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Dossier thématique
Première partie

L’organisation internationale du travail face au travail dans l’économie informelle

Frédéric Lapeyre
p. 18-33

Résumés

L’économie informelle est la réalité du monde du travail pour la grande majorité des gens des pays à bas revenus et pour une part plus ou moins importante de ceux des pays à moyen et haut revenus. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) s’est intéressée très tôt à la question du secteur informel puis de l’économie informelle. L’adoption en juin 2015 de la Recommandation n° 204 sur la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle est d’une importance stratégique pour le monde du travail. Il s’agit de la première norme internationale qui traite de l’économie informelle dans sa totalité et sa diversité et qui affirme explicitement que la transition vers l’économie formelle est la voie obligée pour faire du travail décent une réalité pour tous et promouvoir un développement inclusif. La Recommandation, instrument non contraignant de portée universelle, prend acte de la grande diversité des situations d’informalité et tient notamment compte de la spécificité des contextes nationaux et des priorités des divers pays, eu égard à la transition vers l’économie formelle, tout en proposant des orientations concrètes de politiques pour satisfaire à ces priorités.

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Notes de l’auteur

Les propos tenus dans cette contribution n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement les positions de son organisation.

Texte intégral

L’économie et lOIT

  • 1 BIT, Emploi, revenus et égalité : Stratégie pour accroître l’emploi productif au Kenya, Genève, 197 (...)

1Il y a près de 50 ans, l’OIT lançait le concept de « secteur informel » dans le débat sur les politiques de développement, à l’occasion de la publication, en 1972, d’un rapport de mission multidisciplinaire sur l’emploi au Kenya1 . Ce rapport a joué un rôle déterminant dans le changement de regard sur la situation de l’emploi et les défis du développement dans les pays concernés. Depuis lors, l’OIT est au centre des efforts engagés visant à l’analyse et à la compréhension des problèmes théoriques et socio-économiques associés au phénomène de l’économie informelle.

  • 2 BIT, Travail décent et économie informelle, Rapport VI, Conférence internationale du Travail, 90e s (...)
  • 3 BIT, Conclusions concernant le travail décent et l’économie informelle, Conférence internationale d (...)

2Les conclusions de la Conférence Internationale du Travail (CIT) de 2002 constituent, dans ce cadre, un jalon dans l’approche adoptée par l’OIT sur la question de l’informalité. Face à l’ampleur, aux dimensions et au caractère hétérogène du phénomène, la CIT va promouvoir le passage conceptuel du secteur informel vers l’économie informelle dont le champ, en termes de politique, est nettement plus large2. L’expression « économie informelle » fait dès lors référence à toutes les activités économiques de travailleurs et d’unités économiques qui ne sont pas couvertes – en vertu de la législation ou de la pratique – par des dispositions formelles. Ces activités n’entrent pas dans le champ d’application de la loi, ce qui signifie que ces travailleurs et unités opèrent en marge de la loi ; ou bien qu’ils ne sont pas couverts dans la pratique, ce qui signifie que la loi ne leur est pas appliquée alors même qu’ils opèrent dans le cadre de la loi ; ou bien encore que la loi n’est pas respectée parce qu’elle est inadaptée, contraignante ou qu’elle impose des charges excessives3.

  • 4 BIT, The informal economy in Africa: Promoting transition to formality – Challenges and strategies, (...)

3Les préoccupations nouvelles des décideurs politiques, concernant les voies de transition vers l’économie formelle, sont le fruit de connaissances accumulées montrant que l’économie informelle est marquée par de graves déficits de travail décent et représente une part disproportionnée des travailleurs pauvres dans le monde. Nombre d’études empiriques révèlent que les travailleurs de l’économie informelle sont généralement exposés à un plus grand risque de pauvreté que les travailleurs de l’économie formelle4. Si certaines activités au sein de l’économie informelle permettent de s’assurer un revenu et un niveau de vie acceptables, la plupart des travailleurs informels connaissent des conditions de vie et de travail marquées par des niveaux de vulnérabilité plus élevés.

  • 5 BIT, La transition de l’économie informelle vers l’économie formelle, Genève, 2013.

4L’économie informelle fait référence à des situations variées. La première étape de la conception d’interventions efficaces pour faciliter la transition vers l’économie formelle consiste à prendre conscience du caractère hétérogène de l’économie informelle, des nombreuses catégories de travailleurs et unités économiques en jeu, des divers éléments moteurs de la croissance de l’économie informelle et des raisons de l’informalisation de l’économie formelle. L’économie informelle mobilise des travailleurs ayant des caractéristiques spécifiques à bien des égards : revenu (niveau, régularité, caractère saisonnier) ; situation dans la profession (employés, employeurs, travailleurs indépendants, travailleurs occasionnels, travailleurs domestiques, etc.) ; secteur d’activité (commerce, agriculture, industrie, etc.) ; type et taille d’entreprise, lieu d’activité (urbain ou rural) ; protection sociale (contribution à la sécurité sociale) ; et protection de l’emploi (type et durée du contrat, congé annuel)5.

  • 6 BIT, Une mondialisation juste : Créer des opportunités pour tous, Commission mondiale sur la dimens (...)

5Il est enfin important de souligner que le secteur informel n’est pas le seul élément moteur de l’emploi informel, puisque ce dernier gagne du terrain au sein des entreprises formelles (notamment sous la forme de travail non déclaré ou sous déclaré) dans bien des pays6. La mondialisation a aussi contribué à aggraver le problème de l’informalisation à travers la réorganisation de la production à l’échelle mondiale et la mise en concurrence des territoires et de leur population. L’intégration économique à l’échelle mondiale a eu pour conséquence de mettre sous pression les institutions du marché du travail et d’accroître les inégalités de revenus, la vulnérabilité des économies aux chocs extérieurs, le travail précaire et l’emploi informel, qui ont une incidence sur la relation de travail et les protections qu’elle peut apporter.

