1L’interprétation du contenu de la laïcité en France est loin d’être univoque comme en témoignent les épithètes accolées à ce concept par des acteurs politiques, sociaux et religieux qui procèdent à une relative annexion de cette terminologie au profit de leurs convictions. La laïcité est ainsi conçue par d’aucuns comme une philosophie qui englobe tous les domaines de la vie en société. Elle a été qualifiée d’ouverte par des autorités religieuses catholiques, soucieuses dans les années 1980 de défendre l’école privée, mais également par un pape pour qui elle renvoie à une séparation collaborative entre l’État et l’Église catholique. Un sociologue a quant à lui décliné sept formes différentes de laïcité (Baubérot, 2015), alors que d’autres évoquent une laïcité territorialisée comprenant la laïcité à l’alsacienne et celle moins médiatisée des territoires d’outre-mer. Une telle profusion d’approches risque d’éclipser les définitions établies par les plus hautes juridictions et instances françaises. Ainsi le président de la Commission de la Constitution rappelait en 1946 que « la laïcité n’est pas une philosophie ou une doctrine, mais la coexistence de toutes les philosophies et de toutes les doctrines, le respect de toutes les croyances » et le Conseil constitutionnel a précisé dans une décision du 21 février 2013 (n^o 2012-297 QPC) que le principe de laïcité garantit la liberté de religion, exclut toute compatibilité avec un régime de reconnaissance et interdit le salariat des personnels des cultes, mais sans prohiber les subventions publiques aux cultes. Enfin, dans une décision du 19 novembre 2004 (n^o 2004-505 DC), il a considéré que manifester sa conviction religieuse en public n’est pas contraire au principe de laïcité qui interdit cependant « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». Le rappel de ces principes par le Conseil constitutionnel, mais aussi par le Conseil d’État, nous éloigne de la fiction de l’existence dans l’Hexagone d’un laïcisme effréné et menaçant.

2Nombre d’États étrangers prônent, depuis longtemps ou plus récemment, l’instauration d’un régime de laïcité, c’est-à-dire de neutralité de l’État en matière religieuse, de séparation et d’égalité de traitement des cultes, et cela hors de toute contrainte symbolique que pourrait imposer le modèle français. Il convient plutôt pour ces pays de faire œuvre de pragmatisme et de répondre à de nouveaux défis caractérisés par l’institutionnalisation du pluralisme religieux, la sécularisation croissante de la société et l’intégration de religions d’implantation récente dans un contexte culturel historiquement marqué par la « matrice judéo-chrétienne ». Les solutions préconisées dont l’objectif est toujours de faciliter le « vivre ensemble » ne seront cependant pas les mêmes dans les pays confrontés aux postures d’une Église catholique se considérant comme une « société parfaite » et les territoires en phase avec l’individualisme protestant. Mais dans tous les cas de figure, une réaction se déploie sous la forme d’un « raidissement laïque », en particulier dans les territoires où l’emprise religieuse a particulièrement pesé sur des populations qui craignent de la voir ressurgir sous une forme différente. 

3Le mérite des auteurs de ce dossier sur quelques états de la laïcité est de souligner que les divers régimes de laïcité sont toujours tributaires d’un cadre juridique national et marqués par une histoire et une culture. Il ne s’agit jamais de la reprise passive d’un modèle, si séduisant soit-il.

4La sécularisation et l’affaiblissement des pouvoirs religieux qui ont élargi le périmètre des expressions religieuses constituent la cause principale du raidissement de la laïcité. L’accent est désormais mis sur la liberté individuelle, alors que pendant une longue période le champ religieux était de fait régulé par la liberté institutionnelle, l’autonomie des cultes, c’est-à-dire par les chefs religieux. Le rôle d’arbitre joué par les pouvoirs publics entre les différentes formes de conviction est désormais devenu plus délicat. Il s’applique à la fois à la coexistence de religions formant un ensemble hétérogène et à la démultiplication des croyances individuelles. Le contexte convictionnel contemporain est d’autant plus complexe qu’il intègre également les croyances non religieuses. Elles fournissent à l’instar des religions une explication d’ensemble de l’univers, de sa création et de sa fin, sous réserve qu’elles atteignent « un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance ». Les cadres réglementaires sont dès lors difficiles à établir et peuvent s’échelonner entre une interdiction radicale de toute expression religieuse et la possibilité d’exprimer toutes les convictions. La question contestée de la patrimonialisation de signes et d’objets propres à la religion dominante, ou à l’ancienne religion dominante, constitue une difficulté supplémentaire.

