Le carnet d’Édouard Roederer : musée imaginaire d’un architecte de la fin du 19e siècle
Texte intégral
- 1 Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, 101 Z 1231, dimensions du carnet ouvert (...)
- 2 Denis Durand de Bousingen, « Édouard Roederer », in Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, (...)
- 3 Théodore Rieger, Strasbourg architecture : 1871-1918, Strasbourg, Le Verger, 1991
- 4 Dessin conservé au Cabinet des estampes et des dessins de Strasbourg, dans le fonds de l’artiste E (...)
1Les archives municipales de Strasbourg conservent un intrigant carnet d’assez grand format dont les pages sont couvertes de calques et papiers découpés et collés1. Son auteur, Alphonse Édouard Othon Roederer, est un architecte né en 1838 à Strasbourg et mort dans la même ville en 1899. Apres avoir été formé à l’École des Beaux-Arts de Paris, il est de retour dans la capitale alsacienne ou il devient architecte municipal sous la direction de Jean-Geoffroy Conrath, puis de Johann Karl Ott2. Parmi ses réalisations strasbourgeoises3, citons l’ancienne clinique Adassa, le presbytère de la paroisse Saint-Louis, la maison Holtzapfel ainsi que les immeubles sis au 23 place Broglie, 1 rue du Dôme et 6 rue de Haguenau, et le monument aux morts de la guerre de 18704, aujourd’hui érigé dans l’enceinte de la Haute école des arts du Rhin. Pour toutes ces réalisations, il est difficile de discerner le rôle exact d’Édouard Roederer, entre simple exécutant des plans de ses supérieurs, ou réel maître d’œuvre.
Revers de couverture du carnet d’Édouard Roederer, traité comme la première page
Coll. Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, cliché Marianne Lepage
2Son album est un carnet a dessins de cent trente-deux pages, de format paysage, comportant deux lanières pour le fermer ainsi qu’un passant pour y insérer un crayon. Pourtant, jamais rien dans ce carnet ne fut dessiné a même les pages, car c’est un recueil d’images collées, pour plus de la moitié de calques souvent signés et datés, et, pour le reste, d’imprimés découpés. La disposition de ces images ne répond à aucune logique chronologique ou thématique, ni même à un agencement dans un même sens de lecture, ce qui laisse penser que la seule raison régissant l’assemblage sur la page a été la volonté de remplir la surface le plus efficacement possible. Cependant, résultat d’une usure sans doute due à son utilisation, puis aux conditions de sa conservation, le carnet est aujourd’hui profondément lacunaire : autrefois rempli jusqu’aux bords des pages, le blanc du support est parfois devenu majoritaire et donne de curieuses dispositions, eu égard aux images restantes, désormais isolées.
- 5 Bagages d’artistes. Carnets de notes, carnets de références, musées de papier, Strasbourg, Bnu, 24 (...)
3Lors de l’exposition « Bagages d’artistes »5, le carnet d’Édouard Roederer était présenté ouvert à la première double-page, laquelle est tout à fait représentative du reste. On trouve sur la page de gauche (c’est-à-dire le verso de la première de couverture ; voir ill. ci-dessus) un frontispice découpé d’un fascicule et portant la mention : « Catalogue de la librairie de l’art ». S’il est difficile de retrouver sa provenance, sa présence ici est presque ironique, car c’est une annonce parfaite de ce qu’il y a à découvrir dans les pages suivantes : des coupes ou décalquages d’images de livres ou de revues d’art.
- 6 Illustrated London News, 19 juillet 1884, p. 52
- 7 Alexander Mark Rossi, Children at Play, ca. 1880, 35x52 cm, Rotherham (Royaume-Uni), Clifton Park (...)
