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Dossier | Les violences sexuelles dans l’Église. Retour sur les travaux de la CIASE

La CIASE, l’Église et l’État. Une réflexion sur la pratique française de la laïcité

Philippe Portier
p. 13-37

Résumés

Le parcours de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église relève, en première analyse, du seul ressort du privé : c’est à la seule instigation en effet des institutions représentatives du catholicisme français – la Conférence des évêques de France et la Conférence des religieux et religieuses de France – qu’elle a été créée en 2018 ; c’est à ces institutions qu’après un travail mené en toute indépendance, elle a remis en 2021 le résultat de ses recherches et de ses réflexions. On ne saurait cependant s’en tenir à ce constat. L’exploration des différentes phases de la trajectoire de la commission Sauvé nous confronte à l’intervention constante de l’État selon un cours qui le conduit, comme on le voit sur d’autres dossiers, à reconfigurer le modèle français de laïcité dans un sens néo-gallican.

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Texte intégral

  • 1  Référence est faite ici à la Commission d’enquête royale en Australie, au grand jury de l’État de (...)

1La France aurait-elle, dans cette lourde affaire de pédophilie, marqué, une nouvelle fois, son attachement singulier au principe de séparation stricte de la sphère politique et de la sphère religieuse ? Dans d’autres pays, en Australie, aux États-Unis ou en Irlande par exemple1, l’État est intervenu officiellement dans le déroulement même de l’enquête sur les violences ecclésiastiques, et dans les suites juridiques qui lui ont été apportées. Rien de tel ici, à première vue : la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) semble bien s’être organisée en dehors de toute intervention publique, sur l’assise d’une relation purement contractuelle entre acteurs privés. Ce sont les organisations faîtières de l’Église de France, la Conférence des évêques de France (CEF) et la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF), qui décident en novembre 2018 de sa constitution. Elles chargent leurs présidents respectifs, Mgr Georges Pontier et Sœur Véronique Margron, de solliciter, afin de la présider, Jean-Marc Sauvé, nouvellement retraité. Celui-ci, dont la mission se trouve définie par la lettre du 20 novembre que lui adressent ses deux commanditaires, choisit seul les membres de sa commission, auxquels il adjoint, pour les tâches d’administration, quelques collaborateurs, bénévoles pour une part, salariés de droit privé pour une autre part. Il aurait pu organiser l’institution suivant le contrat d’association prévu par les dispositions de la loi du 1er juillet 1901. Ce n’est pas ce qui advient : il laissera la CIASE sans statut juridique. L’État est donc absent, si ce n’est en amont, et de manière fort libérale, à travers la liberté d’organisation des cultes qu’il a, depuis 1905, introduite dans le régime des libertés publiques.

  • 2  J. Chevalier, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, 2017. V. aussi J. Pitseys, « Le concept de gouvern (...)
  • 3  P. Berger, « On the Obsolescence of the concept of Honor », European Journal of Sociology, Vol. 11 (...)

2On aurait tort cependant de s’en tenir à ce constat d’abstention. La sociologie politique a bien montré, au cours de ces dernières années, que la puissance de l’État ne s’exprimait pas systématiquement, en France même, selon l’épure du modèle napoléonien. Sans doute les pouvoirs publics procèdent-ils souvent en imposant d’en haut, aux individus et aux institutions qu’ils régissent, leurs décisions injonctives, en mobilisant de surcroît, pour les faire appliquer, la cascade de leurs administrations. La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République illustre la permanence de ce modèle d’action. Mais ils usent aussi, surtout depuis les années 1960, de moyens plus souples d’intervention, plus incitatifs qu’impératifs, appuyés sur des dispositifs de concertation informelle. Tel est le système de la « gouvernance » qui se superpose, sans vraiment le remplacer, à celui, issu de la première modernité, du « gouvernement »2. L’histoire de la CIASE confronte l’observateur à ce mode d’action, fluide et souple : si le pouvoir politique n’a pas usé de la loi pour lui imposer ses vues, il n’a toutefois jamais laissé l’Église à sa totale autonomie. Depuis l’institution de la commission à l’automne 2018 jusqu’à la remise du rapport trois ans plus tard, le « moment Sauvé » donne à voir une interaction constante des deux institutions, où s’exprime, quoique dans le dialogue, la puissance configuratrice de l’État : discrètement, par la parole plus que par la règle, par le conseil plus que par l’injonction, celui-ci a fait valoir, auprès d’une Église demeurée attachée à cette « culture ancienne de l’honneur » (qui veut préserver la « réputation » des institutions établies), l’urgence de s’adapter à la « culture moderne de la dignité » (qui insiste, quant à elle, sur la précellence des droits subjectifs)3.

  • 4  Sur cette évolution, Ph. Portier, L’État et les religions. Une sociologie historique de la laïcité(...)

3Cette immixtion, dont on va suivre ici le cours au double plan procédural et normatif, invite à questionner le régime français de laïcité. On le réduit souvent à sa signification théorique. Trouvant sa « clé de voûte » dans la loi du 9 décembre 1905, sa singularité serait d’avoir institué, à rebours des systèmes – recognitifs ou concordataires – mis en œuvre dans les autres pays européens, une extranéité réciproque des deux institutions, en préservant tout à la fois la souveraineté de l’État et la liberté de l’Église : « L’État chez lui, l’Église chez elle » en somme, comme le voulait déjà Victor Hugo lors du débat autour de la réforme de l’école entreprise par le comte de Falloux en 1850, même si la loi du 24 août 2021 est venue altérer la pureté du modèle. La trajectoire de la CIASE invite à la saisir à partir de son actualisation pratique. Son analyse rappelle que, dans les faits, la laïcité hexagonale s’agence souvent selon un système de coopération des ordres : l’Église et l’État, en France même, agissent de concert. Cette interaction, si elle opère toujours sous le contrôle souverain du droit séculier, n’a rien d’univoque4. Elle échoue parfois sur une extension des prérogatives de l’Église, comme on l’a vu, depuis les débuts de la Ve République, dans le dossier du financement des cultes. Il arrive aussi qu’elle prenne un tour gallican. C’est le cas ici : il s’est agi, par tout un jeu d’influences, non dénuées de compromis, d’inciter l’Église à rejoindre les exigences, portées par l’État, de l’univers des droits, et plus spécialement des droits de l’enfant.

1. Les dispositifs institutionnels

4La CIASE est donc, juridiquement, un organe indépendant de l’État. Son existence procède des instances gouvernantes de l’Église de France qui en définissent les missions et les moyens. Quant à son fonctionnement, c’est Jean-Marc Sauvé lui-même, en collaboration avec les membres qu’il a nommés, qui en élabore les principes. Le pouvoir politique pourtant n’est jamais bien loin. À l’observation, il apparaît comme une structure instituante dont la présence se repère dans les deux moments qu’on vient d’indiquer. Sans lui, il n’est pas certain que la commission aurait été créée ; il est sûr en tout cas qu’elle n’aurait pas œuvré de la même manière.

1.1. La constitution de la commission

  • 5  C. Langlois, On savait mais quoi ? La pédophilie dans l’Église de la Révolution à nos jours, Paris (...)
  • 6  D. Kalifa, L’encre et le sang : récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995
  • 7  J.-H. Déchaux, « Le sacre de l’enfant. Regards sur une passion contemporaine », Rev. fr. de sociol (...)

5La question de la pédophilie dans l’Église a nourri, au cours du xixe et du premier xxe siècle, toute une littérature de la dénonciation. On la trouve dans les romans, tels ceux de Paul Bonnetain comme Charlot s’amuse (1883) ou d’Octave Mirbeau comme Sébastien Roch (1890), qui font le récit de la stratégie d’abus menée par des prêtres ou des religieux pervers. La presse, délivrée de la censure par la loi de 1881, va parfois dans le même sens, au point même, tel Le Flambeau dans les années 1920, de produire une statistique de la prédation cléricale5. Pour autant, l’émotion demeurait limitée. C’étaient, bien davantage, les crimes de sang qui provoquaient l’effroi de l’opinion6. Un tournant s’opère dans les années 1980-1990 : la pédophilie devient objet de scandale, sous l’effet du renforcement de la sacralité de l’enfant et de l’avènement de la culture des droits7, sous l’effet aussi des mobilisations qui se constituent, avec par exemple le Survivors Network of those Abused by Priests fondé en 1989, à l’échelle internationale ou, avec l’Association vie religieuse et familles créée en 1998, à l’échelle nationale.

  • 8  L’abbé Bouvier, futur évêque du Mans, le rappellera dans ses textes de théologie morale. Une de se (...)
  • 9  Sur cette évolution, V. Ph. Portier (dir.), P. Airiau, Th. Boullu, A. Lancien et al., Les violence (...)

