Introduction
Texte intégral
- 1 CIASE, Les violences sexuelles dans l’Église catholique : France 1950-2020, 2021 : www.ciase.fr/ra (...)
- 2 Ibid., p. 37-41 et p. 400 et s.
- 3 Pour se limiter aux seules révélations les plus récentes, on peut mentionner celles concernant onz (...)
1La publication du rapport de la commission Sauvé, le 5 octobre 2021, a provoqué une onde de choc dans l’opinion publique française, bien au-delà des seuls milieux catholiques1. Si la dénonciation des abus sexuels dans l’Église, y compris en France, remonte à plusieurs décennies, la démonstration de leur caractère systémique a profondément marqué2. Bien plus, la remise du rapport a, semble-t-il, contribué à encourager la dénonciation des abus, dont la presse se fait régulièrement l’écho3. Si l’Église de France espérait peut-être mettre un terme aux polémiques sur les violences sexuelles commises en son sein après la publication du rapport Sauvé, il faut bien constater que tel n’est pas le cas. Les scandales se succèdent, semblant l’enfermer durablement dans une triple crise médiatique, politique et juridique.
- 4 Ces deux rapports de recherche se présentent comme des annexes au rapport principal. Ils sont libr (...)
- 5 N. Bajos (dir.), J. Ancian, J. Tricou et A. Valendru, Sociologie des violences sexuelles au sein d (...)
- 6 Ph. Portier (dir.), P. Airiau, Th. Boullu, A. Lancien et al., Les violences sexuelles dans l’Églis (...)
2Les travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église permettent, cependant, de dégager des pistes de réflexion et des moyens d’action novateurs. Le rapport final de la commission s’appuie sur deux rapports volumineux qui tranchent, en effet, avec les recherches entreprises par les commissions étrangères, dont l’objet était pourtant comparable4. C’est sans doute la place accordée aux sciences humaines et sociales et, partant, aux universitaires qui distingue le plus la méthode employée. Les recherches, on le sait, ont été menées par deux équipes : l’une dirigée par Nathalie Bajos (INSERM)5, l’autre par Philippe Portier (EPHE)6. Fondés sur une enquête dite « en population générale », les travaux conduits par Nathalie Bajos confirment le caractère systémique des violences sexuelles dans l’Église. L’équipe dirigée par Philippe Portier emprunte, pour sa part, une méthode socio-historique pour étudier en particulier l’évolution des acteurs et des politiques, étatiques ou ecclésiales, depuis 1950.
3À quelque distance des soubresauts de l’actualité, le présent dossier entend analyser les apports de cette seconde approche, dont tous les fruits n’ont sans doute pas encore été mis en évidence, en particulier dans une double perspective historique et juridique. L’un des traits saillants de l’approche socio-historique a consisté, en effet, à s’appuyer sur une recherche d’ampleur inédite dans les archives, tant celles de l’Église (au niveau central, dans les diocèses, les congrégations) que de l’État (parquets, ministère de la Justice, ministère de l’Intérieur). Cette étude, approfondie, permet de considérer l’évolution de l’Église – sa politique comme son ordonnancement juridique – dans le temps long et de la mettre en regard de celle des institutions laïques. L’un de ses apports principaux consiste ainsi à démontrer l’existence d’une relation complexe et symbiotique entre Église et État, dont les droits semblent évoluer de manière parallèle.
4Le recours au temps long rend également sensible l’influence des mutations sociales, qui expliquent en grande partie le silence des institutions ecclésiales – devenu aujourd’hui inacceptable – comme les actions plus vigoureuses engagées à compter des années 2000. Deux facteurs d’évolution peuvent, en effet, être relevés.
- 7 Ces conventions, conclues dans quelques diocèses en 2019 et 2020, se multiplient sur l’ensemble du (...)
5Il s’agit, tout d’abord, de la perte d’influence de l’Église au sein de la société française, conséquence d’une laïcisation croissante dans la seconde moitié du xxe siècle. La place de l’Église, son autorité, expliquent largement sa capacité à étouffer les scandales liés aux abus sexuels avec souvent l’assentiment exprès ou tacite de l’État, et ce jusque dans les années 1990. Toutefois, magistrats, policiers, journalistes, paroissiens voire ecclésiastiques ne se reconnaissent progressivement plus dans le concept de « société parfaite » qui permet à l’Église de fonctionner en vase clos. Sa structure vieillissante, sa légitimité questionnée, la contraignent à s’ouvrir à la collaboration avec la justice étatique et, au-delà, avec l’ensemble des institutions de l’État dans le traitement des abus sexuels. C’est ainsi que l’Église entreprend depuis peu sur tout le territoire la signature de protocoles de dénonciation avec des parquets par lesquels elle s’engage à signaler les faits préoccupants dont elle a connaissance7. Ce mécanisme récent, dont il convient de souligner l’originalité, confirme le statut particulier qui est encore accordé par l’État à l’Église, à laquelle on reconnaît la possibilité unique de conclure des conventions ad hoc avec la justice.
- 8 Sur cet « âge d’or de la pédophilie » en France, V. A.-C. Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophili (...)
- 9 G. Vigarello, Histoire du viol (xvie-xxe siècles), Paris, Seuil, 1998, p. 7.
- 10 A. Darsonville, « Le surinvestissement législatif en matière d’infractions sexuelles », Archives d (...)
- 11 L. no 2021-478, 21 avr. 2021, visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’i (...)
