• 1 Testament de D’Alembert daté du 23 juillet 1782, déposé le jour de sa mort, 29 octobre 1783 (AN, MC (...)

2« Je laisse au sieur Ducrocq, dit Picard, mon domestique, ma garderobe et mon linge, et de plus six mille livres une fois payées » : c’est ainsi que D’Alembert s’exprime dans son testament rédigé en 17821.

• 3 Le second domestique de D’Alembert se nommait Simon Pierre Jamet.
• 4 Inventaire après décès de D’Alembert, 1^er décembre 1783, AN, MC/ET/LXXXIII/619, RS//505.

4Curieusement, mais cela est porteur d’informations, l’inventaire après décès dressé à partir du 1^er décembre 1783, en présence de « Sebastien Ducro, dit Picard, premier domestique du feu S^r d’Alembert »3, qui était gardien des scellés, ne reprend pas exactement la description de ces scellés. Il précise en particulier que la bibliothèque « incrustée façon de Boule avec deux petits rideaux de vieux taffetas cramoisy », située dans la chambre de « Picard » (sic), contenait du linge de maison, alors que la « cassette à habit de bois blanc », également dans cette chambre, renfermait la garde-robe de D’Alembert4.

• 5 Délivrance de legs à Sebastien Ducrocq et Simon Pierre Jamet, 15 janvier 1784, AN, MC/ET/LXXXIII/62 (...)

5Peut-être la délivrance du legs pourrait-elle nous en apprendre plus, car du fait que D’Alembert lui laissait une somme d’argent, c’est chez un notaire que le domestique devrait se rendre pour recevoir ses 6 000 livres et en donner quittance. On trouve effectivement en date du 15 janvier 1784 la minute de cet acte consignant que la somme a bien été remise à « Sebastien Ducro dit Picard, ci-devant premier domestique de feu M. Jean le Rond D’Alembert […] demeurant ledit comparant au chateau du Louvre, paroisse St Germain Lauxerrois » par les deux exécuteurs testamentaires de D’Alembert, Alexandre Remy et Claude Henri Watelet, et ce en présence de Condorcet, légataire universel de la succession. Ducrocq reconnaît également que lui ont été « remis & délivré les habits linge & hardes qui se sont trouvé composer la garderobbe dudit S^r Dalembert au jour de son décès », et que les sieurs « Remy & Watelet lui ont précédemment payé la somme de cent dix huit livres dix sols qui s’est trouvé lui revenir à partir du 29 octobre dernier jour du décès du S^r D’Alembert jusqu’à ce jour par la disposition portée en sa faveur par le testament dud[it] S^r DAlembert qui a chargé led[it] S^r Marquis de Condorcet de payer a chacun de ses domestiques trente sols par jour jusqu’au moment ou ils toucheroient leur legs »5.

• 6 AN, F/7/4808, n° 71.
• 7 AN, F/7/4808, n° 5035.

6En l’absence de nouvelle précision sur le domestique lui-même, notre seule piste est donc son origine picarde, et si nous avons la chance que Sebastien Ducrocq ne soit pas mort avant la Révolution et qu’il soit encore à Paris dans les années 1792-1794, peut-être trouverons-nous trace d’une délivrance de carte de sûreté le concernant. En effet, les registres conservés aux Archives nationales consignent l’existence de deux cartes établies au nom d’un dénommé Sebastien Ducrocq, justement né à « Montdidier en Picardie ». Sur la première, datée du 4 octobre 1792, le récipiendaire qui ne sait pas signer déclare qu’il a 53 ans (il serait donc né vers 1739), qu’il est « employé », et qu’il habite rue des Ciseaux6. De plus, dans la colonne « date d’arrivée à Paris » est inscrit « 33 ans », ce que l’on peut interpréter de deux manières : ou bien cela se passait 33 ans auparavant, c’est-à-dire en 1759, où bien Ducrocq avait à l’époque 33 ans, ce qui signifie, selon l’âge qu’il donne, que c’était en 1772. Sur la seconde, probablement datée du 27 septembre 1793 (et non 1792 comme la lecture du registre peut le laisser croire), Sebastien Ducroq (sic), natif de Montdidier, a 54 ans ; il « travaille au tabac », il habite rue du Four n° 164, son domicile précédent se trouvait rue des Ciseaux, la mention concernant la date d’arrivée à Paris est alors « 36 ans », et il ne sait toujours pas signer7. Que pourrions-nous savoir de plus sur cet homme en nous rendant en Picardie ?

