1Issu d’une thèse de philosophie dirigée par Bertrand Binoche et sou-tenue en 2016, cet ouvrage important présente une analyse de la pensée politique de Diderot au rebours des appréciations dépréciatives dont elle a fait couramment l’objet pendant longtemps : incohérence, inconsistance, banalité, de tels jugements étaient encore au siècle dernier le fait de spécialistes du philosophe, et contaminaient jusqu’à l’édition de ses écrits politiques. Cette étude fait une large place aux recherches de ces dernières décennies concernant la philosophie de D. et ses écrits politiques, mais prend également appui sur des travaux plus anciens et parfaitement pertinents dans le domaine considéré, comme ceux de Franco Venturi, Yves Benot ou Jacques Chouillet. Ainsi que le note G. Gourbin dans son introduction, le manque de considération dont a souffert l’œuvre politique de D. a de multiples causes, dont les principales tiennent aux caractères de ces textes eux-mêmes, disparates, hétérogènes, parfois contradictoires et jouant de formes d’écriture étrangères à la théorie politique. À l’opposé, son étude démontre l’existence d’une véritable pensée politique du philosophe, originale à sa manière et de grande ampleur par les sujets traités comme par son ambition.

2Le titre de « politique expérimentale » est emprunté à un texte tardif et peu connu de Jacques Proust, « Diderot, ou la politique expérimentale » (1986), qui dans un bref survol de ses écrits en ce domaine, y décèle l’existence d’une véritable philosophie, « équivalent en politique de ce qu’il appelle dans l’Interprétation de la nature une “philosophie expérimentale” ». G. Gourbin approfondit notamment deux des suggestions de ce texte : le contenu politique doit toujours être considéré dans le contexte de son énonciation et de ses conditions d’écriture, une écriture toujours développée dans des circonstances particulières et éminemment politiques. Pour autant, il se refuse à partager le postulat de J. Proust selon lequel les articles des premiers volumes de l’Encyclopédie fixeraient l’orientation de l’ensemble de la pensée politique de D., et conteste également son affirmation d’un attachement constant du philosophe à l’absolutisme et de son peu d’intérêt pour la liberté politique.

3G. Gourbin précise que son étude porte exclusivement sur les textes directement politiques : mais bien des pages extraites de l’ensemble de l’œuvre ont un rôle, accessoire mais très éclairant, dans ses analyses. Celles-ci ne prétendent pas rendre compte de l’ensemble de la pensée politique de D. ni de son développement dans le temps : elles doivent seulement permettre de vérifier l’« hypothèse d’un traitement expérimental de la politique ». En fait, dans ce domaine, il n’est guère de problème, concret ou théorique, qui ne soit abordé.

4La première partie de l’ouvrage porte sur la forme de la pensée expérimentale de D., en général et particulièrement en matière politique. Cette démarche expérimentale est à l’origine du reproche d’inconséquence si fréquemment adressé au philosophe. G. Gourbin oppose à ce lieu commun plusieurs analyses qui seront développées au cours de l’ouvrage, pour conclure à une forte cohérence des écrits politiques de D., aisément discernable à condition d’en comprendre la forme très particulière, « polypeuse », souvent « serpentine » et animée par l’« esprit d’invention », à l’opposé d’une construction théorique rigide et close sur elle-même. Un chapitre particulièrement important est consacré à l’outillage conceptuel de la philosophie expérimentale tel qu’il a pris forme dans les Pensées sur l’interprétation de la nature et s’est perfectionné par une réflexion sur les pratiques des chimistes qui l’éloigne de l’approche expérimentale newtonnienne. Sont ainsi analysés et définis les aspects principaux de cette « manière de penser », qui n’a rien de la rigidité d’une méthode : comment entendre l’établissement des faits, celle des causes, l’expérimentation, la capacité d’intuition acquise à force d’expérience (le « jugement par sentiment »), et jusqu’au travail de l’imagination, comme auxiliaire de la philoso-phie expérimentale et de la constitution du savoir. Que cette démarche intellectuelle puisse et doive s’appliquer à la politique, sous une forme adaptée à la matière, G. Gourbin en trouve la confirmation dans les contributions de D. à l’Histoire des deux Indes (HDI). De ce chapitre très riche ressort une manière de penser la politique et donc peut-être de perfectionner l’art de gouverner : par exemple considérer les phénomènes politiques dans les ensembles complexes auxquels ils se rattachent ; savoir reconnaître la multiplicité des causes et l’intervention du hasard ; prendre pour critère l’utilité à long terme ; savoir user de la conjecture et parfois s’en tenir à des interrogations qui ne reçoivent pas de réponses immédiates, etc. Cependant G. Gourbin montre également que la forme d’écriture adoptée par D. dans l’HDI, notamment plusieurs formes de dialogue dans son travail à partir du texte de Raynal, ainsi que certaines façons de susciter les réactions du lecteur, constituent des formes d’expérimentation.