6On a assisté ces dernières années à une reconnaissance croissante de la nécessité de s’attaquer au problème de l’emploi informel qui est la réalité du monde du travail de la grande majorité des gens des pays en développement mais aussi d’une part plus ou moins importante des travailleurs dans les pays à moyen et haut revenus. L’économie informelle assure, tant bien que mal, à travers ses pratiques et ses opportunités, les moyens de sécurisation des conditions de vie et de préservation du lien social, mais elle est aussi marquée par des situations de grande vulnérabilité qui affectent négativement tout processus de développement durable.

  • 7 BIT, Transition de l’économie informelle vers l’économie formelle (Rapport blanc), Genève, 2014

7Si l’Europe et l’Amérique Latine, notamment le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, ont développé depuis les années 90 des cadres de politiques qui visent à faciliter la transition des unités économiques et de l’emploi vers l’économie formelle et à s’attaquer à l’emploi non déclaré, la formulation de stratégies de formalisation en Afrique et en Asie est un processus nouveau qui prend de l’ampleur. Cette reconnaissance croissante des implications négatives d’une économie informelle omniprésente dans la structure économique des pays à bas et moyen revenu s’appuie sur des analyses multidimensionnelles qui montrent combien les acteurs de l’économie informelle doivent faire face à une très faible productivité, à l’absence d’accès au crédit, aux restrictions d’accès aux marchés, à l’absence d’Etat de droit, à l’absence de protection sociale, à des mauvaises, voire dangereuses, conditions de travail et au manque de représentation et de participation dans les organes consultatifs7

8C’est dans ce contexte, que deux instruments internationaux ont été adoptés récemment. Tout d’abord, en juin 2015, une Recommandation de l’Organisation Internationale du Travail (R.204) sur la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle puis, en septembre 2015, les objectifs du développement durable, par l’Assemblée des Nations Unies, qui incluent l’objectif 8.3 sur la formalisation et son indicateur sur la part de l’emploi informel dans l’emploi total. Nous analyserons l’approche de l’OIT pour faciliter la transition vers l’économie formelle (I) et les enjeux, en termes de développement, de cette transition (II).

I - L’emploi informel, une réalité du monde du travail

  • 8 BIT, Mesurer l’informalité : Manuel statistique, Genève, 2013.

9Si pendant longtemps, les données sur l’emploi informel étaient rares et difficiles à comparer, des efforts importants ont été réalisés ces dernières années au niveau national, souvent avec l’assistance de l’OIT, pour produire des statistiques pouvant permettre le suivi de l’évolution de l’emploi informel8. L’existence d’un nouvel indicateur 8.3 – la part de l’emploi informel dans l’emploi total – dans le dispositif de suivi de la réalisation des objectifs de développement durable a largement contribué à cette tendance récente. Les données existantes montrent que l’emploi informel représente, de nos jours, une part importante de l’emploi et de la structure économique à l’échelle mondiale. Les estimations du BIT montrent que plus de 50 % de la force de travail et près de 90 % des PME à l’échelle mondiale opèrent au sein de l’économie informelle. La figure n° 1 montre la place prépondérante de l’emploi informel dans la structure de l’emploi des pays à bas et moyen revenu.

  • 9 Basé sur 118 pays représentant 90 % de l’emploi mondial et estimation des valeurs manquantes. Estim (...)

Figure 1 : L’emploi informel dans le monde9

Figure 1 : L’emploi informel dans le monde9

Source : Calculs du BIT sur la base de données d’enquêtes ménages.

10L’économie informelle, dans des pays avec des niveaux de revenu différents, présente une composition différente en termes de structure. La composition est fortement liée au degré de développement économique et institutionnel des économies et au contexte macroéconomique. La figure n° 1 montre bien les écarts dans la répartition de l’emploi informel entre le secteur informel, le secteur formel et au sein des ménages. Plus le niveau de revenu est élevé moins la part de l’emploi informel dans le secteur informel est importante.

11Dans les économies à faible revenu, en particulier en Afrique sub-saharienne, l’emploi informel représente de 80 à 90 % de l’emploi total. Les travailleurs familiaux collaborant à l’entreprise familiale, y compris dans les ménages agricoles, et les travailleurs indépendants dans l’agriculture, l’artisanat et le petit commerce, constituent la majorité de l’emploi informel.

12Dans les économies à revenu intermédiaire, qui ont des systèmes de sécurité sociale relativement matures, l’emploi informel dans les entreprises formelles et dans les ménages est une part importante de l’emploi informel total, tandis que l’emploi indépendant est moins répandu que dans les pays à faible revenu. La couverture de sécurité sociale liée à l’emploi est plus étendue que dans les économies à faible revenu chez les travailleurs du secteur formel. Micro et petites entreprises ainsi que le secteur de l’agriculture restent souvent largement informels.

  • 10 Voir notamment la plateforme de l’Union Européenne pour lutter contre le travail non déclaré mise e (...)

13Dans les économies à revenu élevé, l’emploi indépendant représente une part beaucoup plus faible de l’emploi total et il est souvent couvert par la sécurité sociale. Les travailleurs non déclarés et les travailleurs dont une partie de l’activité est non déclarée (par exemple, les paiements de la main à la main) représentent une manifestation importante de l’emploi informel. Dans les pays développés, des efforts importants ont été menés ces dernières années afin de répondre aux défis du travail non déclaré et aux conséquences des formes les plus précaires d’emploi10. Dans certains pays, des formes atypiques ou déguisées d’emploi représentent d’importantes sources de croissance de l’emploi informel dans le secteur formel.

14La figure n° 2 montre la structure de l’emploi informel. Les salariés représentent la majorité des personnes en emploi formel dans le monde. Dans les pays à bas revenu, l’emploi informel est principalement composé de travailleurs indépendants (vendeurs de rue, petits paysans, artisans, etc.) ; et ces travailleurs indépendants sont les plus exposés à l’informalité. Cette diversité dans la composition de l’emploi informel est très importante pour les décideurs politiques car on ne s’attaque pas avec les mêmes outils à l’emploi informel chez les salariés, chez les travailleurs indépendants, chez les salariés des entreprises du secteur informel ou chez les salariés des entreprises du secteur formel ou travaillant comme travailleurs domestiques dans les ménages.

