La jurisprudence de la Cour suprême du Brésil sur les plateformes numériques de travail
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1La Constitution brésilienne de 1988, en incorporant dans son texte les droits fondamentaux des travailleurs, tant individuels que collectifs, a alimenté l’espoir d’une expansion progressive du droit du travail. Cependant, dans le contexte de la crise du droit du travail subie par le Brésil ces trois dernières décennies, le rôle prépondérant joué par la jurisprudence de la Cour Suprême Fédérale (ci-après « STF ») est à l’origine d’un conflit d’interprétation croissant sur les conceptions du droit du travail.
2Ce conflit d’interprétation est également interinstitutionnel, car il se développe à travers une confrontation directe entre la STF et le Tribunal Supérieur du Travail (ci-après « TST »), la juridiction spécialisée dans les questions de travail au sein du système judiciaire qui a pour mission d’uniformiser la jurisprudence. Ces dernières années, des décisions répétées de la Cour suprême ont réexaminé et invalidé des décisions des tribunaux du travail.
3D’une manière générale, les décisions de la STF se fondent sur les droits fondamentaux et sur une perspective plus large du droit du travail, basée sur des éléments sémantiques de l’économie et sur l’appréciation de la volonté individuelle. Les tribunaux du travail pour leur part, en particulier le TST, ont une interprétation spécifique du droit du travail, basée sur l’asymétrie de la relation entre le capital et le travail.
4Ce conflit est présent dans plusieurs décisions depuis 2018, à commencer par les affaires liées aux pratiques d’externalisation des entreprises et à l’embauche de travailleurs indépendants. Ce modèle interprétatif a récemment été cœur d’un litige impliquant les plateformes numériques.
5Cet article analyse l’affaire ayant fait l’objet d’une décision de justice, en mai 2023, sur la relation de travail d’un chauffeur de plateforme numérique (I), puis s’interroge sur la pertinence de cette décision dans le cadre d’une construction législative et jurisprudentielle de long terme, qui tend à intégrer une interprétation plus large (II).
I - Le cas des plateformes numériques
6Le débat public sur la réglementation des plateformes numériques par le parlement brésilien se poursuit, depuis février 2023, par l’intermédiaire d’un groupe de travail tripartite mis en place par le gouvernement, avec la participation de divers acteurs sociaux. Cependant, aucune proposition législative issue de ce processus de dialogue social n’a encore été présentée.
- 1 La Cour supérieure du travail, qui a la prérogative constitutionnelle d’uniformiser la jurisprudenc (...)
7Parallèlement, le différend juridique sur la nature du lien entre les travailleurs et les plateformes numériques a été progressivement réglé par les tribunaux du travail depuis 2020, ce qui a donné lieu à des décisions contradictoires et à l’absence d’un précédent consolidé1.
- 2 Cour suprême fédérale du Brésil, Plainte (RCL) n°59795, jugée le 23 mai 2023.
8À ce jour, la Cour Suprême n’a rendu aucun arrêt ayant la portée d’un précédent en la matière. Cependant, en mai 2023, à la surprise générale, et, bien que n’établissant pas de précédent, un premier jugement a été rendu renforçant une conception antérieure de la liberté contractuelle2.
9Une analyse détaillée des arguments utilisés révèle que la STF s’est basée sur une série de décisions antérieures relatives à l’externalisation et aux contrats de conducteurs de frêt indépendants, en les utilisant comme des précédents valables pour interpréter et résoudre le conflit relatif à la relation de travail sur les plateformes numériques. En associant les plateformes au travail externalisé et indépendant, le juge de la STF soutient qu’il existe déjà des précédents dans les tribunaux qui reconnaissent la nature commerciale et civile du travail, ce qui permet d’embaucher des freelances sans établir de relation de travail.
10Ainsi le juge de la STF a évité d’ouvrir un débat spécifique sur les conditions concrètes d’exécution du travail sur les plateformes et a renvoyé le conflit devant les tribunaux ordinaires pour qu’il soit évalué exclusivement selon les règles inhérentes à leur nature commerciale.
11La prémisse argumentative, qui dépasse le cadre du droit du travail et qui est tirée du contenu de la décision, repose sur le fait que le concept traditionnel de subordination, qui différencie la relation de travail d’autres formes de prestation de services, est en constante évolution. La décision souligne que, dans le cas des entreprises de plateformes, propriétaires d’applications, la subordination se manifeste de manière plus subtile et répressive, ce qui ne justifie pas la qualification de relation de travail.
12Enfin, l’arrêt affirme que l’impact de la technologie et de l’économie de partage des plateformes numériques de travail a introduit une nouvelle forme d’interaction économique. Selon ce raisonnement, les chauffeurs de plateformes agissent en tant qu’entrepreneurs individuels, sans établir de relation de travail avec l’entreprise propriétaire.
13Ainsi, la question centrale qui se pose est celle du critère de compréhension externe au droit du travail adopté par Cour Suprême, qui sous-tend cette décision et révèle les prémisses interprétatives du tribunal par rapport au conflit sur la nature de la relation juridique entre les travailleurs et les plateformes numériques.
