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Dossier

Quelle didactique pour « l’esprit critique » ? Une approche par les normes de l’argumentation critique sur les questions socioscientifiques

Which critical thinking education? An approach through the norms of critical argumentation on socioscientific issues
Gwen Pallarès, Kévin De Checchi et Manuel Bächtold
p. 143-167

Résumés

« Développer l’esprit critique des élèves », notamment en cours de sciences, est un objectif fort des programmes officiels actuels. Mais comment penser l’enseignement de « l’esprit critique » dans une démarche didactique ? Pour rendre cette notion opératoire dans le contexte scolaire, nous proposons dans cet article de considérer l’esprit critique au sens d’une pratique normée de l’argumentation. Nous proposons ainsi d’étendre les concepts de pratiques de référence et de représentations spontanées pour outiller une réflexion didactique sur l’enseignement de l’argumentation critique sur des questions socioscientifiques (QSS). Dans cette perspective, d'une part, nous dégageons à partir de la littérature des normes épistémiques de référence caractérisant la pratique de l’argumentation sur des QSS. D’autre part, nous identifions dans l’argumentation des élèves des normes qu’ils construisent spontanément sur la base de leurs représentations de ce que doit être l’argumentation. Nous explorons le pouvoir heuristique de cette approche à travers une étude de cas portant sur un débat d’élèves au lycée sur une QSS. Les résultats obtenus montrent la coexistence dans l’argumentation des élèves de diverses normes spontanées, dont certaines correspondent à des normes de référence. L’interaction de ces normes spontanées et de référence met en évidence une pluralité de représentations de l’argumentation donnant des pistes pour penser une didactique de l’argumentation sur des QSS.

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Texte intégral

Nous tenons à remercier ici tou·te·s les enseignant·e·s ayant pris part au projet AREN. Le projet AREN a été soutenu par l’état dans le cadre du volet e-FRAN1 du Programme d’Investissements d’Avenir, opéré par la Caisse des dépôts et consignations.

1. Développement de l’esprit critique et argumentation socioscientifique

  • 1 Certain·e·s auteur·ice·s cité·e·s utilisent le terme de « pensée critique », ou « critical thinkin (...)
  • 2 « L’enjeu de la pensée critique est de déployer un raisonnement d’une manière critique, et c’est p (...)

1L’expression « esprit critique » est aujourd’hui fortement mise en avant dans les instructions officielles françaises, à travers des occurrences multiples dans les programmes du Bulletin officiel, les ressources éducatives à destination des enseignant·e·s, ou plus récemment dans des rapports spécifiquement commandités par le ministre de l’Éducation nationale (CSEN, 2021). Il apparaît pourtant difficile de fournir une définition précise de ce qui est entendu par « esprit critique » ou « pensée critique »1 dans les différents textes qui mobilisent cette notion (Hasni, 2017). Ce flou conceptuel se retrouve également, dans une moindre mesure, au niveau de la recherche en éducation. Une tentative de définition exhaustive unifiant les différents courants théoriques a été proposée (Facione, 1990), mais de multiples définitions continuent à coexister. On peut néanmoins trouver un relatif consensus quant au rôle central de l’argumentation dans la pensée critique (Groarke & Tindale, 2013), « l’argumentation » étant ici comprise comme l’emploi du langage pour défendre des points de vue, certains pouvant être incertains ou controversés (Rapanta & Iordanou, 2023). Les travaux de recherche récents sur les liens entre argumentation et esprit critique mettent ainsi en lumière le lien organique entre la pensée critique et la pratique argumentative : « Critical thinking is about reasoning in a critical manner, and this is what argumentation is all about » (ibid., p. 577)2.

2Malgré ce relatif consensus, les diverses définitions de « l'esprit critique » proposées apparaissent souvent peu opératoires dans un but éducatif (Davies & Barnett, 2015). En effet, outre les difficultés à évaluer les éléments dispositionnels de « l’esprit critique » (Ennis, 2011 ; Kuhn, 2019), les définitions du construit théorique « esprit critique » se basent sur des normes implicites, non questionnées, à propos de l’argumentation (Herman, 2011). Ainsi, la plupart des dispositifs d'enseignement ciblant l'esprit critique renvoient plus ou moins explicitement à une pratique ou à une amélioration de l'argumentation des élèves, sans toujours préciser les objectifs didactiques entendus par « esprit critique » (Schwarz, 2009).