6Dans ce climat inédit, les médias s’arrêtent sur les dossiers de plusieurs clercs, comme ceux de l’abbé Bissey à la fin des années 1990 et de l’abbé Preynat au milieu des années 2010, qui présentent la caractéristique, l’un et l’autre, d’impliquer aussi, par ricochet, les supérieurs des deux prêtres – Mgr Pican, évêque du diocèse de Bayeux-Lisieux, pour le premier, le cardinal Barbarin, archevêque du diocèse de Lyon, pour le second – auxquels il est reproché, alors qu’ils avaient connaissance des actes criminels de leurs subordonnés, de ne pas les avoir signalés à la justice. Certes, l’Église n’a jamais ignoré les violences sexuelles commises sur les enfants. Elle les a même, tout au long de son histoire, condamnées avec force. Simplement, selon le protocole posé par Benoît XIV dans la constitution Sacramentum Poenitentiae (1741) à propos du crimen sollicitationnis, elle les traitait en interne : le supérieur admonestait le coupable, le déplaçait, le révoquait éventuellement, mais dans le secret de l’institution8. Une adaptation aux formes nouvelles de l’esprit public s’opère au début des années 20009 : l’affaire Bissey-Pican conduit la Conférence des évêques de France à produire en 2003 une brochure intitulée Lutter contre la pédophilie dans laquelle elle demande aux responsables ecclésiaux de signaler à la justice les éventuels coupables, fussent-ils clercs, d’actes sexuels répréhensibles. L’action se renforce au mitan des années 2010, avec le soutien du pape François, à la suite de l’éclatement de l’affaire Preynat, elle-même divulguée par une association de victimes, La parole libérée, fondée en 2015 : des cellules d’écoute sont créées au niveau local ; au niveau national, la conférence épiscopale constitue une commission spécialement dédiée à l’étude et au traitement de la question pédophile dans l’Église et un comité d’experts chargé de conseiller les évêques dans la gestion pratique des affaires qu’ils auraient à traiter. Reste une question qui ne trouve pas immédiatement sa solution : faut-il créer, comme l’a fait l’Église catholique en Allemagne ou aux Pays-Bas, une commission d’enquête sur cette matière si délicate ? Le président de la conférence épiscopale, Mgr Pontier, y est favorable, comme d’ailleurs Sœur Véronique Margron : la connaissance du passé permettra de rendre justice aux demandes de reconnaissance et de réparation portées par les personnes violentées et, sans doute, d’amener l’institution ecclésiale à adopter motu proprio, dans le respect de la libertas ecclesiae, un mode d’organisation plus protecteur des personnes vulnérables. Au sein du corps épiscopal, des résistances se font jour. Une partie des évêques – plus du tiers, semble-t-il – s’interrogent sur le bien-fondé d’une telle commission. Ces évêques n’entendent pas couvrir certes les comportements délictuels ou criminels de leurs prêtres. Leur dessein est simplement de ne pas accentuer, par des révélations incontrôlées, le trouble que connaît l’institution depuis la divulgation de l’affaire Preynat-Barbarin. C’est finalement, à l’automne 2018, la première position qui l’emporte, d’autant qu’elle est très largement appuyée par la Conférence des religieux et religieuses de France.

7Cette création n’est cependant pas le produit d’une réflexion purement ecclésiale. Elle intervient bien sûr au terme d’un double dialogue entre les responsables d’Église : celui qui se noue entre la CEF et la CORREF, celui qui s’organise à l’intérieur de chacune des deux institutions. Reste que ces échanges n’auraient sans doute pas abouti identiquement si l’État n’avait exercé, de manière indirecte, une pression sur les décideurs ecclésiastiques. Depuis quelques années déjà, les acteurs politiques faisaient montre de leur inquiétude. On le voit dès 2016, du côté du Gouvernement, avec les propos de Manuel Valls. Ministre de l’Intérieur entre 2012 et 2014, sous la présidence de François Hollande, il avait mis en œuvre une laïcité de contrôle destinée à rapatrier l’islam dans l’enclos axiologique de la République. Devenu Premier ministre, il se tourne de même, avec plus d’aménité il est vrai, vers le catholicisme. Sans doute n’évoque-t-il pas la nécessité de constituer une commission d’enquête. Il somme cependant les dignitaires de l’Église de prendre à bras le corps la question de la pédophilie cléricale. C’est le cas lors de l’interview qu’il accorde à Jean-Jacques Bourdin sur RMC le 15 mars 2016. Interrogé sur l’instruction diligentée à l’encontre du cardinal Barbarin, il presse l’Église d’agir : « Le seul message que je peux faire passer, sans prendre sa place, sans me substituer à l’Église de France, sans prendre la place des juges, car une enquête est aujourd’hui ouverte, c’est de prendre ses responsabilités. » Son juridictionnalisme le porte même, discrètement, à suggérer au cardinal Barbarin de démissionner : « Je ne suis pas juge, je suis chef du gouvernement, je fais attention à tous les mots que je veux prononcer, mais un homme d’Église, cardinal, primat des Gaules, qui a une influence morale, intellectuelle, qui exerce une responsabilité majeure dans notre société, doit comprendre la douleur […]10. » Cette intrusion dans le domaine de l’Église, avec ici un effet de halo sur la relation entre l’exécutif et le judiciaire, interroge : il faut la rattacher non point à un tropisme anticlérical mais bien davantage à l’idée – que l’auteur de ces lignes a repérée à maintes reprises, lors du parcours de la CIASE, chez la plupart de ses interlocuteurs dans la sphère étatique – selon laquelle l’Église persiste, en dépit de la sécularisation, à occuper une place centrale dans la régulation symbolique de la société française. Quelques jours avant de se rendre à Rome pour y décorer le cardinal Etchegarray de la plus haute distinction française – la grand-croix de la Légion d’honneur –, Manuel Valls le disait ainsi le 24 janvier 2014 dans une interview sur France 3 : « L’Église occupe une place primordiale dans notre histoire par son histoire, son implantation, par le nombre de nos compatriotes qui se reconnaissent comme catholiques. »

  • 11  Témoignage chrétien, 26 sept. 2018.
  • 12  Rapport d’information sur les politiques publiques de prévention, de détection, d’organisation des (...)

8À l’automne 2018, le Parlement – quelques-uns en son sein du moins – approfondit encore l’immixtion : les choses sont à ce point graves dans l’Église qu’il faut la soumettre à l’investigation d’une commission d’enquête parlementaire. L’idée est lancée fin septembre dans les colonnes d’un journal dirigé par des catholiques d’ouverture : Témoignage chrétien11. Sa directrice, Catherine Pédotti, diffuse une pétition qui recueille d’emblée 30 000 signatures, celles notamment de François Devaux, l’un des fondateurs de La parole libérée, et d’Anthony Favier, co-président de l’association David et Jonathan, celles aussi d’acteurs politiques comme les sénateurs Jean-Pierre Sueur, venu de la gauche chrétienne, et Laurence Rossignol, ancienne ministre de la Famille, que sa ligne biographique inscrit dans une distance affirmée à l’égard de l’Église. Ces acteurs ne doutent pas que leur proposition pose problème au regard de la laïcité, qui est en France largement associée à la reconnaissance de l’autonomie des cultes. Ils le résolvent en notant que l’État est toujours justifié à intervenir dès lors que les droits de ses citoyens sont mis en cause. Catherine Pédotti résume ainsi leur point de vue : « Cela peut poser un problème pour notre sentiment de laïcité, mais il en va de l’intérêt général. » Le passage au politique s’effectue quelques jours plus tard, non point à l’Assemblée nationale, mais au Sénat, où le groupe socialiste, à l’initiative de Patrick Kanner, son président, et de Laurence Rossignol, donne forme juridique au projet de Témoignage chrétien : les demandeurs estiment que « le silence insupportable » sur les crimes sexuels commis dans l’institution catholique fait obstacle à la reconnaissance de ses innombrables victimes et « nuit à la société tout entière ». La proposition n’aboutit pas. La droite et le centre, majoritaires au Sénat, y font obstacle. L’argument explicite est de nature juridique. Il est rappelé par Philippe Bas, sénateur de la Manche, président de la commission des lois : des affaires sont en cours devant la justice ; la Haute Assemblée ne peut, au nom même de la séparation des pouvoirs, ouvrir une instruction parallèle. La raison la plus impérieuse, implicite, est d’ordre philosophique : il s’agit aussi de laisser le catholicisme à sa souveraineté gouvernementale. Il est finalement décidé, en novembre, de créer une simple mission d’information, dont la présidence est confiée à une sénatrice Les Républicains, Catherine Déroche. Dédiée à l’étude des « infractions sexuelles commises par des personnes susceptibles d’être en contact avec des mineurs dans le cadre de leurs fonctions », la mission Déroche sera moins intrusive que ne l’aurait été une commission d’enquête. D’une part, son espace de compétence sera plus large : tout en portant attention à l’Église catholique, elle élargit son champ d’études à l’ensemble des institutions (écoles, clubs de sport, centres aérés des collectivités territoriales, associations de jeunesse, cultes non catholiques…) où des enfants ont pu être victimes d’abus. D’autre part, son mode d’intervention sera plus souple : elle constitue son analyse à partir, essentiellement, des auditions qu’elle organise, sans passer par les investigations quasi judiciaires que la commission d’enquête aurait, quant à elle, pu diligenter. Il en résultera cependant, à propos de l’Église, une conclusion déjà inquiétante : la mission considère, au terme de son travail, anticipant sur les travaux de la CIASE, que la pédophilie cléricale, loin d’être seulement le produit d’actions individuelles, résulte en fait d’une logique « systémique »12.