II - Réformes et précédents sur l’externalisation
14Au cours de la dernière décennie du XXIe siècle, le droit du travail brésilien a connu une série continue et permanente de réformes institutionnelles, marquées par un ensemble de lois de déréglementation visant à rendre le marché du travail plus flexible.
15L’un des principaux axes de ces réformes a été la déréglementation des activités professionnelles, dans le but de les qualifier d’indépendantes.
- 3 Loi n°12.441 du 11 juillet 2011.
- 4 Loi n°11.442 de 2007 et loi n°13.103 de 2015.
16Cela s’est traduit par l’institutionnalisation de modalités telles que la société individuelle à responsabilité limitée3 et le contrat civil du transporteur autonome de marchandises, parmi les nouvelles figures juridiques4.
- 5 Loi n°13.467 du 11 juillet 2017.
- 6 Loi n°13.429 du 31 mars 2017.
- 7 Loi n°13.784 du 20 septembre 2019.
17Toutefois, le changement de paradigme le plus important s’est produit avec la réforme du travail de 20175 qui a introduit des mesures de déréglementation substantielles, autorisant l’externalisation des activités de base, y compris les activités essentielles6, ainsi que l’établissement de contrats de travail intermittents. En 2019, la loi sur la liberté économique a été adoptée dans le but explicite de renforcer l’interprétation fondée sur la bonne foi dans les contrats de travail7.
- 8 R. Dutra et S. Machado (org.), O Supremo e a Reforma Trabalhista : a construção jurisprudencial da (...)
18Cet ensemble de réformes a eu un impact substantiel sur le débat concernant la qualification du travail sur les plateformes numériques, car il a consolidé les bases normatives pour le développement d’une jurisprudence plus restrictive par la Cour suprême brésilienne en ce qui concerne l’étendue de la protection du droit du travail8.
19Pour justifier le fait qu’elle se lie à des précédents établis, la décision du tribunal du 23 mai 2023 dans l’affaire Cabify fait explicitement référence à trois affaires antérieures qui, selon le tribunal, forment une interprétation jurisprudentielle consolidée de la relation de travail en dehors du cadre d’une relation d’emploi :
20Cette décision explicite le principe selon lequel la relation de travail n’est pas le seul modèle de contrat de travail reconnu par la Constitution brésilienne, qui admet ce que l’on a appelé des formes alternatives, c’est-à-dire, des contrats non-salariés.
21Il est intéressant de noter que la STF fonde cette conclusion sur le texte constitutionnel lui-même. Le fait que la Cour s’appuie sur la Constitution et les droits fondamentaux pour défendre la liberté des entreprises de recourir au travail indépendant révèle un conflit normatif fondamental avec les critères d’interprétation caractéristiques du droit du travail.
22Le raisonnement adopté par la Cour constitutionnelle vise à préserver la liberté du travail et la liberté d’entreprendre comme valeurs constitutionnelles qui guident son interprétation.
23La première difficulté réside dans le fait que la Cour adopte une perspective extérieure au droit du travail pour soutenir que les plateformes numériques représentent une innovation économique bénéfique dans les relations de travail, compatible avec la liberté du travail et la liberté économique. Cette interprétation favorise la déréglementation et met l’accent sur un retour au modèle de la liberté individuelle. Cependant, d’un point de vue interne au droit du travail, il est clair qu’il existe un défi important à adapter les outils de la discipline à la réalité concrète du travail sur les plateformes numériques.
24Le problème sous-jacent réside dans la lecture du droit du travail à la lumière des droits fondamentaux, une approche promue par la jurisprudence de la Cour brésilienne. Bien que cela puisse sembler être un renforcement théorique et rhétorique du droit du travail en l’associant au langage des droits de l’homme, dans la pratique, ce paradigme crée un conflit normatif avec le droit du travail.
25Le paradigme constitutionnel des droits fondamentaux, qui guide ces décisions de la Cour brésilienne, met l’accent sur l’efficacité des principes d’égalité et de liberté, en les appliquant à la liberté du travail et à la liberté économique. Avec cette approche, le droit du travail est réduit à un ensemble de droits fondamentaux, s’éloignant de l’objectif de faire du travailleur un sujet de droit doté d’une capacité à résister au pouvoir de l’employeur, à la fois d’un point de vue individuel et collectif.
26Par conséquent, la question fondamentale pour le droit du travail va au-delà du simple respect des droits fondamentaux des travailleurs.
27Cette dissociation entre les droits fondamentaux et le droit du travail est évidente dans la jurisprudence récente de la Cour Suprême au Brésil, qui établit une hiérarchie entre la liberté individuelle et la liberté économique. Le cas paradigmatique des chauffeurs de la plateforme numérique Cabify, dans la lignée d’autres décisions antérieures, utilise le texte de la Constitution pour occulter la réalité du rapport de force dans le contexte de la solidarité collective.