  • 11 F. Lapeyre et A. Lemaitre, (dir.), Politiques publiques et pratiques de l’économie informelle en Af (...)

15Au-delà de la question statistique, le caractère hétérogène de l’économie informelle doit être analysé sous l’angle des processus particuliers qui contribuent à la générer ou à la maintenir en place. Il est donc important de faire la distinction entre, d’une part, les processus d’informalisation liés aux tendances de l’économie mondiale ou aux politiques d’ajustement structurel passées et, d’autre part, la résilience de la petite production informelle de biens et de services pour les marchés locaux, qui est toujours une réalité quotidienne importante pour beaucoup de gens dans les pays à bas et moyens revenus11.

Figure 2 : Distribution de l’emploi informel par statut dans l’emploi

Figure 2 : Distribution de l’emploi informel par statut dans l’emploi

Source : ILO, 2016

  • 12 I. Hillenkamp., F. Lapeyre. and A. Lemaitre, (eds.), Securing Livelihoods: Informal Economy Practic (...)

16C’est pourquoi, toute politique visant la transition vers l’économie formelle ne peut ignorer la résilience et le dynamisme des travailleurs et des unités productives de l’économie informelle et le rôle de celle-ci dans la sécurisation des conditions de vie des populations dans des environnements socioéconomiques marqués par de grandes vulnérabilités12. La majorité des travailleurs et des unités productives de l’économie informelle produisent des biens et des services licites, même s’il arrive qu’ils ne soient pas conformes aux procédures légales – comme c’est le cas, par exemple, lorsque les formalités relatives à l’enregistrement ou à l’immigration ne sont pas remplies. Il faut distinguer ces activités des activités criminelles ou illégales – telles que la production et le trafic de drogues – qui relèvent du droit pénal et ne sauraient faire l’objet d’une réglementation ni bénéficier d’une protection au titre de la législation du travail ou des réglementations commerciales.

  • 13 BIT, The dilemma of the informal sector, Genève, 1991. BIT, The informal economy in Africa: Promoti (...)

17En dépit de la grande hétérogénéité des relations d’emploi dans l’économie informelle, leur point commun est essentiellement la vulnérabilité des travailleurs et l’exposition aux déficits d’emploi décent13. La figure n° 3 montre bien la relation forte qu’il existe entre emploi informel et taux de pauvreté. Dans chacun des pays présentés, les travailleurs de l’économie informelle sont bel et bien plus touchés par la pauvreté que ceux de l’économie formelle.

Figure 3 : Emploi formel et informel et taux de pauvreté à 3,10 $PPP par personne par jour

Figure 3 : Emploi formel et informel et taux de pauvreté à 3,10 $PPP par personne par jour

Source : ILO, 2016

18La figure n° 4 illustre aussi les plus mauvaises conditions de travail pour ceux en situation d’emploi informel qui ne sont pas protégés par les cadres réglementaires et leurs dispositifs de mise en application, tels que les corps d’inspection du travail, de la santé-sécurité au travail et de la sécurité sociale. La position de grande vulnérabilité des travailleurs dans l’économie informelle et leurs difficultés pour s’organiser les exposent à des risques plus importants, dont les conséquences sont aggravées par le fait qu’ils ne sont pas couverts par des systèmes d’assurance accident du travail ou d’assurance maladie.

Figure 4 : Exposition à des conditions de travail dangereuses (travailleurs), Bangladesh

Figure 4 : Exposition à des conditions de travail dangereuses (travailleurs), Bangladesh

Source : ILO, 2016

II - Pourquoi une Recommandation de l’OIT pour faciliter la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle ?

19Si l’OIT s’est intéressée très tôt à la question du secteur informel puis de l’économie informelle, elle n’avait jamais proposé d’instrument international ciblant spécifiquement celle-ci. La Convention n° 189 sur le travail domestique, adoptée en 2011, mettait l’accent sur l’ampleur de l’emploi informel dans ce secteur d’activité et ses implications en termes de déficit de travail décent. La Recommandation n° 202 sur les socles de protection sociale, adoptée en 2012, insistait quant à elle sur la nécessité d’étendre la couverture de protection sociale aux travailleurs de l’économie informelle qui en étaient privés.

20Dans ce contexte, l’adoption de la Recommandation n° 204 sur la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle est d’une importance stratégique pour le monde du travail. Il s’agit de la première norme internationale qui traite de l’économie informelle dans sa totalité et sa diversité et qui affirme explicitement que la transition vers l’économie formelle est la voie obligée pour faire du travail décent une réalité pour tous et pour promouvoir un développement inclusif. La Recommandation, instrument non contraignant de portée universelle, prend acte de la grande diversité des situations d’informalité, et tient notamment compte de la spécificité des contextes nationaux et des priorités des divers pays, eu égard à la transition vers l’économie formelle, tout en proposant des principes directeurs et des orientations concrètes de politiques pour satisfaire ces priorités.

  • 14 BIT, Text of the recommendation concerning the transition from the informal to the formal economy, (...)

21Fidèle à son fonctionnement tripartite mettant en action le dialogue social entre gouvernements et organisations de travailleurs et d’employeurs, l’OIT a été pendant deux ans (2014-2015) un vaste espace de concertation et de négociation sur la question de la transition vers l’économie formelle. Si des visions concurrentes, voire conflictuelles, pouvaient exister sur la nature et les modalités de la transition, il y avait par contre un consensus global autour de l’idée que la formalisation était une condition nécessaire de la lutte contre les déficits de travail décent14. Le préambule de la Recommandation reconnait que, « de par son ampleur, l’économie informelle, sous toutes ses formes, constitue une entrave de taille aux droits des travailleurs, y compris les principes et droits fondamentaux au travail, à la protection sociale, à des conditions de travail décentes, au développement inclusif et à la primauté du droit, et qu’elle a un impact négatif sur l’essor des entreprises durables, les recettes publiques, le champ d’action de l’État, notamment pour ce qui est des politiques économiques, sociales et environnementales, ainsi que sur la solidité des institutions et la concurrence loyale sur les marchés nationaux et internationaux ».

