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Comptes rendus
Revues et volumes collectifs

The Skeptical Enlightenment. Doubt and Certainty in the Age of Reason, Burson, Jeffrey D. and Anton M. Matytsin (eds)

Oxford Studies in the Enlightenment, Liverpool, Liverpool University Press, 2019, 235 p.
Mitia Rioux-Beaulne
p. 329-332
Référence(s) :

The Skeptical Enlightenment. Doubt and Certainty in the Age of Reason, Burson, Jeffrey D. and Anton M. Matytsin (eds), Oxford Studies in the Enlightenment, Liverpool, Liverpool University Press, 2019, 235 p., ISBN : 978-1-78694-194-7

Texte intégral

1Le lecteur qui suit le développement des recherches sur le scepticisme des Lumières ne sera pas surpris par la liste des auteurs qui ont participé à ce recueil d’études. Cela ne constitue pas le moindre des intérêts du livre, d’ailleurs, que de présenter, en dépit de son caractère collectif, une sorte d’unité de propos, qui tient pour partie du fait que plusieurs des contributeurs n’en sont pas à leur première collaboration, et qu’ils semblent avoir en partage un grand nombre de références communes (comme en témoignent les notes de bas de page très fournies, qui forment à elles seules un guide de l’historiographie du scepticisme de la première modernité). L’introduction, signée par les deux directeurs du volume, est très claire sur ce point : le but du livre est de poursuivre cette mise en question d’un certain récit des Lumières, celui qui privi-légie l’avancée d’un rationalisme triomphant, récit qui aurait caché le fait que le XVIIIe siècle serait un « âge du scepticisme » (7). La réaffir-mation de cette présence forte du scepticisme dans les Lumières serait donc des plus importantes pour parvenir à une meilleure compréhen-sion de cette période.

2Notons d’abord que la notion de « Lumières » (ou plutôt d’Enlight-enment) est comprise dans un sens assez large : les trois premières contributions portent en effet sur des figures de la fin du XVIIe siècle, ou suivent un aspect du scepticisme depuis la Renaissance jusqu’au tout début du XVIIIe, et la dernière étend son champ d’investigation jusqu’au moment révolutionnaire français, voire un peu après. L’Enlightenment ne désigne donc pas une période précise, mais un long XVIIIe siècle. Il ne semble pas désigner, non plus, un courant philosophique déterminé, puisque sont abordés des auteurs qu’on pourrait, jusqu’à un certain point, associer à une sorte de réaction au développement des Lumières – Berkeley, pour ne nommer que lui. On pourrait dire que ce qui donne ici son unité à l’Enlightenment visé, c’est justement le partage d’une volonté authentique d’intégrer dans l’élaboration d’une philosophie un héritage sceptique, tout en refusant d’y laisser se dissoudre une certaine positivité du travail de la raison. Les Lumières, de ce point de vue, n’auraient pas refusé de dialoguer avec le scepticisme, mais auraient cherché à composer avec sa présence. Et c’est sur la manière propre des différents auteurs de composer avec que portent ces études.

3Dans la première de celles-ci, Jeffrey D. Burson revient sur la « synthèse jésuite » (qu’il a théorisée ailleurs) qui s’est opérée au cours des XVIIe et XVIIIe siècles pour faire face au renouveau du scepticisme vers la fin de la Renaissance, synthèse qui aurait abouti notamment dans le développement de ce qu’il nomme un « empirisme cartésien », dont l’une des figures centrales serait le père Buffier. Pour étayer sa thèse, Burson brosse un portrait de l’évolution du cartésianisme sur la question de l’union de l’âme et du corps, montrant comment, para-doxalement, les tentatives de Descartes pour vaincre le scepticisme en ont en fait intensifié la prégnance et la force. Puis, il illustre comment un jésuite comme Buffier sera à même de mobiliser Malebranche et Locke – mais, à travers ce dernier, toute une tradition « empiriste cartésienne » remontant à Desgabets et Régis – pour essayer de mettre en échec la montée du scepticisme mondain.

