Du carnet de voyage à la peinture murale : cheminement du motif de l’« Hétimasie » dans l’œuvre de Paul Durand (1806-1882)
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1Figure méconnue de l’historiographie, le docteur, dessinateur et archéologue Paul Durand est l’un des acteurs majeurs de la redécouverte de Byzance au 19e siècle en France. Entre 1839 et 1866, il effectue six expéditions archéologiques en Orient ou il manifeste un vif intérêt pour l’étude de l’architecture et de l’iconographie byzantines. Fervent catholique et défenseur du patrimoine chrétien, il est affecté par l’état de conservation précaire des édifices du christianisme oriental qu’il découvre lors de ses voyages. Sur le terrain, il s’attèle à l’étude des églises byzantines dans le but de préserver leur souvenir dans les pages de ses carnets de notes et de croquis (intitulés « albums »). Ces derniers se présentent comme des journaux de bord : le voyageur y relate quotidiennement son itinéraire et les lieux parcourus. Mais ils se révèlent surtout être de véritables inventaires du patrimoine religieux byzantin. Adoptant une approche résolument scientifique, Durand analyse méthodiquement chaque édifice et couvre les pages de ses carnets de longues descriptions architecturales et iconographiques que complètent des croquis d’églises byzantines.
- 1 Durand illustre notamment les articles et ouvrages tels que l’Iconographie chrétienne : histoire d (...)
- 2 Sur les sept carnets de voyage du fonds Paul Durand initialement conservés a la bibliothèque munic (...)
2Au retour de chacun de ses voyages, Durand met à profit ses croquis pour l’illustration d’ouvrages scientifiques1. Dans les années 1850, ses carnets trouvent une nouvelle fonction, Durand débutant alors une activité de restaurateur de peintures murales en Eure-et-Loir. Il puise dans ses carnets des motifs iconographiques byzantins qu’il réadapte dans des décors simples, mais hautement symboliques, espérant ainsi revitaliser la peinture religieuse de son époque par l’intégration de motifs issus des premiers temps du christianisme. L’étude du motif de l’« hétimasie » (ἑτοιμασία en grec), cette représentation d’un trône vide symbolisant l’attente du jugement dernier, est un exemple révélateur des usages pluriels des carnets de voyage par l’archéologue. L’étude de ces derniers, endommagés lors de la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui conservés à la médiathèque l’Apostrophe de Chartres2, met en lumière les méthodes de conception et l’usage des carnets de voyage par Durand.
Paul Durand, MS 1776, f. 17r, L’Hétimasie, 1845
Cliché et coll. médiathèque l’Apostrophe de Chartres
L’étude de l’Hétimasie dans les sanctuaires byzantins
3L’intéret de Durand pour le motif iconographique de l’Hétimasie semble naître sur le terrain lorsqu’il l’observe dans des églises d’Orient et d’Italie. Sans doute intrigué par ce motif dont la signification fait l’objet de débats parmi les érudits européens de l’époque, il en relève quelques exemples. Ainsi, en 1845, alors qu’il parcourt la Sicile, il décrit le motif de l’Hétimasie figuré sur « la partie qui est en devant de l’abside principale » d’une église : « en haut HETHMACHA, trône la [texte disparu]. Coussin livre fermé avec 7 sceaux et dessus [texte disparu] une colombe nimbée. Au-dessous le mon[de ?] ou demi-sphère ». Sous cette description de l’Hétimasie, un croquis rapide à demi effacé en est une illustration possible (voir ill. ci-dessus).
4Le plus bel exemple de croquis de ce motif reproduit dans les carnets trouve son modèle à Sainte- Sophie de Constantinople. Durand est en effet dans la capitale ottomane en 1847, au moment où les architectes Gaspare et Giuseppe Fossati s’affairent à la restauration de la basilique sous les ordres du sultan Abdülmecid Ier. Les mosaïques byzantines s’offrent alors à la vue des visiteurs après plusieurs siècles passés sous un enduit qui les dissimulaient. Autorisé à monter sur les échafaudages par les Fossati, Durand relève les mosaïques de la basilique et décrit cet épisode dans un de ses manuscrits inachevés :
- 3 Paul Durand, MS 1747, Que les figures dites orantes devraient être appelées magnificantes, c. 1870 (...)
J’ai eu l’heureuse chance de me trouver à Constantinople au moment où les travaux de restauration des murs de Sainte-Sophie firent reparaître au jour pendant de courts instants plusieurs figures de saints faisant partie de la décoration primitive du monument et, grimpé sur les échafaudages, j’ai pu les contempler de près3.
Paul Durand, MS 1775, f. 120r, L’Hétimasie ou la Préparation du trône, 1847
Cliché et coll. médiathèque l’Apostrophe de Chartres
- 4 Paul Durand, Etude sur l’Etimacia, symbole du jugement dernier dans l’iconographie grecque chrétie (...)
- 5 L’identification du motif de l’Hétimasie de Sainte-Sophie de Constantinople dans les carnets de Du (...)
5Hormis les figures de saints et la célèbre Vierge à l’enfant de l’abside de Sainte-Sophie, Durand s’est notamment attardé sur le motif de l’Hétimasie présent « au sommet de l’un des grands arcs de l’apside [sic]4 » et dessiné dans son carnet de voyage (voir ill. ci-dessus)5. Relevé sur un papier calque ensuite collé sur une page du carnet, le croquis devait être accompagné d’une description aujourd’hui perdue. Ce dernier ne remplit pourtant pas qu’une fonction mémorielle. En effet, conscient du privilège qu’il a de voir ces mosaïques qui apparaissent fugacement aux visiteurs, l’archéologue effectue ici un dessin particulièrement travaillé, rare parmi les autres croquis très schématiques de sa production. L’emploi de l’aquarelle et le soin apporté aux plis et aux gemmes témoignent de l’attention portée à cette Hétimasie par Durand.
