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Le dossier : Bagages d'artistes
Du recueil de formes au "laboratoire" de recherche : les divers usages du carnet

Perception originelle et regards sur Michel-Ange dans les carnets de Morgan Russell

Emily Burns
p. 78-81

Full text

  • 1 Les travaux de recherche sur Russell sont pour la plupart en anglais, à l’exception de l’essai de (...)
  • 2 Morgan Russell a Gertrude Vanderbilt Whitney, 1er décembre 1913, archives et collection Morgan Rus (...)
  • 3 Russell a Andrew Dasburg, 9 septembre 1913, Andrew Dasburg Papers, Special Collections Research Ce (...)

1A l’automne 1913, le peintre américain Morgan Russell expose Synchromy in Blue-Violet, un tableau monumental de trois mètres sur deux basé sur une esquisse plus petite, Synchromy No. 2, To Light (voir ill. ci-dessous), aujourd’hui en meilleur état que le tableau lui-même. Apres avoir étudié brièvement sous la direction d’Henri Matisse en 1908, Russell s’installe à Paris en 1909 et cofonde l’esthétique abstraite du synchromisme avec un autre artiste américain, Stanton Macdonald-Wright1. Il décrit cette approche comme étant « le cœur de [son] développement »2 et se vante d’avoir « l’honneur d’être le premier Américain connu à avoir lancé un mouvement dans la peinture capable d’influencer les efforts parisiens » avec sa « vision personnelle radicalement différente des autres »3.

Morgan Russell, Synchromy No. 2, To Light, from Synchrom in Blue-Violet Quartet, 1912, huile sur toile, montée sur panneau, 13x9⅝ in. (33x24,4 cm)

Morgan Russell, Synchromy No. 2, To Light, from Synchrom in Blue-Violet Quartet, 1912, huile sur toile, montée sur panneau, 13x9⅝ in. (33x24,4 cm)

Cliché et coll. Sheldon Museum of Art, University of Nebraska-Lincoln, Gift of the Anna R. and Frank M. Hall Collection and Charitable Trust, Alexander Liberman, Olga N. Sheldon, Lester A. Danielson, and Bertha Schaefer by exchange, U-4998.1999. Courtesy of the Joyce family estate

2Les croquis et commentaires informels et fragmentaires contenus dans les très nombreux carnets au format de poche de Russell montrent que dans Synchromy No. 2, To Light, enfouis sous les couches de couleur et les formes angulaires, se cachent non seulement un corps humain, mais plus précisément une courbe en S dérivée de l’Esclave mourant de Michel-Ange au Louvre. L’origine visuelle de ces formes repose sur la perception qu’a Russell de l’imbrication du modelé et de la vision de Michel-Ange et de sa tentative de rendre la peinture aussi efficace que la sculpture pour transmettre les courbes de lumières comme mécanisme d’expérience perceptive. Russell a beaucoup insisté sur le fait que sa pratique artistique traduisait la vision originelle, ce que l’homme perçoit grâce à son organe visuel, occultant par là même la relation esthétique qui sous-tend sa pratique.

Morgan Russell, dessin de l’Esclave mourant de Michel-Ange

Morgan Russell, dessin de l’Esclave mourant de Michel-Ange

Cliché et coll. Morgan Russell Archives and Collection, Montclair Art Museum, Montclair NJ, 1985.172.107. Courtesy of the Joyce family estate.

  • 4 Carnet de notes, juin-aout 1911, MRAC, 4.2.11
  • 5 M. Leja, « Cubism in Bondage », op. cit., p. 45-50 ; G. Galligan, « Rediscovering Morgan Russell : (...)
  • 6 Levin, Synchromism, op. cit., p. 14
  • 7 Gustave Kahn, « Les Synchromistes sont deux Américains », in Mercure de France, 16 novembre 1913, (...)

3Russell a commencé sa carrière comme sculpteur, en réalisant des copies de l’Esclave mourant de Michel-Ange à Paris en 1911. La même année, dans son carnet de notes, il décrit son objectif de produire « une unité organique vivante de lumière chromatique aussi vitale, intense et plastique qu’une seule figure de M. Ang. en sculpture [...] la lutte rythmique de la lumière »4. Russell a dessiné l’Esclave mourant de manière obsessionnelle, en accordant une attention particulière aux angles aigus créés par les bords du corps ondulant, qu’il a rendus avec des lignes relativement épaisses (voir ill. ci-dessus). Il a expérimenté ces formes pour arriver à une courbe en S exagérée comme idiome visuel pour ses tableaux abstraits5. Il étudie les variations de couleurs dans une esquisse qui utilise des lignes verticales de couleur saturée aux frontières entre la sculpture encore reconnaissable et l’espace négatif qui l’entoure (voir ill. ci-dessous). Une fois la composition établie, il ajoute des notations de couleurs et les couleurs elles-mêmes sur son spectre central, s’inspirant de la théorie des couleurs pour réfléchir à la manière de disposer le jaune, le rouge, le vert et le bleu le long d’un spectre afin de créer un sentiment de dimensionnalité dynamique (voir ill. plus bas)6. En ne conservant que des formes et des couleurs abstraites, la source est masquée ; dans ses commentaires au critique d’art parisien Gustave Kahn, Russell insistait sur le fait qu’« on n’y trouve pas de sujet au sens ordinaire du mot »7.

