1Pour que les connaissances gardent leur efficacité et intérêt, l’école doit changer son rapport au savoir (Giordan & De Vecchi, 1987) surtout face à des situations problématiques incertaines où l’école doit développer chez les élèves des compétences citoyennes : « pouvoir décider ensemble d’un avenir commun, débattre en public, instruire des situations, choisir dans l’incertitude et la prospective, agir collectivement et individuellement pour concrétiser les choix, coopérer et résoudre des conflits selon les principes démocratiques, etc. » (Fierz & Hertig, 2008, p. 19).
2Ainsi, les sciences occupent de plus en plus une place de choix dans les sociétés modernes par les transformations civilisationnelles qu’elles entraînent du fait de la mondialisation. Elles deviennent un véritable pouvoir qui doit être contrôlé par un contre-pouvoir social qui lui éviterait le dérapage vers une consommation aveugle du progrès scientifique.
3De ce fait, l’enseignement scientifique acquiert des enjeux sociaux (Fabre, 2014) surtout lorsqu’il s’intéresse aux thèmes qui véhiculent des incertitudes et des risques, comme l’éducation à la santé en rapport avec la consommation des psychotropes et les risques d’addiction. Cette éducation devrait être une promotion de la santé sollicitant une approche systémique complexe conformément aux visées de l’organisation mondiale de la santé (OMS). A contrario, les manuels scolaires en Tunisie envisagent l’éducation à la santé selon une conception biomédicale et une pédagogie centrée sur les risques et les interdits et non pas sur l’argumentation (Mouelhi, 2015). Sous ce rapport et à l’occasion de notre recherche s’inscrivant dans le cadre d’une didactique curriculaire articulée à une didactique des questions socialement vives, nous étudions si les élèves avaient cette conception biomédicale de l’éducation à la santé.
4Par ailleurs, l’addiction aux psychotropes représente actuellement une des pathologies, qui envahit toutes les sociétés du monde et qui n’épargne aucune tranche d’âge, notamment les jeunes. Son importance sociale devient prégnante ce qui nous permet de la classer parmi les Questions socialement vives (QSV) du fait qu’elles relèvent de contenus d’enseignement-apprentissage sujets de controverses non seulement scientifiques, mais aussi médiatiques scolaires et sociales (Legardez & Simonneaux, 2006). Le tabac, dont l’image sociale est dégradée et ses méfaits stigmatisés par les jeunes au profit d’une normalisation du cannabis, en est un exemple. De même, l’alcool considéré comme anodin, festif et convivial, occupe une place centrale dans la sociabilité parentale et juvénile banalisant ainsi sa nocivité et marginalisant les non-initiés. Par souci de perte de contrôle en rapport avec ces produits, les jeunes demandent des repères et des techniques d’autorégulation. À cet égard, la prévention devrait être multifactorielle sollicitant, entre autres, l’accessibilité aux produits, sa représentation sociale et la mise en place de pratiques professionnelles basées sur l’accompagnement thérapeutique et non thérapeutique pour réduire les risques (Obradovic, 2017). Dans ce sens, nous nous centrons sur l’étude de l’accompagnement non thérapeutique des jeunes, mais via le débat socio-scientifique argumenté. Ce débat met en jeu l’intercompréhension, ce qui demande une approche communicationnelle socio-scientifique intersubjective où peuvent participer toutes les parties (Legardez & Simonneaux, 2006). Cet état des lieux nous permet de poser deux questions principales de recherche, qui vont orienter notre problématique, l’éducation à l’usage des psychotropes dans le milieu scolaire tunisien :
- Quelles conceptions de la nature des sciences en santé, les élèves ont-ils en rapport avec l’addiction aux psychotropes après un enseignement classique ?
- Comment ces conceptions peuvent-elles évoluer suite à un débat socio-scientifique argumenté ?
5Deux hypothèses principales sont retenues :
- La conception de la nature des sciences en santé des élèves en rapport avec l’addiction aux psychotropes serait une conception déterministe biomédicale en continuité avec celle des manuels ;
- Après un débat socio-scientifique argumenté, la conception déterministe des élèves évoluerait vers une conception socio-scientifique argumentée.
6Pour répondre aux questions de recherche et vérifier les hypothèses correspondantes, des rappels théoriques ont permis d’établir le dispositif expérimental et la méthodologie d’analyse de ce dispositif. Ces rappels concernent la question de l’addiction aux psychotropes et son appartenance aux questions socialement vives, les conceptions inhérentes et le dispositif du débat socio-scientifique à mettre en jeu.
7Parmi les addictions, la question de la toxicomanie constitue une préoccupation de premier plan pour l’OMS. De plus, elle n’admet pas, jusque-là, une solution unique (OMS, 2016). Cette toxicomanie implique des drogues variées dont la classification est déjà très controversée dans la sphère des scientifiques.