5Même si ce n’est pas le seul sujet de débat, l’école occupe dans tous les États étudiés une place pivot. Ainsi au Québec, la laïcité qui est désormais un principe ayant une valeur quasi constitutionnelle s’applique au port de signes religieux, y compris par les enseignants, et à la limitation de la jurisprudence maximaliste sur les accommodements raisonnables. Elle fait suite à la déconfessionnalisation des écoles publiques et à la suppression de l’enseignement religieux confessionnel. En Belgique, la reconnaissance de la laïcité organisée, traitée de la même manière que les cultes reconnus, a contribué au déclassement du cours de morale non confessionnelle en raison de la supposée épaisseur doctrinale de cet enseignement. Enfin en Italie est soulevée l’hypothèse de l’apposition sur les murs de l’école publique de tous les signes convictionnels, y compris de l’athéisme, à charge pour le chef d’établissement de trouver un consensus. Ce qui paraîtrait impossible en France, au regard notamment de l’interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les établissements d’enseignement public.

6La Turquie fait figure d’exception dans ce dossier dans la mesure où la laïcité, certes inscrite dans les textes constitutionnels, est moins un principe juridique clairement fixé qu’un instrument de la politique religieuse au service du pouvoir politique, qu’elle relève d’une laïcisation programmatique ou d’une volonté de réislamisation de la société. Telle qu’elle est actuellement mise en œuvre, celle-ci s’appuie sur une direction des Affaires religieuses qui correspond sur le fond et la forme à la Direction générale des cultes en France au xix^e siècle, en l’absence cependant de la dimension pluraliste du système français des cultes reconnus. Le culte musulman subventionné par l’État turc est au service d’intérêts politiques. La laïcité ne comprend pas ici le principe de séparation qui s’impose en Belgique, en Italie et au Québec comme une séparation-coopération et en France, de manière plus atténuée, comme une séparation-dialogue. Mais en dépit de quelques tentatives inabouties, la laïcité turque continue de faire obstacle à l’islamisation du droit civil et du droit pénal.

7Dans la rubrique varia, une étude sur la diversité religieuse dans l’attribution du droit de garde en droit algérien s’attache à analyser l’attribution par les tribunaux de la garde des enfants lors de la dissolution d’un mariage interreligieux, alors que le Code de la famille algérien prévoit que l’enfant est éduqué dans la religion de son père. Une attention toute particulière est portée aux décisions de la Cour suprême dans des affaires où la mère est non musulmane lors de la formation du mariage ou le devient au cours de celui-ci. De même est envisagé le droit à l’éducation et le droit de garde d’un père « apostat ».

8Une chronique analyse ensuite l’arrêt Assemblée chrétienne des Témoins de Jéhovah d’Anderlecht et autres c. Belgique prononcé par la Cour européenne des droits de l’homme le 5 avril de cette année. Cette décision risque de bouleverser les relations entre les religions et l’État en Belgique, et de remettre en cause le régime de reconnaissance cultuelle sévèrement critiqué par ailleurs par la doctrine belge. Elle pourrait avoir à terme un impact sur les autres systèmes de cultes reconnus en vigueur en Europe.

9Enfin pas moins de huit notes de lecture détaillées, dont certaines complètent le dossier sur les laïcités, apportent aux lecteurs un éclairage sur les évolutions du droit des religions dans une perspective pluridisciplinaire.