Une flexibilisation du travail imposée par le décret de nécessité et d’urgence (DNU) du gouvernement de Javier Milei : portée de la réforme et de la réaction judiciaire
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- 1 Un Décret de Nécessité et d’Urgence (DNU) est un instrument normatif de portée générale émis par le (...)
1Le 10 décembre 2023, après avoir été élu au suffrage universel, M. Javier Milei, qualifié de libertaire d’extrême droite, a pris ses fonctions de Président de la République en Argentine. L’une de ses premières mesures a été la publication du décret de nécessité et d’urgence (DNU)1 n° 70/2023, intitulé « Bases pour la reconstruction de l’économie argentine », entré en vigueur le 29 décembre 2023.
2La publication du DNU n° 70/2023 a suscité une énorme controverse dans le pays, tant sur la forme que sur le fond.
3Sur la forme, le DNU est considéré par certains comme inconstitutionnel dans la mesure où il porte atteinte au régime républicain de séparation des pouvoirs. Les défenseurs de cette thèse affirment que rien ne prouve la nécessité, ni ne justifie l’urgence des transformations que le DNU entend réaliser par le biais de ses 366 articles. Il a même été avancé que le contenu de ce décret, en raison de son ampleur et de sa profondeur, équivaudrait à une réforme constitutionnelle de facto par des moyens non autorisés.
- 2 L’art. 1 du décret déclare un « état d’urgence publique » dans de nombreux domaines (économique, fi (...)
4Par ailleurs, sur le fond, le DNU innove de manière drastique et radicale sur des sujets nombreux et très sensibles pour notre population2. Le risque que son entrée en vigueur cause des dommages irréparables a même été invoqué. Compte tenu de tout ce qui précède, de multiples actions en justice ont été intentées, revendiquant sur le fond la nullité du DNU et, à titre de mesure préventive provisoire, sa suspension immédiate.
5Ce décret contient un chapitre important sur le travail (Chapitre IV, articles 53 à 97), qui mérite toute notre attention.
6Il s’agit d’une réforme néolibérale drastique et profonde. Celle-ci s’inscrit dans une logique de flexibilisation, visant à abaisser les normes de protection que ce soit dans le domaine des relations individuelles ou dans celui des relations collectives de travail.
7Les mesures phares de la réforme sont explicitées ci-dessous.
I - Des mesures favorisant la non-application de la législation du travail dans les relations de travail dépendantes
A - La promotion de l’utilisation de formes de contrats autres que le contrat de travail
8Le décret crée le statut de « Travailleur indépendant avec des collaborateurs », qui reconnaît qu’une personne peut être liée à jusqu’à cinq autres personnes, également indépendantes, agissant en tant que prestataires de services placés sous sa direction, sans que cela constitue une relation de travail (Chapitre VIII, article 96).
- 3 Art 23, LCT.
9Dans le même ordre d’idées, toutes les relations contractuelles établies en vertu du droit civil et dans le cadre desquelles le travailleur délivre des reçus ou des factures attestant des paiements effectués échappent automatiquement à la présomption que la prestation de travail a été fournie en vertu d’un contrat de travail3 (art. 68).
B - L’incitation au travail clandestin par l’élimination et la réduction des sanctions en cas d’absence de déclaration ou de déclaration insuffisante
10Le décret supprime les amendes en cas de travail non déclaré ou déclaré de façon insuffisante, qui étaient usuelles et courantes dans le pays.
- 4 Art. 9, loi n° 25.013 ; art. 2, loi n° 25.323 ; art. 43 à 48, loi n° 2001.
11De façon générale, un certain nombre de dispositions sont abrogées, en particulier celles qui prévoyaient des amendes lors d’infractions commises par l’employeur, infligées dans le cadre d’un recours engagé par le travailleur et perçues par celui-ci4.