4Les deux chapitres suivants apportent des informations très fouillées sur deux auteurs de la fin du XVIIe siècle. Elena Rapetti présente ainsi une étude sur Pierre-Daniel Huet qui modifie quelque peu l’image de représentant d’un scepticisme apologétique qu’on a souvent donnée de lui en montrant l’intérêt vif qu’il portait à la philo-sophie expérimentale. Martin Muslow et Christian Laursen, pour leur part, offrent un travail sur un auteur peu connu, Georg Michael Heber, travail qui est en fait un commentaire et une traduction (inédite) d’une annonce de cours que Heber allait donner à l’Université de Wittenberg sur le scepticisme, mobilisé ici dans le contexte de la jurisprudence. Heber est ainsi présenté comme un libre penseur, inspiré de sceptiques français du XVIIe siècle (Ménage, Justel, etc.), qui trouverait là de quoi combattre l’enthousiasme et défendre une approche prudente en matière d’interprétation des textes de loi.

5La contribution de Sébastien Charles sur Berkeley sert en quelque sorte de point de bascule dans le livre, puisque c’est avec lui que le paradoxe d’une philosophie destinée à combattre le scepticisme ambiant détournée en version la plus radicale de pyrrhonisme qu’on puisse offrir atteindra son comble, notamment pour sa prétendue néga-tion de l’existence des objets extérieurs à l’esprit, motif qui deviendra central dans la manière d’aborder le scepticisme dans les Lumières plus tardives. Pourtant, sceptique comme « en dépit de lui-même » (c’est le titre du chapitre), Berkeley serait en fait annonciateur, par sa manière, du rapport que les Lumières entretiennent avec la tradition sceptique : « But his criticism of skepticism generally coincides with that most common to his century : a criticism that sees in skepticism an abdication of thought, or more appropriately of the will, since refusing to choose really means to be content with following established authorities. » (107-108)

6Les quatre études qui suivent viennent en effet confirmer ce constat. Rodrigo Brandão présente une étude du chapitre 4 du Traité de métaphysique de Voltaire qui montre précisément que la thèse immatérialiste sera perçue comme l’implication la plus dramatique d’un excès du doute, lequel ferait pendant à l’excès de certitude qu’on trouverait chez les dogmatiques. La stratégie de Voltaire pour composer avec cet excès en serait une d’évitement plus que de confrontation, reconnaissant ainsi l’impuissance de la raison à surmonter le doute, mais renversant le fardeau de la preuve en affirmant que nous n’avons pas assez de raisons de douter de l’existence des objets extérieurs pour faire contrepoids à la croyance naturelle. En revanche, comme cela devient apparent dans les écrits plus tardifs, le travail de Voltaire sur le scepticisme lui aurait fourni des outils pour distinguer les niveaux de certitude auxquels il est permis d’aspirer, et pour élaborer une distinction entre la croyance, qui suppose un appui de la raison, et la foi, qui, elle, supposerait d’admettre ce qui choque la raison. Il y aurait donc un usage du scepticisme au service d’une théorie probabiliste de la croyance, particulièrement utile, par exemple, pour l’écriture de l’histoire.

7John P. Wright propose pour sa part une étude croisée de Pierre Bayle et David Hume sur un thème hérité du scepticisme académique, et dont les commentateurs ont fait peu de cas : la question de l’incompré-hensibilité du réel. Bayle aurait en quelque sorte initié un mouvement d’interrogation sur la science moderne en montrant que celle-ci contient des paradoxes (notamment sur la question de l’espace) tels que nous sommes forcés de croire en des thèses qui, étudiées philosophiquement, apparaissent incompréhensibles. Wright montre ensuite comment Hume, sur cinq enjeux spécifiques (l’immatérialité de l’âme, le paradoxe de Zénon d’Élée sur l’espace, la croyance en un monde extérieur, la relation causale et la preuve téléologique de l’existence de Dieu), construit ses arguments en intégrant des références à Bayle qui font précisément jouer le principe d’incompréhensibilité pour dégager une réponse sceptique.