Paul Durand, « De l’église de Champhol, près Chartres »
In Etude sur l’Etimacia, symbole du jugement dernier dans l’iconographie grecque chrétienne, 1867 (fig. 19)
L’emploi du motif dans l’église Saint-Denis de Champhol (Eure-et-Loir)
6Les carnets de voyage de Durand ne sont donc pas originellement conçus comme des recueils de formes destinés à être réemployés dans un contexte artistique. Pourtant, à son retour de voyage en 1849, il s’investit dans la conservation du patrimoine médiéval d’Eure-et-Loir. Des chantiers de restauration et de décoration d’églises médiévales eulériennes lui sont confiés. Il est ainsi chargé de l’embellissement de l’église Saint-Denis de Champhol dans le courant des années 1850. Durand se replonge dans ses carnets de voyage afin d’y puiser des motifs iconographiques du christianisme oriental, byzantin notamment. Il crée des œuvres hiératiques imprégnées de motifs symboliques : inscrite dans un médaillon ou figurent deux vers de la Prose des Morts, l’Hétimasie refait ainsi surface a Champhol, peinte au même emplacement qu’à Sainte-Sophie : « Au-dessus du grand arc, j’ai fait peindre la composition dont voici la gravure » (voir ill. ci-dessus).
Paul Durand, dessins préparatoires de l’Etude sur l’Etimacia, ca. 1865-66
Cliché et coll. Archives diocésaines d’Eure-et-Loir
- 6 Paul Durand, op. cit., p. 28
7Cette recherche scientifique et artistique sur l’Hétimasie par Durand se clôt en 1867 par la publication de l’Etude sur l’Etimacia : symbole du jugement dernier dans l’iconographie grecque chrétienne. Celle-ci est le dernier jalon du parcours de ce motif iconographique dans la pensée de l’archéologue, et elle est illustrée par de nombreux exemples d’Hétimasie relevés dans ses carnets (voir ill. ci-dessus). Il y expose ses racines grecques et sa symbolique picturale : « l’espoir de la Résurrection et la crainte salutaire du Jugement »6.
Notes
1 Durand illustre notamment les articles et ouvrages tels que l’Iconographie chrétienne : histoire de Dieu de son ami Adolphe- Napoléon Didron, avec lequel il voyage en Grèce en 1839
2 Sur les sept carnets de voyage du fonds Paul Durand initialement conservés a la bibliothèque municipale de Chartres sous les cotes MS 1772-1778, seuls cinq échappèrent aux flammes causées par le bombardement allié du centre-ville. Les manuscrits sont aujourd’hui dans des états de conservation délicats : perte des reliures et de folios, friabilité du papier, effacement du graphite, etc.
3 Paul Durand, MS 1747, Que les figures dites orantes devraient être appelées magnificantes, c. 1870, médiathèque l’Apostrophe de Chartres, f. 11v 69
4 Paul Durand, Etude sur l’Etimacia, symbole du jugement dernier dans l’iconographie grecque chrétienne, Chartres, Imprimerie Garnier, 1867, p. 23
5 L’identification du motif de l’Hétimasie de Sainte-Sophie de Constantinople dans les carnets de Durand a fait l’objet d’une étude par Constantinos Skampabias dans « Ανέκδοτα σχέδια μωσαϊκών της Αγίας Σοφίας του Paul Durand. » [ = « Esquisses inédites des mosaïques de Sainte-Sophie par Paul Durand »] in Δελτίον της Χριστιανικής Αρχαιολογικής Εταιρείας, 13, 307–313, https://doi.org/10.12681/dchae.998
6 Paul Durand, op. cit., p. 28
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Title | Paul Durand, MS 1776, f. 17r, L’Hétimasie, 1845 |
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Credits | Cliché et coll. médiathèque l’Apostrophe de Chartres |
URL | http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6149/img-1.png |
File | image/png, 3.6M |
Title | Paul Durand, MS 1775, f. 120r, L’Hétimasie ou la Préparation du trône, 1847 |
Credits | Cliché et coll. médiathèque l’Apostrophe de Chartres |
URL | http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6149/img-2.png |
File | image/png, 3.6M |
Title | Paul Durand, « De l’église de Champhol, près Chartres » |
Credits | In Etude sur l’Etimacia, symbole du jugement dernier dans l’iconographie grecque chrétienne, 1867 (fig. 19) |
URL | http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6149/img-3.PNG |
File | image/png, 428k |
Title | Paul Durand, dessins préparatoires de l’Etude sur l’Etimacia, ca. 1865-66 |
Credits | Cliché et coll. Archives diocésaines d’Eure-et-Loir |
URL | http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6149/img-4.jpg |
File | image/jpeg, 1.8M |
References
Bibliographical reference
Clara Deshayes, “Du carnet de voyage à la peinture murale : cheminement du motif de l’« Hétimasie » dans l’œuvre de Paul Durand (1806-1882)”, La Revue de la BNU, 26 | 2022, 66-69.
Electronic reference
Clara Deshayes, “Du carnet de voyage à la peinture murale : cheminement du motif de l’« Hétimasie » dans l’œuvre de Paul Durand (1806-1882)”, La Revue de la BNU [Online], 26 | 2022, Online since 10 January 2023, connection on 01 November 2024. URL: http://journals.openedition.org/rbnu/6149; DOI: https://doi.org/10.4000/rbnu.6149
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