8La classification des drogues, d’après Nutt, King et Phillips (2010), a été approuvée par Van Amsterdam et Van Den Brink (2010, p. 1525). Ils l’ont jugée efficiente, proportionnée, équilibrée, précise et plus large, grâce aux facteurs de pondération introduits et à la multitude des critères utilisés. D’après cette classification, le tabac et l’alcool, drogues licites, sont plus dangereux que certaines drogues illicites comme le cannabis. D’autres chercheurs critiquent cette classification et supposent que la dangerosité des drogues dépend aussi du contexte social, qui n’est pas pris en compte par Nutt et al. (dans Fischer & Kendal, 2011). De même, Caulkins, Reuter et Coulson (2011) critiquent cette classification car elle ne considère que les dangers des drogues et sous-estime leurs avantages.
9De plus, la classification juridique des substances psycho-actives, soutenue par les conventions internationales, répartit les drogues en deux groupes : les stupéfiants et les psychotropes sans pour autant définir chacun de ces termes :
- les stupéfiants : dangerosité et intérêt médical (Convention unique sur les stupéfiants de 1961) ;
- les psychotropes (Convention sur les substances psychotropes de 1971).
10La communauté scientifique remet en cause cette classification basée sur le produit et opte pour une classification basée sur les consommations à risque (Richard, Senon & Valleur, 2004).
11Par ailleurs, la distinction retenue entre stupéfiants et psychotropes et leurs classifications ainsi que l’absence de définition des psychotropes ne permet pas à certains juristes et médecins de se prononcer (Rosenzweig, 2008).
12Rosenzweig (2008, p. 59) remet en cause ces classifications juridiques en soulignant que « Les psychotropes sont des substances qui modifient la conscience et l’humeur, qui les mettent en mouvement. Un stupéfiant est donc un psychotrope dépresseur du système nerveux central. Mais tous les psychotropes ne sont pas des stupéfiants : la coca, le café et les amphétamines par exemple sont des stimulants, donc des psychotropes stimulants. Stimulants et dépresseurs sont donc des sous catégories de psychotropes ».
13Par ailleurs, la classification de la Convention unique des stupéfiants illicites est très critiquée dans la sphère scientifique. Cette classification met dans le même groupe le cannabis (euphorisant, décontractant), la coca (stimulant) et l’opium (dépresseur analgésique). De plus, l’article 1 de la Convention unique définit le cannabis comme « les sommités florifères ou fructifères de la plante de cannabis “à l’exclusion des graines et des feuilles qui ne sont pas accompagnées de sommités” dont la résine n’a pas été extraite, quelle que soit leur appellation » (Caballero, 1989, p. 461). Cela implique que cette disposition n’incrimine ni les produits provenant des feuilles et des graines de la plante du cannabis ni sa culture juste avant la floraison (ibid.).
14Pour résumer, une multitude de points de vue sur les substances psychotropes et leur classification se remarque et soulève des controverses sur :
- la dangerosité des différentes drogues ;
- les parties dangereuses des plantes ;
- leurs effets psychotropes sur le système nerveux : stimulants et dépresseurs ;
- le statut du consommateur même ;
- le point de vue juridique, politique et économique ;
- le point de vue des organisations de santé et d’éducation ;
- le rôle de la société dans tout ceci.
15Ces controverses témoignent de la complexité de la question, de sa place au carrefour de plusieurs pouvoirs (scientifique, juridique, économique, politique et social), donc, de la multidimentionalité de la question. La place qu’occupe cette question dans la société lui donne une vivacité accrue par l’impact de la consommation des drogues sur la santé individuelle et collective et du rôle qu’elle peut jouer dans l’éducation à la prévention de cette consommation. La question de l’addiction aux psychotropes peut, par ces caractéristiques, être classée dans les Questions socialement vives.
16La science normale est une science aux connaissances non controversées et donc stabilisées. Elle se distingue par au moins cinq critères délimitant son domaine de validité : la précision, la cohérence, l’envergure, la simplicité et la fécondité (Kuhn, 1990). Or, dans certaines situations complexes, les activités scientifiques ne satisfont pas les principes de la science normale et n’entrent pas dans son domaine de validité. Il s’agit, comme le mentionnent Funtowicz & Ravetz (1994, p. 882) de situations où « les faits sont incertains, les valeurs sont polémiques, les enjeux sont importants et les décisions sont urgentes ». Pour designer ces activités scientifiques, Funtowicz et Ravetz (ibid.) ont introduit la notion de science post-normale : comme dans les thématiques faisant appel aux sciences sociales, aux activités d’expertises sanitaires ou environnementales par exemple.