3Ainsi, dans une perspective méthodologique, Kuhn (2019) a proposé, afin d’opérationnaliser cette notion, de considérer l’évaluation de l'esprit critique dans sa dimension dialogique, en tant que pratique, et en restreignant cette pratique à l’argumentation, plus facilement évaluable et enseignable (Rapanta & Iordanou, 2023). Dans la continuité de ces travaux et afin de tenir compte des critiques méthodologiques formulées ci-dessus, nous envisageons dans cet article « l’esprit critique » dans sa dimension dialogique au sens d’une pratique explicitement normée de l'argumentation, que nous désignerons dans la suite par le terme « d'argumentation critique ».

4Cette conceptualisation de l’esprit critique permet d’envisager plus précisément de quelle manière les enseignements de sciences peuvent contribuer à développer l’esprit critique des élèves. L’argumentation est en effet une pratique épistémique centrale en sciences, jouant un rôle essentiel dans la constitution et la validation des connaissances (Duschl, 2007). Par ailleurs, de plus en plus de travaux discutent et étudient le traitement des questions socioscientifiques (QSS) au sein des enseignement de sciences. Ces questions sont des questions sociales qui engagent les sciences et technologies, mêlant ainsi thématiques scientifiques et enjeux de société (par exemple sur les thèmes de la bioéthique, de l’intelligence artificielle, de la transition écologique, etc.). Pour que les élèves puissent développer une argumentation critique sur ces questions, un enjeu éducatif majeur des enseignements de sciences est de développer la compréhension qu’ont les élèves des relations entre sciences et société, notamment en les sensibilisant aux QSS (Morin et al., 2014 ; Capkinoglu, Yilmaz & Leblebicioglu, 2020). Développer l'esprit critique des élèves et leur permettre de déployer une argumentation critique, en particulier par des situations de débat sur des QSS, est ainsi un enjeu éducatif essentiel des enseignements de sciences, qui mérite un traitement spécifique en didactique des sciences.

5Mais comment, du point de vue de la recherche, envisager les phénomènes d’enseignement-apprentissage du contenu spécifique « esprit critique » ? L’objectif principal de cet article est, en considérant « l'esprit critique » sous l’angle d’une pratique d'argumentation critique, de proposer une réflexion didactique sur l'enseignement de « l'esprit critique », en le considérant en tant qu’objet de savoir spécifique, avec ses caractéristiques propres. Nous proposons d’outiller cette réflexion en étendant au contexte de l'enseignement de l'argumentation critique deux concepts de la didactique des sciences, à savoir les concepts de pratiques de référence et de représentations spontanées (Driver, Guesne & Tiberghien, 1985). Pour ce faire, nous développons dans la section 2 un cadre théorique centré sur la notion de norme, en présentant tout d’abord les normes de référence de l’argumentation, génériques et spécifiques, ainsi que les normes émergeant spontanément de l’argumentation des élèves, qui peuvent en diverger. Nous explicitons ensuite les liens effectués entre les concepts de pratique de référence et de représentations, et les normes de référence et spontanées de l’argumentation. Dans les sections suivantes, nous nous appuyons sur l’étude de cas d’une situation de débat portant sur une QSS dans un cours de physique-chimie au lycée, afin de mettre à l’épreuve le pouvoir heuristique des analogies présentées dans notre cadre théorique.