12Le règlement encourage également les facilitations accordées pour le règlement des dettes fiscales de l’employeur, lorsque celui-ci est condamné en raison de relations de travail non déclarées ou mal déclarées (article 62).
C - L’incitation À l’utilisation d’une main-d’œuvre fournie par des intermédiaires
13Le décret permet aux entreprises de recourir à de la main-d’œuvre fournie par des intermédiaires (des agences de placement, par exemple), sans que l’entreprise utilisatrice n’ait de lien contractuel avec ces travailleurs (article 69). En effet, le lien contractuel est établi avec l’entreprise qui fournit la main-d’œuvre (article 60).
14Auparavant, cette pratique était qualifiée d’intermédiation frauduleuse et les personnes mises à disposition étaient considérées comme des employés en lien de dépendance directe avec la personne ayant recours à leurs services.
II - Les mesures de flexibilisation applicables à l’embauche
- 5 Art 245, LCT.
15La période d’essai devient sensiblement plus longue, passant d’un maximum de trois à huit mois (article 71). Durant cette période, le travailleur est privé du droit à la stabilité, qui est garanti dans le pays par l’imposition d’un taux d’indemnisation en cas de licenciement sans motif valable5.
III - Les mesures de flexibilisation applicables durant la relation de travail
16Le décret autorise le travailleur à renoncer aux conditions de travail les plus favorables résultant de son contrat de travail. Cette disposition reconnaît également la possibilité pour les parties individuelles de s’accorder sur des modifications aux conditions essentielles de travail, au détriment du travailleur.
- 6 Art 15, LCT.
17Ces accords peuvent également être approuvés par l’autorité compétente. L’acte d’homologation de l’État confère à ces accords l’autorité de la chose jugée et empêche un réexamen ultérieur par un tribunal6.
18La loi autorise également les négociations collectives à assouplir les limites imposées concernant le nombre d’heures de travail journalier et à modifier le système des pauses (par exemple, la mise en place du système dénommé « banco de horas ») (article 79).
- 7 Loi n° 27 555.
19En outre, le décret modifie le « régime juridique du télétravail »7 : le droit des télétravailleurs à disposer d’un horaire compatible avec les tâches liées au care et/ou à interrompre la journée de travail à ce titre, est subordonné à l’obtention d’un accord préalable de l’employeur et ne doit pas affecter les exigences du travail.
20Avant la promulgation du décret, ces droits pouvaient être exercés unilatéralement par le travailleur. Il en va de même pour le droit de passer du télétravail au travail en présentiel, pour lequel le décret prévoit également l’obligation d’un accord préalable entre les parties.
21Enfin, le décret prévoit le droit pour l’employeur de mettre fin au télétravail à sa discrétion et pour répondre aux besoins de l’emploi (chapitre VII, article 92).
IV- Les mesures de flexibilisation liées à la rupture de la relation de travail
22Le décret réduit le montant des indemnités dues par les employeurs en cas de licenciement sans motif valable, en modifiant leur base de calcul.
23En ce sens, il établit que les rémunérations variables sont prises en compte sur la base de la moyenne des six derniers mois ou de la dernière année, selon ce qui est le plus favorable pour le travailleur (article 81).
- 8 Il convient de noter que cette nouveauté ne prévoit aucune actualisation des montants à prendre en (...)
24Avant la réforme, les indemnités étaient calculées sur la base de la meilleure rémunération mensuelle et non sur la base d’une moyenne des rémunérations8.
25Le dispositif donne également la possibilité, par le biais de la négociation collective, de remplacer le régime actuel de protection de la stabilité de l’emploi via l’imposition d’une taxe d’indemnisation en cas de licenciement sans motif valable, par un fonds de licenciement alimenté via des cotisations mensuelles à la charge de l’employeur, qui ne peuvent excéder 8 % de la rémunération concernée.
26Cette mesure élimine non seulement l’effet dissuasif du régime actuel, mais réduit également le coût du licenciement sans motif valable.