17Pour aborder ces problèmes complexes, la science post-normale propose des pratiques innovantes :
- évaluer et gérer l’incertitude ;
- s’ouvrir aux non-initiés, communauté de pairs élargie (Funtowitcz & Ravetz, 1993).
18Il s’agit d’intervenants, qui ne sont pas reconnus institutionnellement comme experts. Ils interviennent pour clarifier les conditions locales, affiner les paramètres d’étude, envisager des relations causales possibles et mettre en accord les hypothèses et les conditions réelles (Funtowicz & Ravetz, 1993).
19Ces sciences post-normales sont triplement vives (Legardez & Simonneaux, 2011) : dans les savoirs de références, dans la société, et par là dans les savoirs scolaires. Qu’en est-il de la question de la toxicomanie ? Cette question répond aux critères d’une QSV (Legardez, 2017) puisqu’elle est controversée dans les savoirs de références, largement débattue dans la société tunisienne post-révolution et devrait être débattue dans les savoirs scolaires, d’autant plus que cette question pose un problème aux enseignants qui se sentent en difficulté pour l’aborder en classe car, d’après eux, ils ne peuvent pas compter uniquement sur des savoirs stabilisés et craignent de ne pas pouvoir gérer les réactions des élèves (Simonneaux & Pouliot, 2017).
20En fait, à l’échelle mondiale, les addictions aux psychotropes soulèvent des questions, non seulement controversées chez les experts de la science et de la médecine, dans la communauté de pairs élargie aux savoirs de société et aux savoirs scolaires, mais encore plus controversées chez les acteurs médiatiques, politiques et économiques (Poret, 2006). Ce qui la rend subjective et incite à la débattre socio-scientifiquement.
21Une conception en santé est un ensemble opérationnel de connaissances scientifiques, de sens commun et pragmatiques à l’échelle bio-psycho-sociale. Le sujet évalue ses propres conceptions à travers le prisme de ses expériences personnelles et celles collectives lui permettant ainsi de prendre ou non des décisions. Les conceptions d’un sujet interagissent par des liens et des ruptures formant ainsi des systèmes de conceptions opérationnelles spécifiques. Ces systèmes de conceptions sont tributaires de situations expérientielles déterminées. Une conception en santé ne se transforme pas mais elle se substitue à une autre (Pizon, 2018).
22Les conceptions en santé peuvent être caractérisées par rapport à deux pôles extrêmes :
- une conception empirico-réaliste de la nature des sciences (Albe, 2007), conception déterministe des sciences dures (Legardez & Simonneaux, 2011) ;
- une conception socio-scientifique de la nature des sciences (Simonneaux & Simonneaux, 2014), conception indéterministe des sciences dures et des sciences sociales (Legardez & Simonneaux 2011).
23Les conceptions de la nature des sciences des élèves peuvent prendre des formes intermédiaires entre ces deux pôles extrêmes. La figure 1 résume la catégorisation des conceptions de la nature des sciences chez les élèves conformément à la règle d’évaluation des compétences dite des 2/3 de Roegiers & De Ketele (2000).
Fig. 1-a : conceptions de la nature des sciences selon les réponses indéterministes des élèves et conformément à la règle des 2/3 (Roegiers & De Ketele, 2000)
Fig. 1-b : conceptions de la nature des sciences. Synopsis général
24Le débat, qu’il soit scientifique ou autre, met en jeu une action communicationnelle. Elle se base sur des discours accessibles et négociables par les participants, où chacun est appelé à comprendre l’univers objectif, subjectif et social des autres (Simonneaux, 2011). Cette intercompréhension mutuelle constitue l’intersubjectivité.
25Par ailleurs, cette action communicationnelle de négociation aboutit à un consensus démocratique (Habermas, 1981). Selon Habermas, la rationalité instrumentale qui contrôle actuellement le monde en quête de l’efficacité d’agir, constitue la nature de la science moderne. Cette rationalité instrumentale a primé sur la rationalité communicationnelle en quête du sens de la dimension argumentative du débat. Il suppose que la rationalité générée par le langage est procédurale et discursive. La raison est construite par l’intersubjectivité qui s’oppose à l’illusion d’une opinion objective représentante unique de la réalité (Morin, 1995).
26L’agir communicationnel est basé sur l’intercompréhension partagée, privilégiant la justesse sur la vérité en vue d’organiser des actions planifiées recherchant des solutions optimales à des situations incertaines. Il s’agit de définir collectivement la situation, moyennant la discussion et la négociation du monde vécu (culture, langage, etc.).
27En se référant à la psychogénétique, Habermas postule que la représentation rationnelle du monde passe par la décentration qui ne peut se faire que par l’intégration des opinions d’autrui et par la structuration tenant compte des facteurs de la réalité et leurs relations. Cette structuration suppose la différenciation entre la nature, la société et la personne. Ainsi, la validation de l’acte de langage se fait par une validation :
- objective : par l’expérience et la logique ;
- sociale : par l’ajustement au contexte social et ses normes ;
- intersubjective : par la sincérité des participants au débat en respectant la concordance entre les paroles et les pensées (Morin, 1995).