6C’est, ensuite, la transformation des mentalités qui explique pour une part l’évolution du regard porté sur les abus sexuels et le rejet d’une Église « du silence » à compter, en particulier, de la retentissante affaire Dutroux en 1996. Le rejet massif de la pédocriminalité, dont la tolérance était beaucoup plus grande dans les années 1970 et 19808, a conduit à la considérer comme « le point ultime du mal9 » avec lequel le compromis était impensable. Les réformes du droit et de la procédure pénale favorisant la répression de la pédocriminalité, qu’on a pu rapprocher d’une forme de « surinvestissement législatif10 », se sont dès lors multipliées. La loi du 21 avril 2021, dite des « délais en cascade », qui remet en cause le principe de la prescription en matière de crimes sexuels, n’en constitue que l’étape la plus récente11. Dans une perspective élargie, le durcissement de la législation pénale, conséquence directe de l’un et l’autre phénomènes, apparaît relativement linéaire au xxie siècle.
7C’est précisément à une analyse approfondie des conclusions du rapport de la CIASE et de leurs conséquences, tant d’un point de vue historique que juridique, qu’est consacré ce dossier de la Revue du droit des religions. Son originalité est double : il donne, tout d’abord, la parole à plusieurs chercheurs qui ont directement contribué aux travaux préparatoires de la commission Sauvé (Philippe Portier ; Paul Airiau ; Anne Lancien) ; il se concentre, ensuite, sur les analyses juridiques, tant d’un point de vue interne à l’Église qu’externe, sans négliger pour autant la dimension comparée. Le dossier donne ainsi des clés de compréhension des travaux de la CIASE tout en dressant des perspectives de recherche pour l’avenir.
8Le lecteur y trouvera, pour commencer, une analyse renouvelée de la laïcité à travers une collaboration entre Église et État, dont Philippe Portier décèle la trace jusque dans l’étude de la CIASE. Audrey Darsonville envisage ensuite la place des victimes dans le travail comme dans le rapport de la commission, signe d’une « démarche restaurative » d’un caractère singulier et exemplaire. Deux articles abordent les violences sexuelles d’un point de vue interne aux institutions ecclésiales : le premier traite de l’évolution du traitement par l’Église des abus sexuels en son sein, en soulignant les évolutions profondes de son propre régime répressif (Paul Airiau) ; le second envisage la question du secret de la confession et de sa délicate évolution (Bruno Gonçalves). Enfin, deux dernières contributions démontrent la fécondité de l’approche comparée : Anne Lancien compare la méthodologie et les résultats de l’étude de la CIASE aux commissions étrangères similaires tandis que Karl Große Kracht présente celle de la commission allemande ayant travaillé sur les abus commis dans le diocèse de Münster.
9Les articles qui forment ce dossier ont en commun d’insister sur le caractère provisoire de leurs conclusions. Du point de vue des victimes comme de celui de l’Église, de la justice pénale comme de la justice restaurative ou encore des relations Église-État, les transformations à l’œuvre depuis des décennies ne sont, selon toute vraisemblance, pas arrivées à leur terme. On peut formuler le souhait que les études ici réunies contribuent à rendre raison de leur complexité, tant pour notre temps que pour l’avenir.
Notes
1 CIASE, Les violences sexuelles dans l’Église catholique : France 1950-2020, 2021 : www.ciase.fr/rapport-final/ [consulté le 28 févr. 2023].
2 Ibid., p. 37-41 et p. 400 et s.
3 Pour se limiter aux seules révélations les plus récentes, on peut mentionner celles concernant onze évêques français mis en cause en novembre 2022, celles visant l’Arche et son fondateur en janvier 2023 ou encore les sanctions portées contre Tony Anatrella, annoncées en janvier 2023.
4 Ces deux rapports de recherche se présentent comme des annexes au rapport principal. Ils sont librement téléchargeables sur le site de la commission.
5 N. Bajos (dir.), J. Ancian, J. Tricou et A. Valendru, Sociologie des violences sexuelles au sein de l’Église en France (1950-2020), rapport de l’INSERM-IRIS-EHESS à la CIASE, 2021.
6 Ph. Portier (dir.), P. Airiau, Th. Boullu, A. Lancien et al., Les violences sexuelles dans l’Église catholique en France (1950-2020). Une analyse socio-historique, rapport du groupe de recherche de l’École pratique des hautes études pour la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, 2021.
7 Ces conventions, conclues dans quelques diocèses en 2019 et 2020, se multiplient sur l’ensemble du territoire depuis la remise du rapport de la commission.
8 Sur cet « âge d’or de la pédophilie » en France, V. A.-C. Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, Paris, Fayard, 2014, p. 163-188 et, du même auteur, « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) : accusation, plaidoirie, condamnation », Le Temps des médias, no 1, 2003/1, p. 31-41.
9 G. Vigarello, Histoire du viol (xvie-xxe siècles), Paris, Seuil, 1998, p. 7.
10 A. Darsonville, « Le surinvestissement législatif en matière d’infractions sexuelles », Archives de politique criminelle, no 34, 2012/1, p. 31-43.
11 L. no 2021-478, 21 avr. 2021, visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043403203 [consulté le 28 févr. 2023] ; V. S. Pellé, « Infractions sexuelles contre les mineurs : une sortie du droit commun, pour quelle efficacité ? À propos de la loi no 2021-478 du 21 avril 2021 », D. 2021, p. 1391-1396.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Thomas Boullu et Raphaël Eckert, « Introduction », Revue du droit des religions, 15 | 2023, 9-12.
Référence électronique
Thomas Boullu et Raphaël Eckert, « Introduction », Revue du droit des religions [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 24 mai 2023, consulté le 30 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/rdr/2064 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdr.2064
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