• 8 Il s’agit d’un artisan qui ne travaille ni ne vend du neuf, donc ici, de fait, un savetier : « Ouvr (...)

7Les registres paroissiaux de la paroisse Saint-Sépulcre de Montdidier (conservés aux archives départementales de la Somme) sont sans ambiguïté, car ils mentionnent un seul Sebastien Ducrocq dans la période qui nous intéresse. Il s’agit du fils du couple Jean François Ducrocq « cordonnier en vieil »8 et Suzanne Sotin, qui se sont mariés dans la même paroisse le 26 mai 1739. Sebastien est en fait né le 12 mars 1742. Il avait un frère aîné Jean François, né le 27 septembre 1739, et trois sœurs cadettes, Marie Louise Suzanne morte en bas âge, Marie Louise Cio tilde née en 1747, et Suzanne, née en 1749. Leur mère est décédée en mai 1753 et le père s’est remarié six mois plus tard. Devenu cordonnier, Sebastien se marie le 14 janvier 1766 dans la même paroisse avec Genevieve Colin, également fille d’un maître cordonnier. De la famille Ducrocq, ne sont alors présents que le père du marié et deux oncles également maîtres cordonniers qui signent tous les trois. Sebastien fait alors un effort pour les imiter (fig. 1), et c’est la seule signature que nous avons trouvée de sa main.

• 9 Nous n’avons malheureusement pas trouvé trace, dans l’étude notariale de M^e Tiron, de cet acte du 1 (...)

8Sebastien et sa femme auront quatre enfants : Geneviève Madeleine en 1766, des jumeaux nés en 1767 qui ne vivront pas plus de dix jours, et Jean Luglien Sebastien en 1771. Sebastien devient veuf le 17 septembre 1772, ce qui nous incite à penser que c’est bien cette année-là qu’il a quitté Montdidier pour Paris, et ce peut-être en laissant ses deux enfants en nourrice en Picardie, puisque ces derniers ne semblent pas avoir quitté Montdidier. Quand Genevieve Madeleine, encore mineure, s’y marie avec un cordonnier le 8 janvier 1788, son père habite à Paris, paroisse Saint-Sulpice, d’où il envoie sa permission, établie chez un notaire9, pour le mariage. Il ne se déplace pas, contrairement à son beau-frère le musicien Philibert Perinot, également Parisien, mari de sa sœur Marie Louise Clotilde. Sebastien réside toujours à Paris le 28 octobre 1807, quand son fils Jean Luglien Sebastien, tailleur d’habits devenu veuf en 1800, se remarie à Montdidier.

• 10 Mémoires secrets pour servir a l’histoire de la République des lettres en France, par feu M. de Bac (...)

11Il s’agit tout d’abord de ce qui est relaté dans les gazettes en raison d’événements presque « diplomatiques » qui se sont produits en 1775, et dans lesquels Ducrocq a été compromis. Les Mémoires secrets publiés en 177710 indiquent ainsi :

• 12 Jean de Vaines a été anobli le 31 janvier 1776 (AN, P//2600).

12L’affaire était en effet d’importance, car le futur académicien français Jean de Vaines12 (1733-1803) était alors premier commis des finances sous le ministère de Turgot.

• 15 Constitution de rente à Julie de Lespinasse, 11 août 1770, AN, MC/ET/XXXV/810 [1330],
• 16 Ces extraits se trouvent aux AD de Paris.
• 17 Procès-verbal de la Convention Nationale, Paris, Imprimerie nationale, tome LVII, an III, p. 135.

