Les éditions La cabane bleue ont été fondées dans une démarche d’écologie revendiquée ; pouvez-vous nous dire en quoi cela consiste dans les faits ?

Votre démarche peut-elle être qualifiée de pionnière, ou existe-t-il d’ores et déjà un réseau d’entreprises similaires engagées dans les mêmes causes ?

S.H — A.L. : Nous ne sommes bien entendu pas les seules éditrices à avoir une telle démarche et nous avons beaucoup de précédents qui nous ont inspirées. Les éditions Pourpenser, Plume de carotte ou encore Rue de l’échiquier avait déjà des modèles vertueux, et nous sommes allées à leur rencontre à nos débuts afin d’avoir des conseils pour notre propre maison. Là où nous sommes pionnières, c’est peut-être sur nos engagements que nous partageons haut et fort. Nous ne faisons pas des livres jeunesse seulement pour faire des livres jeunesse, mais aussi pour sensibiliser différents publics aux questions d’écologie dans le monde du livre. À ce titre, notre adhésion à l’Association pour l’écologie du livre était indispensable, et elle nous offre une tribune pour parler de ces sujets et les mettre en avant lors d’événements. Elle est également le collectif dont nous avions besoin pour nous soutenir dans cette démarche engagée et de sensibilisation.

Pourriez-vous nous résumer quels sont les buts poursuivis par l’Association pour l’écologie du livre ? Constatez-vous des avancées dans ce domaine ?

Association pour l’écologie du livre : L’Association pour l’écologie du livre est un réseau rassemblant plusieurs centaines de personnes engagées pour plus d’écologie dans les mondes du livre et de la lecture en France, en Belgique, en Suisse et ailleurs. L’association s’est constituée dans un premier temps pour offrir un espace d’échange et de réflexion interprofessionnel sur les enjeux d’écologie du livre, afin de réfléchir collectivement à la meilleure manière d’adapter la filière aux crises écologiques et sociales en cours et à venir, et d’imaginer ensemble les futurs du livre et de la lecture dans un monde post-pétrole.Le collectif considère les mondes du livre et de la lecture comme un écosystème interdépendant : c’est une approche qui prend le contrepied de la traditionnelle vision de la « chaîne du livre », linéaire et exclusivement commerciale, en prenant notamment en compte l’ensemble des acteurs impliqués, y compris les acteurs non marchands (réseaux de lecture publique, lecteurs…) et leurs relations.Le discours de l’association s’appuie sur les pensées de l’écologie, et s’inspire notamment des « trois écologies » de Félix Guattari (Les trois écologies, Galilée, 1989) : l’écologie matérielle, l’écologie sociale et l’écologie symbolique ; autrement dit, pour les mondes du livre et de la lecture, les enjeux d’éco-responsabilité, de coopération et de bibliodiversité.Les buts de l’association sont donc multiples et liés : d’abord, faire passer l’interprofession d’une vision de la chaîne du livre centrée sur les « nouveautés » et le livre neuf en général à une vision écosystémique du livre et de la lecture, beaucoup plus globale et qui prend en compte les différentes vies du livre. Ensuite, à court terme, adapter les pratiques professionnelles individuelles et collectives aux enjeux d’éco-responsabilité, de coopérations et de bibliodiversité. Enfin, à long terme, inventer de nouvelles manières de travailler ensemble pour faire du livre un écosystème soutenable.Pour cela, le collectif travaille sur plusieurs axes :

• fédérer le réseau des personnes et acteurs engagés dans des démarches d’écologie du livre ;

• activer et/ou soutenir les démarches collectives en matière d’écologie du livre aux niveaux national, international et dans les territoires ;

• sensibiliser et former les professionnels et les futurs professionnels du livre aux enjeux d’écologie du livre, ainsi que le grand public.

En quoi une démarche revendiquée comme « éco-responsable » peut-elle concerner le végétal ? On pense bien sûr au papier, mais au-delà de cette évidence, d’autres domaines sont-ils concernés ?

A.P.E.L. : Si l’on reste sur l’aspect matériel du livre dans un premier temps, il y a effectivement la question du papier et celle de toute l’industrie papetière et forestière qui se cache derrière. La majorité de la filière papier est adossée à celle du bois, qui est soumise à des enjeux considérables tant sur le plan environnemental que social, et se trouve au carrefour de multiples filières économiques mondialisées. De plus, l’industrie papetière est fortement consommatrice d’eau et d’intrants chimiques, avec une industrie de la pâte à papier délocalisée à l’étranger et souvent hors d’Europe, où les normes en matière de pollution des eaux et des écosystèmes sont généralement moins contraignantes.