  • 13  L. Besmond de Senneville, « En Italie, les critiques frontales contre la Ciase de l’évêque chargé (...)
  • 14  La lettre figure dans le rapport final de la CIASE, Les violences sexuelles dans l’Église catholiq (...)
  • 15  Son passage chez les jésuites l’a conduit à démissionner à l’issue du premier concours.

9Si l’on suit l’analyse de nos informateurs au sein de la CEF et de la CORREF, cette mobilisation étatique de l’automne 2018 a été le facteur décisif du passage à l’acte de l’Église. Une grande part des réfractaires au sein du collège épiscopal ont alors considéré en effet qu’il n’était plus possible de faire obstacle au projet Pontier-Margron. L’obstination dans le refus aurait exposé l’Église à une critique renforcée de l’opinion publique, et peut-être, demain, au retour du projet parlementaire de constituer une commission d’enquête spécialement consacrée à l’étude des travers catholiques. Si le coup de semonce venu de la sphère politique a accéléré la décision des instances dirigeantes de l’Église, il en a aussi déterminé le contenu. Deux voies s’ouvraient en la matière. D’une part, constituer la commission sur l’assise d’un strict entre-soi. Récemment encore, Mgr Ghizzoni, responsable au sein de l’épiscopat italien de la question des violences sexuelles, défendait cette option en dénonçant « les commissions nationales uniques composées de personnes qui ne connaissent rien à la vie de l’Église13 ». D’autre part, la composer sur le fondement d’un recrutement externe, en en faisant une instance réellement indépendante, dans son fonctionnement, des autorités ecclésiales. C’est ce second modèle, imposé, selon les mots de la lettre de mission du 20 novembre 201814, par « l’incompréhension, la colère, la méfiance provoquées par le scandale des abus commis par des clercs et des religieux », qui est choisi, une valence lourde d’étaticité, en lui donnant même, dans l’espoir d’en obtenir – comme c’est souvent le cas en France – un surcroît de légitimité. Cet indice d’étaticité se donne à voir dans la personnalité même du président nommé. Jean-Marc Sauvé est catholique : élevé dans un milieu de grande piété, scolarisé à Notre-Dame de Cambrai, il a pensé un temps embrasser une carrière ecclésiastique, ce qui le conduira, après Sciences Po, au noviciat des jésuites à Lyon. Il n’y restera pas. Ce qu’il ressent « comme un échec » n’est pourtant pas une rupture : estimant que ce passage lui a « tout apporté », il demeurera pratiquant régulier. Cette fidélité explique en partie pourquoi, la retraite venue, lui sera confiée la présidence de la Fondation catholique des apprentis d’Auteuil, placée sous la tutelle de l’archevêque de Paris. Mais ce n’est pas ce qu’au premier chef on retient de lui. On le voit bien davantage comme la figure même de la « noblesse d’État » dont parlait Pierre Bourdieu. Ancien élève de l’ENA dont il réussira le concours à deux reprises15, il a suivi une carrière hors pair, dans les cabinets ministériels, dans de grandes directions de ministères, comme préfet, comme secrétaire général du Gouvernement où il servira des Premiers ministres d’opinions différentes, comme vice-président du Conseil d’État. De cette trajectoire résulte un habitus qui ne va pas être sans influer sur le mode d’organisation des travaux de la commission.

  • 16  Sur la culture de l’État fort, les travaux de Pierre Birnbaum sont incontournables. V. récemment, (...)

10Le même ancrage professionnel vaut pour une grande partie des autres membres de la commission, que Jean-Marc Sauvé a recrutés discrétionnairement, en excluant toute présence en leur sein de clercs et de religieux. Venus d’horizons religieux et convictionnels différents, ils proviennent en effet majoritairement de la fonction publique, même s’ils agissent, lorsqu’ils siègent, en tant que personnes privées. Sur les vingt-deux membres de la CIASE (en comptant Jean-Marc Sauvé), quatorze en sont issus, soit 63 % contre 20 % dans la population générale : quatre magistrats de l’ordre judiciaire ou administratif, quatre professeurs d’Université, ou assimilés, spécialistes de sciences humaines et sociales, trois médecins universitaires, trois hauts fonctionnaires. Plusieurs autres, qui exercent une activité privée, ont l’habitude de travailler aux frontières de l’État en tant que membres du Comité national d’éthique ou de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. À cet aréopage s’ajoutent la secrétaire générale de la commission, issue d’une grande entreprise publique, et les rapporteurs qui recueillent les délibérations : tous sont membres de la Haute Administration. Les conclusions du rapport Sauvé ont été déterminées évidemment par l’analyse objective de la situation. Elles ne sont pas dissociables pour autant de la « culture de l’État fort16 », mêlée d’un libéralisme des droits, dont étaient porteurs les membres de la commission.

1.2. L’activité de la commission

11La plupart des épiscopats se sont satisfaits, lorsqu’ils ont décidé de constituer une commission, de lui attribuer simplement un rôle d’enquête : il s’agissait d’évaluer l’ampleur des violences et les mécanismes de leur commission. Les dirigeants de l’Église se sont montrés plus audacieux. La lettre de mission invite Jean-Marc Sauvé à œuvrer à quatre niveaux : faire la lumière certes sur les abus sexuels commis par les clercs et religieux depuis 1950, rappeler comment ces affaires ont été traitées, évaluer les mesures de reconnaissance et de réparation prises depuis 2000, faire enfin les préconisations qui s’imposent. On ne décrira pas ici ce travail par le menu. Il faut rappeler simplement les grandes lignes de son effectuation, en notant que, dans cet ordre pratique également, l’État a fait valoir sa présence active.

  • 17  Antoine Garapon et Alice Casagrande ont développé cet aspect tout au long des travaux de la CIASE. (...)
  • 18  Ce dispositif comporte un numéro d’appel géré par France Victimes, un temps d’entretiens, un servi (...)

12Voyons d’abord la question matérielle. À première vue, tout dépend du soutien de l’Église. Georges Pontier et Véronique Margron l’écrivent dans leur missive du 20 novembre : « Vous disposerez des locaux et des ressources nécessaires pour effectuer vos travaux. » Pour ce qui a trait aux ressources financières, une convention signée en janvier 2019, entre l’Union des associations diocésaines de France – qui constitue le support juridique de la CEF – et la CIASE confirme la promesse : la première fournira à la seconde « tout le matériel et tout le financement » que son travail nécessite. À la satisfaction étonnée de Jean-Marc Sauvé qui « n’a jamais vu cela au cours de sa carrière », les fonds attribués ne sont pas fixés à l’avance. Au total, l’Église versera trois millions d’euros à la commission afin de couvrir, outre la location de son siège, ses frais de personnel, de secrétariat, de déplacement, de recherche, étant entendu que tous ses membres sont bénévoles. C’est dans les locaux d’une congrégation religieuse, au foyer de La Barouillere, propriété des sœurs auxiliatrices, dans le sixième arrondissement de Paris, que se tiendront ses réunions plénières. On voit cependant la puissance publique se profiler dans cet agencement pratique. Si bien sûr elle n’accorde directement aucun subside financier à la CIASE, elle la gratifie cependant de certaines facilités d’organisation. On l’aura vu notamment lors des déplacements en région. Dès sa réunion d’installation en janvier 2019, la commission avait décidé de donner la parole aux victimes, afin de leur témoigner la reconnaissance qui leur a été longtemps refusée, afin aussi de recueillir, dans le cadre de la recherche sur les mécanismes de la prédation, tous leurs « savoirs expérientiels17 ». Ce dernier point fera l’objet d’ailleurs d’une mise en forme théorique dont Jean-Marc Sauvé, dans l’avant-propos qu’il donne au rapport, résume ainsi le principe : « Les victimes détiennent un savoir unique sur les violences sexuelles et elles seules pouvaient nous y faire accéder pour qu’il puisse être restitué. » C’est pour répondre à cette double exigence – recognitive et scientifique – que la commission a construit tout un dispositif d’écoute et de recueil des témoignages des personnes abusées18. Très vite, toutefois, surgit l’idée que la commission ne peut se satisfaire de sa centralité parisienne. Il lui faut se transporter en province afin de rencontrer en présence les victimes qui, bien que désireuses de dépasser le stade de la rencontre téléphonique ou numérique qui leur était proposée, ne sont pas à même de se rendre dans les locaux de la CIASE. Quatorze réunions périphériques sont donc programmées, avec, même, un déplacement vers les Antilles qui s’étaient peu manifestées à la suite de l’appel à témoignage. Or, si cinq d’entre elles se sont déroulées dans des espaces privés, les neuf restantes ont trouvé accueil dans des lieux publics, et non des moindres, tels l’École nationale de la magistrature, la mairie de Toulouse, Sciences Po Lille, l’École nationale supérieure, l’École nationale d’administration. Souvent, de surcroît, elles ont été modérées par les responsables des établissements : ce furent, à Bordeaux, la directrice-adjointe de l’École nationale de la magistrature ; à Lille, le directeur de Sciences Po ; à Strasbourg, le directeur de la recherche de l’ENA. La remise du rapport, le 5 octobre, s’est faite au ministère des Solidarités, avenue de Ségur, dans l’auditorium Marceau Long qui relève des services du Premier ministre.