5La seconde partie de l’ouvrage traite du contenu de la politique de D., considérée tant dans ses principes que dans un domaine où se révèle tout spécialement sa démarche expérimentale, l’économie et particulièrement le problème du luxe. Les principes qui constituent la « métaphysique » du philosophe en politique sont peu nombreux et ne sont guère l’objet de développements théoriques de sa part : l’essentiel réside dans les circonstances concrètes auxquels ils sont confrontés. Qu’il s’agisse de l’affirmation de la liberté naturelle de l’homme et de son désir fondamental de bonheur, de la souveraineté de la nation comme seul fondement légitime de l’autorité ou de l’obligation qu’a le prince de se conformer à la volonté générale, G. Gourbin note que ces principes constituent le fondement doctrinal de toute la politique de D., mais sont investis de significations nouvelles en raison des applications concrètes qu’il leur donne dans les années 1770. On pourrait observer cependant que les mêmes mots finissent par désigner des réalités totalement différentes : il y a peu en commun entre la « volonté générale » comme « acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions » (art. ᴅʀᴏɪᴛ ᴘᴏʟɪᴛɪqᴜᴇ, DPV, VII, p. 28) et la « volonté générale » exprimée par la « pluralité des suffrages » du peuple, toujours respectable même quand elle entraîne une décision erronée (HDI, 1780, XIX, ch. 2). G. Gourbin désigne quelques autres principes et directives invariables de la politique de D., comme la nécessité d’une reconnaissance du mérite, une fiscalité en principe égalitaire, la liberté économique, etc. Mais curieusement, les textes mentionnés en référence (p. 300) sont principalement de Jaucourt, D’Amilaville et autres encyclopédistes, auxquels D. aurait « [confié] la charge de préciser » ces points : affirmation des plus contestables. On peut avancer une remarque analogue à propos des copieuses citations de l’article ᴠɪɴɢᴛɪèᴍᴇ de D’Amilaville (p. 393, 403, etc.), qui viennent illustrer, parfois seules, des positions de D. sur la corruption des mœurs, l’impôt ou la puissance exécutrice, alors même que des recherches récentes, qui sont signalées, tendent à prouver que le philosophe n’y a sans doute guère contribué, contrairement à ce qu’on a longtemps supposé. Les développements consacrés aux principes se concluent par une mise au point sur l’influence des Lumières écossaises, de Hume à Ferguson, qui contribue à expliquer l’effacement de l’idée de contrat au profit du schème de la « civilisation » et de l’histoire naturelle des sociétés, dont l’importance est capitale dans la manière qu’a D. d’aborder les problèmes de la Russie.

6Sur le problème du luxe, qui occupe une position centrale dans la pensée économique du temps, D. adopte une position originale, sans développements théoriques, mais fondée sur l’observation des faits sociaux qui lui inspire une vision claire et très englobante de la question : par ses causes (la dépréciation de l’agriculture, la non-reconnaissance du mérite, les dépenses somptuaires de l’État, la passion irrépressible de l’or) et par ses conséquences, le mauvais luxe est en rapport avec tous les aspects de la vie sociale, économiques, politiques, moraux, esthétiques. Tel que le représente D., c’est un « fil rouge » qui permet de reconnaître l’interdépendance mouvante d’une multitude de faits qui doivent être pris en compte pour traiter de l’économie, démarche originale qui se situe à l’opposé de l’abstraction réductionniste et fixiste des physiocrates. Le philosophe énumère les mesures qu’un souverain peut prendre sans délai pour lutter contre le « mauvais luxe », comme l’abolition des statuts d’exception, celle des fermes, la sécularisation des biens du clergé, le concours aux places, etc. Cependant ses réflexions sur la fiscalité, développées mais dispersées, offrent un excellent exemple de ces incohérences qu’on lui a reprochées, faute de comprendre sa démarche. Dans l’HDI (XIX, ch. 10), D. présente une justification rationnelle de « l’impôt territorial unique » (empruntée, notons le, presque littéralement à Lemercier de la Rivière), annonçant que « le premier gouvernement qui en fera la base de son administration s’élèvera nécessairement à un degré de prospérité inconnu à toutes les nations et à tous les siècles ». Ailleurs cependant, comme dans le Voyage de Hollande, il approuve les taxes indirectes, notamment sur les consommations. G. Gourbin estime (p. 443-445) que D. envisage que l’impôt territorial puisse devenir, selon les circonstances, la « base » d’une « fiscalité fine », dont des impôts indirects. Mais outre que cette relation entre deux types de fiscalités opposées est peu intelligible, on comprendrait mieux ce passage en tenant compte de l’alinéa qui le suit : « Peut-être n’y a-t-il en ce moment aucun peuple de l’Europe à qui sa situation permette ce grand changement ». Les raisons en sont développées dans les Observations sur le Nakaz (cxxxi et cxxxii dans l’édition Vernière) : l’impôt unique sur la terre est « certainement le mieux de la chose », c’est-à-dire abstraction faite des circonstances, mais sous un gouvernement arbitraire et dans l’état actuel de la société, il est particulièrement dangereux, au point d’être « les plus funeste de tous ». Ce bel exemple de démarche expérimentale est d’ailleurs à double détente : si à la suite du passage cité de l’HDI, D. considère qu’une politique « prévoyante et éclairée » pourrait « à pas lents » tendre vers cette forme d’imposition, une telle perspective, encore trop générale, est interdite au royaume de France, où il est impossible d’envisager que d’importantes réformes puisse être introduites « peu à peu » (Observations sur le Nakaz, xix).