4Sur cette même page, on peut voir des découpes collées, tirées de l’Illustrated London News de 18846 : une représentation de la statue de la Liberté (voir ill. ci-dessus) ainsi qu’un portrait de Tony Robert Fleury. Ce dernier provient d’ailleurs d’une page comportant onze autres portraits, tous éparpillés dans le carnet. On reconnaît sur la petite image de gauche la cathédrale d’Anvers, mais sa source n’a pu être établie. Quant aux autres images, elles restent pour le moment non identifiées. Il s’agit pour la première d’un paysage, certainement de l’Égypte antique, avec au premier plan des lotus, tandis que l’on peut distinguer a l’arrière-plan une porte monumentale typique de cette architecture. La seconde doit provenir de la même source que l’image de la cathédrale d’Anvers : on y retrouve le même cadre, la même qualité d’impression ainsi que la même signature illisible, et une date : 1880. Enfin la dernière image est une reproduction modifiée d’une partie du tableau Children at Play d’Alexander Rossi7, peintre anglais actif entre 1870 et 1916.
Recto de la première page du carnet d’Édouard Roederer

Coll. Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, cliché Marianne Lepage
- 8 Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine, Choix des plus célèbres maisons de plaisance (...)
- 9 D’après la mention suscrite a sa signature sur le calque : le « 13 juillet 82 ».
- 10 Jean Duchesne [Duchesne aîné] et Étienne Achille Réveil, Musée de peinture et de sculpture ou recu (...)
5La première page, qui fait donc face au revers de couverture (voir ill. ci-dessus), présente pour sa part quatre images : trois calques et un extrait d’imprimé, bien que l’on devine aisément qu’il y avait un calque supplémentaire à droite, aujourd’hui manquant, mais dont subsistent les angles collés. Le premier calque, le plus grand, reprend une image d’un ouvrage de Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine8, Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome, duquel il reproduit le portique a cariatides de la maison Albani (voir ill. ci-dessous). Le calque situé au-dessous, dont on n’a pu établir la source avec certitude, reproduit le plan du Festspielhaus de Bayreuth, connu pour avoir été conçu par Richard Wagner. A droite, Roederer a reproduit en 18829 une statue du 19e siècle, La Pudeur, comme cela est indiqué sur son socle, sculptée par Pierre Cartellier ; l’image-source se trouve dans le Musée de peinture et de sculpture…10, gravé par Étienne Achille Réveil, écrit par Jean Duchesne, et publié en 1834. Enfin, en bas à gauche, est collée une coupure d’imprimé : une sorte de visage d’inspiration égyptienne, avec un numéro (6) inscrit en dessous. Or quand on parcourt l’intégralité du carnet de Roederer, on trouve d’autres illustrations d’objets dans l’esprit archéologique, avec des numéros de figure, et du même style d’impression. Cela laisse penser à une planche de figures découpées, isolées et disséminées.
Extrait de la planche 7 de l’ouvrage de Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine, Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs, Paris, P. Didot l’Aîné, 1809

Cliché Marianne Lepage
- 11 Église Saint-Pierre de Montrouge (Paris), élevée en 1863 sur les plans d’Émile Vaudremer, qui a vi (...)
6Il est intéressant de noter que cette double page, et plus généralement l’ensemble du carnet, n’ont pas de lien direct avec les travaux réalisés par Édouard Roederer. Seule exception, la reproduction de l’église Saint-Pierre de Montrouge, d’Émile Vaudremer11, laquelle n’est pas sans évoquer la façade du temple protestant de Lille dont Roederer est l’architecte. Il ne faut donc pas voir dans ce carnet un espace d’expérimentation ou de développement de ses projets architecturaux. Il semble qu’il constitue davantage un répertoire d’images qui l’ont intéressé, intrigué, au point de vouloir en conserver la trace.
- 12 Citons notamment César Daly, L’architecture privée au XIXe siècle (deuxième série). Nouvelles mais (...)