  • 15 On retrouve cette vision forte à différents endroits de la Recommandation, tels que : i) « Reconnai (...)

22L’esprit de la Recommandation est de reconnaître que la formalisation est un moyen vers un développement durable et juste et non une fin en soi puisque « c’est dans l’économie informelle que les déficits de travail décent – déni des droits au travail, insuffisance des possibilités d’emploi de qualité, protection sociale inadéquate et absence de dialogue social – sont les plus prononcés » (Préambule). Cette position résulte aussi du constat que « la plupart des individus n’entrent pas dans l’économie informelle par choix mais du fait du manque d’opportunités dans l’économie formelle et faute d’avoir d’autres moyens de subsistance » (Préambule). D’autre part, des dynamiques positives existant au sein de l’économie informelle, en termes de sécurisation des conditions de vie et de travail, sont reconnues. Il n’est donc pas question ici d’harceler ceux qui opèrent dans l’économie informelle et de les priver de leurs moyens d’existence économique et sociale mais d’appuyer, à travers une formalisation concertée, ces pratiques populaires de sécurisation afin de renforcer leur contribution au développement réel des gens « d’en bas »15.

23La Recommandation n° 204 est construite autour de la conviction que seule une stratégie intégrée peut aboutir, ciblant non seulement les travailleurs et unités économiques opérant dans l’économie informelle mais aussi le modèle de croissance, afin que la répartition des fruits de celle-ci soit plus justement redistribuée à travers le développement de l’emploi décent. Dès lors, cet instrument fournit des orientations pour la formulation de stratégies intégrées en vue de la réalisation d’un triple objectif :

  1. faciliter la transition des travailleurs et des unités économiques de l’économie informelle vers l’économie formelle tout en respectant les droits fondamentaux des travailleurs et en offrant des possibilités de sécurité du revenu, de subsistance et d’entrepreneuriat ;

  2. promouvoir la création d’emplois décents, leur préservation et leur pérennité dans l’économie formelle, ainsi que la cohérence entre les politiques macroéconomiques, d’emploi, de protection sociale et les autres politiques sociales ;

  3. prévenir l’informalisation des emplois de l’économie formelle (Objectifs et champ d’application).

24Cette Recommandation, adoptée la même année que le Programme de développement durable à l’horizon 2030, constitue un outil pour la mise en œuvre de ce programme, et notamment pour la réalisation de l’objectif de développement durable n° 8 « Promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous », et, tout particulièrement, de la cible 3 « Promouvoir des politiques axées sur le développement qui favorisent des activités productives, la création d’emplois décents, l’entrepreneuriat, la créativité et l’innovation, stimulent la croissance des micro entreprises et des petites et moyennes entreprises et facilitent leur intégration dans le secteur formel, y compris par l’accès aux services financiers ».

25En termes d’intervention, sa spécificité, outre les éléments présentés ci-avant, tient premièrement à la volonté de ne pas découpler formalisation des unités économiques, formalisation de l’emploi et création d’emplois décents. Il n’est pas question ici d’un système à deux niveaux dans lequel des incitations seraient offertes aux entreprises pour se formaliser auprès des autorités administratives et fiscales sans contrepartie en termes de principes et droits fondamentaux au travail et de couverture sociale pour leurs travailleurs. L’approche intégrée proposée combine des mesures incitatives, préventives et correctives pour s’assurer que le projet de formalisation qu’elle préconise soit le moteur non seulement d’un meilleur environnement économique pour le développement de micros et petites entreprises formelles mais aussi pour l’amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs et de leur famille. L’accent est mis sur le fait que toutes les incitations devraient avoir pour objectif de faciliter la transition effective et en temps voulu de l’économie informelle vers l’économie formelle. La deuxième spécificité tient dans la reconnaissance de l’importance de donner une voix aux acteurs de l’économie informelle à travers d’une part, les organisations de travailleurs et d’employeurs représentatives qui, ces dernières années, ont fait un effort croissant afin d’affilier et défendre les intérêts des travailleurs et unités productives de l’économie informelle et à travers, d’autre part, le soutien à l’organisation et au renforcement des capacités de la multitude d’associations et groupements de travailleurs et de producteurs du secteur informel.

III - Les politiques publiques face aux défis de la transition vers l’économie formelle

  • 16 BIT, Croissance performante, emploi et travail décent en Afrique : Une nouvelle vision s’impose, Pr (...)

26Face aux revendications en faveur de la justice sociale et, notamment, pour l’accès au travail décent, exprimées principalement par les jeunes, la nécessité de faciliter la transition vers l’économie formelle apparaît de plus en plus comme un élément essentiel des stratégies nationales de développement et comme un enjeu majeur pour le développement, la cohésion sociale et la paix. La crise mondiale de 2008 a ouvert des perspectives favorables à la réflexion sur la place centrale des objectifs d’emploi dans les stratégies économiques, à l’adaptation des instruments de politique macroéconomique en faveur de l’emploi, au rééquilibrage de la gestion de la demande (et l’accroissement de la demande intérieure) et à l’élaboration des politiques sectorielles créatrices d’emplois16.

27La nouvelle génération de stratégies de développement s’appuie donc de plus en plus sur des cadres stratégiques intégrés dans lesquels la croissance est en meilleure adéquation avec la création d’emplois productifs, l’amélioration des conditions de travail et de vie, l’extension des droits des travailleurs, une répartition plus équitable des revenus et la mise en place de socles de protection sociale. L’emploi productif est maintenant considéré comme un objectif transversal des stratégies de croissance ou des plans nationaux de développement, conformément aux orientations des Objectifs pour le Développement Durable, et en particulier l’objectif 8, dans le cadre de l’Agenda 2030.