15C’est donc un sieur Birot (dont nous savons seulement qu’il habitait dans la même rue que le notaire) qui a signé l’acte, et nous constatons que c’est lui aussi qui, le même jour, a signé un acte identique15 concernant trois billets acquis au même moment par Julie de Lespinasse puisqu’ils portaient les numéros 37974, 37975 et 37978. Bien que ce dernier billet, auquel était échu un lot gagnant, avait permis l’attribution d’une rente annuelle de 40 livres (au lieu de 20 livres pour les deux autres comme celui de D’Alembert), Julie, morte en 1776, aura été bien perdante dans l’opération. En revanche, comme nous allons le voir, D’Alembert aura fait un meilleur placement, grâce à son report sur la tête de la femme Ducrocq dont nous savons désormais que le nom de naissance était « Elisabeth De la Cour » et dont il serait difficile de croire qu’elle n’était pas la femme du secrétaire de D’Alembert, donc prénommé Jean. Ces identités nous sont confirmées par deux actes de l’état civil reconstitué de la ville de Paris transmis en 1872 et 1873 par le ministère de la Guerre à la commission de reconstitution16. Le premier est un extrait de l’acte de baptême le 19 juillet 1769, en l’église Saint-Sulpice de Paris, de « Marie Charlotte Elisabeth, née hyer, fille de Jean Ducrocq, secrétaire de M. Dalembert, et d’Elizabeth Lacour son épouse dem[euran]t rue St Dominique ». On sait bien sûr qu’à l’époque D’Alembert avait un appartement chez Julie de Lespinasse, précisément dans cette rue. Par ailleurs, on ne s’étonnera pas du fait que la rente associée à la loterie donne le patronyme « De la Cour » au lieu de « Lacour », ces erreurs étant courantes quand les intéressés n’étaient pas présents chez le notaire, et quand la constitution de rente ne nécessitait pas de présenter un acte de baptême. Le second extrait est celui de l’acte de mariage, le jeudi 7 mars 1793 à Paris, du bijoutier Jean Henry Frou, veuf âgé de 35 ans, avec la même Marie Charlotte Elisabeth Ducrocq, âgée de 23 ans, dont les deux parents semblent être alors toujours en vie. La présence de ces deux extraits dans les archives du ministère s’explique par le fait que le 26 ventôse an III (16 mars 1795) Marie Charlotte Élisabeth, « veuve de Jean Froux (sic), sergent volontaire » s’était vu attribuer par la Convention une somme de 500 livres17.

• 18 Bibliothèque de l’Institut, Ms 2470, fol. 161r-171r. Une ou plusieurs pages sont manquantes au débu (...)
• 19 John Pappas, « Idées reçues contre évidences : problèmes pour un biographe de D’Alembert » in Jean (...)

16Nous disposons en quatrième lieu d’un manuscrit autographe, non signé, du secrétaire Ducrocq. Dans ce document incomplet18 de onze feuillets qui se trouve au sein des papiers de D’Alembert, ceux qu’il avait confiés à Condorcet avant sa mort, Ducrocq fait un récit détaillé de l’évolution de ses relations avec D’Alembert au cours du temps. Ce document ayant été commenté et intégralement transcrit par John Pappas en 198919, nous n’en donnons ci-après que les passages comportant des informations biographiques sur Ducrocq et sa famille, en mentionnant les folios concernés entre crochets :

• 23 Liquidation de la communauté entre M. et Mad. Condorcet et compte de tutelle de madame Condorcet à (...)
• 24 Sur la veuve Louvier, voir Françoise Launay, « D’Alembert réveillé par l’astronome Lalande », RDE, (...)
• 25 Bibliothèque de l’Institut de France, Ms 2475, pièce 43.

