- 1 Centre interdisciplinaire de recherche « Culture Éducation, Formation, Travail ».
1Le curriculum désigne la façon dont les contenus d’enseignement sont « sélectionnés, façonnés, organisés et distribués à travers les différentes phases de la chaîne didactique » (Forquin, 2008, p. 76). Il peut faire l’objet de plusieurs types de questionnements sociologiques. Les enjeux de pouvoir et les conflits d’intérêts qui sont à l’œuvre au moment de son élaboration questionnent sa dimension politique. La façon dont il intervient dans la gestion, la différenciation et la canalisation des flux d’élèves questionne sa fonction classante. Le curriculum, envisagé comme le résultat d’une sélection effectuée dans la culture, à un moment donné, permet d’interroger sa fonction d’opérateur de transmission culturelle. Enfin, il est possible de s’interroger sur les déterminants et les caractéristiques de la mise en forme de la culture scolaire et plus particulièrement sur la variabilité curriculaire c’est-à-dire « les différences susceptibles d’apparaître dans les modes de composition et de structuration des programmes d’étude » (ibid., 2008, p. 10). Cet article propose de s’emparer plus particulièrement de ce dernier type de questionnement en présentant un travail qui s’inscrit dans le programme de recherche du laboratoire CIRCEFT1 et plus spécifiquement dans son axe ESCOL (École et scolarisation) qui étudie les processus de production des inégalités sociales et sexuées à l’école. Il a cependant pour particularité de spécifier ce programme de recherche à la discipline aujourd’hui nommée Sciences de la vie et de la Terre (SVT). Rendre compte des évolutions de la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner en classe de 6e depuis 1958 nous paraît tout d’abord pouvoir éclairer les difficultés de mise en œuvre (IGEN, 2007) et d’apprentissage rencontrées par les enseignants et les élèves. Ensuite, la mise en relation des variations de la mise en forme de cette discipline avec l’évolution de la composition des publics scolaires sur cette même période nous apparaît pouvoir éclairer les mécanismes possibles d’appropriation différenciée des savoirs scolaires en SVT.
2Dans la première partie, nous définissons et justifions le choix de la forme disciplinaire dans une discipline scientifique comme échelle d’étude. Dans la seconde partie, nous présentons le cadre élaboré pour étudier la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner. Dans la troisième partie, nous montrons comment le corpus a été constitué et la méthodologie employée. Enfin, dans la dernière partie, nous présentons et discutons les résultats.
3Le terme de discipline a connu des transformations, qui se sont accentuées au moment de la réforme du lycée de 1902, désignant, dans le monde scolaire, non plus les règles et les pratiques de maintien de l’ordre au sein des classes, mais davantage des contenus identifiés et désignés en référence à un domaine spécifique du savoir (Forquin, 2008). Ce qui caractérise la culture scolaire ce sont non seulement des contenus mais plus exactement la mise en forme de ces contenus qui peut être analysée à trois niveaux (Forquin 2008). Tout d’abord, la forme scolaire est la plus générale et, d’une certaine façon, la plus invariante. Elle « se caractérise par un ensemble cohérent de traits au premier rang desquels il faut citer la constitution d’un univers séparé pour l’enfance, l’importance des règles dans l’apprentissage, l’organisation rationnelle du temps, la multiplication et la répétition d’exercices n’ayant d’autres fonctions que d’apprendre et d’apprendre selon les règles » (Vincent, 1994, p. 39). Ensuite, la forme curriculaire fait partie intégrante de la forme scolaire mais désigne plus particulièrement le fait qu’au sein d’un curriculum, de façon synchronique, coexiste une pluralité de contenus organisés entre lesquelles existent toutes sortes de relations et, de façon diachronique, le curriculum renvoie au fait qu’il existe une programmation des enseignements et des apprentissages selon un ordre temporel déterminé. La forme curriculaire comporte donc une configuration systémique et un critère de développement séquentiel (Forquin, 1997). Enfin, il existe une forme disciplinaire qui se définit comme « un ensemble particulier de contenus d’enseignement renvoyant à un domaine spécifique du savoir mais aussi comme une forme institutionnalisée, un mode particulier d’organisation, de structuration et de communication de ces contenus » (Forquin, 2008, p. 155). Plusieurs composantes définissent cette forme : un répertoire de savoirs savants, de contenus disponibles à un moment donné mais aussi un appareillage d’exercices, qui doivent permettre aux activités scolaires d’assurer diverses fonctions (familiarisation, entraînement, assimilation et construction d’habitus, évaluation), des finalités spécifiques qui sont dictées de l’extérieur, par exemple au niveau politique, un ensemble de pratiques typiques de motivation et d’incitation à l’étude et enfin, un corps professoral de spécialistes. La forme disciplinaire correspond à l’échelle d’étude des contenus d’enseignement où la codification didactique est la plus forte.
- 2 Les « spécimens » sont des ouvrages fournis gratuitement aux enseignants/établissements par les ma (...)
4Selon les mêmes distinctions que celles opérées par les processus de transposition didactique externe et interne (Chevallard, 1991), il est possible de distinguer la forme disciplinaire à enseigner, celle enseignée et celle réellement assimilée. Cet article se focalise sur la forme disciplinaire à enseigner. Elle nous intéresse parce qu’elle constitue un système de ressources mais aussi de contraintes pour les enseignants. En effet, au moment de leur préparation de cours, ils s’appuient sur des documents dans lesquels la forme disciplinaire à enseigner est inscrite. Elle s’inscrit dans au moins deux types de documents : les programmes officiels et les manuels. Les premiers précisent les contenus qui doivent être enseignés à chaque niveau scolaire. Ils sont souvent accompagnés par des textes introductifs ou d’accompagnement qui complètent la « simple » présentation des contenus et qui précisent les objectifs globaux de l’enseignement de la discipline, ses relations avec les autres disciplines, les méthodes d’enseignement, la façon dont les élèves doivent travailler. Ces textes sont publiés par le ministère de l’Éducation nationale et correspondent à des prescriptions « descendantes » qui fournissent aux enseignants les attentes du ministère sur la forme disciplinaire à enseigner aux élèves. La forme disciplinaire à enseigner s’inscrit aussi dans les manuels scolaires qui constituent un « outil d’actualisation des prescriptions officielles » (Lebrun & Niclot, 2009, p. 8). Les manuels sont moins prescriptifs que les programmes mais peuvent parfois s’y substituer, en France particulièrement, du fait de l’accès aisé des enseignants aux manuels par l’intermédiaire des « spécimens »2 (Lebrun & Niclot, 2009). Mais ces documents, dans lesquels une forme disciplinaire s’est déposée, cadrent l’activité enseignante. En effet, cette forme est nécessairement porteuse de logiques et de représentations qui pourraient guider l’action des enseignants et qui seraient susceptibles de conduire à des appropriations socialement inégales. Ainsi, les manuels véhiculent, par exemple, des définitions sociales de l’apprenant (Bonnéry, 2015). C’est donc au travers de ces deux types de documents que nous allons étudier l’évolution de la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner afin de mettre au jour les logiques et les représentations qu’elle véhicule.