28La contribution majeure de l’OIT, dans ce cadre, est d’enrichir, voire de renouveler les données du débat au sein des décideurs politiques sur la question de la transition de l’économie informelle vers le formel et l’emploi décent, afin de permettre la mise en place de politiques efficaces. L’idée serait alors de sortir des sentiers battus des cadres normatifs, des énoncés généraux et des propositions du type « il n’y a qu’à » et autres « wish list » et de réfléchir au contraire à partir d’études de cas spécifiques sur cet « existant », sur sa logique, ses contraintes et la potentialité de ses pratiques de sécurisation dans une optique de transition vers l’emploi formel. Ces connaissances devraient induire des modifications dans la formulation des politiques et les pratiques des acteurs concernés afin qu’elles soient mieux adaptées au caractère systémique et complexe de la réalité qu’il s’agit de transformer.

  • 17 G. Kanyenze, and F. Lapeyre F., Growth, Employment and Decent Work in Namibia: A situation Analysis(...)

29Les résultats de nombreuses études menées par l’OIT sur une grande diversité de terrains mettent en évidence la pluralité des logiques socioéconomiques observées au sein de l’économie informelle, ainsi que leur mode d’interaction17. Les analyses montrent que l’économie informelle est hétérogène et la réalité est marquée par un continuum de statuts allant de la totale informalité à la semi informalité ; cette dernière couvrant à fois les unités « informelles » satisfaisant une partie de leurs obligations – en termes d’enregistrement ou de taxation – mais aussi les unités « formelles » qui, dans la pratique, échappent partiellement à leurs obligations du point de vue de la contractualisation du travail. Dans ce cadre, la formalisation se joue sur différents critères : l’identification (l’enregistrement au Registre du commerce ou au Répertoire des métiers) ; le paiement de l’impôt (forfaitaire ou déclaratif), le paiement d’une patente à la commune ; l’enregistrement du contrat de travail et la déclaration du travailleur à l’organisme responsable de la protection sociale ; le respect des cadres réglementaires et légaux. L’enjeu, pour le décideur politique, est de pouvoir s’appuyer sur une typologie pertinente des micros, petites et moyennes entreprises (MPMEs) en fonction de leur degré d’informalité et de leur secteur, afin d’identifier les potentialités de transition pour chaque groupe, leurs contraintes spécifiques, leurs priorités et les mesures appropriées pour initier ou renforcer le processus de formalisation.

30Il ne faut donc pas s’attendre à formuler une stratégie universelle visant à faciliter de manière uniforme la transition vers la formalité et l’emploi décent, mais plutôt un ensemble de politiques multidimensionnelles ciblant différents segments et secteurs de l’économie informelle et sensibles aux spécificités de chaque contexte. Un tel cadre intégré, construit à travers des processus de dialogue social, doit permettre de :

  • Promouvoir l’emploi formel à travers :

    1. des politiques macroéconomiques et sectorielles favorables à l’emploi ;

    2. la mise en place d’un environnement favorable à la création de MPMEs formelles et durables, susceptibles d’absorber le chômage, le sous-emploi et l’emploi informel ;

    3. le développement des compétences et la promotion de l’entrepreneuriat.

  • Réduire l’emploi informel à travers :

    1. la réduction des coûts de la transition vers le formel – d’un point de vue administratif, réglementaire et fiscal ;

    2. l’augmentation des bénéfices induits par la formalité par l’accès à un ensemble de services financiers et non financiers – accès facilité au crédit et aux contrats publics, renforcement des capacités entrepreneuriales, formation professionnelle,... ;

    3. l’accroissement graduel (et de manière appropriée à la réalité des secteurs de l’économie informelle considérés) des coûts de l’informel dans le cas de non application des principes et droits fondamentaux du travail.

  • Accroître l’emploi décent dans l’économie informelle à travers :

    1. le développement d’un filet de protection sociale minimum pour tous ;

    2. l’organisation des travailleurs et des unités de l’économie informelle, ainsi qu’une meilleure intégration de leurs préoccupations dans le processus de prise de décision ;

    3. la promotion de la santé-sécurité au travail ;

    4. l’instauration d’un salaire minimum ;

    5. la promotion de l’économie sociale.

  • 18 F. Braudel., Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe - XVIIIe siècle), tome 1, Paris, (...)

31En conclusion, il est nécessaire de revenir plus longuement sur la question de la place des politiques publiques et sur la question de l’intervention en faveur de l’amélioration des conditions de vie et de travail des populations au sein de l’économie informelle. La prise en compte de la nature particulière des stratégies d’acteurs au sein de l’économie informelle nous confronte à une prolifération rusée et transgressive de pratiques et stratégies individuelles et collectives, qui est la source de l’indocilité du local à laquelle sont confrontées les politiques publiques mais qui est loin d’être facile à saisir d’un point de vue méthodologique18. De cette réalité vécue de coproduction des espaces et de coexistence de régulations concurrentes, voire conflictuelles, dans les villes des pays en développement, les statistiques ne connaissent presque rien. Dans l’économie informelle, pas de système observable et lisible qu’apprécient tant les scientifiques que les décideurs politiques. Nous sommes face à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux.

  • 19 F. Berkes, J. Colding. and C. Folke, Navigating Social Ecological Systems, Cambridge University Pre (...)

32Tout comme l’olivier quand on l’observe nous raconte comment le jeu du temps l’a tordu, lacéré, comment l’eau et le vent l’ont obligé, année après année, à prendre cette forme qui n’est ni le fruit du hasard ni celui d’un caprice, mais celui de la nécessité, l’analyse de la réalité des pratiques populaires et de leur évolution dans le temps long est fondamentale car elle permet de comprendre les demandes de développement des acteurs et met en évidence l’évolution de ces pratiques individuelles et collectives perpétuellement réinventées afin d’assurer la sécurisation matérielle et spirituelle de leurs conditions de vie. A partir de l’analyse, au sein de l’économie informelle, de cette multitude de pratiques génératrices de revenus et d’emplois liées à un paquet de biens et de services répondant aux besoins de ces acteurs « du bas » et encastrés dans une sociabilité populaire, il est possible d’appréhender les contours d’un autre style de développement19.