7La dernière partie, « Le pouvoir de l’expérience », met en lumière le pragmatisme et la perspicacité dont D. fait preuve face à un grand problème d’actualité, la suppression des cours souveraines par Maupeou ; et d’autre part les solutions qu’il apporte à deux problèmes politiques essentiels, la forme institutionnelle dans laquelle doit s’exercer la souveraineté et les voies de l’accès au pouvoir. La crise politique de 1771 conduit D. à soutenir un double paradoxe : alors qu’il n’a pas de mots assez durs pour critiquer le Parlement et les parlementaires, les mesures radicales qui les frappent sont désignées comme un « très grand malheur » qui risque de conduire la France à une déchéance irrémédiable ; et l’aspect essentiel de ce malheur est la perte de l’illusion de liberté qu’une institution inefficace maintenait dans l’opinion. Les analyses que développe G. Gourbin, notamment sur les différents degrés de la servitude, sur l’abrutissement définitif qui peut affecter une nation au dernier stade de son avilissement, sur les jeux des apparences et de l’illusion en politique, démontrent combien les positions de D. sont fondées sur une compréhension très fine des circonstances, comme plusieurs historiens de ces événements l’ont récemment reconnu.

8Sur les questions du régime politique et de l’accès au pouvoir, D. paraît se dédoubler : à ce propos encore il est facile de le taxer d’incohérence, puisqu’on trouve dans ses textes de quoi le qualifier d’absolutiste ou au contraire de partisan de la démocratie républicaine ; et ce « Janus en politique » peut tout à la fois préconiser des réformes prudentes, « à pas lents », comme on l’a vu, et envisager l’inévitabilité d’une révolution violente. Les analyses de G. Gourbin apporte beaucoup de lumière sur ces contradictions, en observant par exemple que le philosophe, physiologiste plus que morphologiste, s’intéresse moins à la forme institutionnelle des régimes politiques qu’aux conditions réelles de leur fonctionnement et aux précautions qu’il est possible d’y prendre pour préserver la liberté : car elle peut être menacée quel que soit le régime, comme le montre l’exemple de la Hollande. L’opposition réformes-révolution se résout également par le recours à l’expérience et à l’observation d’un vaste ensemble de circonstances, dans un pays et à un moment donnés. Des réformes prudentes sont préférables aux bouleversements politiques violents, dont les conséquences sont souvent malheureuses pour les peuples. Mais ces révolutions deviennent inévitables « à l’extrémité du malheur », et le philosophe, qui n’en décide pas mais entend être « utile », est en capacité d’en préparer de loin des suites plus favorables

9La conclusion de l’ouvrage récapitule ses principaux résultats : la cohérence profonde et l’originalité de la philosophie politique de D., dues à la constance de sa démarche expérimentale, à sa capacité à relier par des « enchaînements » souvent inaperçus les aspects les plus divers de la vie sociale, et enfin à une forme d’écriture de sa politique inséparable de son contenu. G. Gourbin est ainsi parvenu à présenter un tableau fortement organisé, tout en multipliant des analyses de détails généralement très pertinentes. Ajoutons que le style imagé et parfois enjoué de cette étude, la présence de références philosophiques et litté-raires qui en élargissent l’horizon, contribuent au plaisir de la lecture.