Les implications de l’arrêt C-197 de 2023 de la Cour constitutionnelle sur le système de retraite en Colombie
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Cette recherche a été financièrement soutenue par la convention ARC n°18-23-088. ORCID : https://orcid.org/0000-0002-8271-6525.
Texte intégral
1Comme de nombreux autres pays, la Colombie est confrontée à l’immense défi d’assurer l’équité et la durabilité de son système de retraite. Depuis la mise en vigueur de la loi n°100 en 1993, deux régimes contributifs ont été établis : un régime public et un régime privé, chacun ayant ses propres critères d’éligibilité et de cotisation.
- 1 Pour une étude approfondie de l’histoire du régime de retraites en Colombie, voir A. M. Muñoz Segur (...)
2Bien que ces systèmes coexistent, ils n’ont pas su adresser adéquatement la question de l’égalité des sexes, malgré les efforts antérieurs entrepris en faveur d’une discrimination positive1.
3La situation a récemment pris un nouveau tournant avec l’arrêt C-197 de 2023 rendu par la Cour Constitutionnelle colombienne. Cet arrêt interroge la durée uniforme de cotisation imposée aux hommes et aux femmes dans le régime public. Si cette décision semble s’inscrire dans une démarche d’équité, elle a néanmoins ouvert un champ de débats intenses, posant des questions cruciales sur l’avenir du système de retraite colombien.
4Au cœur de ces discussions, une interrogation demeure : la Cour a-t-elle véritablement sa place dans une refonte aussi profonde des politiques publiques de retraite? Quelles sont enfin les conséquences à long terme d’une telle intervention sur la parité des sexes, la santé économique du système de retraite et le bien-être social général?
5Cette analyse s’intéresse tout d’abord au cadre juridique et au contexte qui ont amené la Cour à se prononcer (I), puis aux arguments qui ont guidé sa décision (II), et enfin mettra en lumière les potentielles répercussions de cet arrêt sur le système de retraite colombien, en évaluant sa pertinence au sein du paysage juridique du droit public colombien (III).
I - Le cadre juridique et le contexte
6Depuis l’adoption de la loi n°100 en 1993, le système de retraite colombien s’articule autour de deux régimes contributifs concurrents et parallèles.
- 2 La durée totale de cotisation est de 26 ans, car elle est comptabilisée à raison de 50 semaines par (...)
- 3 Il existe un mécanisme nommé Fondo de Garantía de Pensión Mínima (Fonds de Garantie de Pension Mini (...)
7Le premier, le régime public, est administré par Colpensiones et fonctionne selon un système de répartition et de prestation définie. Le second, le régime privé, est géré par les Administradoras de Fondos de Pensiones (AFP) et repose sur un mécanisme de contribution définie et de capitalisation individuelle. Bien que chaque régime présente des critères distincts d’accès à la retraite, chaque individu peut librement choisir son régime, avec la possibilité de modifier ce choix tout au long de sa carrière. Le régime public impose une durée de cotisation fixée à 1 300 semaines2. Dans le cadre du régime privé, la pension est accessible soit à partir d’un capital minimum, soit après 1 150 semaines de cotisation pour obtenir la pension minimale3.
8Malgré ces spécificités, les deux régimes fixent un âge légal de départ à la retraite : 62 ans pour les hommes et 57 ans pour les femmes.
- 4 Pour une étude approfondie de l’action publique d’inconstitutionnalité, voir K. Hartmann-Cortés, J. (...)
9En tant que garante de la constitutionnalité des lois, la Cour constitutionnelle joue un rôle prépondérant dans l’architecture juridique du pays. En tant que législateur négatif, elle détient le pouvoir de déclarer l’inconstitutionnalité d’une norme et, par conséquent, de la retirer de l’ordre juridique. Toute personne, citoyen de la République, peut contester la légalité d’une loi à travers le recours de acción pública de inconstitucionalidad4. Suite à une telle requête, la Cour effectue un contrôle abstrait de constitutionnalité pour déterminer la compatibilité de la loi avec la Constitution.