- 3 Afin d’identifier les documents auxquels il est fait référence, nous avons choisi de leur attribuer (...)
5Nous optons pour une approche socio-historique de la forme disciplinaire. « Toutes les fois qu’on entreprend d’expliquer une chose humaine, prise à un moment déterminé du temps […] il faut commencer par remonter jusqu’à sa forme la plus primitive et la plus simple, chercher à rendre compte des caractéristiques par lesquelles elle se définit à cette période de son existence, puis faire voir comment elle s’est peu à peu développée et compliquée, comment elle est devenue ce qu’elle est au moment considéré. » (Durkheim, 2013[1912], p. 4). Nous avons fait le choix d’étudier la forme disciplinaire dans une discipline scientifique, les sciences de la vie, car peu de recherches sur les inégalités sociales de réussite y ont été menées. Cela s’explique peut-être par la pensée commune que l’héritage culturel des élèves aurait un impact moins important sur les inégales réussites que l’apprentissage de la langue, de la littérature ou des arts. Elle serait donc une discipline à l’accès plus « démocratique ». Mais, les résultats Pisa (Bret et al., 2016) ou la surreprésentation des élèves issus de classes sociales favorisées en filière scientifique (IGEN, 2015) montrent que les SVT n’échappent pas au problème des inégalités sociales de réussite scolaire. Pour aider le lecteur à se repérer dans cette histoire, nous présentons ici une description rapide de la succession des 6 programmes depuis 1958. L’arrêté du 10 octobre 1958 (Prog-583) définit les programmes de sciences naturelles de l’enseignement du second degré. Le programme de la classe de 6e n’est pas modifié jusqu’à l’arrêté du 17 mars 1977 (Prog-77). Entre ces deux programmes, en 1968, paraît une circulaire (Texte-68) qui ne modifie pas le programme mais qui délivre des instructions relatives à l’enseignement de la biologie dans les classes de 6e à l’occasion du rapprochement des filières classiques et modernes. L’arrêté du 14 novembre 1985 (Prog-86) fixe les programmes des sciences et techniques biologiques et géologiques des classes de collège. Ce programme reste valable jusqu’à la rentrée 1996 où l’arrêté du 22 novembre 1995 définit les nouveaux programmes de l’enseignement des SVT (Prog-96). À la rentrée 2005 de nouveaux programmes sont applicables en classe de 6e (Prog-2005). Ils subissent quelques aménagements et sont réécrits en partie pour être appliqués à la rentrée 2009 (Prog-2009). Les changements d’intitulés sont la conséquence d’évolutions épistémologiques (Orange & Orange, 1995 ; Orange-Ravachol & Orange, 2012) dans les sciences de référence dont la transposition dans les savoirs à enseigner joue peut-être un rôle dans la production des inégalités. Nous supposons que la forme disciplinaire a évolué et qu’elle est porteuse de logiques et de représentations susceptibles de produire passivement des inégalités (Rochex & Crinon, 2011) en supposant chez les élèves des dispositions socialement inégalement construites. Nous pouvons à présent détailler le cadre théorique mobilisé pour étudier la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner.
6Le modèle des registres de l’activité d’apprentissage scolaire (Bautier & Rayou, 2013a) permet au départ d’affiner la notion de malentendus socio-langagiers et socio-cognitifs (Bautier & Rayou, 2013b ; Bautier & Rochex, 1997). Ce modèle repose sur le postulat qu’apprendre à l’école rend nécessaire la mobilisation pertinente de différents registres. Ainsi, l’activité d’apprentissage scolaire se situe à l’intersection de trois registres qui la dépassent. Le registre cognitif correspond à l’ensemble des opérations intellectuelles que l’humanité est, et a été, capable de produire. Elles peuvent être extérieures ou non au champ scolaire et didactisées ou non. Le registre culturel se rapporte à l’ensemble des savoirs assimilés par l’humanité. Une partie de ces savoirs est sélectionnée à un moment donné pour intégrer le registre scolaire. Il est possible de distinguer dans ce registre une culture purement scolaire dont les objets sont propres à l’école (tables de multiplication, règles de grammaire) dont certains sont même inventés par l’école (Chervel, 1988) et une culture générale qui n’est pas directement enseignable mais qui manifeste une capacité à contextualiser les apprentissages scolaires. Enfin, les élèves engagent dans le travail scolaire, pour acquérir un savoir, une partie d’eux-mêmes et de leur mode de relation à autrui. Ce dernier registre est le registre identitaire symbolique. Le registre d’apprentissage scolaire correspond donc à une configuration particulière des trois registres. Mais il est possible de pousser l’analyse encore plus loin en considérant que chaque registre peut être investi selon un régime « majeur » ou selon un régime « mineur ». « Le régime majeur correspond à un régime élaboré, littératié, second alors que le régime mineur correspond à un régime spontané, contextualisé, premier » (Bautier & Rayou, 2013a, p. 32). Ainsi, les élèves doivent mobiliser et hiérarchiser les différents registres en fonction de l’activité scolaire proposée, mais, en plus, ils doivent investir ces registres selon un régime majeur. Ils doivent sur chacun des registres mobilisés adopter une attitude de secondarisation qui consiste à élaborer une signification scolaire des objets et des contenus d’apprentissage et qui passe par une reconfiguration de l’expérience première au monde. Enfin, au cours du cursus scolaire d’un élève, il existe une élévation des exigences du régime majeur de chaque registre. En effet, ce qui a été un jour exigence majeure d’apprentissage devient mineure au regard de la tâche de plus haut niveau qu’il permet de réaliser. Ce modèle permet donc de préciser à quels endroits les malentendus entre enseignants et élèves peuvent se situer. Il nous semble pouvoir constituer un outil d’analyse heuristique des évolutions de la forme disciplinaire à enseigner. Nous supposons, qu’à niveau scolaire constant, la classe de 6e, le régime majeur, à l’intérieur de chaque registre a subi, au cours du temps, des évolutions susceptibles de produire passivement des inégalités et notre projet consiste, si effectivement elles existent, à les mettre au jour. Cependant le cadre décrit ci-dessus n’apparaît pas comme suffisant pour cela. En effet, dans la mesure où nous nous situons au niveau de la forme d’une discipline scolaire particulière, il est nécessaire que nous puissions rendre compte de ses évolutions en tenant compte de la spécificité des savoirs et des pratiques de savoirs en jeu.
