dans la réflexion complète celle consistant à se questionner sur la dimension symbolique du livre. Les réflexions sur la lecture, faisant l’objet de discours inquiets, en viennent à éluder une approche par la matérialité du livre. Pourtant, ce dernier est massivement présent dans notre société. Rien qu’en 2020, le Syndicat national de l’édition évalue à plus de 421 millions le total du nombre d’exemplaires de livres vendus. Et comme ceux-ci ont une durée de vie assez longue, c’est une masse considérable qui nous entoure dans nos espaces privés comme dans les lieux du livre, qu’ils soient commerciaux ou relèvent des institutions d’État, des collectivités locales ou des associations.

• 2 Voir Chartier et Hébrard, 2000.
• 3 Voir Poissenot, 2021.

3La thématique de la baisse de la lecture remonte aux années 19602. La concurrence de la télévision, le développement du secteur tertiaire dans l’économie et la démocratisation de l’enseignement secondaire ont porté ce discours de déploration qui reste toujours dominant. Il justifie une politique de lecture publique, à la fois au niveau national, mais aussi à l’échelon des collectivités locales. Cette perception de l’évolution de la lecture est en partie validée par les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français conduites par le ministère de la Culture depuis 19733.

• 4 Voir Lahire, 2012.

6Ce constat nuancé ne signifie pas qu’il n’existe pas de mutations dans le rapport de notre société à la lecture de livres. La pratique ne disparaît pas, mais le statut qu’elle occupe change. Plutôt qu’être au cœur des pratiques culturelles légitimes, elle forme davantage une niche, une possibilité parmi une multitude d’offres. Cet affaissement de la reconnaissance de la pratique provient du recul particulièrement net de la lecture parmi les catégories sociales supérieures. Entre 1988 et 2018, la part de lecteurs intensifs chez les cadres a baissé de 45 % et ne concerne plus qu’un quart d’entre eux. Comme le relève Philippe Coulangeon en 2011, la distinction sociale passe désormais moins par le support de la lecture. Et les étudiants de classes préparatoires scientifiques, qui formeront une part des élites sociales, adoptent des pratiques de lecture qui ne tranchent plus avec les pratiques populaires, en se tournant vers la bande dessinée ou le roman policier4.

• 5 Voir Bourdieu, 1992.

11Le livre et la lecture demeurent structurés par le champ littéraire5, mais celui-ci a perdu de son autonomie et son poids relatif par rapport aux autres champs (politique, économique ou encore culturel) s’est affaibli. Or la présence au monde de l’objet livre dépend des représentations qui l’entourent. Le recul de son importance dans les élites sociales et l’affaiblissement du poids du champ littéraire ouvrent la voie à un renouvellement du rapport de nos contemporains au livre comme objet. Depuis le Livre de poche en 1953 jusqu’au Librio en 1994 et au Tract de Gallimard en 2019, le livre perd les attributs de sa noblesse : reliure cousue, couverture cartonnée, durabilité, valeur marchande. Les éditeurs répondent par une offre à une disponibilité de la clientèle pour un objet livre réduit à sa plus simple expression. Et si les auteurs publiés dans ces conditions sont parfois morts parce qu’ils appartiennent à l’histoire de la littérature ou de la pensée, certains contemporains consentent à entrer dans le catalogue de ces collections. Le contenu l’emporte sur le contenant.

• 6 Voir Merklen, 2013.

14Le livre remplit aussi une fonction de relations entre anonymes. L’indéniable et durable succès des boîtes à livres atteste de cette réalité. Le site https://www.boite-a-lire.com, qui recensait environ 2 000 boîtes fin 2017, en compte quatre ans plus tard près de 7 000 réparties sur tout le territoire, à la fois en ville et dans les plus petites communes (voir ill. ci-dessous). Leur taille et leur vitalité varient grandement, mais elles font désormais partie du paysage de l’espace public. Elles se donnent à voir comme points de rassemblement potentiel autour des livres. Les dons des uns nourrissent les prêts des autres, dans un mouvement perpétuel où se mêlent la curiosité personnelle tout comme la satisfaction de partager. Le livre forme l’impressionnant support d’un lien personnel et collectif. Le mouvement d’individus libres donne naissance à un univers partagé. Par-delà leurs différences, les citoyens se retrouvent autour d’un objet qui devient presque totémique d’un monde où l’écrit occupe une place structurante. Une sorte de dialogue à distance et (le plus souvent) asynchrone s’engage entre les dépositaires de livres et ceux qui les empruntent ou les feuillettent. Étonnement, agacement, complicité, reconnaissance, nostalgie, ces réactions partagées résultent de ce dispositif de mise en commun des livres dans leur matérialité. À l’inverse, la presse locale relate régulièrement les cas de dégradations des boîtes à livres en exprimant le dépit, l’incompréhension et le sentiment de gâchis des bénévoles et éventuellement des élus qui ont installé ce service. L’émotion suscitée provient de cette transgression de la mise en cause pratique d’un double projet de rassemblement des citoyens et de mise en valeur du livre. La présence physique et publique de ce dernier engendre un conflit de valeurs6.

• 7 Voir Lipovetsky, 2021, p. 218.