28La prise en compte de l’aspect social de l’apprentissage scientifique a mis en exergue la primauté de l’argumentation dans l’apprentissage scientifique et dans le traitement des QSV par l’analyse de l’acte de parole. Ce dernier est considéré comme révélateur d’engagement et d’agir (Simonneaux & Simonneaux, 2014). Selon Habermas (1981), l’agir peut se décliner en quatre types de communication : l’agir communicationnel, l’agir stratégique, l’agir normatif et l’agir dramaturgique. Il suppose que l’agir communicationnel est une interaction, dont le but est la recherche du consensus et de réconciliation, puis, l’organisation et la distribution des actions. Cela est justement recherché et promu par un débat autour d’une question vive.
- 1 L’enseignement secondaire en Tunisie dure 4 ans : la 4e année est la classe Terminale (suivie par (...)
- 2 Quatre élèves sont absents lors du débat. Nombre total des réponses = nombre des élèves X nombre d (...)
29Le public cible retenu est une classe de 4e sciences expérimentales1 (dernière année de l’enseignement secondaire) qui compte 29 élèves2 de 18 à 19 ans (24 filles et 5 garçons).
- 3 Enseignement en référence aux programmes officiels et aux manuels scolaires (avant le débat).
- 4 L’évolution est entendue comme le remplacement d’une conception par une autre plus opérationnelle.
30Un pré-test à deux étapes consiste à identifier, par un questionnaire élaboré spécifiquement (annexe 3), les conceptions en santé et les qualités d’argumentation mobilisées par les élèves suite à un enseignement classique3 du chapitre « L’hygiène du système nerveux » traitant la toxicomanie. Un post-test utilisant le même questionnaire permet de mesurer l’évolution4 des conceptions et des qualités d’argumentation chez les mêmes élèves après un débat socio-scientifique argumenté précédé d’un travail de documentation sur le sujet et un entretien avec différentes personnes ressources (une semaine avant le débat). Nous avons choisi la section sciences expérimentales, car elle traite plus en profondeur les sciences du vivant et, particulièrement, les contenus objets de notre recherche. L’enseignant animateur est choisi selon son degré de maîtrise de la langue française et de l’animation de groupe pour pouvoir conduire le débat.
31La procédure de pré-enquête auprès d’une classe témoin de 4e sciences expérimentales et la discussion avec les élèves du contenu du questionnaire nous ont permis de réduire le nombre des items (de 16 à 12), de rendre plus intelligibles et de remplacer d’autres items. Cela, en raison des questions laissées sans réponses, de certains aspects non couverts de la problématique et des écarts des réponses entre les deux passations pré-tests du questionnaire (séparées par une semaine).
32Deux grilles (annexes 1 et 2) ont été élaborées pour nous servir de référence de construction du questionnaire sur les drogues (annexe 3). Ce questionnaire comporte deux volets :
- un premier volet concerne les caractéristiques des savoirs en rapport avec les addictions aux psychotropes. Ces caractéristiques sont mesurées par rapport à huit indicateurs : A1 : universalité/particularité ; A2 : validité absolue/contextualisée ; A3 : objectivité/subjectivité ; A4 : infaillibilité/faillibilité ; A5 : immuabilité/précarité ; A6 : unanimité/contradiction ; A7 : alternatives au danger de certaines drogues ; A8 : assurance/risque.
- un deuxième volet concerne la résolution des problèmes socialement vifs en rapport avec les drogues et la prise de décision-action collective. Cet aspect se mesure par rapport à quatre indicateurs : B1 : unicité/pluralité des solutions ; B2 : exclusivité/pluralité des acteurs ; B3 : intra-/interdisciplinarité ; B4 : scientificité/dualité socio-scientifique.
33Le montage du dispositif didactique adapté à notre problématique (annexe 5) est réalisé en référence à la grille (annexe 4). La planification du dispositif didactique du débat socio-scientifique est orientée par trois critères :
- la mise en situation ;
- la consigne donnée aux élèves ;
- Le soulèvement de questions problématiques.
- 5 Réponse non-sens (RNS) : réponse contradictoire ou qui ne respecte pas la dualité sociale et scien (...)
34Enfin, pour valider les résultats obtenus, nous avons utilisé le test de Student apparié. Il permet de comparer les moyennes des deux séries de valeurs : nombre de réponses déterministes (RD), indéterministes (RI) et non-sens5 (RNS) avant et après débat, du même échantillon constitué par les 12 items du questionnaire. À chaque item correspond une paire de valeurs appariées.