7Pour cela, il nous semble indispensable d’entamer un dialogue avec la didactique des SVT. Le projet de la didactique, qui s’autonomise et s’institutionnalise dans la seconde moitié du XXe siècle, consiste à se focaliser sur la nature spécifique des savoirs enseignés. La didactique constitue « la science qui étudie les phénomènes d’enseignement-apprentissage des différents savoirs disciplinaires » (Schubauer-Leoni, 2008, p. 130). Elle privilégie l’étude des phénomènes d’enseignement et d’apprentissage par l’entrée des savoirs. La didactique des sciences centre son étude sur les contenus d’enseignement scientifique en développant l’idée que les difficultés d’appropriation peuvent résulter d’obstacles épistémologiques, relatifs à la construction des concepts dans les disciplines de référence, d’obstacles épistémiques, relatifs au savoir en jeu spécifiquement, et aux obstacles didactiques, liés aux outils pédagogiques mis en œuvre (Astolfi et al., 2008).
8Une partie de notre étude de la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner porte sur la discipline en général. Pour la conduire, nous mobilisons une partie des travaux de la didactique des SVT qui travaille dans le cadre de la problématisation et qui postule que les savoirs scientifiques en classe de SVT doivent être fondés en raisons (Orange, 2012 ; Orange-Ravachol, 2012 ; Lhoste, 2014). L’analyse didactique dans ces travaux fait appel à un cadrage épistémologique fort permettant d’élucider les conditions de possibilité d’appropriation par les élèves de concepts biologiques et géologiques (Lhoste, 2017). Il s’agit en particulier de repérer dans la forme disciplinaire à enseigner ce qui peut faire obstacle (Astolfi & Peterfalvi, 1993 ; Bachelard, 1993) aux apprentissages. L’autre partie de l’étude présentée ici porte plus spécifiquement sur un contenu de savoir particulier, la reproduction des végétaux. Des travaux se sont intéressés plus particulièrement aux difficultés constitutives des savoirs en jeu que les élèves rencontrent dans l’appropriation de connaissances dans le champ de la physiologie végétale (Boyer, 2000 ; Rumelhard, 1985). Ces travaux nous donnent des repères pour interpréter les difficultés potentielles rencontrées par les élèves à propos de ce domaine particulier de savoirs.
9À la fin de la présentation des cadres auxquels nous souscrivons pour mener notre analyse il est possible de formuler notre hypothèse principale de la façon suivante. Nous analysons les évolutions du régime majeur de la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner en classe de 6e depuis 1958 en tenant compte des spécificités de la discipline, car nous supposons que ces évolutions, mises en relation avec l’évolution des publics scolaires pendant la même période, sont susceptibles d’éclairer les difficultés d’apprentissage rencontrées par les élèves et plus particulièrement par les élèves qui sont les plus éloignés de la culture scolaire.
10Nous avons choisi de centrer notre étude en classe de 6e car c’est la première année que les SVT apparaissent alors comme une matière d’enseignement, distincte des autres sciences. De plus, le passage du CM2 à la 6e est marqué par une augmentation des exigences liées au changement de cycle (Bautier & Rayou, 2013a ; Bonnéry, 2007) qui peut s’interpréter comme une volonté institutionnelle que les élèves entrent davantage dans les spécificités disciplinaires.
11La période d’étude s’étend des programmes de 1958 à ceux de 2009. Cet empan temporel nous paraît, d’une part, suffisant pour rendre compte des évolutions de la forme disciplinaire et, d’autre part, il couvre une période pendant laquelle les caractéristiques sociales des élèves scolarisés en classe de 6e se sont profondément modifiées. Cette période correspond à la massification de la fréquentation de la classe de 6e qui a vu sa généralisation avec la mise en œuvre de la réforme Haby et la promulgation du collège unique en 1975.
- 4 École supérieure du professorat et de l’éducation.
12Comme explicité supra, nous avons analysé la forme disciplinaire à enseigner à travers l’étude de deux types de documents : des manuels scolaires et les programmes d’enseignement. Notre corpus est constitué des programmes de sixième de 1958 à 2009, de 11 textes d’accompagnement et des introductions ou des textes associés. Il comprend aussi 32 manuels scolaires de 6e. Leur sélection ne s’est pas réalisée sur des critères clairement déterminés mais ce sont des ouvrages auxquels nous avions facilement accès. Nous possédions, grâce à un héritage familial, une collection de manuels assez fournie sur la période allant de 1958 à 1980. Ces manuels ont été acquis par le système des « spécimens » par une enseignante en exercice à cette période. Nous possédions aussi une collection personnelle de manuels acquis, par le même système, au cours de notre période de formation et d’exercice professionnel c’est-à-dire depuis 2003. Il nous manquait des manuels sur la période allant de 1980 à 2004 auxquels nous avons pu accéder à la bibliothèque de l’ESPE4 de Paris. Nous n’avons pas fait de recherches supplémentaires considérant que le nombre de manuels était suffisant pour essayer de déterminer les traits communs de la forme disciplinaire des SVT. Une fois les programmes et les manuels parcourus de façon exploratoire, il nous a semblé difficile, et inutile dans le cadre de notre recherche, de réaliser une étude longitudinale approfondie de l’ensemble des manuels. En effet, les programmes ayant évolué, il était difficile de pouvoir repérer, dans l’ensemble des manuels, l’évolution de tous les points du programme car certains n’ont existé qu’en 1958 et d’autres qu’à partir de 1995. Aussi, nous avons fait le choix de nous concentrer sur un point du programme qui concerne la reproduction des plantes à fleurs et plus particulièrement la transformation de la fleur en fruit, liée à la fécondation, le seul qu’il est possible de retrouver dans tous les programmes édités depuis 1958. Nous avons aussi étudié les introductions et les présentations des manuels qui précisent parfois « les intentions ou les choix didactiques des auteurs des manuels » qui se veulent souvent « en conformité avec les programmes officiels » (Niclot, 2009, p. 137). La liste des programmes, textes et manuels analysés est donnée en annexe.