2. L’argumentation critique sur des QSS, une pratique normée

2.1. Normes de référence de l’argumentation

6Un très large champ de recherche international étudie l’argumentation en tant que pratique dont les normes souvent implicites varient en partie selon sa visée, les communautés discursives, et les contextes. Ces normes correspondent à des standards ou des critères partagés par les individus participant à l’argumentation et leur permettant de déterminer ce que représente une « bonne » argumentation en contexte (Kuhn et al., 2013), les individus participant à l’argumentation étant tenus de satisfaire ces standards (Ryu & Sandoval, 2012). Ces normes, très variées, peuvent par exemple renvoyer à la « bonne conduite » de l’argumentation, afin de minimiser le caractère conflictuel de l’échange interpersonnel en invitant à respecter des tours de parole (Plantin, 2016). Dans une perspective didactique visant le développement de l’esprit critique, nous nous intéressons en particulier aux normes de l’argumentation critique relatives au contenu d’une argumentation épistémique, c’est-à-dire une argumentation visant à co-construire des connaissances, dans une perspective coopérative ou délibérative, plutôt que persuasive (Villaroel, Felton & Garcia-Mila, 2016).

7Dans ce cadre épistémique, différentes normes de l’argumentation critique peuvent jouer le rôle de références d’une argumentation « de bonne qualité » relativement à l’objectif de construction de connaissance (Nussbaum, 2021). Plus précisément, il est possible de distinguer des normes génériques, en ce qu’elles concernent l’argumentation épistémique quel que soit son objet, et des normes spécifiques à l’objet de la discussion argumentative (Bächtold et al., 2023). Nous présentons dans la suite un ensemble de normes pour caractériser les objectifs d’un enseignement d’une argumentation critique sur des QSS, à travers trois normes génériques de l’argumentation critique, et trois normes spécifiques à l’argumentation socioscientifique critique.

2.1.1. Normes génériques de l’argumentation critique

8De multiples travaux sur l’argumentation épistémique permettent de dégager diverses normes génériques structurantes pour la pratique d’une argumentation critique. Si de très nombreuses normes et sous-normes pourraient être distinguées, il est au-delà de la portée de cet article de fournir une typologie précise et exhaustive des différentes normes génériques de l’argumentation critique. Nous présentons ainsi trois normes génériques de l’argumentation, qui selon nous pourraient être explicitées afin d’être opérationnalisées dans un contexte éducatif donné.

9La première norme générique de l’argumentation critique que nous avons identifiée est la norme de dialogalité : l’argumentation est une pratique intrinsèquement dialogale, c’est-à-dire qu’elle met en jeu plusieurs interlocuteurs au sein d’un dialogue. Ces interlocuteurs peuvent être fictifs, en particulier dans le cadre d’une argumentation monologale (Plantin, 2016). De fait, les arguments exprimés par autrui doivent être anticipés dans la mesure du possible et pris en compte dans la construction de son propre argumentaire (Kuhn et al., 2013). En particulier, la construction de connaissances et de points de vue par l’argumentation requiert une variété d’actions discursives ou « mouvements argumentatifs » (Van Eemeren, Houtlosser & Snoek Henkemans, 2007), notamment des réfutations (Erduran, Simon & Osborne, 2004 ; Clark & Sampson, 2008), des questionnements (Chin & Osborne, 2010 ; Nussbaum, 2021), des concessions (Van Eemeren & Grootendorst, 2004) ou des nuances (Larsson, 2017). De plus, les arguments et contre-arguments produits doivent être pertinents, c’est-à-dire qu’ils doivent présenter un lien avec le sujet de discussion et en particulier effectivement répondre aux objections qui ont été soulevées par autrui (Van Eemeren & Grootendorst, 2004).

10La deuxième norme générique est la norme de justesse : les connaissances et points de vue discutés doivent avoir un fondement juste, c’est-à-dire être justifiés, étayés par des éléments qui viennent les appuyer (Jiménez-Aleixandre & Erduran, 2007 ; Toulmin, 1958).

11La troisième norme générique est la norme de robustesse : les arguments formulés et les justifications apportées doivent être dans une certaine mesure « résistants » aux contre-arguments et aux critiques, à la fois par la pertinence et la structure logique des arguments (Rapanta & Iordanou, 2023 ; Zeidler, Lederman & Taylor, 1992), la cohérence des argumentaires, c’est-à-dire comment les arguments s’agencent entre eux (Van Eemeren & Grootendorst, 2004), la véracité des prémisses des arguments et la précision du langage employé (Groarke & Tindale, 2013). En outre, les arguments doivent contenir un domaine de validité et des modalisations afin d’exposer et de préciser le plus clairement possible la portée du raisonnement qui sous-tend les arguments et l’argumentaire produits (Toulmin, 1958).