  • 19  N. Bajos (dir.), J. Ancian, J. Tricou et A. Valendru, Sociologie des violences sexuelles au sein d (...)

13Mais l’État se manifeste aussi dans l’ordre intellectuel. Le travail de recherche est essentiel pour la CIASE. Il répond aux trois premières missions qui lui ont été assignées par la lettre du 20 novembre 2018. Très vite, dès le mois de mars 2019, il est décidé de multiplier les angles d’approche. Outre une enquête anthropologique qui n’aboutira pas, deux enquêtes se trouvent diligentées, qui, sur le conseil de Jean-François Delfraissy, alors président du Conseil consultatif national d’éthique (CCNE), se trouvent l’une et l’autre placées sous le contrôle éthique de trois de ses anciens présidents (Alain Grimfeld, Didier Sicard, Jean-Claude Ameisen). L’enquête sociologique est confiée à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) sous la direction de Nathalie Bajos, elle-même membre de la CIASE. Elle s’appuiera sur une enquête par questionnaire, suivie d’une série d’entretiens réalisés auprès de victimes déclarées, mais aussi auprès de religieuses. La complétera, en 2020-2021, l’administration d’un sondage en population générale, réalisée avec le concours de l’IFOP : 28 000 personnes seront interrogées ; il en ressortira que 0,8 % de la population a été abusée par des clercs ou des religieux, ce qui signale l’Église comme le foyer le plus important, après la famille, de production des violences sexuelles. Ce pourcentage, étendu à la population générale, a permis de dénombrer 216 000 victimes dans l’Église, 330 000 si l’on y ajoute celles qui ont été abusées par des laïcs missionnés19. Pour réaliser cette enquête, il n’était nul besoin d’une intervention externe, ni de celle de l’État, ni de celle de l’Église. C’est bien ce qui est advenu : après toutefois qu’ils ont reçu l’avis de la commission scientifique du CCNE, les sociologues ont opéré en établissant un contact direct avec les populations interrogées. La seconde enquête, de nature socio-historique, est portée par l’École pratique des hautes études (EPHE), sous la direction de Philippe Portier : il s’agit de suivre le parcours de l’abus clérical, de 1950 à 2020, à partir notamment, mais pas exclusivement, d’un travail sur les archives de l’Église et de l’État. On attend de cette exploration qu’elle fournisse des indications – quantitatives et qualitatives – sur les profils des abuseurs et des abusés, et qu’elle révèle le type de politique menée par la hiérarchie catholique contre les violences au cours de la période de référence.

14Pour l’équipe de l’EPHE, les archives de l’Église apparaissent de première utilité bien sûr. On pensait que les choses seraient aisées. Il avait été dit en effet, dans la lettre de mission, que « la commission pourrait accéder aux archives dont elle a besoin ». Des difficultés surgissent cependant, exprimées dans une missive venue en juin 2019 de la Conférence des évêques qui s’inquiète de la divulgation possible d’informations susceptibles de remettre en cause la « réputation » des clercs signalés dans les documents ecclésiastiques. L’affaire trouve son dénouement en décembre de la même année : un rescrit du pape, promulgué après une visite à Rome de Mgr de Moulins-Beaufort et de Jean-Marc Sauvé, décrète la levée du secret dans les cas d’abus sur mineurs commis par des membres du clergé, ce qui entraîne immédiatement l’ouverture de tous les fonds diocésains sélectionnés, sauf un. Mais les archives de l’État importent aussi. Les dossiers d’action publique et les minutes des procès, qui rendent compte des conditions de génération de l’abus, de l’état psychologique ou psychiatrique des protagonistes, des décisions prises par les représentants de l’Église et de l’État, constituent une mine de renseignements. On les trouve dans les services d’archives départementales et nationales et, pour les cas les plus récents, dans les fonds des parquets généraux. Un problème s’est fait jour, auquel l’équipe s’attendait : en raison même du délai légal de leur ouverture, ces procédures, le plus souvent, n’étaient pas consultables sans autorisation spéciale. Or, sur ce terrain non plus, l’État n’est pas demeuré inerte. Avec un bel ensemble, les ministères de la Justice et de l’Intérieur se sont très vite attachés à faciliter l’investigation, avec le blanc-seing des plus hautes autorités. Au ministère de la Justice, la directrice de la Direction des affaires criminelles et des grâces adresse dès fin 2019 une dépêche à l’ensemble des parquets généraux, dans laquelle elle précise, éclairée par Jean-Marc Sauvé (qu’elle a reçu quelques semaines plus tôt), que « les dérogations devront être généreusement accordées ». La ministre elle-même interviendra quelques mois plus tard dans le même sens dans une circulaire, non sans assurer Jean Marc Sauvé, dans la lettre d’accompagnement qu’elle lui adresse, de sa considération « attentive ». Il en va pareillement à l’Intérieur : la circulaire signée par Christophe Castaner en juin 2019 est de même nature que celle de Nicole Belloubet. Le ministère de la Culture a aussi, préalablement, apporté son écot : en 2018, la CIASE a été reçue à deux reprises, pour faire part de ses besoins, par les plus hauts responsables des Archives de France, qui engageront ensuite, avec énergie, leur personnel dans la recherche des pièces demandées. Au nombre de ces moments décisifs, il y a lieu de relever, de surcroît, la rencontre de mars 2019 devant l’assemblée des procureurs généraux relevant de la cour d’appel de Paris : elle donnera l’occasion à Jean-Marc Sauvé et Philippe Portier, qui avaient déjà été reçus à deux reprises par l’un des sous-directeurs de la Direction des affaires criminelles et des grâces, de présenter, en compagnie de Didier Guérin, ancien président de la chambre criminelle à la Cour de cassation, leurs demandes aux autorités du parquet. Celles-ci leur feront suite avec une bienveillante diligence.

  • 20  M. de Robien, « Dans le sillage de la CIASE, une commission sur l’inceste », Aleteia, 2 nov. 2021.

15Si elle a joué comme instance de facilitation dans le cadre de son enquête historique, l’administration d’État a exercé, pour la commission tout entière, trois autres fonctions. Elle a œuvré, d’abord, comme instance d’information. Certains de ses agents se sont joints en effet aux acteurs de la société civile (victimes, experts, militants, clercs) pour apporter leur témoignage et leur analyse à la CIASE, soit dans le cadre de ses réunions sectorielles – organisées autour d’objets spécifiques : droit canonique et étatique, théologie et ecclésiologie, politiques de traitement des abus, justice et réparation –, soit dans l’espace de son assemblée plénière. Celle-ci, par exemple, a auditionné l’actuelle Défenseure des droits, deux Défenseurs des enfants, une inspectrice générale de la justice spécialiste des questions de justice réparatrice, et le procureur de Paris ; elle a obtenu le conseil également de professeurs d’Université en droit, en sociologie, en histoire. L’une d’entre eux, Muriel Fabre-Magnan, professeure à Paris 1, lui a même donné une longue expertise rédigée sur les questions de responsabilité. La fonction publique est intervenue, ensuite, comme instance de vérification. Les chiffres donnés par la CIASE, sur l’assise du sondage de l’INSERM, ont été contestés par toute une aile de l’Église catholique. Huit membres de l’Académie catholique de France ont produit en novembre 2021 un rapport sur ce point, nourri d’arguments statistiques. Ce sont des administrateurs et inspecteurs généraux de l’INSEE, sollicités, à la demande de Jean-Marc Sauvé, par leur directeur général, qui sont venus lever le doute, soutenus par l’expertise, également suscitée par le président de la CIASE, d’un professeur de démographie au Collège de France. L’État a été là enfin au titre d’instance de légitimation. On verra plus loin comment les acteurs étatiques ont lu le rapport de la commission Sauvé. Rappelons simplement pour l’heure les conditions de sa remise officielle dans l’amphithéâtre Marceau Long. Celle-ci aurait pu être strictement intra-ecclésiale. Elle se déroule, quelques jours après que les services de Matignon ont reçu Jean-Marc Sauvé afin d’évoquer les résultats du sondage en population générale qui indique un nombre inattendu de victimes, en présence d’autorités politico-administratives : sont là notamment Édouard Durand nommé en janvier 2021 par Emmanuel Macron à la tête de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) – dont le modèle d’organisation est du reste très largement redevable à la CIASE20 –, et les sénatrices qui, autour de Catherine Déroche, ont dirigé la mission d’information parlementaire évoquée plus haut.

16Cette « ingérence », selon le lexique des canonistes médiévaux, mérite une explication. Elle n’est pas liée, semble-t-il, à l’intention militante parfois perceptible chez certains des parlementaires qui, pressés d’en découdre avec l’univers patriarcal de l’Église, avaient voulu, en septembre 2018, constituer une commission ad hoc. Deux raisons semblent ici s’être conjuguées. La première est d’ordre personnel. Le soutien accordé par l’État à la commission Sauvé doit d’abord beaucoup à l’autorité de son président. Sa capacité d’influence aux sommets de l’État est, alors même qu’il est à la retraite, proprement impressionnante. L’auteur de ce texte plaisantera avec lui d’ailleurs en 2019, juste avant la réunion des procureurs du ressort de Paris, sur ses « deux corps », subsistant, l’un et l’autre, en dépit de sa cessation d’activités. De ce prolongement de soi dans l’espace de l’État témoignera sa nomination en 2021, par le président Macron, à la tête de la commission de réflexion sur la révision du statut de la magistrature. La seconde est d’ordre politique. Il est sans doute dans cette histoire, comme l’indiquent nos conversations avec plusieurs grands administrateurs croisés au cours de ce parcours de recherche, quelque chose d’une rémanence de l’alliance traditionnelle de l’Église et de l’État. On le redira plus loin : les élites politico-administratives ont ce sentiment que ce qui touche le catholicisme concerne la France tout entière.