  • 20 J. MacGaffey, The Real Economy of Zaïre, London, James Currey, 1991. A. Tarrius, La mondialisation (...)

33Ces dernières années, on assiste à la multiplication des études de terrain qui montrent, au quotidien, la capacité d’initiative des populations face à la crise de l’économie et de l’État, ainsi que leur volonté de lutter par des formes diverses pour maintenir ou rétablir une dignité de vie20. Malgré les nouvelles formes de précarisation et d’exclusion endogènes à la mondialisation de l’économie, il ne faut pas conclure que les populations subissent passivement cet état de choses. C’est donc précisément dans ces espaces sociaux de précarité, qui se multiplient, que les individus sont susceptibles de redonner du sens à leurs conduites et de réélaborer des liens et des échanges avec les autres. À travers des modalités variées marquées par la diversité culturelle et sociale, ils expriment de manière plus ou moins inventive leur insertion dans le tissu social et leur participation à la production de leur lieu de vie.

  • 21 F. Lapeyre, « Securing livelihoods in Africa: Towards multi-scalar policy frameworks », European Jo (...)

34Cette prolifération de pratiques et d’institutions plus ou moins autonomes des acteurs de l’économie informelle a largement échappé aux décideurs politiques et donc aux processus de formulation des politiques publiques. Mais leur prise en compte implique de s’interroger sur la nature constituante d’un « autre développement » de ces « lignes de fuite ». Celles-ci sont souvent de simples stratégies de survie, ou bien s’inscrivent dans des tentatives de réinvention d’une identité, qui peuvent être facteur de désintégration sociale et de nouvelles formes de violence comme dans le cas du développement du communautarisme, de mouvements ethniques agressifs ou de fondamentalisme sectaire. Les « devenirs » qui émergent de la multitude des pratiques populaires, à la suite de la crise de légitimation des stratégies de développement qui ne peuvent tenir leurs promesses d’un meilleur bien-être pour tous, ne sont pas tous constitutifs d’un projet partagé d’amélioration durable des conditions de vie d’une population dans un milieu donné21. Cette constatation doit nous amener à dépasser une approche idyllique des pratiques et des institutions des acteurs de l’économie populaire pour essayer de comprendre, d’une part quelles sont, parmi ces multiples pratiques populaires de résistance, de survie, de solidarité et de sécurisation des conditions de vie, celles qui peuvent donner lieu à « une réinvention d’un être et faire ensemble » et, d’autre part, comment leur venir en appui le plus efficacement possible à travers les politiques publiques.

35C’est seulement au prix de cet effort que les politiques publiques pourront développer des synergies potentielles avec les dynamiques collectives au sein de l’économie informelle dans les pays en développement, afin d’assurer un socle de protection sociale au plus grand nombre et faciliter la transition vers l’économie formelle. Il est dès lors crucial d’ouvrir la boîte noire du mode de fonctionnement des unités de production de biens et de services dans l’économie informelle pour mieux comprendre sur les terrains étudiés :

  • les processus d’insécurisation multiformes qui affectent les acteurs de l’économie informelle et leurs conséquences par rapport aux questions de transition vers l’emploi décent et la formalisation ;

  • les pratiques de sécurisation développées au niveau individuel et collectif au sein de l’économie informelle, leur interaction avec les cadres d’intervention existants (politiques publiques, ONG, Organisations internationales) et la place des dynamiques associatives dans ces pratiques ;

  • les mécanismes de reproduction et de distribution du surplus (investissement – avec diversification ou non des activités –, consommation, maintien du lien social, création d’emploi, santé, éducation/formation professionnelle, etc.).

En guise de conclusion : Quels moyens d’action ?

  • 22 M. Mormont. « Des savoirs actionnables » in I. Amoukou et J. M. Wautelet, Croisement des Savoirs, P (...)
  • 23 I. Amoukou, J. M. Wautelet, Croisement des Savoirs Villageois et Universitaires : Enjeux pour le dé (...)

36Parler de « prise » pour tenter de poser la question du rapport entre les politiques publiques et l’économie informelle est une manière de traiter le rapport entre connaissance et action. La notion de « prise » vise quelque chose qui est souvent négligé par nos approches scientifiques. Il s’agit de ce par quoi une réalité est actionnable par un acteur individuel ou collectif22. Il est essentiel que les pouvoirs publics se dotent d’une capacité à analyser non pas la falaise (ou le gouffre) des vulnérabilités qui affectent les populations dans l’économie informelle mais d’une capacité à saisir ce qui permet à celles-ci de s’accrocher et de tenir dans ce contexte23. On ne peut évidemment pas dénier tout l’intérêt qu’il y a à objectiver les processus de vulnérabilisation, à identifier les groupes concernés, ainsi que toutes sortes de données et d’analyses précieuses pour définir des objectifs et des politiques. Mais parler de « prise », cela implique aussi de s’interroger sur quelles « prises » l’Etat peut s’appuyer pour s’assurer de l’adhésion des acteurs de l’économie informelle au projet de transition qu’il propose. Le problème, c’est que nous connaissons encore trop peu la manière dont les acteurs de l’économie informelle vivent ces situations, qui les caractérisent, et surtout comment ils agissent dans ces contextes… : bref, comment ils se débrouillent pour aller de l’avant ou pour survivre. Comment ces pratiques et ces tactiques coexistent et s’articulent avec les régulations émises – ensembles de règles contraignantes – par les pouvoirs publics ?

  • 24 F. Lapeyre, « Les politiques publiques face à l’indocilité du local » in F. Lapeyre et A. Lemaire, (...)

37L’émergence d’une régulation conjointe n’est pas un résultat mécanique et la rencontre de deux régulations peut aboutir à une opposition totale qui interdit toute possibilité d’action commune et donc tout processus effectif de transition vers l’économie formelle. Elaborer des règles et les faire respecter n’a de sens que si, d’une manière ou d’une autre, la règle est partagée. Favoriser l’émergence d’une régulation conjointe signifie construire une capacité d’action commune sur laquelle vont reposer les politiques publiques. Faciliter les transitions vers l’économie formelle, c’est rechercher continuellement la médiation, accepter et faire accepter le conflit et la négociation continue aux acteurs de l’économie informelle comme méthode alternative de résolution des différends par rapport à la fuite dans cet « ailleurs » qui tend à gagner du terrain24

  • 25 J. D. Reynaud, Les règles du jeu, Paris, Armand Colin, 1997.

