Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes (France, 1715-1815), édité sous la direction de Didier Masseau
Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes (France, 1715-1815), édité sous la direction de Didier Masseau, Paris, Champion, 2017, 2 tomes, 1607 p., ISBN : 978 2 7453 3067 3
Texte intégral
1Disons-le d’emblée, il s’agit d’une somme qui fera date auprès des chercheurs, tout en réjouissant bien des lecteurs curieux. En effet, cet imposant dictionnaire, publié sous la direction de Didier Masseau, assisté de Patrick Brasart, Laurent Loty et Jean-Noël Pascal, vient combler un manque devenu évident avec la multiplication des recherches sur les adversaires des philosophes et sur le courant des anti-Lumières depuis la parution des ouvrages de Darin McMahon (Enemies of The Enlightenment : The French Counter-Enlightenment and the Making of Modernity, 2001), Zeev Sternhell (Les Anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, 2006 et 2010), Didier Masseau (Les Ennemis des Philosophes. L’Antiphilosophie au temps des Lumières, 2014), sans oublier les travaux précurseurs de Sylvianne Albertan-Coppola (aussi autrice de plusieurs articles du présent dictionnaire).
2Réunissant les contributions de soixante rédacteurs, ce diction-naire, qui comporte près de trois cents articles (allant de 2 à 25 pages), dont certains très développés, en particulier l’excellent « Infâme (L’) » (A. Magnan, p. 742-767), constitue une mine d’informations. Outre les entrées attendues, comme celles correspondant à certaines grandes figures, notamment « Bergier, Nicoals-Sylvestre » (D. Masseau), « Chaumeix, Abraham Joseph de » (D. Masseau), « Gauchat, Gabriel » (S. Charles), « Fréron, Élie Catherine » (M. Poirson), « Joly de Fleury (Famille) » (A. Magnan), ou encore « Rousseau, Jean-Jacques (1712-1778, antiphilosophe » (J.-M. Goulemot et D. Masseau), ce diction-naire propose des synthèses et des réflexions sur des périodiques, à commencer par L’Année littéraire et les Mémoires de Trévoux – « Année littéraire (L’), 1754-1791 » (C. Albertan), « Mémoires de Trévoux, 1701-1767 » (C. Albertan), des ouvrages marquants, par exemple le Génie du christianisme – « Génie du christianisme de Chateaubriand » (E. Tabet), et des concepts caractéristiques, comme celui de droit naturel – « Droit naturel après 1789 (Critiques du) » (J.-J. Tatin-Gourier). On pourra toujours discuter et s’étonner, par exemple, de l’absence de certaines entrées, comme « Athéisme », « Franc-maçonnerie » (abordée dans l’article « Complot »), « Matérialisme » – cible réelle ou préten-due de bien des apologistes, ou encore « Frédéric II », pourtant désigné par Barruel comme l’un des acteurs du complot ourdi par les philo-sophes, mais sur un tel sujet il était impossible d’être exhaustif.
3C’est dire si le projet est ambitieux, et son responsable, Didier Masseau, auteur à lui seul de plus de cinquante articles, mérite indé-niablement d’être félicité. Tout n’est pourtant pas limpide dans ses explications. Dans son introduction, il rappelle les distinctions entre anti-Lumières et antiphilosophes proposées dans son étude « Qu’est-ce que les anti-Lumières ? (DHS, 2014, 46, p. 107-123), ainsi que dans les articles « Anti-Lumières » et « Antiphilosophie » du dictionnaire en question : le premier terme désignerait « sur un plan très général et largement rétrospectif un mouvement d’idées » (p. 13), le second « ceux qui se sont opposés à un moment de leur carrière ou durant toute leur existence aux Philosophes. » Cependant, au début de l’article « Antiphilosophie », il formule une définition d’« anti-Lumières » qui réintroduit le critère chronologique puisqu’il s’agirait d’« un jugement porté sur le XVIIIe siècle » (p. 94), et vers la fin de l’article « Anti-Lumières », il estime que Rousseau « se tient souvent dans les marges des deux mouvements [Lumières et anti-Lumières], même si, en défini-tive, il appartient aux Lumières » (p. 84). Dans ces pages parfois déroutantes, il s’efforce aussi de justifier la délimitation historique et les principes méthodologiques adoptés. Sur le premier point, l’explica-tion est assez décevante, et ce flottement, confirmé par certains articles, notamment « Spinoza (Adversaires de) » (A.-L. Rey), semble lié aux débats des années 2000 autour des thèses de Jonathan Israel aujourd’hui largement rejetées. La chronologie rejoint aussi celle adoptée par Jean de Viguerie dans Histoire et dictionnaire du temps des Lumières (1715-1789), ce qui n’est pas forcément un compliment. Élargir en amont pour indiquer les sources de certaines thèses pouvait se faire à l’initiative des rédacteurs, sans étendre les Lumières à la période 1715-1750. Il fallait aussi laisser à chacun des rédacteurs la responsabilité de sa sélection bibliographique, j’y reviendrai. Pour sa part, Zeev Sternhell, dont Didier Masseau égratigne le travail au passage (p. 15), prenait le milieu du siècle comme point de repère. Certes le concept d’anti-Lumières est rétro-spectif, mais de là à le projeter sur une période que l’on ne fait pas entrer dans le phénomène nommé « Les Lumières », dont la définition reste d’ailleurs vague ici, semble assez contreproductif. De même, il n’est pas sûr que la figure de l’antiphilosophe puisse être appliquée sans inconvé-nients aux protagonistes des débats de la première partie du siècle.