2. Les propositions normatives

  • 21  « Pierre Manent : “Le sens du rapport Sauvé est clair : il s’agit d’affaiblir le plus possible la (...)

17Le rapport comporte trois parties. Leurs titres bibliques (« Faire la lumière », « Révéler la part d’ombre », « Dissiper les ténèbres ») ne doivent pas dissimuler la densité, souvent très technique, de leur substance recommandatoire. Plusieurs observateurs, les uns globalement favorables, comme l’historien Claude Langlois, au travail de la commission, les autres, comme le philosophe Pierre Manent21, plus dubitatifs sur sa validité, ont pu signaler qu’il y avait dans ce corpus normatif une volonté juridictionnaliste, dont on peut expliquer la présence, pour une part, par l’inscription d’une partie des membres de la CIASE dans un univers culturel qui, pour être attaché à la liberté religieuse, n’entend pas lui sacrifier, lorsqu’il est question des droits du sujet (et donc de l’enfant), la souveraineté étatique. Claude Langlois l’écrit ainsi dans une correspondance – qu’il a accepté de rendre publique – avec le rédacteur de cette contribution : « Les 45 recommandations de la CIASE, pour l’historien, cela ressemble fort à l’émergence d’un néo-gallicanisme juridico-éthique », dont on voit aussi la trace dans les mécanismes qui ont présidé à leur réception.

2.1. Le contenu du rapport

  • 22  N. Bajos, Ph. Portier, « Les enquêtes de la commission Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église, c (...)

18Les deux rapports de recherche, celui de l’INSERM et celui de l’EPHE, ne concluent pas leurs analyses sur les mêmes résultats quantitatifs. Le premier, qui n’a pu travailler que sur les victimes, ne donne pas de chiffres concernant les agresseurs. Au vu des archives, le second estime que le nombre d’abuseurs se situe autour de 3 000 clercs et religieux sur les soixante-dix dernières années. Quant aux personnes abusées, elle n’en repère que 28 000 au maximum, quand l’INSERM en dénombre 216 000. Rien d’étonnant à cela : les deux équipes de recherche n’ont pas travaillé sur les mêmes bases22. Il reste que les données qualitatives qu’elles fournissent sont très proches. Toutes deux décrivent semblablement les profils des violenteurs et des violentés. Elles se retrouvent aussi dans l’analyse des réactions de l’institution.

  • 23  CIASE, Les violences sexuelles dans l’Église catholique : France 1950-2020, 2021, troisième partie

19Leurs conclusions sur ce dernier point, confortées par celles des sous-commissions de la CIASE, ont conduit son assemblée plénière à défendre l’idée, déjà énoncée par la mission parlementaire, selon laquelle le phénomène de l’abus, loin d’être le produit d’une succession d’actes individuels (même si la responsabilité personnelle des auteurs est évidente), avait une dimension structurelle, institutionnelle, « systémique », impliquant l’Église tout entière. Tout démontre en effet que la hiérarchie, non sans la connivence partielle du peuple chrétien, a procédé, alors même qu’elle en avait connaissance, à une dissimulation généralisée des brutalités infligées, elle-même rendue possible par certaines défaillances – théologiques, juridiques et gouvernementales – de l’appareil catholique. Ce diagnostic, qui a fait consensus au sein de la commission, a conduit ses membres à définir un programme transformatif : « sans vouloir s’élever au-dessus de sa condition » ni se constituer, selon une expression souvent entendue lors de ses réunions, en « nouveau concile », ils ont mis à la question, parce qu’ils y voyaient des facteurs de facilitation des abus, plusieurs des mécanismes de fonctionnement de l’Église. Il n’est pas question de décrire dans le détail les quarante-cinq recommandations de leur rapport, d’autant que chacune d’entre elles se déplie généralement en quatre ou cinq sous-recommandations. On retiendra simplement les développements qui touchent à la question, qui est la nôtre ici, de la relation entre l’Église et l’État : parce qu’il en va des droits de l’enfant, l’idée semble bien de ramener la première sous la juridiction du second23.

  • 24  R. Rémond (dir.), Paul Touvier et l’Église, rapport de la commission historique instituée par le c (...)
  • 25  L’argumentation de la CIASE a été précisée par Laetitia Atlani et Didier Guérin, « Secret de la co (...)

20En premier lieu, la commission demande à l’Église de respecter le droit de l’État. René Rémond avait noté, dans le rapport que lui avait demandé le cardinal Decourtray, que si l’Église avait, après la seconde guerre mondiale, pu aider le milicien Touvier dans sa fuite, c’est parce que ses élites se trouvaient configurées par une doctrine juridique qui les incitait à faire prévaloir les libertés de l’Église sur les injonctions de l’État24 : l’historien faisait référence à la théologie de la societas perfecta, que le cardinal Bellarmin, au tournant des xvie et xviie siècles, avait construite pour faire pièce à l’expansion des souverainetés politiques. La CIASE développe la même thèse, que Jean-Marc Sauvé présente ainsi lors de son audition par la commission des affaires sociales du Sénat quelques jours après la remise du rapport : « L’un des problèmes de l’Église a été de se référer à son propre référentiel, celui de la miséricorde divine, et d’oublier la loi civile. Chacun de nous compose avec des appartenances multiples, qu’elles soient philosophiques, spirituelles, politiques, et c’est ce que l’Église n’a pas bien fait ici, en restant trop sur son seul référentiel. » Le renversement d’attitude auquel la CIASE appelle l’institution catholique concerne deux questions plus spécialement. Celle de la dénonciation est centrale. Jusque dans les années 1990-2000, l’Église n’a pas signalé ses agresseurs à la justice. Comme on l’a souligné, elle les déplaçait de poste en poste, où, le plus souvent, ils récidivaient. Il arrivait aussi qu’elle les plaçât un temps dans une de ses maisons de repos, ce qui ne réglait rien. En tout cas, la loi ne passait pas. C’est cela qu’il faut changer, en appliquant le droit tout bonnement. La CIASE évoque, à cet égard, l’article 434-3 du Code pénal, sur lequel s’est fondée d’ailleurs, en 2001, la mise en accusation de Mgr Pican à propos des viols commis par l’abbé Bissey : nul, pas plus les évêques que les autres citoyens, ne peut se soustraire à l’obligation de signaler à la justice les individus, fussent-ils clercs ou religieux, soupçonnés d’abus sexuels « sur des mineurs ou des personnes incapables de se protéger ». Au terme d’un raisonnement minutieux, le rapport affirme même que le secret de la confession, à l’instar des autres « secrets professionnels », ne saurait prévaloir sur cette prescription25. Vient ensuite la question de la réparation. Les dirigeants de l’Église considéraient, jusqu’à il y a peu, que la réparation des dommages subis par les victimes ne pouvait être le fait que des individus immédiatement coupables. La commission Sauvé leur indique une autre lecture de la législation, qu’ils doivent accepter. Au regard du droit de l’État, explique-t-elle, l’Église ne peut se dédouaner de toute responsabilité juridique – civile et sociale – en cas d’abus sexuel commis par l’un de ses clercs : doit s’appliquer ici la « responsabilité sans faute », du fait d’autrui, en raison du « lien juridique » existant entre le prêtre (ou le religieux) auteur du crime ou du délit et son supérieur. Cette obligation est d’autant plus impérieuse que l’institution a, dans l’ordre pratique, joué un rôle moteur dans la production des violences.

  • 26  Can. 129 § 1 (1983) : « Au pouvoir de gouvernement qui dans l’Église est vraiment d’institution di (...)