35Après enseignement classique (avant le débat socio-scientifique), environ 86 % des élèves ont une conception plutôt déterministe ou plus ou moins déterministe de la nature des sciences en rapport avec les drogues et la toxicomanie. Seulement 14 % des élèves ont une conception plutôt indéterministe ou plus ou moins indéterministe (figure 2-a).
36Suite à la participation à un débat socio-scientifique, l’analyse des réponses des élèves montre une évolution majoritaire vers une conception indéterministe socio-scientifique : 88 % des élèves ont une conception plutôt indéterministe ou plus ou moins indéterministe de la nature des sciences, en rapport avec les drogues et la toxicomanie, contre 14 %, seulement, après enseignement classique. À l’opposé, 12 % des élèves gardent une conception plutôt déterministe ou plus ou moins déterministe, contre 86 % après enseignement classique. Donc, les conceptions de la nature des sciences des élèves ont significativement évolué (annexe 6) de la conception empirico-réaliste vers la conception socio-scientifique (figure 2 b).
Fig. 2 : conceptions de la nature des sciences des élèves avant (a) et après (b) débat socio-scientifique
D : déterministe, I : indéterministe
37La figure 3 représente l’évolution de ces conceptions.
Fig. 3 : évolution des conceptions de la nature des sciences des élèves après débat socio-scientifique
EC : enseignement classique ; DSS : débat socio-scientifique
38Avant le débat socio-scientifique, les réponses globales se répartissent ainsi : 37,6 % RI, 46,3 % RD et 16,1 % RNS (figure 4-a). Après le débat, le taux de RI est de 70 % (contre 37,6 % après enseignement classique), celui de RD à 21 % (contre 46 % après enseignement classique) et celui de RNS à 9 % (contre 16 % après enseignement classique). Il importe de noter que la plupart des réponses non-sens sont des réponses qui ne respectent pas la dualité socio-scientifique, surestimant ainsi la dimension sociale aux dépens de la dimension scientifique qui est alors exclue (figure 4-b).
Fig. 4 : taux globaux de réponses déterministes (RD), indéterministes (RI) et non-sens (RNS) des élèves avant (a) et après (b) débat socio-scientifique
39Avant le débat socio-scientifique, les réponses des élèves sont majoritairement déterministes pour les indicateurs A1, A2, A4, A7 et A8 (figure 5) considérant ainsi que les connaissances sur la question des addictions aux psychotropes sont universelles, à validité absolue, infaillibles, sûre ; alors qu’elles sont indéterministes pour les indicateurs de la subjectivité (A3), de la précarité (A5), de la contradiction (A6), de la pluralité des solutions (B1), de la pluralité des acteurs (B2), de l’interdisciplinarité (B3) et de la dualité sociale et scientifique de ces connaissances et de la recherche des solutions aux problèmes qu’elles soulèvent.
40Les taux de RD, RI et RNS des élèves selon les mêmes items après débat sont représentés dans la figure 5-b. La comparaison de ces taux avec ceux obtenus avant la participation au débat socio-scientifique (figure 5-a) montre que les réponses à toutes les alternatives ont évolué vers des réponses indéterministes à l’exception des réponses à l’alternative (A1) : universalité versus particularité des connaissances scientifiques en rapport avec les drogues. Cet indicateur reçoit des réponses qui restent majoritairement déterministes car, d’après les élèves, ces connaissances sont produites par des universitaires dignes d’estime et de confiance et parce que les drogues et les connaissances scientifiques inhérentes sont de nature universelle. Cette conception déterministe tenace peut être expliquée par le fait que la science évolue graduellement, et, partant de là, les écarts entre ces connaissances selon le contexte ne sont pas significatifs. De plus, parce que la mondialisation, notamment, le développement des techniques de communication, actualise, mondialise et homogénéise continuellement ces connaissances qui semblent, du point de vue des élèves, universelles. Un autre problème peut être impliqué dans ce type de réponse : l’absence totale de l’enseignement de l’épistémologie dans les cursus scolaires et universitaires et donc, l’ignorance de la nature conflictuelle et intersubjective des sciences.
Fig. 5 : taux globaux de réponses déterministes (RD), indéterministes (RI) et non-sens (RNS) des élèves selon les items avant (a) et après (b) débat socio-scientifique
41La qualité de l’argumentation chez les élèves est mesurée par rapport à trois types de réponses :
- réponse satisfaisante (R.SAT) : réponse dont la justification est claire, cohérente et topique ;
- réponse non-sens (RNS) : réponse contradictoire ou qui ne respecte pas la dualité sociale et scientifique ;
- réponse insatisfaisante (R.INSAT) : réponse dont la justification est confuse, incohérente, hors sujet ou bien fait défaut.
