2Le sort de M. Ellsberg fait écho, d’une certaine manière, à celui des lanceurs d’alerte contemporains dont les dénominateurs communs sont le courage et la volonté de sacrifier une position souvent établie et confortable pour dénoncer une situation qui leur apparait moralement, voire juridiquement, condamnable. Le public est devenu de plus en plus sensible aux parcours de ces personnes qui mettent en jeu leur emploi, leur fortune, leur liberté et parfois leur vie, pour révéler des injustices révoltantes. Tour à tour dénoncés comme des traîtres délateurs ou célébrés comme des héros, les lanceurs d’alerte ont en commun de s’exposer à de sévères représailles. Dans le monde du travail, qu’il s’agisse d’institutions publiques ou d’entreprises, les discours sur la moralisation de la vie des affaires ou de la vie publique, de même que les appels foisonnants à la transparence, tendent à ériger un devoir de dénonciation qui incomberait à toute personne, salariée ou non, informée de comportements répréhensibles. Dans le même temps, loyauté, réserve et confidentialité sont réaffirmées comme des valeurs ciment de la relation de travail, exposant quiconque s’en écarte à des sanctions disciplinaires. Cernées par ces injonctions contradictoires, les personnes qui se décident à lancer une alerte doivent être protégées. Force est de constater que le droit n’a que tardivement secouru ces « héros mal aimés ».

3Ces dernières années, de nombreux pays ont adopté des législations dans le but de reconnaître une forme d’immunité au profit de ceux que l’on désigne comme « whistleblowers » aux Etats-Unis :

• • 2 Public Law 107-204 : https://www.congress.gov/bill/107th-congress/house-bill/3763
  • 3 Public Law 111 - 203 : https://www.govinfo.gov/app/details/PLAW-111publ203

  les lois Sarbanes-Oxley2 et Dodd-Frank3 aux Etats-Unis ;

• • 4 Loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016, qui vient d’être modifiée par la loi n°2022-401 du 21 mars 2022 (...)

  la loi Sapin II en France4 ;

• • 5 https://www.legislation.gov.uk/ukpga/1998/23/contents

  la loi Public Interest Disclosure Act 1998 au Royaume-Uni5 ;

• • 6 Protected Disclosures Act 2011, Août 2012 : https://japarliament.gov.jm/attachments/341_The%20Prote (...)

  le Protected Disclosures Act en Jamaïque6 ;

• • 7 Loi n°29542, juin 2010 : https://www.oas.org/juridico/PDFs/mesicic4_per_ley29542.pdf

  la loi pour la protection des lanceurs d’alerte au Pérou7 ;

• • 8 https://www.legislation.gov.au/Details/C2013A00133

  le Public Interest Disclosure Act 2013 en Australie8 ;

• • 9 https://repatriatescir.blogspot.com/2018/01/publication-of-public-interest.html

  le Public Interest Information Disclosure Act 2011 au Bangladesh9 ;

• • 10 https://www.bheuu.gov.my/pdf/Akta/Act%20711.pdf

  la loi n°711 de 2010 en Malaisie10 ;

• • 11 https://drive.google.com/file/d/1h-6I9fMFfplaiLoHo1Etc01MF-hKpOZG/view

  la loi sur la dénonciation de novembre 2011 au Vietnam11 ;

• • 12 https://www.opengovpartnership.org/wp-content/uploads/2001/01/Albania_NAP3_ENG.pdf

  la loi sur les lanceurs d’alerte en Albanie12 ;

• • 13 https://www.japaneselawtranslation.go.jp/law/detail/?ft=1&re=2&dn=1&x=49&y=4&co=01&ia=03&ja=04&ky=w (...)

  la loi n°122 de 2004 au Japon13 ;

• • 14 www.legislation.govt.nz/act/public/2000/0007/latest/DLM53466.html
  • 15 www.legislation.govt.nz/act/public/2000/0024/112.0/DLM58317.html

  la loi Protected Disclosures Act 200014 et certaines des dispositions de la loi sur l’emploi de 200015 en Nouvelle-Zélande ;

• • 16 http://corruptionprevention.gov.hu/download/7/a2/90000/KIM%20555_2013-4.pdf

  la loi CLXV de 2013 en Hongrie16 ;

• • 17 https://botswanalaws.com/alphabetical-list-of-statutes/whistleblowing#:~:text=140%2C%202016.to%20pr (...)

  la loi Whistleblowing Act 2016 au Bostwana17 ;

• • 18 https://drive.google.com/file/d/1gyTxVkjdU8i6gdI1brFOhEe8d4G_ieGd/view

  la loi n°35/2012 sur la protection des lanceurs d’alerte au Rwanda18.