- 9 Art. 245, LCT.
- 10 Licenciement pour des raisons liées à l’ethnie, la race, la nationalité, le sexe, l’identité de gen (...)
27D’autre part, la réforme prévoit une augmentation allant jusqu’à 100 % du montant dû en cas de licenciements sans motif valable9, lorsque le licenciement est prononcé pour des raisons discriminatoires10 (article 82). Cette nouveauté est considérée comme inappropriée ; elle peut être injuste et porter atteinte aux normes constitutionnelles, si la limite du montant dû empêche la pleine compensation du dommage causé à la victime par cet acte illicite grave.
28Par ailleurs, le décret fait peser la charge de la preuve de l’acte discriminatoire sur la partie lésée. Il s’agit d’une solution réglementaire qui va à l’encontre de la jurisprudence constante et répétée de la Cour suprême de justice de la nation (CSJN) en la matière.
- 11 « Elle sera considérée comme prouvée si la partie lésée rapporte la preuve crédible que la mesure a (...)
- 12 Loi n° 24 467.
29En effet, dans ce genre de situation, la jurisprudence impose un régime spécifique de répartition de la charge de la preuve11. Enfin, le règlement autorise les petites et moyennes entreprises12 à payer les crédits reconnus par décision de justice en un maximum de douze mensualités consécutives (article 85).
V - Des mesures qui visent à affaiblir les organisations syndicales et leur fonction politique et sociale
- 13 Art. 9, loi n° 14.250.
30Le décret rend obligatoire le consentement explicite du travailleur pour que l’employeur puisse déduire les cotisations syndicales (article 73). Cela compromet notamment le paiement des contributions de solidarité prévues dans les conventions collectives de travail, devant être versées par les travailleurs qui ne sont pas membres de l’organisation syndicale et qui entrent dans le champ d’application de la convention en question13.
31Par ailleurs, ce type de clause solidaire s’éteint en cas d’inactivité et à l’expiration de la durée de la convention collective, sauf accord contraire des parties ou décision du pouvoir exécutif national (article 86).
32La loi supprime également l’obligation pour tous les travailleurs salariés et les travailleurs indépendants inscrits au régime du Monotributo, de s’affilier à un régime d’assurance maladie. Ils pourront désormais choisir de s’affilier à une compagnie d’assurance médicale prépayée directement après son entrée en vigueur.
33Cette mesure affecte gravement le travail des œuvres sociales syndicales et des organisations qui les gèrent, et elle compromet la qualité des services de santé pour les travailleurs à faible revenu.
VI - Les mesures qui conduisent à limiter gravement l’action syndicale
34Le décret restreint l’exercice du droit de grève, considérant comme motif valable de licenciement (i) la participation à un blocus ou à une occupation de l’établissement ; (ii) l’atteinte à la liberté de travail de ceux qui n’adhèrent pas à la grève et sont la cible d’actions, d’intimidations ou de menaces ; et (iii) le blocage total ou partiel de l’entrée ou la sortie de personnes et/ou de biens de l’établissement (article 80).
35Autre restriction notable du droit de grève : les mesures portant atteinte aux services essentiels.
- 14 Art. 24, loi n° 25.877.
36Dans notre système juridique, les actions collectives qui affectent les services considérés comme essentiels, ou déclarés comme tels, doivent néanmoins garantir le maintien de services minimums14. Sur ce point, le décret multiplie de manière disproportionnée les activités considérées comme essentielles, tout comme les cas de figure permettant à la « Commission des garanties » d’étendre cette qualification à d’autres activités ou services non énumérés (article 97).
37D’autre part, le décret exige que l’activité des services concernés soit maintenue à hauteur de 75 %.
38Le décret limite également la tenue d’assemblées et de congrès de délégués sur le lieu de travail afin qu’ils ne nuisent pas aux activités normales de l’entreprise ou n’affectent pas des tiers (article 87).