18Nous savons enfin que D’Alembert avait tenu ses promesses vis-à-vis des Ducrocq quant aux mesures à prendre après sa mort. En effet, le compte de tutelle rendu par madame de Condorcet en 1807, au moment du mariage de sa fille, fait bien mention de deux rentes annuelles de 120 livres chacune toujours versées à l’époque au sieur Ducrocq et à sa sœur23. De plus une note manuscrite de la fille de Condorcet (sans doute une copie d’une note de sa mère, décédée en 1822) précise : « J’ai payé jusqu’à leur mort aux domestiques de D’Alembert les sommes suivantes : au sieur Ducroq 120 Livres, à la fjenim]⁶ Ducroq sa sœur 120 Livres, à la Veuve Louvier24 60 Livres »25. Nous en déduisons que le secrétaire Ducrocq est mort entre 1807 et 1822.

• 26 Registre paroissial du Chesnay (AD des Yvelines).

19Grâce à toutes les informations concernant le secrétaire Ducrocq, et grâce surtout aux dépouillements généalogiques existants, il est facile de trouver trace de son mariage avec Elisabeth Lacour. C’est au Chesnay (aujourd’hui dans les Yvelines) que la cérémonie a eu lieu le 21 juillet 1761. L’acte qui figure dans les registres paroissiaux du lieu nous indique que le marié « garçon de bureau » se prénommait en fait Jean François, qu’il était mineur et fils de Jean François Ducrocq qui a autorisé la célébration par un acte notarié passé chez deux notaires de la ville de Montdidier en Picardie, et que la mariée, Elisabeth La Cour, était la fille de Louis La Cour et de Jeanne Roquette et que les époux qui signent l’acte (fig. 2) étaient « de fait de la paroisse de Saint-Louis à Versailles et de celle de Saint-Roch à Paris »26.

• 27 Registre paroissial de l’église Saint-Louis de Versailles (AD des Yvelines).

21En l’absence du nom de la mère du marié, nous n’avons pas encore la certitude que ce Jean François Ducrocq, originaire de Montdidier, soit bien le frère, né en 1739, du domestique Sebastien Ducrocq. La confirmation nous en est donnée par la publication des bans du mariage faite à l’église Saint-Louis de Versailles les 11, 12 et 17 mai 1761 dont le libellé, parfaitement clair, donne outre le nom de la mère du marié, la même que celle de Sebastien, des précisions complémentaires : « Jean François Ducrocq, garçon de bureau fils mineure (sic), de Jean François Ducrocq et de Feüe Suzanne Sotin, demeurant à Paris paroisse St-Roch d’une part ; et Elizabeth la Cour ; femme de chambre fille mineure de Louis La Cour et de Jeanne Rocquette (sic) demeurant en cette paroisse d’autre part »27.

• 28 Archives de Paris DQ8/742.

22Les deux Ducrocq étaient donc bien frères germains (voir la généalogie du tableau 1). Nous ne savons pas quand Jean François Ducrocq, le garçon de bureau fils aîné du cordonnier de Montdidier, est arrivé à Paris, mais il y était depuis au moins 1761, deux ans avant de rentrer au service de D’Alembert pour 12 ans. Aucun de ses enfants n’étant né à Versailles où sa future femme habitait, c’est elle qui l’a rejoint à Paris, où elle sera neuf ans femme de charge de l’académicien. Comme le secrétaire Jean François ne parle jamais de son frère Sebastien, ancien cordonnier en Picardie ne sachant ni lire ni écrire devenu cuisinier au Louvre, il est difficile de savoir si c’est lui qui l’a accueilli en 1772, trois ans avant l’affaire qui lui fera quitter lui-même la capitale. En revanche, nous savons qui étaient ses sœurs, et il n’est pas impossible que celle à qui madame Condorcet a payé une rente jusqu’à sa mort ait été la couturière Suzanne Ducroc (sic), manifestement restée célibataire, dont le décès à l’Hôtel-Dieu à l’âge de 66 ans a été enregistré le 5 décembre 181628, ce qui correspond bien à la naissance en 1749 que nous avons trouvée à Montdidier.