Mais il est possible d’imaginer des chemins de traverse pour cette « ressource papier » : si l’on se penche sur d’autres types de fibres végétales plus locaux, comme le mûrier par exemple, on peut commencer à imaginer une filière soutenable, dans le sens où elle n’extrait pas ces ressources aux quatre coins du monde, et ne s’appuie plus sur un système économique extractiviste hérité de l’ère industrielle. On ferait alors un virage vers une filière beaucoup plus artisanale et plus résiliente – qui, cependant, ne pourrait se faire sans assumer la nécessité d’aller vers un modèle plus décroissant.Mais le livre est aussi fabriqué avec d’autres composants, notamment les encres et la colle, qui sont à leur tour sources de pollutions chimiques. Plus globalement, la filière du livre est très dépendante du transport et de la logistique à toutes les étapes de sa fabrication, puis de sa distribution. Cela implique de fortes consommations en énergie, fossile pour la plupart, avec des conséquences évidentes sur la biodiversité.Avoir une démarche éco-responsable, ce n’est donc pas seulement bien choisir son papier (ce qui, par ailleurs, reste difficile par manque d’informations) ; c’est aussi, de façon écologiquement responsable, concevoir entièrement ses ouvrages pour limiter au maximum la consommation de ressources et les pollutions induites (format, type d’encre, type d’impression…), ainsi que relocaliser au maximum la production (celle de pâte à papier, de papier, celle liée à l’impression) pour limiter les transports et, du point de vue de l’écologie sociale, pour participer à la relocalisation des emplois.C’est, de plus, assumer qu’une publication aura inévitablement un impact écologique, et tenter alors de prendre le temps d’évaluer les meilleurs choix pour son livre, en réfléchissant à toute la conception de ce dernier, mais aussi à sa diffusion et à sa distribution, à ses usages par les lecteurs, tout cela en articulant au mieux ces éléments avec son projet éditorial. Bref, c’est à nouveau tenter de ne pas sectoriser le livre, mais de le considérer dans l’ensemble de son écosystème pour évaluer comment, à son échelle, agir au mieux.Enfin, avoir une démarche éco-responsable, c’est avant tout se demander – et ici, on parle de changement de paradigme – si le livre publié est réellement « nouveau », ce qu’il apporte en plus dans la création et la diffusion des idées. Choisir de ne pas publier un livre si un titre identique ou très similaire est déjà présent sur le marché de l’édition, c’est penser écologiquement son impact plus que son profit. Ironiquement, ce sont encore les maisons d’édition indépendantes qui se posent ces questions, quand bien même ce ne sont souvent pas elles qui produisent le plus de livres de reproduction...

Face aux dégâts causés par le « tout numérique » (fermes de serveurs, jeux vidéo gros consommateurs d’énergie, matériel informatique à l’obsolescence programmée, etc.), peut-on dire que finalement, le livre est un produit écologique ?

A.P.E.L. : Spontanément, on a envie de se dire que le livre est forcément plus écologique qu’un produit numérique, puisqu’il est fabriqué à partir d’une matière « noble » (le papier / le bois). Malheureusement, la réponse n’est pas si simple. Si le livre ne représente effectivement qu’une petite part des impacts écologiques globaux, la filière est loin d’être vertueuse : nous ne devons pas oublier qu’il s’agit d’une industrie, soutenue par une armada logistique et un système informatisé fortement consommateurs en énergie et en matières premières, et dominée par de grands groupes financiers qui utilisent le livre comme produit d’appel pour faire tourner la machine d’autres produits autrement plus destructeurs (écologiquement, socialement et symboliquement).Le livre 100 % écologique n’existe pas : à partir du moment où l’on produit un objet, on a un impact écologique. Il est cependant possible d’inventer des voies plus vertueuses : travailler collectivement, à plus petite échelle, assumer la nécessité de décroître, travailler sur la circulation des récits et des idées au-delà de l’enjeu du « livre-objet »… Beaucoup d’acteurs du livre et de la lecture le font déjà ! Et ce sont ces nouvelles manières d’agir ensemble que l’association pour l’écologie du livre tente de mettre en synergie.

Malgré tout, oui, si l’on se place à quelques dizaines d’années dans le futur, dans un monde post-pétrole où le numérique risque d’avoir été fortement impacté par la raréfaction de l’énergie et des matières premières disponibles, alors, dans l’absolu, ne resteront que les livres pour être lus... à condition qu’on ait construit, d’ici là, un écosystème suffisamment résilient.

Au-delà de la question écologique stricto sensu, avez-vous, comme éditrices et conceptrices de livres, d’autres liens avec le végétal ?

S.H — A.L. : Dans la cabane, nous parlons d’écologie au sens large et nous prenons en compte dans cette écologie globale le rapport à toutes les espèces vivantes, donc forcément les espèces végétales. Le végétal nous ramène à la terre à proprement parler, à ce grand tout, cette nature qui nous entoure et dont nous faisons partie. Grâce à elle, nous respirons, nous nous nourrissons, nous chauffons, créons toutes sortes de choses qui nous facilitent la vie ; le végétal, c’est la vie, et c’est ce qui reste quand il n’y a plus d’autres espèces. Dans la cabane, c’est un sujet que nous mettons en avant de manière très forte. Sur nos seize titres, au moins quatre sont consacrés à ce sujet précis, et on en parle forcément dans tous les autres. Nous avons un titre de la collection « Suis du doigt » consacré aux plantes sauvages (voir ill. p. 89), que l’on suit sur différents chemins afin de comprendre comment elles vivent et se reproduisent, mais aussi leurs vertus et leurs dangers (Suis du doigt les plantes) ; citons aussi un album inspiré de la vie d’un homme qui a ré-ensauvagé une décharge aux États-Unis dans les années soixante (La bonne idée de Monsieur Johnson), un herbier des jardiniers urbains, dans lequel on parle de ce rapport au jardin et au végétal dans des endroits très urbanisés où la nature est peu présente (Mon herbier des gens), et enfin une histoire délicate sur le cycle de la vie et sur la transmission, avec un arbre transformé en lit qui raconte des histoires à une petite fille (L’Arbre-lit). Le végétal est partout, c’est le sens premier de notre existence et c’est aussi grâce au végétal que nos livres existent ; tâchons d’en être tous conscients et de le célébrer comme il se doit. En 2024, nous réitérons sur le sujet avec un album documentaire consacré aux algues. Nous aurions d’ailleurs bien aimé faire une couverture en papier à base d’algue, mais les prix étaient trop élevés pour notre petit nombre d’exemplaires imprimés ; nous en sommes donc restées à un ouvrage plus traditionnel.