8C’est Anton M. Matytsin qui s’attaque à la question de la place du scepticisme dans l’Encyclopédie, mettant l’accent sur une certaine homogénéité de traitement, unité qui serait fondée sur l’idée d’une domestication de la pensée par la pratique (« taming thought with practice », 161). D’Alembert, dans le « Discours préliminaire », aurait ainsi présenté une approche empiriste cautionnant une « modestie épistémologique » (le terme est emprunté aux travaux de Keith Baker) admettant l’absence de fondation ontologique de la science (il n’y a pas de démonstration rationnelle de l’existence du monde extérieur), mais faisant fond sur un « instinct » que le doute sceptique ne parviendrait, de toute manière, jamais à vaincre, montrant par là son inefficacité. D’Alembert, de ce point de vue, emboîterait le pas aux Hume, Crousaz, Buffier, chez qui une même ligne argumentative aurait été adoptée. Wright aborde ensuite les articles DOUTE (anonyme) et CERTITUDE (Diderot/Prades) pour montrer qu’un même rejet du doute absolu les caractériserait, le second s’orientant vers une tentative d’éviter un excès du pyrrhonisme appliqué au témoignage historique. Enfin, les deux articles importants d’histoire de la philosophie que sont PYRRHO-NIENNE OU SCEPTIQUE, PHILOSOPHIE ET SCEPTICISME ET SCEPTIQUES, signés par Diderot, mais faisant fond sur Brucker et Boureau-Deslandes, sont analysés pour faire ressortir, une fois de plus, que l’argumentaire fustige les excès du doute, tout en ména-geant des usages stratégiques aux arguments sceptiques : « While steering his readers away from the conclusions of radical Pyrrhonism, Diderot nevertheless deployed its arguments tactically in order to undermine established doctrines and unquestioned assumptions. » (182)

9Le livre se clôt sur une contribution d’Alan Charles Kors plutôt brève, mais qui n’est pas sans efficacité, sur le « scepticisme politique » des membres de la coterie holbachique (d’Holbach, Diderot, Grimm et Naigeon), qui vise à déboulonner le mythe d’un lien indéfectible entre radicalité de la pensée matérialiste et esprit révolutionnaire. Kors rappelle que si les auteurs ont souvent des propos très critiques à l’égard des pouvoirs en place et de l’absolutisme politique, ils n’en sont pas moins fortement sceptiques quant à la capacité de produire une société plus juste, surtout à brève échéance ou par un événement violent (dont ils peuvent par ailleurs reconnaître que la tyrannie y mène inévitablement).

10On le voit, les études réunies ici s’orientent toutes dans une même direction : donner de la pensée des Lumières une image plus nuancée où les auteurs qu’on a parfois rangés dans des camps séparés (radicaux, modérés, etc.) sont rapprochés, mais où, en même temps, la philosophie se montre moins naïvement sûre d’elle-même que ce qu’en raconte une certaine mythologie des Lumières. On la voit ainsi plus inquiétée par le doute, d’une part, mais aussi plus flexible dans ses stratégies argumentatives, et donc à même de faire des usages nouveaux d’instruments empruntés à la tradition sceptique. Si cette thèse de fond ne constituera pas, pour le dix-huitièmiste aguerri, une nouveauté, l’ouvrage n’en donne pas moins, par les études de détail qu’il offre, de nouveaux outils pour l’étayer et la répercuter là où, précisément, s’opiniâtrent les récits un peu simplistes sur la philosophie de ce siècle.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mitia Rioux-Beaulne, « The Skeptical Enlightenment. Doubt and Certainty in the Age of Reason, Burson, Jeffrey D. and Anton M. Matytsin (eds) »Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, 56 | 2021, 329-332.

Référence électronique

Mitia Rioux-Beaulne, « The Skeptical Enlightenment. Doubt and Certainty in the Age of Reason, Burson, Jeffrey D. and Anton M. Matytsin (eds) »Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 56 | 2021, mis en ligne le 04 janvier 2022, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/rde/7164 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rde.7164

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Auteur

Mitia Rioux-Beaulne

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