13L’analyse est qualitative. Elle a été réalisée en deux temps. Dans un premier temps, nous avons analysé les programmes et les textes associés pour construire les grandes tendances évolutives des régimes majeurs des différents registres de la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner en classe de 6e. Elle a été complétée par une analyse des introductions et des pages consacrées aux plantes à fleurs et à leur reproduction dans les manuels. Notre démarche a consisté à découper notre échantillon de façon à regrouper les manuels en fonction des programmes à l’œuvre au moment de leur édition. À l’intérieur de chaque sous-groupe, nous avons tâché de repérer des éléments communs en ce qui concerne plusieurs indicateurs présentés dans le tableau 1. Cela nous a permis de compléter l’analyse des évolutions de la forme disciplinaire et parfois d’illustrer certaines évolutions repérées dans les programmes. Le tableau 1 résume les indicateurs construits a priori. Selon les registres et les documents étudiés, ils ne se sont pas tous révélés opérants. Par exemple, dans les pages des manuels consacrées aux plantes à fleurs, il a été difficile d’identifier des éléments permettant de caractériser le registre identitaire-symbolique. C’est davantage dans les introductions ou les textes prescriptifs que cela a été possible.
Tableau 1 : critères d’analyse des programmes et des manuels en fonction des registres
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Registre culturel |
Registre identitaire symbolique |
Registre cognitif |
| Programmes |
- Types de savoirs
- Place de la culture générale
- Place des compétences |
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- Types d’opérations de pensée sollicitées |
| Textes associés aux programmes |
- Visée éducative du programme
- Relation avec les autres disciplines
- Place des compétences |
- Qualités des apprenants mises en avant |
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| Introduction des manuels |
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- Type d’apprenant attendu |
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| Pages consacrées aux plantes à fleurs dans les manuels |
- Liens avec les problèmes de société
- Niveau de conceptualisation
- Relation avec les autres disciplines
- Place des compétences |
- Modes de sollicitation des élèves |
- Types d’opérations de pensée sollicitées
- Types de savoirs transmis (propositionnel/explicatif)
- Relations entre les éléments spécifiques et génériques |
14Nous choisissons de présenter successivement les évolutions du régime majeur de chaque registre de la forme disciplinaire. La caractérisation séparée de chaque registre ne doit pas faire oublier que, dans les situations d’enseignement potentiellement produites à partir de la forme disciplinaire à enseigner, les différents registres sont mobilisés et sollicités de façon concomitante.
15La curiosité est une qualité à laquelle les manuels et les programmes font référence pendant toute la période d’étude de cette recherche (cf. 3.1.). Cependant, au cours du temps, cette curiosité que l’enseignement devait susciter devient une qualité « naturelle » qui devrait être présente chez tous les élèves. Dans les premiers ouvrages du corpus, la curiosité n’est pas inhérente aux élèves. Ce sont les documents ou le travail réalisé en classe qui doivent permettre de l’éveiller. Elle est par ailleurs centrée sur la nature.
I-58-2 (1959) « […] certains documents peuvent éveiller sa curiosité » « si ce livre apportait sa part aux efforts faits pour éveiller, chez nos élèves le désir de regarder d’un peu plus près les merveilles du monde animal et végétal ».
I-58-4 (1960) « ? Un point d’interrogation ! Vous avez interrogé ce livre […] Ce livre à son tour vous interrogera ».
I-58-8 (1967) « La méthode active excite la curiosité des élèves, la curiosité de connaître et de comprendre mais également et souvent la volonté d’agir ».
16Cette curiosité guidée, suscitée par l’enseignement reste de mise dans les manuels correspondant au programme de 1977. Cependant elle s’étend et ne se restreint plus à une curiosité concernant la nature ou le programme de l’année de sixième.
I-77-4 (1977) « Notre désir est de vous apprendre à être curieux de tout ».
I-77-6 (1981) « C’est un choix heureux qui ouvre la curiosité de l’enfant et dont il n’a pas toujours songé à percer le mystère ».
I-77-5 (1981) « Ouvrez ce livre sans attendre, nous souhaitons qu’il vous apporte joie de la découverte et plaisir de comprendre ».
17À partir des années 1980, cette curiosité commence à ne plus devoir être suscitée mais à faire partie intégrante de l’apprenant. Les élèves arrivent en classe en se posant des questions sans même qu’il soit nécessaire de les susciter.
Prog-1986 « Les qualités d’imagination, l’esprit de création seront cultivés… ».
I-86-2 (1986) « Ce livre va vous aider à trouver les réponses ».
I-96-1 (1996) « Partant de l’intérêt et de la curiosité de l’élève ».
I-05-2 (2005) « Curiosité et rigueur te seront nécessaires pour découvrir et comprendre tout ce que recèle ton environnement ».
18Au début de la période d’étude, la curiosité ne constitue pas une qualité attendue. La documentation des manuels et l’enseignement doivent la susciter, l’éveiller et parfois peuvent l’exciter. Mais à partir des années 1980, cette curiosité est véhiculée comme une qualité possédée « naturellement » par les élèves ou requise avant même le début de l’enseignement. D’une part la curiosité est une disposition qui se construit socialement par des interactions autour d’objets avec les parents, la famille. Les questionnements développés dans certaines familles sont plus en phase avec ceux attendus par l’école. D’autre part, sur le plan scientifique, les questions ne vont pas de soi, elles sont construites. « Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. » (Bachelard, 1993 p. 16). Ainsi, la curiosité n’est pas une condition suffisante pour se poser des questions scientifiques. Pour ces raisons, certains élèves risquent alors de passer à côté des apprentissages.