28En ce qui concerne le précédent de 2018 sur l’externalisation, invoqué pour analyser le cas des plateformes numériques de travail, la Cour a expressément déclaré que : « La Constitution n’impose pas l’adoption d’un modèle de production spécifique, n’interdit pas le développement de stratégies commerciales flexibles et n’interdit pas non plus l’externalisation ».
29Elle a ainsi reconnu la constitutionnalité de l’externalisation en se fondant sur les principes constitutionnels de la libre entreprise et de la libre concurrence, qui garantissent aux agents économiques la liberté de formuler des stratégies d’entreprise qui favorisent une plus grande efficacité économique et une plus grande compétitivité.
30L’argument de la STF, selon lequel le travail des chauffeurs sur les plateformes numériques est similaire au travail externalisé et qu’il existait déjà des précédents devant la Cour ne reconnaissant pas la relation de travail, témoigne d’une construction jurisprudentielle qui se moule progressivement dans un nouveau cadre interprétatif réduisant le droit du travail à quelques droits fondamentaux.
31Ainsi, la décision qui conclut que la relation entre les chauffeurs et les plateformes numériques ne s’apparente pas à une relation de travail, mais plutôt à une relation commerciale, et qui soutient une construction jurisprudentielle utilisant le critère interprétatif des droits fondamentaux sous prétexte de préserver le libre développement des stratégies d’entreprise, aboutit à renforcer la déréglementation et l’individualisation des relations de travail.
Conclusion
32Le conflit normatif et interprétatif entre la jurisprudence de la Cour Suprême du Brésil et les tribunaux du travail concernant la nature des relations de travail avec les plateformes numériques soulève des questions fondamentales avec l’évolution du droit du travail dans le contexte des nouvelles réalités économiques et technologiques.
33L’examen de l’affaire Cabify et des précédents juridiques qui y sont liés révèle une tendance de la Cour Suprême à privilégier la liberté économique et individuelle au détriment des normes traditionnelles du droit du travail.
34Ce conflit pose un défi majeur en ce qui concerne la protection des droits des travailleurs sur ces plateformes, car il pourrait créer des lacunes dans la réglementation et la protection des travailleurs. La décision de la Cour Suprême, bien qu’elle repose sur des arguments constitutionnels et économiques, semble négliger les réalités pratiques ainsi que les relations de pouvoir inégales qui peuvent exister sur les plateformes numériques.
35En fin de compte, il est impératif de trouver un équilibre entre la promotion de la liberté économique et la protection des droits des travailleurs. Le droit du travail doit évoluer pour refléter les nouvelles formes de travail tout en garantissant aux travailleurs des droits et protections adéquats.
36Une réflexion approfondie sur l’interprétation des droits fondamentaux et leur application au droit du travail est nécessaire pour résoudre ce conflit normatif.
37En résumé, le débat actuel sur les relations de travail sur les plateformes numériques met en lumière des questions complexes liées aux droits du travail, à la réglementation économique et à la protection des travailleurs.
38Il est essentiel de continuer à examiner ces questions à la lumière des évolutions économiques et technologiques, tout en veillant à préserver les droits et les protections des travailleurs dans un environnement en constante évolution.
Notes
1 La Cour supérieure du travail, qui a la prérogative constitutionnelle d’uniformiser la jurisprudence, est divisée depuis décembre 2022 sur la relation de travail.
2 Cour suprême fédérale du Brésil, Plainte (RCL) n°59795, jugée le 23 mai 2023.
3 Loi n°12.441 du 11 juillet 2011.
4 Loi n°11.442 de 2007 et loi n°13.103 de 2015.
5 Loi n°13.467 du 11 juillet 2017.
6 Loi n°13.429 du 31 mars 2017.
7 Loi n°13.784 du 20 septembre 2019.
8 R. Dutra et S. Machado (org.), O Supremo e a Reforma Trabalhista : a construção jurisprudencial da Reforma Trabalhista de 2017 pelo Supremo Tribunal Federal, Porto Alegre, RS : Editora Fi, 2021
9 Cour suprême fédérale du Brésil, Recours pour non-respect du précepte fondamental ADPF 324/DF, RE 958.252/MG (Thème 725 de la répercussion générale), jugement du 30 août 2023.
10 Cour suprême fédérale du Brésil, Recours en non-conformité avec le précepte fondamental nºADC 48 arrêt du 15 avril 2020 ; Cour suprême fédérale du Brésil, Action directe d’inconstitutionnalité ADI nº3.961, arrêt du 15 avril 2020.
11 Cour suprême fédérale du Brésil, Action directe d’inconstitutionnalité ADI 5625/DF, arrêt du 28 octobre 2021.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Sidnei Machado, « La jurisprudence de la Cour suprême du Brésil sur les plateformes numériques de travail », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 3 | 2023, 134-139.
Référence électronique
Sidnei Machado, « La jurisprudence de la Cour suprême du Brésil sur les plateformes numériques de travail », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale [En ligne], 3 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 20 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/rdctss/6608 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdctss.6608
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