21Pour la commission, le droit séculier ne doit pas être réformé. Il est suffisant d’en appliquer les règles actuelles. Il n’en va pas de même pour le droit canonique : ses déficiences imposent un programme de révision. Jean-Marc Sauvé l’a noté lors de la remise du rapport le 5 octobre 2021 : « Il faut repenser le droit de l’Église. » La raison en est simple : fondée sur un éthos organiciste et hiérarchique, la loi interne de l’institution, que n’a pas vraiment modifiée le Code de 1983, fait obstacle au traitement de la question pédophile : elle structure l’organisation ecclésiale de telle manière qu’elle l’empêche de prévenir les violences qui surgissent en son sein et que, même, elle facilite les stratégies d’emprise développées par les prédateurs. À cet égard, le rapport soulève deux points importants. L’un touche au statut du ministère presbytéral. Il est apparu aux membres de la commission, éclairés par les multiples témoignages et les diverses expertises, que l’idéalisation de la condition sacerdotale, sans être certes le facteur déclenchant de l’abus, constituait pour l’agresseur une ressource cardinale, dans sa stratégie d’emprise. Si ce constat n’a pas conduit la CIASE à remettre en cause la dignité ontologique propre au prêtre catholique non plus que son pouvoir sacramentel, il l’a amenée, en revanche, à reconsidérer sa place dans le dispositif institutionnel de l’Église. La proposition centrale en la matière est celle qui vise à dissocier le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, qu’une longue tradition, validée par le Code de droit canonique26, a systématiquement associés. Il convient désormais, si l’on veut ouvrir l’espace ecclésial à plus d’horizontalité, d’installer les laïcs, hommes et femmes, dans les lieux de décision : cette présence évitera les connivences, voire les complicités, nées de l’entre-soi clérical. Certains commissaires, tenant que le célibat sacerdotal constitue une source de frustration d’où peut naître une sexualité désaxée, ont appelé à en abolir l’obligation canonique. Le rapport de la CIASE n’a pas retenu cette proposition, qui aurait remis en cause la discipline ecclésiastique issue des réformes grégorienne et tridentine : « Il n’y a clairement pas de lien de causalité entre le célibat et les abus sexuels. » L’autre point d’attention concerne le statut du procès canonique. L’analyse menée par la CIASE sur les contentieux internes à l’Église a révélé que le droit ecclésiastique, pénal tout autant que civil, demeurait très marqué par un objectif organiciste : celui de défendre le bien commun de l’institution et ses sacrements. Il importe maintenant, précise le rapport, de le contraindre à rendre justice bien davantage aux droits des victimes, conformément à la conception moderne de la « procédure équitable » à laquelle fait référence l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. C’est à ce dessein qu’il faut rattacher, outre le projet de placer l’agression sexuelle sur mineurs sous le couvert du cinquième commandement (qui préserve la vie) et non seulement du sixième (qui interdit la luxure), les propositions visant à mieux définir l’échelle, actuellement imprécise, des infractions et des peines, à dissocier, dans l’action judiciaire, le pouvoir gouvernemental et le pouvoir juridictionnel, aujourd’hui souvent cumulés par l’ordinaire du lieu, et à rendre plus transparente une procédure qui, pour le moment, prive souvent la personne abusée de toute information sur la cause dont elle est partie prenante.

  • 27  C. Chambraud, « Pédocriminalité dans l’Église : des membres de l’Académie catholique de France cri (...)

22Le rapport Sauvé a fait l’objet, comme on l’a souligné, d’une critique de la part de huit membres de l’Académie catholique de France, au nombre desquels figurent Hugues Portelli, Jean-Robert Armogathe, Pierre Manent, Jean-Dominique Durand27 : s’ils ont entrepris la CIASE sur ses données statistiques, ces derniers ont dénoncé de même son immixtion dans le champ des affaires internes de l’Église, d’autant plus illégitime, à leurs yeux, qu’elle a été le fait de commissaires laïcs, et parfois même non catholiques. Plusieurs points les inquiètent dans ce rapport, notamment son insistance sur la logique systémique de l’abus et sa réflexion sur la théologie catholique du sacerdoce. Mais, plus encore peut-être, leur fait problème la mise en cause implicite de la libertas ecclesiae, dont témoignerait son dessein de faire prévaloir, en matière de secret de la confession, le droit séculier sur le droit canonique. Au regard des souffrances vécues par les victimes, et de l’expansion contemporaine de la culture de la dignité, la critique est, au plan normatif, évidemment irrecevable. Au plan analytique, elle indique avec justesse toutefois la ligne « souverainiste » que la CIASE a clairement développée : dans le « conflit des sacrés » (selon l’expression d’une des membres de la CIASE), la protection de la vie de l’enfant (dorénavant portée par l’État) vaut davantage que la sauvegarde de la liberté de l’Église.

2.2. La réception du rapport

23Si l’on excepte le groupe issu de l’Académie catholique de France à l’instant cité, lui-même associé à quelques organes traditionalistes comme L’homme nouveau, le rapport Sauvé a rencontré, en France, une adhésion assez générale. De la part des élites religieuses, comme l’ont montré les discours du président de la Conférence des évêques de France et de la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France prononcés le jour même de la remise officielle du rapport, et sans cesse répétés ensuite, notamment lors de leurs assemblées plénières en novembre 2021 à Lourdes. De la part des citoyens catholiques également. Un sondage réalisé fin octobre 2021 pour le journal La Croix a montré que la grande majorité des fidèles, souvent plus de 80 % d’entre eux, approuvait tout à la fois le diagnostic et les recommandations de la CIASE. Qu’en est-il des autorités politiques ? On les a vues intervenir au début du processus. Elles vont se manifester aussi en sa fin, par le truchement d’une parole publique, dont il s’agit maintenant d’examiner les lieux de production et les principes d’agencement.

  • 28  « Pédocriminalité dans l’Église : “Le secret de la confession est plus fort que les lois de la Rép (...)

24Les acteurs politiques se sont exprimés de manière personnelle sur le rapport de la commission Sauvé dans les jours qui ont suivi sa remise. C’est le cas du président Macron qui intervient dès le 8 octobre au cours d’un voyage en Slovénie. Il en a été de même de Laurence Rossignol au Sénat. Mais très vite, on se trouve confronté à une réception plus institutionnelle. Au niveau d’abord de la sphère exécutive. Tout commence avec le ministre chargé des Cultes. Le président de la CEF avait pris la parole sur France Info le 6 octobre à propos de la question, évoquée par la CIASE, du secret de la confession. De son point de vue, cette règle relève d’un absolu contre lequel ne saurait prévaloir aucune loi humaine : « Ouvrant un espace de parole libre qui se fait devant Dieu [et non devant le prêtre en dépit de sa présence], le secret de la confession s’impose à nous et, en cela, il est plus fort que les lois de la République28. » La remarque, que la sécularisation a rendue inaudible, provoque immédiatement des réactions scandalisées. Gérald Darmanin, chargé de l’Intérieur et des cultes, décide de « convoquer » – confronté aux protestations de l’Église qui ne goûte guère ce lexique gallican, le ministère usera bientôt du terme « invitation » – le prélat place Bauveau, où se déroulera le 12 octobre, selon l’expression du ministre, un « échange long et fructueux ». Il était prévu que le président Macron et le pape François évoquent le sujet des violences sexuelles commises par des clercs lors de leur rencontre au Vatican début décembre. On ne sait si tel a été le cas : si le compte rendu de la rencontre fait mention d’autres points d’ordre diplomatique ou économique, il ne dit rien des abus. On est certain en revanche que le rapport Sauvé – et plus spécifiquement le secret de confession – a constitué l’un des points clés de l’audience accordée par le pape au Premier ministre Jean Castex le 18 octobre. L’Instance Matignon, qui réunit dignitaires de l’Église (dont le nonce à Paris) et dirigeants de l’État (dont le chef du Gouvernement), a été instituée en 2002 par Lionel Jospin afin de discuter des « questions mixtes », situées à la jonction des sphères de compétence des deux institutions. Or, celle-ci s’est également emparée du sujet : il est au programme de la réunion de janvier 2022, comme il l’avait été du reste lors de sa précédente édition début 2021. Le cénacle parlementaire n’est pas demeuré en dehors du débat. Deux questions au Gouvernement, l’une à l’Assemblée nationale, posée par un député macronien Florent Boudié, l’autre au Sénat, présentée par le sénateur socialiste, Hervé Gillé, ont abordé, dès octobre 2021, à propos de la remarque de Moulins-Beaufort sur le secret de la confession, la question de l’articulation entre le droit séculier et le droit ecclésial. Par ailleurs, les parlementaires interviendront aussi lors de l’audition de Jean-Marc Sauvé devant la commission des lois de l’Assemblée nationale le 20 octobre 2021 puis devant la commission des affaires sociales du Sénat le 28 octobre.