19Une deuxième modification de la façon dont les apprenants sont envisagés concerne l’autonomie. Les élèves doivent être de plus en plus autonomes, voire même ils vont pouvoir apprendre seuls (Durler, 2015).
20Cette évolution est perceptible quand on s’intéresse au destinataire idéal du manuel. Au début de la période d’étude, le manuel est un outil pour la classe qui ne peut pas remplacer le travail de l’enseignant.
I-58-2 (1959) « Éviter de nous [concepteurs de l’ouvrage] substituer au professeur dont rien ne saurait remplacer la présence ».
I-58-6 (1964) « Le livre n’a pas à se substituer au professeur. C’est à celui-ci de poser les questions… ».
I-58-6 (1964) « Chaque chapitre [du manuel] résume et complète le travail d’une quinzaine et correspond en principe à deux séances de travaux pratiques ».
21Mais au début des années 1980, le manuel devient aussi, puis surtout, un outil à destination de l’élève. Les introductions peuvent s’adresser « aux utilisateurs du manuel » c’est-à-dire aux enseignants et aux élèves. L’introduction peut être commune mais avec plusieurs destinataires (I-77-4 [1977]) ou bien il peut y avoir deux introductions distinctes : une destinée aux enseignants et une autre aux élèves (I-77-6 [1981]). Mais dans d’autres manuels, l’introduction ne s’adresse plus qu’aux élèves.
I-77-7 (1981) « Que contient votre livre ? ».
I-77-3 (1977) « Ce livre est d’abord pour vous un instrument de travail » « Comment se présente votre livre ? ».
22Cette tendance se généralise par la suite.
I-86-3 (1986) « Ce livre est écrit pour vous ».
I-96-4 (1996) « Découvrez votre livre ».
I-05-1 (2005) « À la découverte de votre manuel ».
I-05-3 (2005) « Le manuel un outil de travail à votre service ».
23Si le manuel devient un outil de travail destiné aux élèves c’est aussi parce que c’est à eux de construire le savoir. Si quelques manuels de la seconde moitié de notre période d’étude font encore référence aux enseignants (I-86-2 [1986], I-05-3 [2005]), la grande majorité d’entre eux ne le font plus. En outre, les manuels deviennent un outil qui devrait permettre d’apprendre seul comme explicitement formulé parfois :
I-96-1 (1986) « Dans le manuel des résumés intitulés “J’ai découvert” ».
I-96-2 (1996) « Ce manuel […] pour vous aider à mieux découvrir cette discipline et pour faciliter votre travail ».
I-05-2 (2005) « Toutes ces notions, tu vas les découvrir par toi-même […], pour découvrir et comprendre tout ce que recèle ton environnement ».
I-09-3 (2009) « J’ai découvert, je retiens l’essentiel, je retiens par l’image ».
24L’analyse des introductions de manuels permet de montrer une seconde évolution de la façon dont l’apprenant est envisagé. Au début de la période d’étude il est guidé par l’enseignant qui jouerait un rôle essentiel dans les apprentissages.
Texte-55 « Le but de l’enseignement est de lui faire comprendre le monde où il vit et qu’il ne sait pas voir par lui-même ».
25Si au début les enseignants sont explicitement nommés dans les introductions ce n’est plus le cas par la suite. Les introductions ne mentionnent plus que les élèves comme si l’apprenant pouvait apprendre de façon autonome voire même indépendamment de son enseignant (Lahire, 2001). Il n’aurait qu’à se saisir des outils qu’il peut trouver dans le manuel.
26Cette évolution nous semble susceptible de pouvoir être à l’origine de phénomènes de différenciation passive. En effet, si l’autonomie est supposée acquise et que l’école ne participe pas à essayer de la construire, les élèves, dont les modes de socialisation familiale auront déjà permis de la construire, seront avantagés pour s’organiser et travailler.
27Une autre évolution concerne l’augmentation de l’exigence de circulation des objets de l’intérieur de la classe vers l’extérieur et inversement. Cela exige de l’apprenant un processus de secondarisation. Tout d’abord, il doit être capable de mobiliser cette forme disciplinaire en dehors de l’école. Dans les manuels correspondant aux programmes de 1958 et dans ces programmes, il n’est fait référence à l’élève en dehors de la classe qu’une seule fois. Il faut remarquer que c’est dans un ouvrage dont la date d’édition est 1972, soit assez tardivement et peu avant que ce phénomène prenne plus d’ampleur.
I-58-9 (1972) « L’enfant est désemparé si après la classe, il ne peut s’appuyer sur un ouvrage fait pour lui ».
28Il est intéressant de noter que l’élève est ici considéré comme « désemparé » et devant trouver un soutien dans son manuel pour s’y retrouver. Dans les années qui suivent, l’élève ne semble plus vraiment « désemparé », il devient tout à fait normal que l’identité « élève » des enfants ne s’arrête pas à la sortie de la classe en particulier par la généralisation du travail en dehors de la classe.
I-77-5 (1981) et I-86-1(1986) « Un livre pour le travail en dehors de la classe » « pour préparer ou pour compléter ».
I-86-3 (1986) « Ce livre est un outil de travail attrayant dont vous userez au collège ou à la maison, avant, pendant ou après la leçon ».
I-96-1 (1996) « Aussi bien dans le cadre de la classe qu’en dehors du collège ».
29L’apprenant idéal est alors pensé comme capable de faire circuler les objets de savoirs entre des espaces de socialisation différents et d’opérer sur eux un processus de secondarisation. La forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner en classe de 6e du début de la période d’étude mobiliserait ou solliciterait donc un élève chez qui la curiosité́ doit être suscitée, qui a besoin de son professeur pour travailler et apprendre et dont l’activité en dehors de la classe n’est pas réellement pensée. Puis, au fur et à mesure, la forme disciplinaire n’a plus besoin de susciter la curiosité des élèves dans la mesure où ils sont censés la posséder « naturellement ». La place de l’enseignant s’effacerait peu à peu au profit d’un élève autonome dans ses apprentissages dont l’activité en dehors de la classe est supposée en continuité à celle attendue à l’école. La frontière entre ce qui se produit dans la classe et en dehors s’assouplit (Rayou, 2015).