2.1.2. Normes spécifiques à l’argumentation sur des QSS

12Outre les normes génériques, la pratique de l’argumentation critique est également structurée par des normes spécifiques au contexte. Par exemple, dans le contexte d’une argumentation en sciences de la nature, deux normes spécifiques sont mises en avant : les assertions doivent être justifiées par des données empiriques, et doivent également être cohérentes avec les théories acceptées (Duschl, 2007). Dans le contexte des QSS, ces normes spécifiques sont à mettre en relation avec les caractéristiques de ces questions. En effet, on peut identifier dans la littérature (Morin et al., 2014 ; Simonneaux, 2007 ; Herman, Newton & Zeidler, 2021) trois caractéristiques majeures des QSS : ces questions sont complexes, marquées par des incertitudes, et, conséquemment, ouvertes. Nous considérons que la pratique d’une argumentation critique sur des QSS doit intégrer ces trois caractéristiques pour permettre une discussion précise des enjeux abordés (Bächtold et al., 2023). Ces caractéristiques constituent alors autant de normes spécifiques.

13La norme de complexité implique que l’argumentation sur une QSS doit prendre en compte et mettre en relation les multiples dimensions de la QSS (Morin et al., 2014). Il s’agit en effet de développer un argumentaire qui prenne en charge les différentes dimensions de la question, et pas seulement les aspects technoscientifiques (Bächtold et al., 2023), comme les dimensions sociales, politiques ou axiologiques.

14La deuxième norme spécifique aux QSS est la norme de prise en compte des incertitudes : l’argumentation sur une QSS doit considérer les incertitudes inhérentes aux connaissances mobilisées, ainsi que celles concernant les évolutions futures du monde (Morin et al., 2014). En effet, une partie des connaissances mobilisées pour traiter les QSS ne sont pas encore stabilisées, et les évolutions futures de la société, des technologies ou de l’environnement, ainsi que les éventuels risques associés à ces évolutions, ne sont pas connus.

15Enfin, la troisième norme spécifique est la norme d’ouverture : argumenter sur une QSS nécessite de reconnaître qu’il existe plusieurs points de vue acceptables, et notamment différents acteurs dans la QSS (Herman, Newton & Zeidler, 2021). En effet, les connaissances scientifiques donnent des arguments mais ne déterminent pas de solution unique. D’autres types de justification existent, notamment en lien avec les intérêts et les valeurs éventuellement divergentes des acteurs de la QSS, ce qui contribue à la construction de points de vue justifiés différents sur une même question (Kolstø, 2006 ; Herman, Newton & Zeidler, 2021).

2.2. Normes de l’argumentation spontanément adoptées par les élèves

16L’argumentation critique sur des QSS apparaît ainsi comme une pratique guidée par un ensemble de normes, génériques et spécifiques. Soulignons que les élèves ne sont pas nécessairement conscient·e·s de ces diverses normes de référence, et ont plutôt tendance à produire spontanément leurs propres normes épistémiques (De Checchi et al., 2021). Celles-ci peuvent être plus ou moins éloignées des normes de référence. Sans avoir conscience de cet écart, le groupe d’élèves argumentant aura tendance à se conformer à ces normes spontanées (Ryu & Sandoval, 2012). Par exemple, là où certains élèves vont spontanément considérer que l'argumentation permet de co-construire des connaissances, d’autres vont plutôt se la représenter comme une pratique où il s’agit de l’emporter sur les autres, ou encore comme un moment de discussion pour simplement échanger des idées, qu’elles soient argumentées ou non (Duschl & Osborne, 2002). Ces fonctions de l’argumentation et du débat chez les élèves sont en lien avec leurs croyances épistémiques, c’est-à-dire leurs représentations sur la nature des connaissances et les processus mobilisés pour connaître (Nussbaum, Sinatra & Poliquin, 2008 ; De Checchi et al., 2021). Plus les élèves ont des croyances épistémiques sophistiquées, plus ils auront tendance à produire des interventions justifiées (Mason & Scirica, 2006), à questionner, nuancer, et prendre en compte autrui dans la production de leurs arguments (Nussbaum, Sinatra & Poliquin, 2008). Les croyances épistémiques d’un individu peuvent être décrites à l’aide de quatre dimensions (Hofer, 2004) :