7Imagier personnel constitué au fil de ses lectures, peut-être à la suite de voyages et de visites, le carnet d’Édouard Roederer devient ainsi le témoin de sa curiosité artistique et de sa culture visuelle. La recherche des sources des images permet de reconstruire sa « bibliothèque », ou au moins un historique de ses consultations. S’il était attendu de trouver des copies d’ouvrages sur l’architecture, notamment ceux de César Daly12, il est bien plus étonnant de découvrir dans le carnet d’un architecte strasbourgeois tant d’éléments tirés de la presse anglaise. Plus largement, l’étude de ce carnet est un excellent moyen de comprendre comment les artistes se documentent à la fin du 19e siècle : quels ouvrages ils choisissent pour chercher des modèles, compléter leur culture historique ou simplement stimuler leur intellect.
Notes
1 Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, 101 Z 1231, dimensions du carnet ouvert : 74x25 mm.
2 Denis Durand de Bousingen, « Édouard Roederer », in Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, 32, p. 3256-3258
3 Théodore Rieger, Strasbourg architecture : 1871-1918, Strasbourg, Le Verger, 1991
4 Dessin conservé au Cabinet des estampes et des dessins de Strasbourg, dans le fonds de l’artiste Eugene Dock.
5 Bagages d’artistes. Carnets de notes, carnets de références, musées de papier, Strasbourg, Bnu, 24 mars au 30 avril 2022
6 Illustrated London News, 19 juillet 1884, p. 52
7 Alexander Mark Rossi, Children at Play, ca. 1880, 35x52 cm, Rotherham (Royaume-Uni), Clifton Park Museum
8 Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine, Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs, Paris, P. Didot l’Aîné, 1809, pl. 7
9 D’après la mention suscrite a sa signature sur le calque : le « 13 juillet 82 ».
10 Jean Duchesne [Duchesne aîné] et Étienne Achille Réveil, Musée de peinture et de sculpture ou recueil des principaux tableaux, statues et bas-reliefs des collections publiques et particulières de l’Europe, XV, Paris, Audot, 1834, p. 564
11 Église Saint-Pierre de Montrouge (Paris), élevée en 1863 sur les plans d’Émile Vaudremer, qui a visiblement inspiré Édouard Roederer pour la façade du temple protestant réalisé à Lille à partir de 1868.
12 Citons notamment César Daly, L’architecture privée au XIXe siècle (deuxième série). Nouvelles maisons de Paris et des environs, Paris, Ducher et Cie, 1872 ; ainsi que, du même auteur, Motifs historiques d’architecture et de sculpture d’ornement… Choix de fragments empruntes a des monuments français, I, Paris, A. Morel, 1869.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Revers de couverture du carnet d’Édouard Roederer, traité comme la première page |
---|---|
Crédits | Coll. Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, cliché Marianne Lepage |
URL | http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6105/img-1.JPG |
Fichier | image/jpeg, 3,2M |
![]() |
|
Titre | Extrait de la page 52 de l’Illustrated London News, 19 juillet 1884 |
Crédits | Cliché Marianne Lepage |
URL | http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6105/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,0M |
![]() |
|
Titre | Recto de la première page du carnet d’Édouard Roederer |
Crédits | Coll. Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, cliché Marianne Lepage |
URL | http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6105/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,1M |
![]() |
|
Titre | Extrait de la planche 7 de l’ouvrage de Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine, Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs, Paris, P. Didot l’Aîné, 1809 |
Crédits | Cliché Marianne Lepage |
URL | http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6105/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,2M |
Pour citer cet article
Référence papier
Marianne Lepage, « Le carnet d’Édouard Roederer : musée imaginaire d’un architecte de la fin du 19e siècle », La Revue de la BNU, 26 | 2022, 30-33.
Référence électronique
Marianne Lepage, « Le carnet d’Édouard Roederer : musée imaginaire d’un architecte de la fin du 19e siècle », La Revue de la BNU [En ligne], 26 | 2022, mis en ligne le 10 janvier 2023, consulté le 23 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/rbnu/6105 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rbnu.6105
Haut de pageDroits d’auteur
Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International - CC BY-NC-SA 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/
Haut de page