30À présent, nous nous intéressons aux évolutions du registre culturel de la forme disciplinaire.
31Le programme de 1958 comprend trois parties : le corps humain, les vertébrés et les plantes à fleurs. Les études morphologiques y sont majoritaires et organisées sous la forme d’une succession de monographies. Peu à peu, au cours des années 1960, les longues monographies et les études morphologiques s’effacent pour laisser place, sans changer le programme, à une nouvelle organisation. Elle est explicitée par la circulaire de 1968.
Texte-1968 « Les programmes actuels de la classe de 6e comportent trois termes : organisation, milieu, biologie. Dans cette trilogie, les études biologiques doivent devenir prioritaires […] la connaissance de l’organisation trouve sa place naturelle comme support d’une biologie ».
32Les programmes de 1977 affirment la tendance apparue officiellement en 1968. « Le programme n’a pas besoin d’être énumératif, précis et détaillé. Celui-ci doit seulement engager les maîtres à l’étude répétée des comportements et des manifestations des fonctions caractéristiques de la vie à travers une suffisante variété d’exemples. Ainsi, se dégageront tout naturellement l’unité fondamentale du monde vivant et l’interdépendance des êtres ». Dans le manuel 77-1 (77), la fonction de reproduction est étudiée en alternant d’une page à l’autre celle qui concerne les animaux et celle qui concerne les végétaux. Cette alternance qui n’est plus retrouvée par la suite pourrait être difficile pour les élèves qui ont souvent des difficultés à envisager les végétaux comme des êtres vivants ayant des spécificités en ce qui concerne leur nutrition ou leur reproduction (Boyer, 2000 ; Rhumelard, 1985). En outre, il y aurait des façons « naturelles » de construire le savoir, ce qui est absolument réfuté (Astolfi, 2008 ; Bachelard, 1993).
33Dans les programmes suivants, en 1986, l’objectif principal est de « dégager l’unité fonctionnelle de la diversité des modalités d’accomplissement des fonctions et des types d’organisation » (Prog-86). Les études se réalisent au niveau de l’organisme, des organes mais est aussi introduite une première approche de la cellule. Ces différentes échelles d’étude laissent poindre l’idée d’une mise en relation des différents niveaux d’étude mais ce n’est pas encore tout à fait explicite. Les différentes parties du programme sont en relation avec les grandes fonctions biologiques. À partir de 1996, les fonctions ne sont plus simplement étudiées pour elles-mêmes, mais elles sont liées à un questionnement sur les relations entre les êtres vivants et le milieu que l’action de l’Homme peut influencer. La discipline d’enseignement prend le nom de SVT.
Prog-96 « L’étude des fonctions n’est pas l’objectif de la classe de sixième. Cependant, les sujets traités mettent en jeu des notions relatives à la reproduction et à la nutrition […], lorsqu’elles sont utiles à la résolution du problème posé, on s’assure de leur acquisition par tous les élèves, on les complète selon les besoins ».
34Cette tendance se poursuit dans les programmes de 2005 et de 2009.
Prog-2005 « Le programme de la classe de sixième permet d’identifier les composantes essentielles de l’environnement proche et d’en comprendre deux aspects : le peuplement des milieux ; la production et le recyclage de la matière. Ces bases scientifiques permettent d’analyser certaines applications biotechnologiques et de mettre en évidence l’intervention de l’Homme sur son environnement pour satisfaire ses besoins alimentaires ».
35Cela se traduit, dans les manuels, par l’apparition de problèmes et de questions que les élèves doivent résoudre.
36Si on se concentre sur les pages des manuels spécifiques aux plantes à fleurs, ce qui est frappant c’est la diminution du nombre de pages qui y sont consacrées alors même que les questionnements à leur propos sont plus complexes.
96-1 (1996) « Quelles stratégies de reproduction utilisent animaux et végétaux pour assurer le peuplement du milieu ? ».
2005-2 (2005) « Comment les fruits et les graines sont-ils formés pour assurer le peuplement du milieu ? ».
2009-3 (2009) « Comment les végétaux peuplent-ils un nouveau milieu de vie ? ».
37Dans le manuel 58-5 (1961) on trouve 9 monographies de plantes différentes. Dans le manuel 58-6 (1964), 10 pages sont consacrées à l’organisation des fleurs et des fruits autour de 14 exemples de plantes. La transformation de la fleur en fruit n’est pas directement pensée en lien avec la reproduction sexuée, les explications sur ce lien sont consécutives aux descriptions des structures. Parallèlement au nombre de pages le nombre d’exemples diminue. Dans le manuel 96-4 (1996) l’organisation des fleurs et des fruits est réduite à une seule page autour d’un seul exemple, le genêt. De même, dans le manuel 2009-3 (2009), le seul exemple du coquelicot occupe deux pages dans lesquelles sont traitées la structure des fleurs et des fruits et les conditions nécessaires à la transformation des fleurs en fruits. Or, le travail sur les difficultés de conceptualisation de la reproduction végétale montre que les élèves envisagent les fleurs, fruits et graines sous leurs aspects quotidiens et que ce n’est « qu’à partir de nombreux cas particuliers […] que s’instaure la rupture qui permet de passer du concept quotidien vers un concept plus scientifique » (Boyer, 2000, p. 168). Si cette difficulté est valable pour tous les élèves, elle est certainement plus présente chez les élèves qui ne peuvent s’appuyer que sur les ressources fournies par l’école pour changer de conception.
38Les sciences scolaires font une place de plus en plus importante au rôle de l’Homme sur son environnement et sa santé.
39Cette préoccupation apparaît assez tôt dans les textes et les programmes. La circulaire de 1968 précise les buts de l’enseignement de la biologie en sixième.
