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Le dossier : Bagages d'artistes
Le carnet comme document d'archives

Les ruines de Sombernon sous le crayon de Francesc Fontanals, prisonnier politique à Dijon (1808-1814)

Esther Alsina Galofre et Oriol Vaz-Romero Trueba
p. 18-21

Texte intégral

  • 1 Francesc Quílez, « Aportacions documentals per al coneixement de la vida i l’obra del gravador Fra (...)
  • 2 Nous tenons à remercier l'historien de l’art Dr. Francesc Fontbona de nous avoir fait part de la d (...)

1Le carnet de dessins inédit, réalisé par Francesc Fontanals Rovirosa (1777-1827)1, peintre et graveur espagnol ayant vécu entre le 18e et le 19e siècle, révèle les errances d’un artiste qui fut prisonnier politique à Dijon en raison de sa fidélité à la couronne de Ferdinand VII. Ce carnet est intéressant non seulement pour les historiens espagnols et français, mais également pour les Bourguignons, puisque ses trente-deux pages contiennent des représentations de châteaux, couvents et domaines nobles de Bourgogne, dont certains ne subsistent plus qu’à l’état de ruines ou dans les mémoires2.

Francesc Fontanals, Castillo de Saint Barneau [Sombernon, Côte-d’Or]

Francesc Fontanals, Castillo de Saint Barneau [Sombernon, Côte-d’Or]

Encre sur papier, 12 x 19,5 cm, Ms. 916, fº32 r°

Cliché et coll. Barcelone, Biblioteca de Catalunya

2Fontanals est né à Vilanova i la Geltrú, une petite commune côtière de la province barcelonaise. A l’âge de dix-neuf ans, il entre à l’Escuela Gratuita de Diseno, connue habituellement sous le nom de « Llotja ». Désireux de devenir professeur et graveur, il poursuit ses études à l’Académie madrilène de San Fernando, puis à Paris en 1802, devenant spécialiste en « reproduction » de tableaux célèbres grâce à la chalcographie. En 1804, le jeune artiste obtient une pension pour se former à Florence auprès du graveur Raffaello Morghen. En compagnie de l’artiste napolitain, le jeune Catalan ne cesse alors de visiter les collections princières de la ville des Médicis.

Prisonnier à Dijon et dessinateur de la Bourgogne

  • 3 Pedro Gómez Labrador, Mélanges sur la vie privée et publique du Marquis de Labrador, écrits par lu (...)

3Tandis que Napoléon 1er mène l’occupation de l’Espagne et de l’Italie, Francesc Fontanals, en tant que pensionnaire de la couronne espagnole, est une victime collatérale de la guerre d’indépendance. En effet, il se trouve au cœur des conflits diplomatiques entre l’ambassade espagnole et les chefs bonapartistes en Toscane. Il est utile d’évoquer ici le témoignage de Pedro Gómez de Labrador, ambassadeur espagnol à Florence : un soir, « à dix heures », Labrador se rendit auprès du général Menou qui voulait lui faire reconnaître l’autorité de Joseph Bonaparte. La même intimation fut faite aux quatre Espagnols résidant à Florence : « un ancien pensionné de l’École de peinture à Rome, un employé de la Bibliothèque royale de Madrid et deux jeunes graveurs », Manuel Esquivel et Fontanals3. A la fin du mois d’octobre 1808, la situation s’aggrava puisqu’aucun d’entre eux ne prêta allégeance. Fontanals se déclara clairement pro-fernandiste, ce qui précipita le graveur catalan à Dijon :

  • 4 Ibid., p. 23-24

M. de Labrador, son secrétaire de légation, un courrier de cabinet et les artistes mentionnés, ayant refusé de prêter serment, furent conduits à la forteresse de Florence […] puis transportés à Dijon […] Comme ils n’avaient pas les moyens de se faire conduire en voiture, ils auraient été forcés d’y aller à pied […] si M. de Labrador n’eut payé pour eux une voiture ainsi que le voyage et le retour des gendarmes chargés de les conduire. On mit vingt jours pour se rendre de Florence à Dijon, et dans les auberges on plaçait un gendarme à leur porte4.

  • 5 Esteve Cladellas, « L’estampa catalana a la biblioteca dels museus. Francesc Fontanals i Rovirosa, (...)
  • 6 Lettre autographe de F. Fontanals au comte Luigi Gnecco, Dijon, 20-XII-1810, Milan, collection pri (...)

4L’arrivée du Catalan auprès des autorités pénitentiaires de Dijon est attestée à la fin de l’été. Dépourvu de revenu comme tous les autres pensionnés déportés, il alla habiter la « maison d’arrêt et de correction ». Cependant, la réalisation entre 1810 et 1814 d’une gravure panoramique de la ville de Dijon prouve une certaine liberté de circulation5 qu’il confirme en affirmant avoir trouvé dans le dessin en plein-air et dans la création d’un petit atelier de « disciples amateurs » ses principales ressources psychologiques pour surmonter le bannissement6.