  • la certitude, renvoyant au degré avec lequel la connaissance est considérée comme fixe et absolue ou relative et évolutive ;
  • la simplicité, renvoyant à un continuum allant de la connaissance perçue comme une accumulation de faits à un ensemble de concepts contingents et contextuels ;
  • la source, renvoyant à une vision où la connaissance est uniquement transmise par un tiers ou à une vision où l’individu est actif dans la construction et le sens donné à la connaissance ;
  • la justification, renvoyant aux critères mobilisés pour évaluer qu’une assertion est une connaissance.

17Afin d’étudier plus précisément les liens entre les croyances épistémiques des individus et leurs opérationnalisations dans une activité épistémique, Chinn, Rinehart et Buckland (2014) ont développé le modèle Aim, Ideal, Relevant processes (AIR). Celui-ci est structuré en trois composantes : « le but épistémique à atteindre », « l’idéal épistémique », qui correspond aux critères qu’un individu va utiliser pour évaluer si le but épistémique a été atteint, et « les processus pertinents à mobiliser » afin d’atteindre le but épistémique. Par exemple, lorsqu’un individu est engagé dans une activité d’argumentation lors d’un débat entre pairs, celui-ci peut considérer que le but est de comprendre les connaissances mobilisées par la question en jeu. Le critère lui permettant de savoir s’il a atteint ce but peut être d’attendre que tout le monde partage la même compréhension de la question et aboutisse à un consensus. Pour ce faire, il faut prendre en compte ce que dit autrui et le questionner s’il y a un désaccord. À l’inverse, un autre individu impliqué dans la même activité peut considérer que le but est de gagner contre les autres. L’idéal à atteindre sera ainsi d’éliminer toutes les opinions alternatives. Pour ce faire, il faut argumenter en réfutant les positions d’autrui avec des connaissances, éventuellement scientifiques. Deux individus peuvent donc considérer que l’argumentation est un processus pertinent dans un débat entre pairs, mais la fonction qu’ils attribuent à l’argumentation n’est pas la même. En conséquence, leur manière d’argumenter, c’est-à-dire leur production et leur évaluation des arguments pendant une activité épistémique, sera différente.

2.3. Construire une didactique de l’argumentation critique ?

18L’objectif de cet article est de développer une réflexion didactique spécifique à l’enseignement du contenu « esprit critique », à travers l’étude des phénomènes d’enseignement-apprentissage de l’argumentation critique. Pour ce faire, nous proposons d’appliquer au contexte de l'enseignement de l'argumentation critique deux concepts utilisés en didactique des sciences.

19D'une part, nous proposons de considérer les normes spontanément adoptées par les élèves lors du débat comme des représentations de l’activité d'argumentation. Le terme de « représentation » est ici compris au sens de la didactique des sciences comme une représentation sur un phénomène donné, alternative au modèle scientifique accepté, que les élèves se forgent spontanément. Cette représentation n'est pas nécessairement fausse : à l’instar d’un modèle, elle présente une cohérence, des pouvoirs explicatif et prédictif, bien que limités, et une stabilité dans le temps (Driver, Guesne & Tiberghien, 1985). L’analyse des croyances épistémiques des élèves permet de caractériser les différences entre les élèves concernant les normes de l’argumentation qu’ils admettent spontanément (De Checchi, 2021 ; Hofer, 2004 ; Wei et al., 2021). Ces normes et critères spontanés peuvent différer d’un élève à l’autre et être en décalage avec les normes de référence. En ce sens, elles peuvent être considérées comme des « représentations spontanées » relatives à l’activité d'argumentation elle-même, de façon analogue aux représentations des élèves relativement à un savoir en sciences.