42Avant le débat socio-scientifique, le taux des réponses (RD et RI) satisfaisantes est de 64,4 % contre 19,1 % insuffisantes, alors que celui des réponses non-sens est de 16,1 % (figure 6-a).
43Les réponses non-sens sont rencontrées surtout dans les indicateurs de l’objectivité/subjectivité (A3), l’unanimité/contradiction (A6) des connaissances scientifiques en rapport avec les drogues, dangerosité relative de certaines drogues (A7), exclusivité scientifique/pluralité des acteurs (B2) et scientificité/dualité socio-scientifique (B4) des solutions aux problèmes liés aux drogues.
44Ajoutées aux réponses déterministes de la nature des sciences qui touchent particulièrement l’universalité, la vérité absolue, l’infaillibilité et la sacralité des sciences, les réponses non-sens des élèves se trouvent ainsi essentiellement dans une conception des sciences sacrées non discutables et cloisonnées dans des disciplines scientifiques dures. Ceci ne peut renseigner que sur l’état de l’enseignement scientifique en Tunisie en l’absence de toute approche didactique ou épistémologique qui doivent accompagner ces enseignements.
45Après le débat, les réponses sont réparties ainsi : réponses satisfaisantes 79 %, insatisfaisantes 10 % et non-sens 11 % (figure 6-b).
Fig. 6 : taux de réponses satisfaisantes (R.SAT), insatisfaisantes (R. INSAT) et non-sens (RNS) des élèves avant (a) et après (b) débat socio-scientifique
46La figure 7 représente l’évolution de ces réponses.
Fig. 7 : évolution des taux de réponses satisfaisantes (R.SAT), insatisfaisantes (R. INSAT) et non-sens (RNS) des élèves après débat socio-scientifique
47Ainsi, nous pouvons supposer que le débat socio-scientifique a permis l’évolution des réponses déterministes et non-sens des différentes catégories vers des réponses indéterministes. Dans ce qui suit, nous allons prendre des exemples précis pour appuyer notre analyse.
48Certaines réponses déterministes insatisfaisantes car confuses, évoluent vers des réponses indéterministes satisfaisantes, par exemple pour l’item A2 :
49Les connaissances scientifiques liées aux drogues sont valables :
- Quel que soit le contexte social, culturel, temporel ;
- Seulement dans un contexte social, culturel et temporel donné.
- 6 (Numéro) Initiale du prénom-Initiale du nom-2e initiale si le nom est composé.
50(7)A-B-F(M)6 répond (a), après enseignement classique : « temporel, spontanée ». Après débat socio-scientifique, il répond (b) : « car l’état social, culturel agit sur le consommateur à [de] la drogue ».
51Des réponses déterministes satisfaisantes évoluent vers des réponses indéterministes satisfaisantes, par exemple pour l’item A7 :
52Parmi les drogues suivantes, quelle est la substance la plus dangereuse pour l’individu et la société ?
- a/ L’alcool ;
- b/ Le cannabis (Zatla) ;
- c/ Le tabac.
53(18)A-B(F) répond (c), après enseignement classique et donne une justification exclusivement scientifique biomédicale : « car d’après mes connaissances le tabac peut entraîner des maladies graves (respiratoire [s]) [...] ». Après débat socio-scientifique, elle justifie la même réponse en intégrant aussi bien la dimension scientifique biomédicale que la dimension sociale : effet sur l’individu et les autres : « vu il [le tabac] pause [cause] des maladies trop graves ainsi qu’il pose [cause] des effets négatives [négatifs] sur la personne et tous ce qui [ceux qui sont] au voisinage de lui ».
54De plus, la discussion en plénière dans les débats réalisés, d’abord en groupes d’élèves (G1, G2, G3, G4, G5 et G6) puis en groupes rassemblés (G1, G2), (G3, G4) et (G5, G6), permet aux élèves de souligner la dimension scientifique de la question des addictions aux substances psychotropes en mobilisant l’aspect biomédical de la question : « Création des centres de ré-éducation » (G1 et 2) ; « Toutes les drogues altèrent la santé de l’individu […] » (G5 et 6).
55Par ailleurs, les élèves mettent en avant des catégories sociétales pertinentes des acteurs de la situation : les jeunes, les toxicomanes, la famille, les psychologues, le politique, les politiciens, les psychiatres, les spécialistes : « Les dangers de drogues occupent [préoccupent] notre société moderne et surtout les jeunes » (G5 et 6).
56En ce qui concerne les classes sociales, les élèves soulignent l’intervention de la situation économique, sociale et de la pauvreté dans la toxicomanie, comme ils soulignent l’influence des médias sur toutes les catégories sociales : « l’état économique et social poussent les jeunes à consommer le[s] drogues […] de plus la pauvreté peut être un des plusieurs soucis » (G3 et 4).