Claudio Lorenzale, Deux dessinateurs devant un paysage de ruines, ca. 1840-1850

Claudio Lorenzale, Deux dessinateurs devant un paysage de ruines, ca. 1840-1850

Crayon et lavis sur papier, 13,2 x 18,3 cm, inv. 006049-D

Cliché et coll. Barcelone, MNAC

  • 7 Francesc Fontanals, Puntos de vista de algunos edificios…, 1808- 1814, encre, crayon, lavis, 12 x (...)
  • 8 Ibid., fo7r

5Les dessins du cahier, constitué comme tel a son retour en Espagne, furent réalisés sur des feuilles volantes, très probablement posées sur une planche en bois, lors des séances en plein-air, à la façon dont les représente Claudio Lorenzale (voir ill. ci-dessus). En préambule de son manuscrit, Fontanals écrit : « Vues de quelques bâtiments de campagne, appartenant à plusieurs familles illustres de la Bourgogne ; tirées du naturel par Don F. Fontanals, retenu en otage comme prisonnier d’État dans les cachots de la ville de Dijon, capitale de la Bourgogne en France, de 1808 à 1814 »7. Sans doute, une lecture rétrospective amène le Catalan à relater des histoires que ses protecteurs dijonnais lui racontaient, comme celle du monastère de Cîteaux, « ou saint Bernard fut abbé », ou encore ce dont témoigne le dessin d’un couvent de Vesvres, ou « François de Sales allait célébrer la messe et où vécut sainte Jeanne de Fremiot, baronne de Chantal »8.

Le château de Sombernon : un regard préromantique

6La dernière page contient deux dessins réalisés en 1812. Le premier correspond à l’église d’Agey, et l’autre à l’avant du château de « Saint Barneau » ou Sombernon, la seule représentation d’un bâtiment en ruines dans tout le carnet. Une trame serrée de traits gris figure les volumes des tours et du sol. Comme dans d’autres dessins du cahier, la végétation est évoquée rapidement par des traits noirs légèrement estompés avec le doigt.

  • 9 Claude Courtépée, « Sombernon », in Description générale et particulière du duché de Bourgogne…, D (...)
  • 10 Hervé Mouillebouche, « Sombernon (Côte-d’Or). Le château », in Archéologie médiévale, vol. 27 (199 (...)

7Aujourd’hui, il ne reste du vieux castel que le mur de soutènement ouest. Il fut élevé sur une esplanade dominant la vallée de la Brenne et celle de Remilly. Cité pour la première fois en 1252 et ayant appartenu aux Sombernon, aux Montagu et aux Baudremont, le château est, selon l’historien Hervé Mouillebouche, l’un des plus anciens de Bourgogne. En 1660, la famille du chancelier Nicolas Brulart le rebâtit « à bossage », même s’il ne fut jamais terminé. Si l’on en croit le rapport de l’abbé Claude Courtépée, qui le connut avant sa destruction en 1763, « le château sur l’éminence […] pouvait passer pour un des plus beaux de la province »9. Le dessin de Fontanals prouve qu’au début du 19e siècle, il restait encore plusieurs tours à l’édifice10.

Lluis Rigalt Farriols, Ruines d’un monastère, ca. 1850

Lluis Rigalt Farriols, Ruines d’un monastère, ca. 1850

Encre, aquarelle sur papier, 28,5 x 34,8 cm, inv. 214455-000

Cliché et coll. Barcelone, MNAC

  • 11 Rafael Argullol, La atraccion del abismo. Un itinerario por el paisaje romantico, Barcelone, Acant (...)

8La vue du château de Sombernon, que Fontanals traite avec la même précision que celle qu’il prête a ses croquis d’autres bâtisses bourguignonnes, présente non seulement des liens avec des peintres français comme Alexandre de Laborde (Vues pittoresques et historiques de l’Espagne, 1812), mais surtout avec le barcelonais Lluis Rigalt, représentant du premier romantisme catalan. Celui-ci, également élève de la Llotja, réalisa des vues d’après nature comparables à celles de Fontanals, transcendant le paysage par la présence de ruines et le traitement d’atmosphères bien plus chargées que celles du prisonnier de Dijon (voir ill. ci-dessus). Ces œuvres évoquent déjà un double sentiment romantique : l’impuissance face au pouvoir destructeur du temps et la fascination pour les créations du génie humain, perdues a jamais dans l’océan des siècles. Dans ce dessin de Fontanals transparaît la poésie d’une étrange beauté mutilée, empreinte d’une autre « beauté essentielle qui est, à son tour, la seule vraie »11.