20D’autre part, nous proposons de considérer les normes de l’argumentation critique, telles que présentées ici, comme celles de pratiques de référence, dans une approche voisine de celle de Martinand (1986), appliquées au contexte de l'argumentation critique. En effet, ces normes renvoient à une pratique donnée de l'argumentation, où « la relation avec les activités didactiques n’est pas d’identité » (ibid.). Ainsi, les normes de référence implicitement mises en avant dans la littérature correspondent à des objectifs généraux vers lesquels un éventuel enseignement de l’esprit critique par l’argumentation peut tendre, sans que l’on puisse exiger une parfaite maîtrise de celles-ci durant les situations de débat en classe. Il apparaît ainsi impossible d’exiger des élèves une pratique de l’argumentation correspondant pleinement à ces normes. Tout d'abord, ces normes doivent être considérées en contexte. Il est par exemple peu pertinent de mobiliser la norme de justesse pour demander la justification d'éléments triviaux ou faisant partie de la culture commune des élèves interlocuteur·ice·s (Toulmin, 1958). En outre, la norme de robustesse apparaît particulièrement exigeante pour des élèves en situation d’apprentissage, avec une maîtrise conceptuelle imparfaite et une faible maîtrise des normes spécifiques au domaine sur lequel porte l’argumentation (sciences, lettres, questions socioscientifiques, etc.). Divers travaux empiriques (Orange, Lhoste & Orange Ravachol, 2009 ; Mercer, 2009 ; Zeidler, Lederman & Taylor, 1992) ont ainsi montré la variété des processus argumentatifs déployés par les élèves en situation d’apprentissage, impliquant notamment l’usage d’un langage ambigu, des arguments et argumentaires parfois incohérents, et des prémisses incorrectes et/ou non pertinentes. Ainsi, nous pouvons reprendre pour le cas de l’argumentation critique l’idée formulée par Martinand (1986, cité par Astolfi et al., 2008) selon laquelle considérer des normes de référence ne vise pas à « attacher à une conformité étroite des compétences à acquérir avec les fonctions, les rôles et les capacités de la pratique réelle. Il s’agit avant tout de se donner les moyens de localiser les concordances et les différences entre deux situations, dont l’une […] est l’objet de l’enseignement, et possède une cohérence qui doit être transposée dans l’école ».

21Étendre ces concepts connus, travaillés et déjà éprouvés en didactique des sciences, pourrait permettre de mieux outiller les travaux didactiques visant à comprendre les phénomènes d'enseignement-apprentissage de l'esprit critique, et notamment les éventuelles tensions entre d’une part les objectifs didactiques relatifs à la pratique de l'argumentation critique et d’autre part les représentations qu’ont les élèves de ce savoir ou de cette pratique.

22Dans cet article, nous proposons d’explorer le pouvoir heuristique de l'extension des concepts de pratique de référence et de représentation au contexte de l'enseignement de l'argumentation critique à travers l’étude de cas d’un débat numérique sur une question socioscientifique au lycée. Ainsi, nos questions de recherche sont les suivantes :

  • À quelles normes et critères épistémiques les élèves font-ils spontanément référence, explicitement ou implicitement, lors du débat sur la QSS ? En d’autres termes, quelles représentations de l’activité d’argumentation épistémique sont manifestées par les élèves ?
  • Dans quelle mesure les productions des élèves dans un débat en classe sur une QSS correspondent-elles ou non aux normes génériques et spécifiques de l’argumentation attendues ? Quels sont les écarts et obstacles éventuels à prendre en compte dans un enseignement de l’esprit critique par l’argumentation ?

3. Méthodologie

3.1. Contexte de l’étude de cas

  • 3 Les OGM Bt sont des organismes végétaux modifiés génétiquement par l’ajout d’un gène visant à prod (...)

23Nous présentons dans la suite l’analyse d’un débat numérique portant sur la question de la culture et de la consommation d’OGM dits « Bt »3. Ce débat a été mis en place dans une classe de 1re S d’un lycée rural, lors d’un cours de physique-chimie qui a eu lieu au second trimestre de l’année scolaire 2018-2019. Le débat a duré 1 h et a impliqué 20 élèves, qui ont produit au total 90 contributions analysables.

  • 4 Voir Bächtold et al. (2023) pour plus de détails sur la phase réflexive et les intérêts didactique (...)