17Comment interpréter la quête de ce lien de la part des lecteurs ? On peut y déceler le désir de trouver un modèle identificatoire. L’écrivain est celui (ou celle) qui parvient à exprimer sa singularité tout en donnant à sentir l’universalité de la condition humaine et recevant pour cela une reconnaissance sociale. « Engagé dans une activité singulière permettant d’être pleinement soi-même, dédaignant la réussite commerciale, l’artiste moderne apparaît comme une figure exemplaire de la culture expressive de l’authenticité personnelle »7. En cela, il ou elle incarne l’idéal de l’individu contemporain de façon emblématique. Le livre, par sa matérialité, témoigne de ce lien, passé ou toujours vivant, qui relie à soi-même. Et quand la place vient à manquer dans la bibliothèque personnelle, il est difficile, voire impossible, de se séparer de certains livres qui nous ont construits tandis que d’autres peuvent être éliminés car ils ne sont pas entrés dans notre histoire personnelle. Ce même lien rend compte du succès des rencontres avec les auteurs dans le cadre de salons du livre. La relation n’est plus seulement à distance, elle s’actualise et peut même être actée par une dédicace ou quelques mots échangés. Les emprunteurs en bibliothèques font parfois l’expérience de la découverte d’un livre ou d’un auteur par cet équipement et ont du mal à le rendre au nom de ce lien qui s’est tissé. Bien sûr, ils peuvent se rendre dans leur librairie pour l’acheter, mais on pourrait imaginer une procédure simple proposée aux usagers pour qu’ils déclenchent une commande auprès d’un libraire local.

• 8 Voir Bythell, 2021, p. 127.

18C’est la même quête de son identité personnelle qui conduit les adultes à chercher à retrouver les livres de leur jeunesse. L’enjeu est de reconstituer un fil biographique par le truchement du livre imprimé. Les bouquinistes (associés à la mise en ligne de leurs catalogues) vivent largement de ce qui relève d’une nostalgie de soi autant que d’une époque. C’est ce dont témoigne avec drôlerie ce bouquiniste écossais dont nous parle Bythell, à propos de clients américains en quête de livres sur l’histoire de leur clan familial en Ecosse8.

• 9 Voir Dumontier, de Singly et Thélot, 1990, p. 63.

19Les bibliothèques personnelles prennent le sens de traces d’une existence composite. Du fait de la banalisation du livre et de la lecture, l’enjeu est moins celui de faire étalage d’une culture littéraire que de conserver une mémoire de soi et éventuellement de la donner à voir (voir ill. ci-dessus). D’ailleurs, si une enquête relevait l’augmentation du nombre de livres dans les foyers français entre 1967 et 19879, celle-ci semble ne pas s’être poursuivie. Si la moitié des foyers possédait au moins cinquante livres en 1987, les données fournies dans le cadre des « pratiques culturelles des Français » en 2008 (l’indicateur a été abandonné en 2018) montrent que 57 % des Français de 15 ans et plus déclarent posséder au moins 31 livres. L’accumulation pour elle-même ou pour l’apparat ne semble plus d’actualité. Elle se mue en une sélection qui prend sens dans l’autobiographie du lecteur.

• 10 L’ESGBU (Enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires) est un instrument a (...)
• 11 Voir Privat, 2001.
• 12 Voir Dehail et Le Marec, 2018.

22La fréquentation des bibliothèques (universitaires comme municipales) connaît une évolution plus favorable que l’inscription ou les prêts. Alors que ces deux derniers tendent à s’éroder (avant même la crise sanitaire), les visites restent à un niveau assez élevé et ont plutôt augmenté depuis la fin des années 2000. En moyenne, on dénombre quarante visites en bibliothèques universitaires par an et par étudiant en 2019 (données ESGBU10). Du côté des bibliothèques municipales, le nombre moyen de visites par an et par habitant est plus faible, mais il atteint son maximum pour les communes de plus de 40 000 habitants (selon les données de l’Observatoire de la lecture publique), c’est-à-dire là où les étudiants sont les plus nombreux et où ils sont à même de trouver des équipements de grande taille pour accueillir leurs visites studieuses. S’ils ne sont pas les seuls, les étudiants se distinguent en effet par leur usage studieux des bibliothèques. C’est une pratique ancienne et on se souvient que Jean-Marie Privat11, en référence à la fréquentation studieuse de la BPI, parlait de la « beaubourisation » des bibliothèques municipales par les étudiants venant mettre à profit le cadre des bibliothèques pour travailler. Bien sûr, ils viennent y chercher un mobilier confortable et du silence, mais la présence physique des livres participe à la « construction des savoir-faire savants »12. Plus largement, les rayonnages remplis d’ouvrages forment un cadre propice à la concentration. Les étudiants travaillent comme sous le regard, conjuguant exigence et bienveillance, des « maîtres » qui ont rédigé tous ces livres (voir ill. ci-dessus). Ils prennent place dans les pas de leurs prédécesseurs, tout en étant invités à l’humilité. Ils s’infligent une forme de « servitude volontaire » à même de porter leur cursus universitaire. Et le regard des pairs, eux-mêmes engagés dans le même effort, crée une communauté de destin et une émulation à même de soutenir l’investissement consenti.