Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi (dir.), La chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonial français (XIXe-XXe siècles). Presses Universitaires de Rennes, 2021

doi:10.4000/rdctss.3858

Sommaire - Document précédent

2 | 2022
La protection jurisprudentielle du salarié lanceur d’alerte

Chronique bibliographique

Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi (dir.), La chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonial français (XIX^e-XX^e siècles)

Presses Universitaires de Rennes, 2021

Alexandre Charbonneau

p. 168-171

https://doi.org/10.4000/rdctss.3858

Référence(s) :

Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi (dir.), La chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonial français (XIX^e-XX^e siècles), Presses Universitaires de Rennes, 2021, 328 p.

Texte | Notes | Citation | Auteur

Texte intégral

PDF 146k Partager par e-mail

1Cet ouvrage est le fruit d’une recherche collective menée par des juristes et des historiens entre 2013 et 2017, dont « l’ambition forte » était, pour reprendre les termes de Jean-Pierre Le Crom, de « comprendre et [d’]analyser l’évolution de la réglementation du travail dans toutes les colonies françaises depuis l’abolition de l’esclavage en 1848 jusqu’aux indépendances ».

2Plusieurs facteurs expliquent la difficulté d’une pareille entreprise. Le premier concerne le processus même de colonisation, qui s’est développé à diverses époques et a donné lieu à des régimes d’administration différents.

1 Revenant sur ces mandats : S. Couderc-Morandeau, « La législation du travail des pays sous mandat f (...)

3À l’encontre d’une idée habituellement reçue, la colonisation française n’est pas achevée alors que l’abolition de l’esclavage est proclamée, au milieu du XIX^ème siècle. Elle connaîtra en réalité une extension importante au lendemain de la première guerre mondiale, lorsque la Société des Nations confiera à la France le mandat de territoires précédemment sous l’autorité de pays « vaincus » (le Liban, la Syrie, le Cameroun et le Togo)1.

4Sur la période considérée par cette recherche, à l’épreuve de l’industrialisation, le droit du travail va se développer en métropole sous une forme qui ne se réduit pas uniquement à une succession d’interventions législatives, mais qui est également le résultat de rapports de forces rendus possibles par la reconnaissance de la liberté syndicale.

5Dès lors, et c’est un deuxième facteur de difficulté, les auteurs de cette recherche s’attachent à rendre compte de la variété des articulations et des circulations qui vont s’établir entre ce droit du travail métropolitain de composition hétérogène et les différents régimes non métropolitains tout aussi complexes (faisant intervenir des règles publiques, négociées, des usages locaux…).

2 K. Barragan, « Le droit du travail des européens dans les colonies françaises d’exploitation, entre (...)

6Plusieurs études reviennent sur le champ d’application personnel de ce droit du travail colonial, notamment sur le régime réservé aux travailleurs étrangers ou aux travailleurs métropolitains, lequel alterne, selon termes de K. Barragan, entre une logique de différenciation avec la main-d’œuvre local ou au contraire d’assimilation2.

7Trois époques principales sont distinguées :

- 3 P. Auvergnon et D. Connes, « L’encadrement juridique du travail dans les vieilles colonies au XIXè (...)
La première, entre 1848-1919, concerne la sortie de l’esclavage et la nécessité de pallier au manque de main-d’œuvre qui en découle par d’autres procédés (de nature principalement répressive)3.
Si le Code du travail métropolitain est reconnu applicable dans les vieilles colonies (Martinique, Guadeloupe et Réunion), en revanche, dans les nouvelles colonies (d’Asie), c’est principalement une réglementation locale qui s’impose.
À partir de 1919, l’extension des lois métropolitaines se prolonge de manière sélective dans les anciennes colonies tandis que la question du travail forcé, qui persistera jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, conduit à la ratification tardive, en 1937, de la Convention n°29 de l’Organisation Internationale du Travail. Rappelons que cette convention, dans sa version originale, contenait des dispositions qui prévoyaient une période transitoire durant laquelle le travail forcé ou obligatoire pouvait être employé dans des conditions spécifiques.
Ce droit transitoire a été progressivement déclaré inapplicable par les organes de contrôle de l’OIT avant que le Protocole de 2014 à la convention n°29 ne le supprime textuellement.
Après la guerre, l’enjeu sera l’adoption du Code du travail dans les territoires d’outre-mer de 1951, lequel présente de réelles proximités avec son homologue métropolitain, et qui sera une source durable d’inspiration pour les législations promulguées après décolonisation.

4 Voir notamment la synthèse de M. Boninchi, « La genèse des règles de protection. Les dynamiques de (...)

8Enfin, troisième facteur de difficulté, les articulations et circulations entre droit métropolitain et droits coloniaux du travail s’opèrent dans un environnement institutionnel complexe, en particulier au niveau des acteurs et des antagonismes qu’ils incarnent (administrations du travail, des affaires étrangères et celles en charge des colonies ; gouverneurs locaux et inspection du travail ; organisations syndicales métropolitaines et locales / forces patronales et lobbying pro-colonial, notamment à travers l’Union coloniale française)4. Il en découle un motif qui traverse nombre des contributions réunies ici, celui de l’inapplication des droits reconnus aux travailleurs des colonies et des raisons qui peuvent l’expliquer.