10Dans son arrêt C-410 de 1994, la Cour a examiné la conformité de la différence d’âge de départ à la retraite, telle qu’énoncée dans l’article de la loi n°100, avec l’article 13 de la Constitution consacrant le principe d’égalité et de non-discrimination.
11Avec cette décision, la Cour a établi une distinction entre l’égalité formelle et l’égalité substantielle, celle-ci ayant pour objectif de rectifier les inégalités historiques. Sur ce fondement, la Cour a estimé qu’une discrimination positive, comme la différence d’âge de départ à la retraite en faveur des femmes, était légitime et conforme avec l’article 13.
12Selon la Cour, cette mesure agit comme un mécanisme de compensation pour pallier leur désavantage sur le marché du travail, garantissant ainsi aux femmes une durée de retraite supérieure à celle des hommes.
II - L’arrêt C-197 de 2023
13L’arrêt C-197 de 2023 soulève une interrogation centrale : l’exigence d’une durée de cotisation au régime public de retraite identique (1 300 semaines) pour les hommes et les femmes était-elle conforme aux articles 13 (égalité), 43 (protection des femmes) et 48 (sécurité sociale) de la Constitution ?
14La Cour avait pour tâche de revenir sur la question de savoir si la différence d’âge de départ à la retraite avait été suffisante pour garantir l’égalité substantielle en matière de pension.
15L’argument central du requérant était que l’égalité substantielle pour les femmes ne pouvait être assurée uniquement par une différenciation d’âge. Malgré les dispositions de la loi n°100 et de l’arrêt C-410 de 1994, le requérant affirmait que sans une adaptation de la durée de cotisation, l’égalité réelle entre les sexes restait un vœu pieux. Les obstacles entravant l’accès des femmes à l’emploi formel limitaient leurs chances de remplir les conditions de cotisation exigées.
16La complexité du système de retraite colombien se reflète dans sa couverture limitée : seulement 16 % des personnes éligibles perçoivent réellement une pension. Ce chiffre traduit les défis structurels du marché du travail où 53 % des actifs sont en situation d’informalité en 2023.
- 5 A. L. López Rodríguez, Evaluación de políticas pensionales para reducir la brecha de género en la e (...)
17En analysant cette réalité sous l’angle du genre, on note que seulement 12 % des femmes répondent aux critères d’admissibilité à la pension, contre 22,5 % pour les hommes5.
18Face à cette disparité, la Cour a jugé inconstitutionnelle la durée de cotisation uniforme du régime public de retraite. En conséquence, elle a donc exhorté le Congrès colombien à adapter le système de retraite.
19Toutefois, la Cour ne s’est pas contentée de cette directive : elle a précisé que si le Congrès ne parvenait pas à adopter une nouvelle législation d’ici le 1er janvier 2026, alors les dispositions de la loi n°100 seraient automatiquement amendées. Les modifications consisteront en une baisse graduelle de la durée de cotisation pour les femmes, avec une diminution de 50 semaines dès 2026, puis une réduction de 25 semaines chaque année à partir de 2027, jusqu’à atteindre un seuil de 1 000 semaines de cotisation.
III- L’analyse de la décision
20La décision de 2023 de la Cour visant à déclarer anticonstitutionnelle l’exigence de 1 300 semaines de cotisation pour les femmes, souligne avec force le besoin urgent de repenser le système de retraite à la lumière de l’égalité des sexes.
21D’un point de vue équitable, la réduction de cette durée de cotisation, couplée à la prise en compte de l’âge favorable, semble justifiée. Cependant, cette décision peut paraître précipitée et soulève plusieurs problèmes potentiels et diverses questions.
22En premier lieu, la Cour est-elle suffisamment légitime pour intervenir dans des questions de nature distributive qui touchent la concurrence entre les régimes de retraite ?