57Ils avancent, également, des échelles sociales et soulignent l’importance de leurs rôles complémentaires dans la lutte contre les drogues, allant de l’individu : « Éviter la consommation des stupéfiants » (G5 et 6) jusqu’à l’État : « Est-ce que l’état est réellement capable de fournir les moyens nécessaires » (G3 et 4) en passant par les associations et les organisations : « Compagnie [campagnes] de sensibilisation » (G1 et 2).
58De même, la complexité des phénomènes sociaux est abordée en mettant l’accent sur :
- les sciences exactes comme la médecine : intervention : « médicale » (G3 et 4) ;
- les sciences humaines et sociales : la psychologie, l’éducation religieuse, la politique, l’économie, les sciences juridiques, l’éducation physique7, la sociologie, les sciences de l’éducation, la presse et les sciences de l’information : « Intervention des psychologues » (G1 et 2) ; « L’état économique et sociale [social] poussent les jeunes à consommer les drogues » (G3 et 4) ;
- la pluralité des solutions : « Quelles sont alors les autres solutions efficaces pour lutter contre ce danger [autre que la répression] ? » (G1 et 2) ;
- la mise en relation des facteurs et des éléments de la situation : « l’état économique et social poussent les jeunes à consommer le [s] drogues, une [un] état stressante [stressant] et psychiquement malaise [et le malaise psychologique] qui nous amène [ent] à consommer le [la] drogue de plus la pauvreté peut être un des plusieurs soucis et la plus indesponsable [indispensable] qu’elle devient un mauvais quotidien qui les depresse [stresse] et les empêche [de] goûter la beauté de la vie. Et tous [tout] ça c’est à cause de la faiblesse de foi » (G3 et 4).
59Quant à l’épistémologie critique, les élèves l’abordent par le questionnement sur la validité des productions scientifiques quant aux effets des drogues : « Quelles sont les effets principaux de drogues ? À quel niveau cet [ce] point de vue est juste ? » (G5 et 6).
60Outre cela, ils questionnent la légalité (rationalité) de la loi 52 relative au contrôle des drogues et la politique de lutte contre les psychotropes : « La loi 52 existe + le nombre de toxicomanes augmente. Est-ce que la loi est une solution efficace ? » (G1 et 2).
61Le jugement éthique est signalé par la prise de conscience de la place de la foi et de la volonté : « c’est une question de manque de conscience » (G3 et 4).
62Enfin les élèves mobilisent des échelles spatio-temporelles :
- les échelles spatiales : « Il y a procuration des drogues dans certaines [certains] lieux comme bar, boîte de nuit, soirée, écoles, lycée » (G5 et 6) ; « L’ouverture des civilisations entre eux [elles] [dialogue intercivilisationnel] c.-à-d. union de tous les pays pour lutter contre ce danger » (G1 et 2) ;
- les échelles de temps : « les psychotropes existent dans notre société ancienne et moderne et [sont] en train d’augmenter » (G3 et 4).
63L’analyse de tous ces résultats montre qu’après enseignement classique, les élèves de 4e sciences expérimentales présentent une conception déterministe empirico-réaliste de la nature des sciences (Albe, 2007) en rapport avec les addictions aux psychotropes. Cette conception évolue et tend vers une conception indéterministe socio-scientifique suite à leur participation à un débat socio-scientifique (Simonneaux & Simonneaux, 2014).
64La résistance observée dans les réponses déterministes en relation avec un savoir de nature universelle peut être due à plusieurs facteurs. L’un d’eux peut être l’évolution graduelle des connaissances et donc, l’imperceptibilité de cette évolution dans cette ère où la mondialisation a facilité la diffusion à grande échelle de l’information et la rapidité de cette diffusion. En d’autres termes, une uniformisation de l’information qui donne l’illusion d’être universelle.
65Mais, le facteur qui semble être déterminant dans cette résistance est l’absence de l’enseignement de l’épistémologie des sciences, une discipline qui rend compte de la nature consensuelle et évolutive des savoirs. En effet, ces savoirs émergent d’individus intersubjectifs qui véhiculent donc des valeurs et soulignent des incertitudes ; ils permettent ainsi de comprendre la relativité spatiotemporelle des résultats, relativité en relation avec les conjonctures, les localités, et les générations, a fortiori quand il s’agit de savoirs socialement vifs liés aux toxicomanies.
