1C’est une véritable somme que proposent les professeurs émérites Jacqueline et Alain Pousson avec cet ouvrage aussi ambitieux par sa dimension comparatiste, doctrinale et jurisprudentielle qu’original par les thèmes qu’il aborde. Le lecteur y trouvera un examen serré de sujets relativement moins étudiés dans le champ de la laïcité et de la liberté de religion, plus souvent investi par les auteurs publicistes. C’est le cas de la situation du mineur à propos duquel le choix de la religion demeure une prérogative parentale sauf à considérer que « l’intérêt de l’enfant » s’y oppose, voire son « intérêt supérieur » selon les termes de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant du 26 janvier 1990 (CIDE). Or, sur ce point, « évoquer la protection de l’enfant contre les menaces liées au radicalisme religieux de ses parents revient à scruter les rapports entre les systèmes normatifs » (p. 85), car si au terme d’une histoire jurisprudentielle française « luxuriante, tourmentée et chaotique », la Cour de cassation consacre depuis 2005 la notion d’intérêt supérieur et le principe d’audition du mineur, elle n’a pas eu à connaître d’un recours fondé sur l’article 14 CIDE relatif à sa liberté de religion et le Conseil d’État se refuse, quant à lui, à l’appliquer. Ainsi le texte international tout en proclamant des droits subjectifs pour l’enfant ne les rend pas opposables à l’État de sorte que l’idée d’équilibre avec l’autorité parentale prévaut toujours sur celle de supériorité de l’intérêt du mineur et sa liberté de religion demeure illusoire. Reste que l’impérialisme parental en la matière se voit aujourd’hui affaibli par un dispositif législatif et des immixtions judiciaires qui visent à protéger les mineurs des pratiques radicales ou terroristes à caractère religieux. Il faut sans doute s’en féliciter, même s’il convient de ne pas oublier que « la radicalisation religieuse même dangereuse ne peut pas toujours être combattue par la radicalisation du droit » (p. 334) et que la tempérance et le rôle de l’éducation devraient ici être plus justement réévalués sur le terrain des politiques publiques.

2De nombreux autres thèmes sont ensuite abordés avec un égal bonheur dans la mesure du propos et l’exactitude de l’analyse juridique : réception du droit musulman de la famille, droit au changement de prénom à caractère confessionnel, apostasie tantôt reconnue partiellement (débaptisation catholique), tantôt contrariée (incinération musulmane) par le juge, prohibition du port de signes religieux au sein de la communauté éducative ou encore clause de conscience dont, à l’heure de l’extension du droit à l’euthanasie et de l’élargissement du droit à l’avortement en Europe, Jacqueline Pousson regrette la mort programmée en raison du « lien indissoluble » entre celle-ci et la démocratie (p. 485).

3Même les questions les plus classiques que discute d’abondance la doctrine depuis plusieurs décennies sont ici examinées en profondeur et avec une remarquable pondération et distance critique. Ainsi en va-t-il, à propos des menaces actuelles pesant sur la liberté d’expression, de l’examen de la résolution adoptée par l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019 qui assimile l’antisionisme à l’antisémitisme, de la sanction pénale du « recel d’idée apologétique » de radicalisation islamiste ou de la répression pénale des actions militantes des Femen dans les églises. Constatant à ce sujet que la société française devient de plus en plus intolérante et le droit français hésitant, Jacqueline Pousson conclut que « les libertés d’expression et religieuse s’affrontent plus qu’elles ne se concilient et leur équilibre est rompu au détriment de la première, pourtant la mère de toutes les libertés et de la démocratie » (p. 219).

4De même, à propos de la question dite du voile islamique, les analyses pénétrantes d’Alain Pousson guident le lecteur dans l’appréhension de la notion d’« entreprise privée de tendance » qui, conçue à l’origine pour légitimer le devoir de loyauté exigé des salariés au sein des institutions confessionnelles, devient, sous le couvert des jurisprudences de la CJUE et de la CEDH, une notion ouverte, débarrassée de toute référence religieuse et incluant désormais l’idée de neutralité qui introduit un flottement dans une laïcité non plus appréhendée comme mode d’organisation de l’État, mais comme « liberté substantielle abandonnée au pouvoir quasi discrétionnaire du chef d’entreprise » (p. 429). Or, dans la mesure où cette notion vise souvent l’expression ostentatoire de la foi musulmane par les salariés, il s’agit ni plus ni moins d’un glissement de « l’éthique à l’idéologie » (p. 420). Si le droit français s’est abstenu de transposer la disposition de la directive européenne 2000/78 qui l’autorise, la loi Pacte du 22 mai 2019 en introduisant le concept vaporeux de « raison d’être » pour les entreprises de mission est de nature à l’en rapprocher, ce d’autant plus que la jurisprudence comme la doctrine se divisent sur l’interprétation à lui donner. Cependant, rappelle l’auteur, la neutralité n’est pas une position dépourvue de connotation, mais un concept philosophique pouvant dissimuler une intention idéologique et son obligation « si elle apaise les relations humaines dans l’entreprise dans le même temps stigmatise la population musulmane » (p. 438).

5Il est impossible de rendre ici justice à la richesse de cette étude qui s’imposera, à n’en pas douter, comme un ouvrage majeur sur les transformations – et le trouble – du droit devant la toujours vive occurrence d’un fait religieux que René Viviani, déclarant à la Chambre des députés le 8 novembre 1906 « nous avons éteint dans le ciel des étoiles qu’on ne rallumera plus », croyait un peu trop vite avoir liquidé.