38Une telle dynamique s’apparente fortement à celle d’un moteur à explosion, du fait du choc des régulations concurrentes et bien souvent conflictuelles entre acteurs du formel et de l’informel. Cela pose le problème des règles du jeu, de la nature d’une régulation conjointe entre les règles que les institutions publiques considèrent comme universelles et celles que chaque communauté se construit au niveau de son territoire. Dans ce cadre, les politiques publiques doivent s’articuler avec un processus incessant de négociation et de gestion des conflits, permettant, d’une part, de résister à la pression afin d’éviter la rupture et, d’autre part, de canaliser l’énergie dégagée afin de la transformer en une source de création positive pour assurer la promotion de l’emploi décent et le renforcement des droits économiques et sociaux. Refuser la négociation et le pari toujours difficile d’une régulation conjointe, c’est prendre le risque de déconnecter les politiques publiques des acteurs de l’économie informelle et, de ce fait, de perdre toute « prise » pour changer positivement les conditions de vie et de travail dans l’économie informelle. Mais cette rencontre de régulation n’a rien de facile et ne peut s’établir qu’après un processus lent de négociations et d’arbitrages. Comme le précise Jean-Daniel Reynaud, « les régulations « réelles » sont des compromis (souvent instables) entre autonomie et contrôle : mais la variété de ces compromis est très grande, aussi grande que celle des procédures par lesquelles on les atteint »2525.

39Les défis et les incertitudes sont donc nombreux. Ce qui est certain, c’est que l’Etat a un rôle fondamental à jouer pour rouvrir aux acteurs de l’économie informelle le champ des devenirs possibles, et redonner crédibilité à la question de leur action à travers des politiques publiques appropriées. Il n’y a pas de lignes de fuite et donc de « déterritorialisation » qui ne soient socialement et culturellement destructrices sans possibilité de « reterritorialisation ». Les politiques publiques visant à faciliter les transitions vers l’économie formelle doivent être porteuses de solutions de rechange réelles pour la sécurisation des acteurs populaires ; cela constitue une épreuve déterminante pour la légitimité de ce projet. Face aux phénomènes d’exclusion et de fragmentation sociale et d’anomie, l’Etat a la responsabilité de rendre vivable, praticable, pensable le « vivre ensemble » au sein de l’économie formelle. Les voies de transition vers l’économie formelle seront donc marquées par des compromis et des arbitrages qui requièrent un « nouveau pacte » entre la population, les unités productives et l’Etat, fondé sur le renforcement des capacités, un environnement propice au développement de l’emploi productif, une croissance inclusive et la reconnaissance des droits sociaux et économiques.

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Notes

1 BIT, Emploi, revenus et égalité : Stratégie pour accroître l’emploi productif au Kenya, Genève, 1972.

2 BIT, Travail décent et économie informelle, Rapport VI, Conférence internationale du Travail, 90e session, Genève, 2002.

3 BIT, Conclusions concernant le travail décent et l’économie informelle, Conférence internationale du Travail, 90e session, Genève, 2002.

4 BIT, The informal economy in Africa: Promoting transition to formality – Challenges and strategies, Genève, 2009. BIT, Transition de l’économie informelle vers l’économie formelle (Rapport blanc), Genève, 2014. Banque mondiale, Jobs – World Development Report, Washington D-C., 2013. UNRISD, Combattre la pauvreté et l’inégalité : Changement structurel, politique sociale et conditions politiques, Genève, 2010.

5 BIT, La transition de l’économie informelle vers l’économie formelle, Genève, 2013.

6 BIT, Une mondialisation juste : Créer des opportunités pour tous, Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, Genève, 2004. BIT, La transition de l’économie informelle vers l’économie formelle, Genève, 2013.

7 BIT, Transition de l’économie informelle vers l’économie formelle (Rapport blanc), Genève, 2014

8 BIT, Mesurer l’informalité : Manuel statistique, Genève, 2013.

9 Basé sur 118 pays représentant 90 % de l’emploi mondial et estimation des valeurs manquantes. Estimation pour 2016. Définition harmonisée de l’emploi dans le secteur informel (absence d’enregistrement de l’entreprise ou de système comptable pour définir le secteur informel et emploi informel parmi les travailleurs à leur propre compte et les employeurs ; absence de sécurité sociale associée à l’emploi, ou en cas d’absence de réponse, absence de congés annuels rémunérés et de congés maladie rémunéré pour définir l’emploi informel parmi les employés. Tous les travailleurs familiaux non rémunérés sont en emploi informel).

10 Voir notamment la plateforme de l’Union Européenne pour lutter contre le travail non déclaré mise en place en 2016.

11 F. Lapeyre et A. Lemaitre, (dir.), Politiques publiques et pratiques de l’économie informelle en Afrique Subsaharienne, Louvain-la-Neuve, Academia – L’Harmattan, 2014.

12 I. Hillenkamp., F. Lapeyre. and A. Lemaitre, (eds.), Securing Livelihoods: Informal Economy Practices and Institutions, Oxford University Press, 2013.

13 BIT, The dilemma of the informal sector, Genève, 1991. BIT, The informal economy in Africa: Promoting transition to formality – Challenges and strategies, Genève, 2009. BIT, Text of the recommendation concerning the transition from the informal to the formal economy, Genève, 2015.