23Même si le système privé de pensions prévoit une exigence d’accès moindre à une pension minimale (1 150 semaines, contre 1 300 pour le système public), c’est au législateur, en tant que responsable des décisions distributives du système de retraites, de trancher. En favorisant un régime au détriment de l’autre (1 000 semaines pour les femmes dans le régime public contre 1 150 du régime privé), la Cour s’immisce dans une décision ayant des implications distributives. Les répercussions de cette décision risquent de déséquilibrer la concurrence entre les deux systèmes.
24De ce fait, une migration massive des cotisantes vers le régime public pourrait aggraver le déficit du système à court et long terme, notamment si les conditions sont désormais plus favorables pour les femmes.
25Par ailleurs, le critère adopté pour réduire de 50 semaines en 2025, suivi d’une diminution de 25 semaines jusqu’à atteindre 1 000 semaines, demeure ambigu. La Cour évoque un vague principe de soutenabilité fiscale sans le définir clairement. L’absence d’analyse actuarielle pour soutenir cette décision laisse planer des doutes sur la pertinence de ce choix.
26En outre, cette décision intervient alors que le Congrès débattait de la réforme des retraites proposée par le gouvernement en mars 2023. La Cour Constitutionnelle semble déborder de son rôle en s’immisçant dans un débat qui ne la concerne pas intrinsèquement.
27La proposition gouvernementale envisageait, entre autres, une transition d’un système parallèle à un système multi-pilier unifié, avec des critères actuariels spécifiques et des mesures pour améliorer les pensions des femmes. Or, avec cette décision de 2023, la Cour semble préconiser que seule une mesure drastique réduisant le nombre de semaines pour les femmes est constitutionnelle.
- 6 Des groupes sociaux, tels que les indigènes ou les afro-colombiens, évoquent une discrimination à l (...)
28De plus, en termes d’impact sur la jurisprudence constitutionnelle, le précédent établi par la Cour pourrait avoir des conséquences significatives. S’appuyant sur des arguments tels que la discrimination historique sur les marchés formels du travail et se basant sur le principe d’égalité, d’autres groupes sociaux seraient en capacité de solliciter des mesures équivalentes auprès de la Cour6. Face à de telles demandes, la Cour se trouverait en difficulté pour les refuser.
29De fait, ce jugement pourrait rouvrir la voie à des régimes exceptionnels de retraite, interdits depuis 2005 par la Constitution.
30Enfin, est-ce à travers la politique des retraites que la société devrait traiter les problématiques inhérentes au marché du travail ? Certes, ces deux enjeux sont liés, mais ils gardent leurs spécificités. Si nous cherchons à atténuer la discrimination structurelle que subissent les femmes sur le marché du travail, ne serait-il pas préférable d’intervenir directement sur celui-ci, avec des mesures incitatives comme des allègements fiscaux pour les entreprises recrutant des femmes ?
31Par ailleurs, si la décision de la Cour vise à compenser les injustices passées à l’égard des femmes, ne faudrait-il pas d’abord soutenir celles qui subissent actuellement cette discrimination, plutôt que de se concentrer sur un horizon à 16 ans, lorsque la réduction à 1 000 semaines sera mise en place ? La participation croissante des femmes sur le marché du travail montre une progression significative.
32Ainsi, cette nouvelle mesure pourrait avantager principalement celles moins touchées par la discrimination, laissant de côté celles qui en ont le plus souffert.
Conclusion
33La décision de 2023 de la Cour Constitutionnelle colombienne sur la durée de cotisation des femmes au régime public de retraite, s’inscrit dans un contexte de lutte contre les inégalités de genre.
34Alors que les intentions semblent louables, cette intervention judiciaire soulève des questions fondamentales sur la légitimité et la portée d’une institution judiciaire dans l’élaboration de politiques publiques aussi complexes que celles des retraites.