39À toutes ces mesures restrictives, il convient d’ajouter la Résolution nº943/2023 du ministère de la Sécurité de la Nation qui, le 14 décembre 2023, a sanctionné et mis en œuvre un protocole d’action controversé concernant la mobilisation des forces de police et de sécurité fédérales lors des manifestations publiques qui gênent le trafic, la circulation et/ou les moyens de transport.
VII - La réaction judiciaire
40Pour finir, il faut souligner le fait que des recours ont été engagés contre ces mesures.
- 15 CNAT, Sala de Feria, Confederación General del Trabajo de la República Argentina c/ Poder Ejecutivo (...)
41Ainsi, suite à une action en justice intentée par la confédération syndicale la plus représentative d’Argentine, la Confédération générale du travail (CGT), la Chambre nationale des recours en matière de travail (CNAT) a ordonné, à titre de mesure provisoire et de précaution, la suspension immédiate de l’application du Chapitre relatif au travail du décret susmentionné15.
42Par conséquent, au moment de la rédaction du présent article, cette réforme n’est pas en vigueur. Le pouvoir exécutif national a fait appel de cette décision et l’affaire est en cours devant la Cour suprême de justice de la nation (CSJN).
Notes
1 Un Décret de Nécessité et d’Urgence (DNU) est un instrument normatif de portée générale émis par le Chef du pouvoir exécutif national (Président de la Nation) dans le cadre de l’exercice de ses fonctions législatives, mais seulement lorsque des circonstances exceptionnelles rendent impossible le suivi des procédures ordinaires prévues pour la promulgation des lois (Cf. art. 99 §3 de la Constitution nationale de la République argentine).
2 L’art. 1 du décret déclare un « état d’urgence publique » dans de nombreux domaines (économique, financier, fiscal, administratif, sécurité sociale, tarifaire, sanitaire et social) jusqu’au 31 décembre 2025.
3 Art 23, LCT.
4 Art. 9, loi n° 25.013 ; art. 2, loi n° 25.323 ; art. 43 à 48, loi n° 2001.
5 Art 245, LCT.
6 Art 15, LCT.
7 Loi n° 27 555.
8 Il convient de noter que cette nouveauté ne prévoit aucune actualisation des montants à prendre en compte, ce qui serait raisonnablement nécessaire dans un contexte d’inflation très élevée, comme celui qui touche notre pays depuis déjà bien longtemps.
9 Art. 245, LCT.
10 Licenciement pour des raisons liées à l’ethnie, la race, la nationalité, le sexe, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la religion, l’idéologie ou l’opinion politique ou syndicale.
11 « Elle sera considérée comme prouvée si la partie lésée rapporte la preuve crédible que la mesure a été ordonnée pour cette raison et que, dans ce cas, la partie défenderesse ne prouve pas qu’elle répond à un motif étranger à toute discrimination » CSJN, Pellicori, Liliana S. c./Colegio Público de Abogados de la Capital Federal, 15 novembre 2011.
12 Loi n° 24 467.
13 Art. 9, loi n° 14.250.
14 Art. 24, loi n° 25.877.
15 CNAT, Sala de Feria, Confederación General del Trabajo de la República Argentina c/ Poder Ejecutivo Nacional s/ incidente, 2 janvier 2024.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Diego Marcelo Ledesma Iturbide, « Une flexibilisation du travail imposée par le décret de nécessité et d’urgence (DNU) du gouvernement de Javier Milei : portée de la réforme et de la réaction judiciaire », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1 | 2024, 174-179.
Référence électronique
Diego Marcelo Ledesma Iturbide, « Une flexibilisation du travail imposée par le décret de nécessité et d’urgence (DNU) du gouvernement de Javier Milei : portée de la réforme et de la réaction judiciaire », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale [En ligne], 1 | 2024, mis en ligne le 15 mars 2024, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/rdctss/7590 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdctss.7590
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