25La parole des autorités politiques est, toutes tendances confondues, très laudative. D’Emmanuel Macron à Laurence Rossignol, tous les intervenants saluent l’ampleur et l’intérêt du rapport de la CIASE, en saluant même, tel le ministre de l’Intérieur, « l’Église de France » qui a eu « le courage » de le commander. Ici et là, on rappelle même que l’initiative catholique a été au principe, par ricochet, de la constitution de la CIIVISE. Compliments dits, que retient l’État du rapport ? Le Gouvernement, d’abord. Les choses sont claires : il ne peut y avoir, dans une société moderne, deux ordres juridiques juxtaposés. Le modèle de la République est celui de l’inclusion, qu’énonçait déjà Camillo Cavour lors du Risorgimento : l’Église libre, non point à côté de l’État libre (comme le souhaite souvent l’Église), mais dans l’État libre. Ce principe de distinction hiérarchique, qui est aussi celui de la CIASE, est rappelé de manière vigoureuse par Gérald Darmanin dans sa réponse au député Boudié : « J’ai en effet demandé à M. le président de la Conférence des évêques de France de venir me voir à la suite de l’interview au cours de laquelle il a déclaré que les lois de Dieu étaient au-dessus de celles de la République. Je me suis permis de lui répéter, comme je le fais lorsque je m’adresse aux représentants de tous les cultes, qu’aucune loi n’est supérieure aux lois de l’Assemblée nationale et du Sénat […] qu’aucune loi n’est au-dessus de celles de la République29. » À Rome, immédiatement après sa visite au souverain pontife, Jean Castex défend la même position : « En France, l’Église est séparée de l’État ; elle n’est pas séparée de la loi. » Ce rappel à la règle ne concerne pas l’organisation interne de l’Église : ne voulant pas s’éloigner de manière trop ostensible des requêtes de la séparation, les ministres n’interviennent pas, en tout cas pas expressément, sur le registre immédiatement théologique, même s’ils s’enquièrent, comme lors de la réunion de l’Instance Matignon du début 2022, de la mise en œuvre des recommandations de la commission Sauvé. Leur immixtion dans la gestion ecclésiale de l’abus se remarque surtout sur le terrain des divulgations à la justice. Il ne saurait être question pour l’Église de renouer avec la pratique, si longtemps admise en son sein, de la dissimulation : les coupables présumés d’agressions sexuelles sur mineurs doivent être signalés au parquet au plus tôt, comme le rappellent d’ailleurs les protocoles – un peu moins d’une vingtaine au tournant de 2021 et de 2022 – conclus au plan local par les diocèses et les parquets. Reste un problème de taille : que faire du secret de confession ? La circulaire du ministre de la Justice datée du 11 août 2004 avait précisé que, dans ce domaine qui relève du secret professionnel, il était possible de ne pas dénoncer une agression sexuelle commise sur un mineur. La même thèse se retrouve dans la circulaire du 8 octobre 2022, spécialement dédiée aux abus sexuels dans l’Église. S’il se montre moins audacieux que la CIASE, dont il se recommande pourtant, le garde des Sceaux lui adjoint cependant une obligation, prescrite par l’article 223-6 du Code pénal, selon laquelle « face à une infraction en cours ou imminente, le prêtre doit intervenir pour mettre fin à l’infraction ou empêcher son renouvellement ». Gérald Darmanin confirme la doctrine, sans excès d’argutie, devant l’Assemblée nationale le 12 octobre : « Le secret de la confession, qui figure dans notre droit depuis quasiment deux cents ans, est considéré comme un secret professionnel, au même titre que celui des médecins ou des avocats. Il souffre cependant d’exceptions, notamment lorsqu’il concerne les crimes commis sur des enfants de moins de 15 ans. Il est évident qu’aucune sanction ne peut être prise à l’encontre d’un religieux ou de toute personne qui a connaissance de faits d’abus sexuels commis contre des enfants, et qu’ils doivent en faire part à la justice de notre pays pour protéger les enfants30. »

  • 31  Rép. Min. no 2054G : JO Sénat, 14 oct. 2021, p. 9075.

26Les parlementaires vont dans le même sens que le Gouvernement, quels que soient leurs positionnements politiques. Adhérant au diagnostic de la CIASE sur la « responsabilité systémique » de l’Église, tous les participants au débat rappellent l’ordre moderne du droit : « Le droit positif doit l’emporter sur la doctrine catholique », selon l’expression du député macronien Christophe Euzet. On a vu que les ministres raisonnaient à droit constant, comme le leur suggérait Jean-Marc Sauvé. Les députés et les sénateurs n’ont pas toujours ces timidités. S’ils estiment que le droit pénal donne au juge de belles ressources pour sanctionner tout à la fois la commission des abus et leur dissimulation, certains, le plus souvent à gauche, considèrent que la règle doit être renforcée. Trois axes se dégagent des discussions, telles qu’elles se déroulent au sein des séances de la commission des lois de l’Assemblée nationale ou de la commission des affaires sociales du Sénat lors des auditions de Jean-Marc Sauvé. Certains, tel Christophe Euzet, abordent la question de la responsabilité. Le député de l’Hérault estime nécessaire de penser les abus sexuels dans l’Église sous la catégorie de « crime de masse » : l’action pénale et civile contre l’institution se trouverait consolidée par cette « qualification juridique ». D’autres, comme Alain Tourret, député radical de gauche du Calvados, évoquent la question de la réparation. Il avance l’idée, quant à lui, d’une saisie conservatoire des biens de l’Église afin d’indemniser les victimes : « Nous devons être justes c’est-à-dire intraitables. » D’autres encore, tel Hervé Gillé, proposent, sans en préciser les modalités d’actualisation, une intervention étatique dans le champ de l’accompagnement des victimes : « Le rapport le souligne, les “silences” et les “défaillances” face à la pédocriminalité présentent un “caractère systémique”. […] peut-on laisser l’Église seule face à ses défis ? En France aujourd’hui, le Gouvernement de notre République peut-il être absent ou simplement observateur des mesures de prévention et d’accompagnement des victimes ? […] Je rappelle toutefois que, en Irlande, il y a vingt ans […] l’État […] avait mis en place des actions communes et prévu un investissement important de la justice31. » La plupart des parlementaires, à l’instar du Gouvernement, se tiennent à distance de la théologie catholique. Ce n’est pas le cas de la sénatrice Laurence Rossignol qui, sans vouloir cependant dénoncer le célibat ecclésiastique, invite l’Église à prendre en compte l’impact de son imaginaire patriarcal dans la production de l’abus.

27Le rapport Sauvé, dont l’effet s’est trouvé renforcé par l’accueil que lui a réservé l’autorité publique, n’a pas laissé l’institution inerte. Acceptant le verdict de la « responsabilité systémique » de l’Église, les évêques de France, en concertation avec la CORREF, ont mis en place plusieurs commissions, confiées à des laïcs, en vue de réfléchir à des modifications, sur certains points centraux (l’accompagnement spirituel, la confession, le discernement vocationnel, la formation…) du mode de fonctionnement de l’Église. Par ailleurs, deux instances de reconnaissance et de réparation, l’une relevant de la CEF, l’autre de la CORREF, ont été instituées, sur le fondement de la philosophie de la « justice restaurative32 », sur laquelle insistait le rapport Sauvé et dont l’État s’inspire aussi, de plus en plus volontiers, dans sa politique d’accompagnement des victimes. Le secret même de la confession s’est trouvé approché sur de nouveaux frais, non point dans son essence – le pape François l’a clairement rappelé à Jean Castex –, mais dans ses modalités d’actualisation, de manière, comme le notait Éric de Moulins-Beaufort après son entretien avec Gérald Darmanin, à « concilier sa nature et la nécessité de protéger les enfants ». On ne sait pas encore jusqu’où ira cette mutation : tout démontre cependant que l’Église sera contrainte de se réformer, d’autant que toute une aile en son sein, comme celle qui se retrouve autour de la Conférence des baptisé.e.s ou d’Agir pour notre Église, considère que la défense des droits du sujet est bien plus conforme aux exigences évangéliques que celle des droits de l’institution.

 

  • 33  On retrouve la même tendance sur d’autres dossiers, comme on l’a vu en particulier dans le process (...)
  • 34  Les dirigeants politiques n’auraient pas pu activer l’instrument législatif pour des raisons socia (...)

28Dans cette affaire, l’Église n’a donc pas agi seule : la commission qu’elle a mise en place n’aurait pas adopté les mêmes mécanismes institutionnels, ni produit les mêmes effets normatifs, si elle n’avait été portée aussi par un appareil d’État qui, dans le feuilletage de ses personnels et de ses institutions, a fait valoir sa présence et son influence de l’ouverture du processus à sa conclusion. Il faut de là nuancer l’idée suivant laquelle la laïcité hexagonale s’organiserait selon un modèle de séparation stricte de l’ordre spirituel et de l’ordre temporel. La relation entre l’Église et l’État est, en France, bien plus dense qu’on ne le croit, qu’elle s’exerce par le truchement du précepte législatif ou par l’instrument du conseil dialogique. Tantôt la rencontre s’attache à accroître les latitudes de l’Église. Comme on l’a noté plus haut, ce fut le cas, sous la Ve République, sur le dossier du financement de ses activités, sociales, scolaires, culturelles et même cultuelles. Tantôt elle s’emploie à restreindre ses autonomies. D’une certaine manière, en dépit des avantages qu’elle lui a apportés, la contractualisation instituée par la loi Debré de 1959, portée par un objectif de « modernisation », a débouché, sans en être la seule cause, sur une sécularisation interne de l’école catholique. On trouve dans la gestion de la crise des abus sexuels la même inclination. L’intervention de l’État s’est faite dans le but, non pas d’accroître l’autonomie du religieux, mais dans celui, bien plutôt, de la limiter33 : il s’est agi – non par la loi34 mais par la parole, non par l’injonction mais par la négociation – d’amener l’Église à se dissocier de son attachement à la culture de l’honneur pour se ranger, davantage, du côté de la civilisation des droits subjectifs.

  • 35  On se souvient du discours des Bernardins prononcé par le président Macron en avril 2018 dans lequ (...)