Morgan Russell, dessin de l’Esclave mourant de Michel-Ange

Morgan Russell, dessin de l’Esclave mourant de Michel-Ange

Cliché et coll. Morgan Russell Archives and Collection, Montclair Art Museum, Montclair NJ, 1985.172.195. Courtesy of the Joyce family estate.

  • 8 Morgan Russell, Harmonic Analysis of the Big Synchromie in Blue- Violace, Whitney Museum of Americ (...)
  • 9 Carnet de notes, aout 1912, MRAC, 4.2.18

4Russell considérait son processus de peinture comme celui d’une sculpture en relief, réalisée à partir de pigments. Il utilisait des phrases haptiques dans ses carnets, comme « un ordre simple de saillies et de creux » et « des relations d’avance et de recul », soulignant par là même son langage essentiellement tridimensionnel et sculptural8. Dans Synchromy No. 2, To Light, d’épaisses couches d’empâtement et les relations de couleurs accentuent cette notion de sculpture en relief. Russell a noté dans son carnet qu’il voulait « rendre la forme et l’espace avec des vagues de couleur, comme Michel-Ange le fait avec des vagues de forme »9. La plasticité – mêlant le tactile et le visuel – met en évidence les objectifs de l’artiste qui souhaite associer les caractéristiques de la peinture et celles de la sculpture.

5Pour affirmer cette « nouvelle vision de la peinture », il a expliqué à sa mécène, Gertrude Vanderbilt Whitney, quelles étaient les implications de son tourbillon peint du spectre de lumière colorée :

  • 10 Russell a Whitney, 2 décembre 1913

Dans mon effort pour organiser un ensemble rythmique avec les éléments de lumière les plus simples, je n’ai pu éviter d’avoir comme résultat une synthèse artistique de l’émotion éprouvée par le premier œil qui s’est ouvert sur ce monde de couleurs et de lumières variées [...] qui a, en ce qui nous concerne en tant qu’humains, comme base le spectre [...] L’éclatement du spectre central de mon tableau sur la conscience a surement une vague analogie avec ce qui a du se produire si l’on peut imaginer que le premier organe visuel appartenait à un être conscient10.

  • 11 Kushner, « Morgan Russell », op. cit., p. 52

6Russell fait deux références à la vue originelle, l’une sous la forme du « premier œil qui s’est ouvert sur ce monde de couleurs et de lumières variées », et la seconde sous celle du « premier organe visuel appartenant à un être conscient », un langage qui relie la vue, la perception, l’émotion et la conscience humaines dans sa tentative de peindre l’expérience de la lumière11. Le peintre a rédigé plusieurs versions de ce manifeste dans l’un de ses carnets. Alors que son texte élaboré parle de l’expérience primitive d’une manière qui affirme son originalité artistique et son rejet des approches existantes, les gribouillages, les croquis et les rêveries qui emplissent ses carnets permettent de lier son abstraction à son dialogue avec Michel-Ange.

Morgan Russell, page de carnet

Morgan Russell, page de carnet

Cliché et coll. Morgan Russell Archives and Collection, Montclair Art Museum, Montclair NJ, 10.1B. Courtesy of the Joyce family estate.

  • 12 Ausstellung der Synchromisten : Morgan Russell, S. Macdonald-Wright, München, Der Neue Kunstsalon, (...)
  • 13 Carnet de notes, juin-aout 1911, MRAC, 4.2.11, p. 65-66

7La relation étroite qu’entretient Russel avec la tradition est paradoxale avec son affirmation d’originalité. Dans le catalogue de leur première exposition à Munich en 1913, les artistes synchromistes se décrivent comme « se libérant de certaines contraintes antérieures et s’aventurant hardiment dans l’inconnu... pour porter la peinture à son plus haut point d’intensité »12. En essayant de peindre le spectre lumineux et en adaptant à la couleur le terme de synchronie, emprunté à la musique, par le néologisme « synchromie », Russell expérimente à Paris en même temps que Robert Delaunay, Frantisek Kupka, Wassily Kandinsky et Francis Picabia, qui produisaient également des peintures rythmées avec des analogies musicales. Pourtant, Russell prétendait exprimer une vision libre qui se traduirait par des objets entièrement libérés de la réalité et, par voie de conséquence, des autres artistes. Au cours de l’été 1911, il écrivit dans son carnet qu’il pensait réaliser « une nouvelle création lancée dans le monde vivant » grâce à un « processus positif, direct et personnel, sans le moindre lien avec aucun autre art ou artiste »13. Les carnets de Russell révèlent un projet artistique calculé, fortement inscrit dans l’histoire de l’art, transcendé par son intérêt pour le processus dynamique et la perception primitive.