35Avec la formule de réduction des semaines la Cour outrepasse ses prérogatives en s’aventurant bien au-delà de ses compétences en tant que législateur négatif. Les répercussions potentielles de cette décision sur la concurrence entre les régimes de retraite et sur la santé financière du système général sont majeures et auraient mérité une analyse plus approfondie.
36De plus, l’approche de la Cour vis-à-vis de la discrimination de genre semble s’attaquer davantage aux symptômes qu’aux causes profondes. L’accent mis sur la durée de cotisation, bien que symboliquement fort, pourrait ne pas résoudre les inégalités structurelles que rencontrent les femmes sur le marché du travail.
37Enfin, le précédent établi par cette décision pourrait avoir des conséquences majeures sur la jurisprudence future, notamment sur les demandes d’autres groupes sociaux cherchant des réparations basées sur des discriminations historiques. Il est impératif que les décisions sur le système de retraite colombien, tout comme d’autres politiques publiques, soit défini de manière réfléchie, équilibrée et viable sur le long terme.
38Cette affaire illustre la nécessité d’une concertation étroite entre les différentes branches du pouvoir afin de garantir une gouvernance cohérente et équitable pour tous les citoyens.
Notes
1 Pour une étude approfondie de l’histoire du régime de retraites en Colombie, voir A. M. Muñoz Segura, « La pensión de vejez en Colombia: El recorrido histórico entre la exclusión y la universalidad », Universidad de los Andes, 2019.
2 La durée totale de cotisation est de 26 ans, car elle est comptabilisée à raison de 50 semaines par an.
3 Il existe un mécanisme nommé Fondo de Garantía de Pensión Mínima (Fonds de Garantie de Pension Minimum). Ce fonds permet à ceux qui n’ont pas accumulé suffisamment de capital pour ouvrir une pension de retraite minimale de compléter leur montant en utilisant une partie de ces fonds. Toutefois, il faut avoir justifié d’une fidélité de cotisation d’au moins 23 ans, soit 1 150 semaines. La pension minimale garantie correspond à la valeur d’un salaire minimum mensuel. Elle est financée grâce aux contributions des affiliés au régime privé et aux rendements financiers du fonds.
4 Pour une étude approfondie de l’action publique d’inconstitutionnalité, voir K. Hartmann-Cortés, J. F. Herrera et G. H. Angarita, « La “privatización” de la acción pública de inconstitucionalidad », Revista Derecho del Estado, n°50, 2021.
5 A. L. López Rodríguez, Evaluación de políticas pensionales para reducir la brecha de género en la etapa de retiro en Colombia, Serie Documentos de Trabajo n°67, Universidad de los Andes, 2019 ; Departamento Administrativo Nacional de Estadística, Brecha Salarial de Género en Colombia, DANE, 2020.
6 Des groupes sociaux, tels que les indigènes ou les afro-colombiens, évoquent une discrimination à leur encontre concernant l’accès au marché du travail et aux pensions, liée à leur race ou leur ethnie. Pour les afro-colombiens, les statistiques sont inquiétantes. Non seulement deux sur trois ne sont pas affiliés au système de sécurité sociale en retraite, en raison de leur difficulté d’accès au marché du travail, mais le montant des pensions qu’ils reçoivent est également inférieur à celui de la population non-afro-colombienne. Voir R. Holz, M. Huepe et M. Range, « El futuro del trabajo y la población afrodescendiente en América Latina en el marco del COVID-19 y la recuperación transformadora con igualdad », Documentos de Proyectos, CEPAL, 2022, p. 34.
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Référence papier
Kevin Hartmann-Cortés, « Les implications de l’arrêt C-197 de 2023 de la Cour constitutionnelle sur le système de retraite en Colombie », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 3 | 2023, 150-155.
Référence électronique
Kevin Hartmann-Cortés, « Les implications de l’arrêt C-197 de 2023 de la Cour constitutionnelle sur le système de retraite en Colombie », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale [En ligne], 3 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/rdctss/6621 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdctss.6621
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