9A l’occasion de cet article, nous avons mis l’accent sur l’une des illustrations du carnet. Mais bien d’autres restent à découvrir, à situer et à comparer avec l’état actuel des bâtiments dessinés par Fontanals. L’album est une promenade à travers des monuments anciens qui rapprochent chacune de ces planches d’une pratique réalisée couramment dans les années suivantes par les artistes romantiques et les voyageurs poètes du Grand Tour. Il nous reste à ce stade bien des enquêtes et études à mener sur la vie de Fontanals à Dijon, l’album de gravures de ses disciples – conservé au Musée national d’art de Catalogne –, le tracé de ses déplacements d’après les vues contenues dans le cahier de dessins et l’identification sur place de certains monuments et châteaux en ruine, à l’aide du Centre de castellologie de Bourgogne.

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Notes

1 Francesc Quílez, « Aportacions documentals per al coneixement de la vida i l’obra del gravador Francesc Fontanals i Rovirosa (I) et (II) », in Butlleti del Museu Nacional d’Art de Catalunya, no 5 (2001), p. 93-108, puis no 6 (2002), p. 55-66

2 Nous tenons à remercier l'historien de l’art Dr. Francesc Fontbona de nous avoir fait part de la découverte de l’album de Francesc Fontanals conservé au Département des arts graphiques de la Biblioteca de Catalunya dont il était le directeur. Pour plus d'informations : Francesc Fontbona, Historia de l'Art Catala. vol. VI : Del Neoclassicisme a la Restauracio, 1808-1888, Barcelone, Éditions 62, 1983, p. 19-26 ; Francesc Fontbona, El paisatgisme a Catalunya, Barcelona, Destino, 1979, p. 13-16

3 Pedro Gómez Labrador, Mélanges sur la vie privée et publique du Marquis de Labrador, écrits par lui-même…, Paris, E. Thunot, 1849, p. 22

4 Ibid., p. 23-24

5 Esteve Cladellas, « L’estampa catalana a la biblioteca dels museus. Francesc Fontanals i Rovirosa, gravador de traducció », in Butlleti dels Museus d’Art de Barcelona, vol. 2, no 17 (octobre 1932), p. 313, 316, fig. 13

6 Lettre autographe de F. Fontanals au comte Luigi Gnecco, Dijon, 20-XII-1810, Milan, collection privée, C-131280

7 Francesc Fontanals, Puntos de vista de algunos edificios…, 1808- 1814, encre, crayon, lavis, 12 x 19,5 cm, Barcelone, Biblioteca de Catalunya, ms. 916, fo1r

8 Ibid., fo7r

9 Claude Courtépée, « Sombernon », in Description générale et particulière du duché de Bourgogne…, Dijon, Lagier et Décailly, 1848, vol. 4, p. 48

10 Hervé Mouillebouche, « Sombernon (Côte-d’Or). Le château », in Archéologie médiévale, vol. 27 (1997), p. 246-247

11 Rafael Argullol, La atraccion del abismo. Un itinerario por el paisaje romantico, Barcelone, Acantilado, 2006, p. 23, 30 Catalunya, Barcelona, Destino, 1979, p. 13-16 Lluis Rigalt Farriols, Ruines d’un monastère, ca. 1850, encre, aquarelle sur papier, 28,5 x 34,8 cm (coll. Barcelone, MNAC) Claudio Lorenzale, Deux dessinateurs devant un paysage de ruines, ca. 1840-1850, crayon et lavis sur papier, 13,2 x 18,3 cm (coll. Barcelone, MNAC)

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Table des illustrations

Titre Francesc Fontanals, Castillo de Saint Barneau [Sombernon, Côte-d’Or]
Légende Encre sur papier, 12 x 19,5 cm, Ms. 916, fº32 r°
Crédits Cliché et coll. Barcelone, Biblioteca de Catalunya
URL http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6089/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,8M
Titre Claudio Lorenzale, Deux dessinateurs devant un paysage de ruines, ca. 1840-1850
Légende Crayon et lavis sur papier, 13,2 x 18,3 cm, inv. 006049-D
Crédits Cliché et coll. Barcelone, MNAC
URL http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6089/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 3,3M
Titre Lluis Rigalt Farriols, Ruines d’un monastère, ca. 1850
Légende Encre, aquarelle sur papier, 28,5 x 34,8 cm, inv. 214455-000
Crédits Cliché et coll. Barcelone, MNAC
URL http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6089/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 2,7M
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Pour citer cet article

Référence papier

Esther Alsina Galofre et Oriol Vaz-Romero Trueba, « Les ruines de Sombernon sous le crayon de Francesc Fontanals, prisonnier politique à Dijon (1808-1814) »La Revue de la BNU, 26 | 2022, 18-21.

Référence électronique

Esther Alsina Galofre et Oriol Vaz-Romero Trueba, « Les ruines de Sombernon sous le crayon de Francesc Fontanals, prisonnier politique à Dijon (1808-1814) »La Revue de la BNU [En ligne], 26 | 2022, mis en ligne le 10 janvier 2023, consulté le 20 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rbnu/6089 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rbnu.6089

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Auteurs

Esther Alsina Galofre

Professeur agrégée, Universitat de Barcelona

Oriol Vaz-Romero Trueba

Docteur en histoire de l'Art, Universitat de Barcelona

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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