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Notes

1 Les travaux de recherche sur Russell sont pour la plupart en anglais, à l’exception de l’essai de Michael Leja dans Carrefour Alfred Stieglitz, dir. Jay Bochner, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. Voir Marilyn Kushner, Morgan Russell (1886-1953) : An Expatriate American Artist, thèse de doctorat, Northwestern University, 1991 ; Michael Leja, « Cubism in Bondage : Morgan Russell’s Synchromism », in American Art, 29, 2, 2015, p. 42-63 ; Gregory Galligan et Nancy Johnson, Morgan Russell Archives and Collection : A Comprehensive Guide, Montclair, Montclair Art Museum, 2006 ; Gail Levin, Synchromism and American Color Abstraction, 1910-1925, New York, G. Braziller, 1978 ; idem, « Morgan Russell’s Notebooks : an American Avant-Garde Painter in Paris », in RACAR, 3, 1976, p. 73-87. 81

2 Morgan Russell a Gertrude Vanderbilt Whitney, 1er décembre 1913, archives et collection Morgan Russell, Montclair Art Museum, Montclair, NJ (ci-après MRAC), 1.1.40, boîte 3, dossiers 83-84

3 Russell a Andrew Dasburg, 9 septembre 1913, Andrew Dasburg Papers, Special Collections Research Center, Syracuse University Libraries ; et Russell a Whitney, 1er décembre 1913.

4 Carnet de notes, juin-aout 1911, MRAC, 4.2.11

5 M. Leja, « Cubism in Bondage », op. cit., p. 45-50 ; G. Galligan, « Rediscovering Morgan Russell : Reflections on a Review of the Artist’s Notebooks », in Galligan et Johnson, Morgan Russell Archives, op. cit., p. 9-15, 35-37 ; G. Levin, Synchromism, op. cit., p. 11.

6 Levin, Synchromism, op. cit., p. 14

7 Gustave Kahn, « Les Synchromistes sont deux Américains », in Mercure de France, 16 novembre 1913, p. 427

8 Morgan Russell, Harmonic Analysis of the Big Synchromie in Blue- Violace, Whitney Museum of American Art, New York, don de Flora Miller Biddle, 81.27a-h ; et Carnet de notes, janvier-février 1914, MRAC, 4.2.27

9 Carnet de notes, aout 1912, MRAC, 4.2.18

10 Russell a Whitney, 2 décembre 1913

11 Kushner, « Morgan Russell », op. cit., p. 52

12 Ausstellung der Synchromisten : Morgan Russell, S. Macdonald-Wright, München, Der Neue Kunstsalon, 1913. Traduit dans Will South, Color, Myth and Music, North Carolina Museum of Art, 2001, p. 44

13 Carnet de notes, juin-aout 1911, MRAC, 4.2.11, p. 65-66

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List of illustrations

Title Morgan Russell, Synchromy No. 2, To Light, from Synchrom in Blue-Violet Quartet, 1912, huile sur toile, montée sur panneau, 13x9⅝ in. (33x24,4 cm)
Credits Cliché et coll. Sheldon Museum of Art, University of Nebraska-Lincoln, Gift of the Anna R. and Frank M. Hall Collection and Charitable Trust, Alexander Liberman, Olga N. Sheldon, Lester A. Danielson, and Bertha Schaefer by exchange, U-4998.1999. Courtesy of the Joyce family estate
URL http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6161/img-1.png
File image/png, 7.2M
Title Morgan Russell, dessin de l’Esclave mourant de Michel-Ange
Credits Cliché et coll. Morgan Russell Archives and Collection, Montclair Art Museum, Montclair NJ, 1985.172.107. Courtesy of the Joyce family estate.
URL http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6161/img-2.png
File image/png, 4.0M
Title Morgan Russell, dessin de l’Esclave mourant de Michel-Ange
Credits Cliché et coll. Morgan Russell Archives and Collection, Montclair Art Museum, Montclair NJ, 1985.172.195. Courtesy of the Joyce family estate.
URL http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6161/img-3.jpg
File image/jpeg, 1.4M
Title Morgan Russell, page de carnet
Credits Cliché et coll. Morgan Russell Archives and Collection, Montclair Art Museum, Montclair NJ, 10.1B. Courtesy of the Joyce family estate.
URL http://journals.openedition.org/rbnu/docannexe/image/6161/img-4.png
File image/png, 9.6M
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References

Bibliographical reference

Emily Burns, “Perception originelle et regards sur Michel-Ange dans les carnets de Morgan Russell”La Revue de la BNU, 26 | 2022, 78-81.

Electronic reference

Emily Burns, “Perception originelle et regards sur Michel-Ange dans les carnets de Morgan Russell”La Revue de la BNU [Online], 26 | 2022, Online since 10 January 2023, connection on 28 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/rbnu/6161; DOI: https://doi.org/10.4000/rbnu.6161

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Emily Burns

Associate Professor in Art History, Auburn University

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