29Cette politique de l’ingérence témoigne du fait que l’État moderne, quand il conserve des traces de gallicanisme certes, mais tout autant quand il se veut libéral, se situe à grande distance de la libertas ecclesiae que le magistère, tel Mgr de Moulins-Beaufort encore en juin 2019 devant l’assemblée des évêques, revendique depuis le pontificat de Grégoire VII : c’est bien à lui, appuyé sur le principe de souveraineté, que revient l’office de déterminer la frontière entre la sphère temporelle et la sphère spirituelle. Dans le cas de la crise des abus sexuels, cette puissance performative s’est actualisée sous l’effet de deux raisons principales. La première est d’ordre politique. Dans la démocratie moderne, le gouvernement trouve sa source première de légitimité dans le fait de répondre aux aspirations de la société. Telle est la grande idée de la « représentation-reflet » dont parlait Carl Schmitt. Or, l’opinion a évolué. Elle se montrait hier, jusqu’aux années 1980, bien indulgente, en tout cas publiquement, à l’égard des abus pédophiles, surtout lorsqu’ils étaient commis par des prêtres. Le monde s’agençait encore sur l’assise des obéissances ancestrales. La sécularisation les a dissoutes : le sacré s’est déplacé ailleurs, vers l’enfant notamment, désormais intouchable. Plusieurs de nos interlocuteurs aux sommets de l’État nous ont confié qu’il aurait été périlleux de ne rien faire et, plus encore, de ne rien dire. La seconde raison est d’ordre culturel. Si les décideurs politiques ont suivi cette affaire de si près, c’est aussi, comme on l’a déjà signalé, parce que la religion leur semble être un élément stabilisateur du vivre ensemble. Cela vaut, à leurs yeux, pour toutes les religions, mais plus encore pour le catholicisme, dont ils rappellent constamment, au Gouvernement comme au Parlement, la place centrale dans la constitution historique et dans l’architecture éthique de la nation35. La reconquête par l’institution catholique de son intégrité morale est une affaire religieuse, mais pas seulement : de leur point de vue, elle engage le devenir même de la société.

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Notes

1  Référence est faite ici à la Commission d’enquête royale en Australie, au grand jury de l’État de Pennsylvanie, à la commission Ryan en Irlande.

2  J. Chevalier, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, 2017. V. aussi J. Pitseys, « Le concept de gouvernance », Rev. interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 65, no 2, 2010, p. 207.

3  P. Berger, « On the Obsolescence of the concept of Honor », European Journal of Sociology, Vol. 11, n. 2, 1970, p. 339. Pour une application de cette axiomatique à la question des abus sexuels dans l’Église, Ph. Portier, « Les violences sexuelles dans l’Église catholique en France. Contribution à la sociologie d’un scandale », in F. Messner (dir.), Agressions sexuelles sur mineurs par des cadres religieux. Droit étatique et régulations normatives dans les religions catholique, protestante, juive et musulmane, Paris, Classiques Garnier, à paraître.

4  Sur cette évolution, Ph. Portier, L’État et les religions. Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

5  C. Langlois, On savait mais quoi ? La pédophilie dans l’Église de la Révolution à nos jours, Paris, Seuil, 2020.

6  D. Kalifa, L’encre et le sang : récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995.

7  J.-H. Déchaux, « Le sacre de l’enfant. Regards sur une passion contemporaine », Rev. fr. de sociologie, vol. 55, no 3, 2014, p. 537-561.

8  L’abbé Bouvier, futur évêque du Mans, le rappellera dans ses textes de théologie morale. Une de ses productions essentielles est la Dissertatio in sextum decalogi praeceptum et supplementum ad tractatum de matrimonio, Le Mans, Ch. Monnoyer, 1827.

9  Sur cette évolution, V. Ph. Portier (dir.), P. Airiau, Th. Boullu, A. Lancien et al., Les violences sexuelles dans l’Église catholique en France (1950-2020). Une analyse socio-historique, rapport du groupe de recherche de l’École pratique des hautes études pour la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, 2021.

10  Interview de M. Manuel Valls, Premier ministre, à BFM TV/RMC le 15 mars 2016 : www.vie-publique.fr/discours/198205-interview-de-m-manuel-valls-premier-ministre-bfm-tvrmc-le-15-mars [consulté le 4 janv. 2023].

11  Témoignage chrétien, 26 sept. 2018.

12  Rapport d’information sur les politiques publiques de prévention, de détection, d’organisation des signalements et de répression des infractions sexuelles susceptibles d’être commises par des personnes en contact avec des mineurs dans le cadre de l’exercice de leur métier ou de leurs fonctions, Sénat, no 529, 2018-2019.

13  L. Besmond de Senneville, « En Italie, les critiques frontales contre la Ciase de l’évêque chargé des abus », La Croix, 22 nov. 2022.

14  La lettre figure dans le rapport final de la CIASE, Les violences sexuelles dans l’Église catholique : France 1950-2020, 2021.

15  Son passage chez les jésuites l’a conduit à démissionner à l’issue du premier concours.

16  Sur la culture de l’État fort, les travaux de Pierre Birnbaum sont incontournables. V. récemment, P. Birnbaum, Où va l’État ? Essai sur les nouvelles élites du pouvoir, Paris, Seuil, 2018.

17  Antoine Garapon et Alice Casagrande ont développé cet aspect tout au long des travaux de la CIASE. Pour une mise en perspective, A. Casagrande, « Le savoir des personnes victimes », Études, no 9, 2022, p. 71.

18  Ce dispositif comporte un numéro d’appel géré par France Victimes, un temps d’entretiens, un service de mails, des rencontres aussi, dans le cadre des plénières et du groupe Justice réparatrice, avec des responsables d’associations des personnes abusées.

19  N. Bajos (dir.), J. Ancian, J. Tricou et A. Valendru, Sociologie des violences sexuelles au sein de l’Église en France (1950-2020), rapport de l’INSERM-IRIS-EHESS à la CIASE, 2021.

20  M. de Robien, « Dans le sillage de la CIASE, une commission sur l’inceste », Aleteia, 2 nov. 2021.

21  « Pierre Manent : “Le sens du rapport Sauvé est clair : il s’agit d’affaiblir le plus possible la constitution intérieure de l’Église” », Philosophie Magazine, 13 déc. 2021.

22  N. Bajos, Ph. Portier, « Les enquêtes de la commission Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église, ce sont 28 000 personnes interrogées, sept décennies d’archives explorées », Le Monde, 14 déc. 2021.

23  CIASE, Les violences sexuelles dans l’Église catholique : France 1950-2020, 2021, troisième partie.

24  R. Rémond (dir.), Paul Touvier et l’Église, rapport de la commission historique instituée par le cardinal Decourtray, Paris, Fayard, 1992.

25  L’argumentation de la CIASE a été précisée par Laetitia Atlani et Didier Guérin, « Secret de la confession et signalement des violences sexuelles sur mineurs », Dr. pén. 2022, étude 16.

26  Can. 129 § 1 (1983) : « Au pouvoir de gouvernement qui dans l’Église est vraiment d’institution divine et est encore appelé pouvoir de juridiction, sont aptes, selon les dispositions du droit, ceux qui ont reçu l’ordre sacré. »

27  C. Chambraud, « Pédocriminalité dans l’Église : des membres de l’Académie catholique de France critiquent le rapport Sauvé », Le Monde, 26 nov. 2021.

28  « Pédocriminalité dans l’Église : “Le secret de la confession est plus fort que les lois de la République”, selon Mgr Éric de Moulins-Beaufort », FranceInfo, 6 oct. 2021.

29  Rép. Min. no 4392 : JO AN, 13 oct. 2021, p. 8451.

30  AN, compte-rendu de la séance du 12 oct. 2021 : www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2021-2022/premiere-seance-du-mardi-12-octobre-2021 [consulté le 4 janv. 2023].

31  Rép. Min. no 2054G : JO Sénat, 14 oct. 2021, p. 9075.

32  V. dans ce numéro l’article d’A. Darsonville, « “Dissiper les ténèbres”, une proposition de justice restaurative ».

33  On retrouve la même tendance sur d’autres dossiers, comme on l’a vu en particulier dans le processus qui a conduit à la promulgation de la loi confortant le respect des principes de la République. V. sur ce point, Ph. Portier, « Les valeurs contre les libertés. Remarques sur l’intégralisme laïque contemporain », in M. Wieviorka et R. Meyran (dir.), L’universalisme dans la tempête, Éditions Rue de Seine, 2023.

34  Les dirigeants politiques n’auraient pas pu activer l’instrument législatif pour des raisons sociales (le risque de la résistance de l’opinion), juridiques (leur attachement au principe de liberté religieuse) et affectives (leur proximité avec la culture catholique).

35  On se souvient du discours des Bernardins prononcé par le président Macron en avril 2018 dans lequel il rappelait l’importance de « la sagesse, de l’engagement et de la liberté de l’Église » pour le futur de la France. À Rome, au sortir de son entretien avec le pape en octobre 2021, le Premier ministre Jean Castex a souhaité rappeler le lien « millénaire » et même « filial » entre la France et l’Église catholique, en ajoutant que « l’Histoire de France, en tant que nation, naît à Reims, dans la cuve d’un baptistère ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Portier, « La CIASE, l’Église et l’État. Une réflexion sur la pratique française de la laïcité »Revue du droit des religions, 15 | 2023, 13-37.

Référence électronique

Philippe Portier, « La CIASE, l’Église et l’État. Une réflexion sur la pratique française de la laïcité »Revue du droit des religions [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 24 mai 2023, consulté le 29 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/rdr/2071 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdr.2071

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Auteur

Philippe Portier

EPHE/CNRS, Groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL)

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