14 BIT, Text of the recommendation concerning the transition from the informal to the formal economy, Genève, 2015.

15 On retrouve cette vision forte à différents endroits de la Recommandation, tels que : i) « Reconnaissant la nécessité pour les Membres de prendre d’urgence des mesures appropriées permettant la transition des travailleurs et des unités économiques de l’économie informelle vers l’économie formelle, tout en garantissant la préservation et l’amélioration de leurs moyens de subsistance durant la transition ; » (Préambule) ou encore (j) « La préservation et le développement, lors de la transition vers l’économie formelle, du potentiel entrepreneurial, de la créativité, du dynamisme, des compétences et des capacités d’innovation des travailleurs et des unités économiques de l’économie informelle ; » (Principes directeurs).

16 BIT, Croissance performante, emploi et travail décent en Afrique : Une nouvelle vision s’impose, Pretoria, 2011. I. Islam. and S. Verick., From the great recession to labour market recovery, Basingstoke, Palgrave, 2011.

17 G. Kanyenze, and F. Lapeyre F., Growth, Employment and Decent Work in Namibia: A situation Analysis, WP no 81, Genève, BIT, 2012. F. Lapeyre et A. Lemaitre, (dir.), Politiques publiques et pratiques de l’économie informelle en Afrique Subsaharienne, Louvain-la-Neuve, Academia, L’Harmattan, 2014. S. Barussaud, Les politiques sectorielles intégrées de formalisation de l’emploi : L’exemple du secteur commercial au Burkina Faso, Département des politiques de l’emploi, Document de travail, n° 220, Genève, BIT, 2017.

18 F. Braudel., Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe - XVIIIe siècle), tome 1, Paris, Armand Colin, 1967. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. : Arts de faire et 2. : Habiter, cuisiner, éd. établie et présentée par Luce Giard, Gallimard, Paris, 1980/1990 (nouvelle édition).

19 F. Berkes, J. Colding. and C. Folke, Navigating Social Ecological Systems, Cambridge University Press, 2003. L. Gunderson, and C. S. Holling, Panarchy, London, Island Press, 2002. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985. T. Cannon, Reducing people’s vulnerability to natural hazards: Communities and resilience, Research paper n°. 2008/34, UNU-WIDER, 2008.

20 J. MacGaffey, The Real Economy of Zaïre, London, James Currey, 1991. A. Tarrius, La mondialisation par le bas, Paris, Balland, 2002, G. De Villers, B. Jewsiewicki et L. Monnier, (dir.), Manières de vivre - Economie de la « débrouille » dans les villes du Congo/Zaïre, L’Harmattan, Paris, 2002, L. Monnier, Y. Droz, (dir.), Côté jardin, côté cour. Anthropologie de la maison africaine, Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 15, Genève, Institut universitaire d’études du développement/PUF, 2004. I. Hillenkamp, F. Lapeyre, and A. Lemaitre, (eds.), Securing Livelihoods: Informal Economy Practices and Institutions, Oxford University Press, 2013. Louvain-la-Neuve, Academia – L’Harmattan, 2014. F. Lapeyre et A. Lemaitre, (dir.), Politiques publiques et pratiques de l’économie informelle en Afrique Subsaharienne, Louvain-la-Neuve, Academia – L’Harmattan, 2014. S. Barussaud, Les politiques sectorielles intégrées de formalisation de l’emploi : L’exemple du secteur commercial au Burkina Faso, Département des politiques de l’emploi, Document de travail, no 220, Genève, BIT, 2017.

21 F. Lapeyre, « Securing livelihoods in Africa: Towards multi-scalar policy frameworks », European Journal of Development Studies, Vol. 25, n° 5, 2013, pp. 659-679.

22 M. Mormont. « Des savoirs actionnables » in I. Amoukou et J. M. Wautelet, Croisement des Savoirs, PUL, Louvain-la-Neuve, 2007.

23 I. Amoukou, J. M. Wautelet, Croisement des Savoirs Villageois et Universitaires : Enjeux pour le développement, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaire de Louvain, 2007.

24 F. Lapeyre, « Les politiques publiques face à l’indocilité du local » in F. Lapeyre et A. Lemaire, (dir.), Politiques publiques et pratiques de l’économie informelle en Afrique Subsaharienne, Louvain-la-Neuve : Academia – L’Harmattan, 2014.

25 J. D. Reynaud, Les règles du jeu, Paris, Armand Colin, 1997.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : L’emploi informel dans le monde9
Crédits Source : Calculs du BIT sur la base de données d’enquêtes ménages.
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Fichier image/jpeg, 50k
Titre Figure 2 : Distribution de l’emploi informel par statut dans l’emploi
Crédits Source : ILO, 2016
URL http://journals.openedition.org/rdctss/docannexe/image/322/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
Titre Figure 3 : Emploi formel et informel et taux de pauvreté à 3,10 $PPP par personne par jour
Crédits Source : ILO, 2016
URL http://journals.openedition.org/rdctss/docannexe/image/322/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 70k
Titre Figure 4 : Exposition à des conditions de travail dangereuses (travailleurs), Bangladesh
Crédits Source : ILO, 2016
URL http://journals.openedition.org/rdctss/docannexe/image/322/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 100k
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Pour citer cet article

Référence papier

Frédéric Lapeyre, « L’organisation internationale du travail face au travail dans l’économie informelle »Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 3 | 2017, 18-33.

Référence électronique

Frédéric Lapeyre, « L’organisation internationale du travail face au travail dans l’économie informelle »Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 01 novembre 2018, consulté le 12 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rdctss/322 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdctss.322

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Auteur

Frédéric Lapeyre

Chef de l’Unité sur l’Economie Informelle, Département des Politiques de l’Emploi, BIT. Thèmes de recherche : Politiques de l’emploi, économie informelle, futur du travail.
Parmi ses publications : Securing Livelihoods: Informal Economy Practices and Institutions, Oxford University Press, 2013 ; « Securing livelihoods in Africa: Towards multi-scalar policy frameworks », European Journal of Development Studies, 2013, n° 25. Politiques publiques face aux pratiques de l’économie informelle en Afrique Subsaharienne, Academia-L’Harmattan, 2014. « Le modèle de croissance Katangais face à la crise financière mondiale : Enjeux en termes d’emplois », WP n° 82, Bureau International du Travail, 2011.

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