4Une seconde difficulté tient à la délimitation géographique (« France », selon le titre) que le dictionnaire ne parvient (heureusement) pas à respecter. D’une part, il n’est pas possible de confondre les textes en langue française avec l’espace français, d’autre part, les antiphilosophes et les anti-Lumières ne peuvent être détachés du cadre européen, voire mondial. Sur ce point, la priorité accordée à l’histoire culturelle est contredite par la méthodologie effective, ce qu’illustre bien le cas de Beccaria qui, bien que déterminé par la réception française ne s’y limite pas (voir sur ce point l’article « Beccaria (Adversaires de) » de M. Porret).
5Chaque article comportant une bibliographie sélective, d’une ampleur très variable d’un rédacteur à l’autre, et dont le rapport avec le sujet principal n’est pas toujours évident, il aurait certainement mieux valu fournir en fin d’ouvrage une bibliographie raisonnée plutôt qu’une bibliographie cumulative (d’ailleurs incomplète, puisque Jacques Proust cité par O. Ferré dans l’article « Encyclopédie (Adversaires de l’) » n’apparaît pas dans la bibliographie finale). Cela aurait permis, au passage, de remédier à quelques omissions. Pour ne citer qu’un exemple, la biographie de Diderot par Arthur M. Wilson, qui rappelle par le menu les manœuvres des apologistes pour atteindre le directeur de l’Encyclopédie et obtenir l’interdiction de l’ouvrage, aurait certainement mérité d’y figurer…
6À ces réserves près, ce dictionnaire remplit parfaitement son objectif. La collaboration de spécialistes de différentes disciplines permet de donner une image renouvelée des tensions entre philosophes et apologistes, conformément à l’intention du maître d’œuvre. Par un effet paradoxal de la coexistence de différents points de vue, les antiphilosophes en sortent parfois grandis…
7Comme en son temps le Dictionnaire des lettres françaises (1960), dirigée par le cardinal Georges Grente – mis à jour, pour le XVIIIe siècle, sous la direction de François Moureau (1995), – qui consacrait déjà des articles à plusieurs antiphilosophes notoires et à des périodiques d’orientation apologétique, cet ouvrage comprend, outre les entrées par noms propres ou par titres, des entrées théma-tiques bien choisies, par exemple, les quatre articles sur l’apologétique – « Apologétique catholique » (Ph. Martin), « Apologétique en Révolution (L’) » (C. Chopelin-Blanc), « Apologétique mondaine » (S. Gehanne-Gavoty), « Apologétique protestante » (M.-C. Pitassi), « Apologistes mystiques » (D. Salin) –, « Bibliothèques et lectures des réguliers » (F. Henryot), « Complot (Théories du) » (p. Brasart), « Index et Saint-Office (L. Macé), « Intégrisme catholique contre les Lumières (L’) » (J.-M. Goulemot), « Mandemants et instructions pastorales avant la Révolution » (Ch. Albertan), « Libraires de l’antiphilosophie » (S. Géhanne-Gavoty), « Mandements et instructions pastorales sous la Révolution » (p. Chopelin), « Philosophisme » (J. Tatin-Gourier), « Preuves physico-théologiques » (N. Brucker), etc. L’ouvrage renoue ainsi avec l’esprit de l’Inventaire Voltaire, dirigé par André Magnan, Didier Masseau et Jean-Marie Goulemot, par le choix d’entrées originales, comme « Bruits, potins journalistiques et rumeurs inquiétantes » (D. Masseau), et une certaine alacrité, qu’illustre bien la note du rédacteur de l’article « Cochin, Augustin (1876-1916) : Barruel revisité » (J.-M. Goulemot), à propos des textes accessibles en ligne : « Les textes fournis par ces sites sont accompagnés de commentaires exprimant des opinions qu’on n’est pas obligé de partager » (p. 368)…
8Diderot et l’Encyclopédie ne sont pas oubliés, à travers leurs adversaires, en particulier dans les articles « Diderot avant 1789 (Adversaire de) » (p. Chartier), « Diderot sous la Révolution et l’Empire (Adversaires de) » (p. Pellerin), « Encyclopédie (Adversaires de l’) » (O. Ferret), tous pertinents.
9Nul doute que le Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilo-sophes, qui croise différentes approches, le plus souvent avec bonheur, rendra d’inestimables services aux chercheurs de diverses disciplines. Il devrait aussi contribuer à mieux situer les débats sur l’héritage des Lumières.
Pour citer cet article
Référence papier
Franck Salaün, « Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes (France, 1715-1815), édité sous la direction de Didier Masseau », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, 56 | 2021, 319-321.
Référence électronique
Franck Salaün, « Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes (France, 1715-1815), édité sous la direction de Didier Masseau », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 56 | 2021, mis en ligne le 04 janvier 2022, consulté le 07 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/rde/7135 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rde.7135
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