Cyrille Duvert, Le foulard et la balance. Une histoire juridique de l’islam en France
Cyrille Duvert, Le foulard et la balance. Une histoire juridique de l’islam en France, Paris, Passés composés, 2023, 200 p.
Texte intégral
1Avocat et maître de conférences à la Sorbonne, Cyrille Duvert livre avec cet ouvrage un récapitulatif stimulant, informé, d’une lecture passionnante tant le style est alerte, des débats politiques et juridiques suscités par l’islam depuis près de quarante ans en France. Après avoir fait un sort à la saisonnalité d’affolements quasi hiérophaniques tant la sécularisation de la société semble parfois marquée par le besoin de se sacraliser, et avoir rappelé les empoignades publiques à propos d’un islam réputé rétrograde, sinon menaçant, versions modernisées des affrontements de Don Camillo et Peppone, l’auteur, fort de sa connaissance de l’arabe et du monde musulman, s’attache à « collecter les sources montrant, depuis 1989, un point de contact entre droit et islam » (p. 15).
2C’est d’abord pour lui l’occasion de revenir sur certaines idées reçues, comme celle de la fermeture de l’islam au raisonnement individuel ou sur les généralisations hâtives sur lesquelles se cristallisent souvent les polémiques, avant d’observer avec justesse que l’obsédante question laïque qui possède presque autant de définitions que de défenseurs – la présente chronique au fil des ans en témoigne – vient peut-être « compenser les difficultés de la République à faire vivre sa devise Liberté, Égalité, Fraternité » (p. 18). Alors que la notion de « diffamation religieuse », née de la loi Pleven en 1972, n’a longtemps été invoquée que par un activisme judiciaire d’origine catholique intégriste, les décisions de justice intéressant les musulmans ne les saisissaient que comme catégorie socio-économique sous l’appellation commune de travailleurs immigrés et lorsque leur confession y affleurait, c’était sur le ton de la neutralité bienveillante pour un pluralisme religieux normalisé. Ce sont des événements culturels et politiques extérieurs à la France, dont l’un des temps forts sera la fatwa lancée contre Salman Rushdie par l’imam Khomeini en Iran, qui vont induire à partir de la fin des années 1980 une représentation négative de l’islam qui précédera sa problématisation juridique.
3Après des débats houleux concernant plusieurs lois sur l’immigration largement tributaires de l’émergence électorale du Front national et de sa récupération politique et après les célébrations d’un bicentenaire de la Révolution française axées sur l’universalisme et la diversité, le réveil deviendra pour tous douloureux : l’affaire du foulard dans les écoles débute en septembre de la même année 1989 et enflamme la société jusque dans les prétoires. En 1994 avec l’affaire Otto-Preminger-Institut, puis en 1996 avec l’arrêt Wingrove, la Cour européenne des droits de l’homme ressuscite le blasphème sous les couleurs de l’offense faite aux croyants, au bénéfice de la religion chrétienne, en ne faisant pas cas de l’idée de « colloque singulier » consacrée par le juge français : nul ne saurait se déclarer offensé s’il n’est tenu d’ouvrir un livre ou d’entrer dans un cinéma. Entre-temps, les premiers attentats islamistes imputables au GIA algérien ensanglantent le pays. À tous les sens du terme, la mèche est cette fois allumée.
4Dès lors, le trouble dans l’identité religieuse ne cessera plus et les musulmans se trouveront au cœur du réacteur : contentieux lié à la question de la répudiation, au mariage forcé, à l’erreur sur les qualités substantielles de la personne – à savoir la virginité –, port de la burqa, crise des caricatures de Mahomet, etc. L’affaire Baby Loup sur le terrain social, puis les attentats terroristes de 2015 sur le terrain criminel en seront des étapes déterminantes. Cyrille Duvert montre combien peu à peu, par déplacements sémantiques et glissades lexicales, l’islam – à travers des dérives ou des exactions minoritaires – ne se conçoit plus que sous le masque de la radicalisation, faisant ressurgir le thème ancien de l’ennemi intérieur, lequel appelle des ripostes judiciaires ou légales de plus en plus fortes. « L’obstination des pouvoirs publics à gouverner l’islam par le droit n’est exempte ni de contradictions ni d’excès », écrit l’auteur qui note à cet égard la propension à restreindre les libertés publiques au nom des abus que quelques-uns ont commis à travers leur usage (p. 181).
5Cet essai d’histoire culturelle et juridique au style très enlevé se révèle séduisant par nombre de ses aspects. D’où vient alors qu’au fil des pages un sentiment de malaise et d’insatisfaction s’installe ? C’est que dans cette vertigineuse spirale et cette accumulation de faits, on ne sait plus par endroits si la volonté de préservation de l’ordre public et d’une laïcité républicaine en errance est cause ou effet du mal qui affecte indéniablement la capacité du « vivre ensemble ». On s’étonne aussi que certaines pièces pourtant essentielles à l’évaluation du dossier n’y soient pas versées, comme l’arrêt E. S. contre Autriche de la Cour européenne des droits de l’homme en 2018, preuve que la résurgence d’un crypto-blasphème dans sa jurisprudence ne s’exerce pas qu’au profit des catholiques, comme les vicissitudes du Conseil français du culte musulman ou la montée constante de l’antisémitisme – les attentats de Mohammed Merah ou de Mehdi Nemmouche et leurs conséquences sont passés sous silence –, autre donnée du problème pourtant dont l’écho français des événements récents en Israël confirme une gravité qui n’a rien de marginale. De même, la rapide analyse de la loi sur le « séparatisme », si elle en dénonce légitimement les travers, n’en interroge pas le concept ni n’en considère l’un des principaux motifs : l’entrisme salafiste qui comporte bien des aspects juridiques et institutionnels. Peut-être est-ce alors du fait de la prescience d’un certain parti pris que l’auteur, après des débuts offensifs, termine son ouvrage sans vraiment le conclure par un appel à l’équilibre qu’il semble aussi de façon subliminale s’adresser à lui-même.
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Ségur, « Cyrille Duvert, Le foulard et la balance. Une histoire juridique de l’islam en France », Revue du droit des religions, 18 | 2024, 213-215.
Référence électronique
Philippe Ségur, « Cyrille Duvert, Le foulard et la balance. Une histoire juridique de l’islam en France », Revue du droit des religions [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 17 novembre 2024, consulté le 14 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/rdr/2542 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12pbu
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