9Le constat de l’ineffectivité du droit du travail colonial n’empêche pas les auteurs de se saisir des législations et réglementations adoptées, les considérant en tant qu’« acte de parole », comme le souligne Marc Boninchi.

10Ainsi, « le droit du travail colonial est moins d’après-nous un corps de prescriptions capables de modifier les rapports sociaux ou de corriger l’injustice, qu’un livre ouvert dans lequel nous pouvons retrouver traces des présupposés philosophiques, des désirs, des obsessions, des illusions et désillusions des colonisateurs, ou encore des messages conscients ou inconscients qu’ils souhaitaient adresser aux peuples coloniser ».

5 Ainsi que quelques études : voir notamment F. Lekéal, « Indemniser les accidents du travail survenu (...)

11En ce sens, l’ouvrage présente le grand intérêt, outre les propositions de synthèse introductives et conclusives de Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi5, de réunir des contributions qui rendent compte de travaux de recherche menés de manière territoriale. Ils donnent ainsi accès à la complexité et à la diversité de ce droit colonial du travail et des discours qui l’accompagnent, en se fondant sur un important travail d’archives.

6 Voir notamment la contribution de M. Boninchi, « Un code pour l’Inde. Le travail indigène et sa pro (...)

12Pour le lecteur, y compris peu familier de cette histoire coloniale française, des éléments de contexte politiques sont développés, ce qui permet de comprendre facilement ce qui différencie les expériences coloniales rapportées6.

7 Y compris les travaux menés par des historiens, comme F. Cooper (Décolonisation et travail en Afriq (...)

13Cette recherche permet de croiser les travaux de chercheurs spécialistes du droit du travail, de l’histoire du droit du travail et de l’histoire du droit colonial, ce qui présente une réelle originalité au regard des approches disciplinaires7 menées jusque-là, peu mises en dialogue.

Haut de page

Notes

1 Revenant sur ces mandats : S. Couderc-Morandeau, « La législation du travail des pays sous mandat français. Syrie-Liban (1920-1941) », p. 205 et s.

2 K. Barragan, « Le droit du travail des européens dans les colonies françaises d’exploitation, entre différenciation et assimilation », p. 297 et s. Voir également F. Lekéal, « Indemniser les accidents du travail survenus aux colonies ? Questions posées sur l’application de la loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail », p. 71 et s.

3 P. Auvergnon et D. Connes, « L’encadrement juridique du travail dans les vieilles colonies au XIXè siècle ou comment sortir de l’esclavagisme », p. 125 et s. ; D. Taurisson-Mouret, « Le recrutement colonial en Indochine, Hyperréglementation et dérèglement durable », p. 147 et s. ; J.-P. Le Crom, « Travail libre et travail forcé. Les catégories de travail « indigène » au Cameroun sous le mandat français de la Société des Nations (1922-1945) », p. 227 et s.

4 Voir notamment la synthèse de M. Boninchi, « La genèse des règles de protection. Les dynamiques de la réforme sociale aux colonies », p. 21 et s. ; B. Dubois, « Entre conflit de souveraineté, crispations coloniales et antagonismes professionnels, la difficile implantation des conseils de prud’hommes en Tunisie (1897-1957) », p. 91 et s. ; D. Blonz-Colombo, « le droit syndical au Maroc au temps du protectorat », p. 255 et s. ; F. Renucci, « Les voltigeurs d’outre-mer. L’inspection générale du travail de la seconde guerre mondiale aux indépendances », p. 275 et s.

5 Ainsi que quelques études : voir notamment F. Lekéal, « Indemniser les accidents du travail survenus aux colonies ? Questions posées sur l’application de la loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail », op. cit., p. 71 et s. ; F. Renucci, « Les voltigeurs d’outre-mer. L’inspection générale du travail de la seconde guerre mondiale aux indépendances », op. cit., p. 275 et s.

6 Voir notamment la contribution de M. Boninchi, « Un code pour l’Inde. Le travail indigène et sa protection durant l’entre-deux guerres », p. 175 et s. Cet article traite de l’Inde française, qui représente un territoire cinq fois moins grand que La Réunion, avec la particularité d’être influencé par l’administration britannique des colonies voisines. L’auteur montre les différentes initiatives menées pour sélectivement étendre la législation du travail métropolitaine, les résistances des intérêts locaux, puis la démarche ayant abouti à l’adoption d’un Code spécial, issu d’un décret de 1937.

7 Y compris les travaux menés par des historiens, comme F. Cooper (Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique britannique et française 1935-1960, Paris, Karthala, 2004) ou B. Fall (Le travail au Sénégal au XX^è^me siècle, Paris, Karthala, 2011). L’ouvrage dirigé par J.-P. Le Crom et M. Boninchi propose, à travers l’ensemble des contributions, un panorama bibliographique très complet des études publiées dans le champ de ces différentes disciplines.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Référence électronique

Alexandre Charbonneau, « Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi (dir.), La chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonial français (XIX^e-XX^e siècles) », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale [En ligne], 2 | 2022, mis en ligne le 31 mai 2022, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/rdctss/3858 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdctss.3858