66L’évolution de la conception déterministe empirico-réaliste de la nature des sciences chez les élèves en rapport avec les addictions aux psychotropes, suite à un débat socio-scientifique, vers une conception indéterministe socio-scientifique, s’accompagne d’une prise en compte de l’argumentation entendue « comme l’articulation d’une proposition et de sa ou ses justifications » (Gauthier, 2005, p. 132). Cette prise en compte est suscitée par le questionnaire communiqué aux élèves et ce, pour des raisons de méthode. En fait, dans le cadre de notre recherche nous ne nous limitons pas à étudier, simplement, la présence ou l’absence de l’argumentation dans les propos des élèves. Pour aller plus loin, nous nous attachons à étudier la qualité de cette argumentation par le biais de nouveaux critères :
- réponse satisfaisante (R.SAT) : réponse dont la justification est claire, cohérente et topique ;
- réponse insatisfaisante (R.INSAT) : réponse dont la justification est confuse, incohérente, hors sujet ou elle fait défaut ;
- réponse non-sens (RNS) : réponse dont la justification est contradictoire ou qui ne respecte pas la dualité sociale et scientifique.
67À ce propos, les résultats montrent une nette amélioration de la qualité d’argumentation chez les élèves par une diminution du nombre de réponses insatisfaisantes et de réponses non-sens au profit de celui de réponses satisfaisantes.
68En outre, la discussion autour de la situation didactique relative à la question des addictions aux psychotropes permet aux élèves de mettre en œuvre l’agir communicationnel en intégrant les trois dimensions sociétales de Habermas (1987) :
- l’agir stratégique : le rationnel objectif technoscientifique (aspect biomédical de la toxicomanie, p. 17) ;
- l’agir normatif : normes sociales et valeurs communes d’ordre moral et juridiques (la loi 52, la foi, etc., p. 18) ;
- l’agir dramaturgique : les affects (stress, malaise, beauté de la vie, etc., p. 18).
69La situation didactique construite permet aux élèves d’intégrer en plus des dimensions scientifiques, normatives et affectives d’Habermas (1981), d’autres dimensions sociétales : catégorisation sociétale des objets, faits et acteurs de la situation ; échelles sociales, épistémologie critique, jugement éthique raisonnable, normes, échelles spatio-temporelles et complexité des phénomènes sociaux (dimensions scientifiques, politiques, économiques, sociales, techniques, culturelles, affectives, éthiques, etc. (Fierz & Jenni, 2009).
70En ce qui concerne les limites auxquelles nous avons été confrontés, certaines sont d’ordre méthodologique et d’autres sont liées au contexte de la recherche.
71L’absence de coefficients de pondération des indicateurs du questionnaire (annexe 3) influe sur la précision des résultats quant aux conceptions de la nature des sciences chez les élèves. Une pondération normalisée des deux volets du questionnaire permettrait de peaufiner les mesures en rendant la grille plus sensible et plus décisive.
72La délicatesse de la question des addictions aux substances psychotropes en tant que sujet embarrassant et le caractère nominatif du questionnaire (exigence de suivi), peuvent être à l’origine de certaines réponses mensongères et/ou conformes aux attentes sociales pouvant affecter les résultats.
73Le niveau de maîtrise de la langue française, relativement bas, peut entraver l’expression écrite et orale chez les élèves et influencer les résultats obtenus.
74Généralement en Tunisie, dans les classes de 4e sciences expérimentales, les filles sont plus nombreuses que les garçons, or ces derniers sont plus concernés par les addictions (Varescon, 2010).
75Suite à la participation des élèves au débat socio-scientifique précédé d’un travail de documentation, la conception déterministe empirico-réaliste de la nature des sciences des élèves évolue vers une conception indéterministe socio-scientifique qui a intégré particulièrement la dualité scientifique et sociale de la question. La dimension sociale se matérialise dans la catégorisation sociétale des objets, faits et acteurs de la situation, les échelles sociales, l’épistémologie critique, le jugement éthique raisonnable, les normes, les échelles spatio-temporelles et la complexité des phénomènes sociaux (dimensions scientifiques, politiques, économiques, sociales, techniques, culturelles, affectives, éthiques, etc.).
76Le travail de documentation, la participation au débat socio-scientifique et l’échange avec d’autres intervenants éducatifs ont amélioré la qualité de l’argumentation chez les élèves et leur façon de concevoir la nature des connaissances liées aux drogues, qualité traduite dans l’augmentation du taux de réponses satisfaisantes aux dépens de réponses insuffisantes et non-sens.
77Notre méthodologie basée sur des approches innovantes et des approches classiques rénovées (grilles enrichies de critères), peut être utile aux chercheurs, aux enseignants et aux élèves. En effet, nos résultats et les grilles construites peuvent être utilisés dans la mise au point de situations didactiques visant la socialisation des savoirs technoscientifiques et le traitement des conceptions déterministes empirico-réalistes chez les élèves en rapport avec d’autres thématiques. Ils peuvent être utiles, également, dans la conception et l’élaboration des curriculums tenant compte des dimensions sociales de l’enseignement et de l’épistémologie des sciences. Ils peuvent servir aussi dans la formation des formateurs à l’enseignement des questions socialement vives et dans d’autres recherches didactiques en rapport avec ces questions.