Texte-68 « Il convient […] “d’ouvrir l’enseignement sur le monde”, de montrer que tout problème de la Vie est un problème complexe vers les domaines les plus divers et particulièrement les problèmes humains, que la recherche de sa solution exige une “culture »’’ ».
40Jusque dans les programmes de 1986, cette dimension des sciences de la vie est inscrite dans les programmes mais doit se réaliser « par touches successives » (Prog-1977) et repose en premier lieu sur « l’acquisition d’un ensemble de connaissances scientifiques indispensables à la compréhension du monde contemporain » (prog-1986). En 1977, cette dimension apparaît de façon explicite dans la dernière partie des programmes de sixième : « la place de l’Homme dans la nature, respect de l’homme par lui-même : les dangers du tabac et de l’alcool ». Dans les manuels, les derniers chapitres traitent explicitement de ces contenus comme en témoignent les titres des différentes sections du dernier chapitre du manuel 75-6 (1981) : « L’Homme commet des erreurs ; L’Homme détruit ; L’Homme pollue ; L’Homme tente de réparer ». Dans les manuels liés aux programmes de 1986, cette dimension apparaît un peu moins au profit d’applications technologiques de la connaissance scientifique comme par exemple dans le manuel 86-2 avec l’aquaculture du saumon ou la culture de la batavia. L’hésitation entre la lutte pour le maintien de la biodiversité ou la mise en avant des applications technologiques ne dure pas. Dans les programmes de 1996, un des objectifs de l’enseignement des SVT est « d’adopter une attitude ouverte et critique vis-à-vis des images et des informations, sur le monde naturel et sur les sciences, apportées par les médias ». Cela se traduit dans les manuels par la publication de pages avec un nouvel objectif. « L’apprenant idéal » ne va pas seulement pouvoir s’appuyer sur le manuel pour réviser, il va pouvoir (devoir) prolonger le travail en classe de façon à développer ou enrichir sa culture générale. En effet, dans tous les ouvrages à partir de 2005, on trouve des pages d’un genre nouveau. Elles sont diversement intitulées : « Envie de sciences » (2005-1), « Le petit chercheur » (2005-2), « Le coin des curieux » (2005-3/2009-1/2009-2) ou encore « Les ateliers du chapitre » (2005-4). On y trouve des éléments pouvant intervenir dans les éducations à la santé et au développement durable, par exemple le problème des allergies liées à la prolifération de l’ambroisie (2005-3) ou les conséquences de la disparition de l’insecte pollinisateur de la fleur de vanille sur l’économie de l’île de la Réunion (2009-3).
41Tout d’abord, cette anthropisation de la forme disciplinaire véhicule des valeurs et des problèmes de société dont les élèves sont censés se saisir. Cette porosité s’accompagne d’une augmentation des exigences face à laquelle les élèves les plus en difficulté ne savent généralement pas faire face si on ne leur apprend pas (Bautier & Rayou, 2013b). En effet, seuls, ils ne comprennent pas qu’il est nécessaire de porter sur ces objets du monde un regard secondarisé s’appuyant sur les principes de la discipline (Carette & Rey, 2010). En effet, « l’anthropisation et le flou des problèmes d’éducation à sont propices à la dédisciplinarisation et au rabat sur la pensée commune et les comportements communs » (Orange-Ravachol, 2014, p. 12). Ainsi, alors que l’introduction de tels sujets est évidemment essentielle et qu’elle augmente la nécessité de les travailler selon une orientation scientifique, et d’autant plus pour les élèves qui n’ont que l’école pour cela, l’orientation centrée sur l’homme semble souvent peu articulée avec l’orientation scientifique laissant ainsi les élèves dans la pensée commune (ibid.).
42Par ailleurs, l’analyse des programmes et des manuels permet de mettre en évidence deux évolutions majeures du registre culturel de la forme disciplinaire des sciences de la vie à enseigner. En premier lieu, les savoirs sont moins descriptifs et plus en lien avec des problèmes explicatifs. En second lieu, les savoirs ne seraient pas une fin en soi. La culture scientifique devrait jouer un rôle dans les affaires humaines. Il est attendu des élèves qu’ils fassent circuler les savoirs et que, dans des situations qui ne font pas explicitement ou directement référence aux disciplines scolaires, ils soient capables de les inférer. Nous pouvons l’interpréter globalement comme une complexification des savoirs en jeu (Demounem & Astolfi, 1996) qui va nécessiter de faire appel différemment au registre cognitif.
- 5 Épistémologie dans laquelle « l’activité scientifique, activité intellectuelle et cognitive, est u (...)
43L’étude des programmes rend compte d’une volonté de modifier les exigences cognitives associées aux savoirs en jeu dans la discipline. Au début de notre période d’étude, la méthode d’enseignement de la (re)découverte est mise en avant par l’inspection car « faire appel uniquement […] à la mémoire verbale […] c’est réduire à zéro la valeur éducative des sciences naturelles […]. Il faut prendre la résolution de ne pas faire apprendre par cœur les sciences naturelles. Il faut se décider à les comprendre […] » (Texte-52 p. 34). Cet appel n’est pas suivi immédiatement d’une modification des programmes, mais à partir de 1968 et dans les années suivantes, les programmes tendent à prôner, sous certains aspects, une épistémologie rationaliste voire même problématologique5.
Texte-1968 « La démarche pédagogique générale des disciplines expérimentales comporte plusieurs étapes : […] un raisonnement, qui intègre les divers paramètres, fait apparaître le problème et permet de le poser avec précision ».
Prog-86 « Le développement de la pensée logique fait comprendre aux élèves. […] Ils raisonnent et formulent les problèmes. […] Priorité est donnée à l’explication de phénomènes biologiques […] démarche explicative ».
Prog-96 « [Les élèves ont] appris à s’informer, à raisonner ».
Prog-2005 « Expliquer les manifestations les plus courantes […] attitude raisonnée […] Il s’agit d’expliquer le réel ».
44Mais si on souhaite que les élèves développent des savoirs scientifiques raisonnés, il est nécessaire de leur faire travailler des problèmes explicatifs. C’est en effet dans le travail du problème et dans sa construction que les nécessités prennent forme par la mise en tension entre un registre empirique construit et un registre des modèles dans des registres explicatifs spécifiques des disciplines concernées (Orange, 2012).