6Si les parlements nationaux sont appelés à intervenir épisodiquement pour construire le régime de protection des lanceurs d’alerte, ce sont les juges qui se trouvent de manière quotidienne saisis du sort des whistleblowers. Comment l’institution judiciaire réagit-elle ? Se contente-t-elle d’occulter la dimension morale de leurs actes pour se réfugier derrière un paravent législatif défaillant ? Fait-elle preuve au contraire d’audace en précédant le législateur dans l’édification d’une muraille protectrice au profit des informateurs ? Ou encore se cantonne-t-elle à une application neutre de lois qu’elle n’approuve ni ne désapprouve ?

7Les présents travaux exposent la position du juge dans différents pays. Une tendance forte se dégage : la plupart des législations adoptées présentent un caractère morcelé (la protection des lanceurs d’alerte découle de régimes différents, mal articulés) et inabouti (tous les travailleurs ne sont pas concernés ou ne bénéficient pas de protections suffisantes). Face à cela, alors que l’on aurait pu attendre du juge un effort de clarification et une volonté d’extension des protections pour répondre au besoin social sous-jacent, les constats dressés par les contributeurs de ce dossier apparaissent plutôt décevants.

8C’est le cas, notamment, pour le continent américain, à travers l’expérience canadienne qu’analysent Urwana Coiquaud et Jeanne Pérès. Le salarié lanceur d’alerte au Québec, soulignent ces auteures, en plus de supporter le poids de la dénonciation, ne doit pas se tromper dans le choix du régime de divulgation, choix complexe et source d’une insécurité juridique réelle pour lui. Au Brésil, la jurisprudence est en proie au doute concernant la levée de l’anonymat du whistleblower ou le régime de preuve à appliquer. En tout état de cause, Mariana Ferrucci Bega et Bruno Louis Maurice Guérard mettent en lumière les carences de la législation actuelle et du traitement judiciaire de certaines affaires, qui ont notamment valu au Brésil une condamnation par la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme. En Colombie, la situation est encore plus critiquable, non seulement en raison d’un vide législatif manifeste, d’un contentieux quasi inexistant sur ce problème, mais également à cause des exigences relatives à la charge de la preuve qui dissuadent tout dénonciateur victime de représailles d’agir en justice. Ce constat, Vladimir Tobón Perilla le pose à travers l’examen du contentieux relatif au harcèlement moral, à partir duquel il dégage les conditions qui permettraient de préfigurer un régime de protection du lanceur d’alerte fondé sur des sanctions effectives, qu’il appelle de ses vœux.

9En Europe, l’attitude du juge diverge profondément suivant les pays examinés. Alors que la France et l’Espagne se distinguent par un droit prétorien protecteur, qui a même précédé l’intervention du législateur, la jurisprudence italienne se cantonne à une interprétation très restrictive des règles légales. Un constat similaire peut-être avancé concernant l’attitude du juge irlandais, sur la base d’une analyse statistique de 163 affaires rendues entre 2014 et 2020. Ce sont respectivement les travaux des professeurs Joël Colonna et Virginie Renaux-Personnic (pour la France), Francisco Javier Arrieta Idiakez (pour l’Espagne), Riccardo Maraga (pour l’Italie), Lauren Kierans (pour l’Irlande) qui illustrent cette opposition.

10Sur le continent africain, le droit sud-africain semble a priori offrir une protection adéquate au lanceur d’alerte. Toutefois, comme le démontre Abigail Osiki, les tribunaux ont une approche hésitante tant au niveau de la reconnaissance du statut de personne protégée que dans l’indemnisation des préjudices découlant de représailles exercées contre les lanceurs d’alerte.

11Enfin, dans la région du Pacifique asiatique, l’Australie ne se distingue pas par un régime jurisprudentiel audacieux. Les carences de la législation n’ont pas été compensées par le juge qui, de surcroît, fait preuve de sévérité dans son interprétation comme le souligne l’article d’Adriana Orifici.