45Or, l’étude des programmes montre que l’observation y conserve une place prépondérante sans nécessaire mise en relation avec des problèmes explicatifs.
Texte 1968 « Donner l’occasion de révéler leurs aptitudes en vue d’une observation exacte ».
Prog-77 « […] les amener progressivement à l’observation attentive […] Esprit d’observation ».
Prog-85 « Tout en restant résolument appuyé sur l’expérimentation et l’observation ».
Prog-1996 « Un accent particulier est porté dans cette classe sur l’observation au service de la démarche scientifique ».
Prog-2004 et Prog-2009 « Démarche d’investigation fondée sur l’observation de phénomènes perceptibles à différentes échelles d’organisation ».
46L’apparition de la démarche d’investigation scientifique (présentée dans les documents d’accompagnement de 2002 selon un canevas en 5 étapes) ne garantit pas la possibilité pour les élèves de produire des idées explicatives, ni d’inscrire l’activité des élèves en termes de problématisation, ce qui n’est pas sans poser des difficultés aux enseignants (Grangeat, 2011 ; Marlot & Morge, 2016).
47Dans les pages des manuels les plus récents, si le problème de la transformation de la fleur en fruit est annoncé et censé avoir un usage motivationnel, celui-ci n’est pas construit en termes de reproduction sexuée ou de perpétuation de l’espèce du point de vue évolutif. L’observation des photos du passage de la fleur au fruit chez une seule espèce et l’étude d’expériences dans lesquelles le pollen peut ou ne peut pas atteindre le pistil sont les seuls éléments proposés. La non construction du problème aboutirait à la formulation de textes de savoirs propositionnels (Astolfi, 2008), focalisés sur les solutions.
48La survalorisation de l’observation dans les programmes et dans les manuels explique certainement en partie pourquoi l’épistémologie pratique des enseignants (Sensevy & Mercier, 2007) est fortement empreinte d’empirisme et d’inductivisme. Or, ce tropisme empiriste associé à une conception du problème réduite à ses aspects motivationnels a pour conséquence le propositionnalisme du savoir scolaire (Lhoste, 2017) qui a été dénoncé dès la création de la didactique des sciences (Astolfi et al.,1978). Ce propositionnalisme ne permettrait pas aux élèves d’accéder à la saveur des savoirs (Astolfi, 2008) car il ne fournirait pas aux élèves des éléments leur permettant de changer de conceptions, de quitter celles qu’ils possédaient mais qui étaient de l’ordre de l’opinion pour accéder à un savoir scientifique fondé en raison. Il est probable que ces difficultés soient plus prégnantes chez les élèves qui ne peuvent réaliser ces changements conceptuels qu’à l’aide de ce qui est enseigné à l’école.
- 6 Ce qui signifie appréhender les interdépendances entre les différentes échelles d’étude.
49L’analyse des manuels et des textes officiels permet de mettre au jour des transformations du régime majeur des registres de la forme disciplinaire à enseigner des sciences de la vie. En ce qui concerne les savoirs à enseigner, il y a passage d’une entrée par la structure qui évolue vers celle des fonctions pour arriver à celle de niveau d’organisation multiscalaire6 et d’écologie. On passe donc d’une approche analytique et naturaliste à une approche systémique et qui va fonctionner par concepts organisateurs, ce qui engage l’élève selon des visées plus compréhensives et explicatives des phénomènes. Cette volonté nous paraît essentielle dans un monde où la science occupe une place importante et où il est primordial que chacun sache faire la distinction entre croyances, opinions et savoirs. Mais certaines évolutions concomitantes nous semblent pouvoir limiter l’accès à ces savoirs, en particulier pour les élèves qui ne peuvent s’appuyer que sur ce que l’école leur fournit. En effet, l’étude des manuels et des textes officiels montre que l’apprenant idéal de SVT, attendu en classe de 6e, est déjà autonome, capable de construire seul les savoirs et enfin, capable de les faire circuler entre l’intérieur et l’extérieur de l’école. Or, ces qualités et ces capacités sont socialement marquées. Ainsi, si l’école ne participe pas à leur développement et les considère comme un déjà-là, les élèves qui ne les auront pas acquises dans leur famille ou dans leur scolarité antérieure, risquent de ne pas pouvoir accéder à la spécificité des savoirs scientifiques. Mais nos résultats montrent aussi que la forme disciplinaire des sciences de la vie véhicule et mobilise, dans le même temps, une épistémologie fortement empreinte d’empirisme et d’inductivisme qui limite les possibilités d’accès à des savoirs raisonnés et donc à des savoirs permettant de développer une pensée critique argumentée permettant de s’arracher à la pensée commune même si, simultanément, les instructions officielles proposent d’organiser l’enseignement sous la forme d’une enquête susceptible de permettre aux élèves de reconstruire les problèmes scientifiques en jeu. Ces transformations de la forme disciplinaire concourent à ne pas fournir aux élèves les moyens de réaliser des sauts cognitifs toujours plus importants. Les élèves les moins armés pour faire face à ces exigences seront les plus pénalisés. Ainsi, en donnant moins pour que les élèves expliquent davantage la forme disciplinaire à enseigner nous paraît pouvoir participer passivement aux processus de différenciation.
50L’analyse présentée dans cet article constitue une tentative de trouver un espace de problématisation commun à la didactique et à la sociologie autour des apprentissages différenciés des élèves. La diffusion des résultats de cette analyse en formation des enseignants pourrait leur permettre de se rendre compte de logiques et de représentations – véhiculées dans les outils sur lesquels ils s’appuient pour produire leur cours. Ces dernières sont susceptibles de peser sur leur activité au risque de les conduire à proposer des situations d’enseignement-apprentissage pouvant conduire à des apprentissages inégaux. Évidemment, la question des processus pouvant conduire à des apprentissages inégaux n’est pas épuisée. Certaines dimensions de la forme disciplinaire à enseigner comme l’élévation des exigences littératiées et leurs effets potentiels sur les inégalités n’ont pas été présentées ici. En outre, l’analyse ne se situe qu’au niveau du curriculum formel. Il faudrait compléter le travail par une analyse de la forme disciplinaire effectivement enseignée, voire appropriée.
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