24Le débat étudié a eu lieu au sein d’une séquence didactique ciblée sur le développement de l’argumentation socioscientifique des élèves, dans le cadre du projet de recherche AREN. Ce projet visait à exploiter les possibilités offertes par une plateforme numérique pour développer la qualité de l’argumentation des élèves (Pallarès, 2020 ; Bächtold et al., 2023). La séquence comprenait trois phases : une phase de préparation au débat, correspondant au cours classique de l’enseignant expérimenté, ici un cours de chimie sur les molécules ; la phase de débat sur la plateforme ; une phase d’analyse réflexive des arguments produits par les élèves. Dans cet article, nous étudions uniquement la phase de débat, dans une optique compréhensive4.

  • 5 Plus de détails sur la plateforme AREN et la structure en arborescence des débats sont disponibles (...)

25Les situations de débat au sein de ce projet de recherche ont été mises en place sur la plateforme AREN, à laquelle les enseignant·e·s étaient préalablement formé·e·s. Les élèves n’avaient jamais utilisé la plateforme. Cette plateforme a pour spécificité majeure d’initier l’argumentation à partir d’un texte, qui reste accessible (figure 1). Ce texte est issu d’une coupure de presse (voir annexe), adaptée pour des raisons pédagogiques, notamment pour des questions de simplicité du vocabulaire et de lisibilité du texte en un temps restreint par des élèves. Le débat était présenté aux élèves comme une activité d’argumentation coopérative, ayant pour objectif la construction d’une compréhension commune du texte. Une emphase spécifique a été initialement mise par l’enseignant sur la prise en compte des idées d’autrui, leur discussion et leur questionnement. L’enseignant est ensuite resté en retrait lors du débat et n’a pas eu besoin d’intervenir pour cadrer ou relancer le dialogue entre élèves. Pour argumenter, les élèves devaient sélectionner une partie du texte ou de la contribution d’un pair, afin de faire apparaître une fenêtre leur demandant de reformuler le passage sélectionné, de se positionner (Plutôt d’accord - Plutôt pas d’accord - Pas compris), puis de détailler leur positionnement par un argument. Les contributions prenaient de fait la forme de réactions au texte ou aux contributions des autres élèves, avec une argumentation globalement structurée en arborescence5.

Fig. 1 : présentation de l’interface de la plateforme

Fig. 1 : présentation de l’interface de la plateforme

3.2. Méthodes d’analyse

26L’analyse des contributions des élèves durant le débat est effectuée à deux niveaux. Le premier niveau est celui des normes spontanément générées par les élèves durant le débat et explicitement ou implicitement admises. Le second niveau est relatif aux normes de référence de l’argumentation, à l’aide d’une grille d’analyse ciblant les arguments individuellement. Cette double analyse vise à confronter les attendus éducatifs quant à la tâche d’argumentation avec les représentations qu’en ont les élèves.

3.2.1. Normes et critères spontanément adoptés par les élèves

27Nous avons cherché à déterminer les normes spontanément adoptées par les élèves au regard de leurs interventions. Notre but n’était pas d’être exhaustif quant à la fréquence d’expression des normes éventuellement exprimées par les élèves et leur cohérence au fil de l'argumentation. Notre objectif était de donner à voir les différentes représentations spontanées exprimées par les élèves.

28La première partie de cette analyse renvoie au modèle AIR (Chinn et al., 2014) que nous avons mobilisé afin d’identifier les représentations des élèves de l’argumentation. De manière générale, les normes spontanément adoptées par les élèves quant aux buts, idéaux et processus pertinents à mobiliser présentent rarement des indicateurs explicites, sauf lorsque leurs interventions renvoient à du méta-discours (« meta talk », Kuhn et al., 2013). Ces interventions portent directement sur les normes de l’argumentation spontanément mises en place dans la discussion, dans le cadre d’ajustements. Par exemple, la phrase « pour qu’on puisse débattre correctement, il faut que tu justifies ce que tu dis » est un exemple de méta-discours, en ce qu’elle rappelle à l’ordre un pair sur des normes implicites de l'argumentation qui ont spontanément été adoptées par un ou plusieurs élèves durant le débat. Bien que moins fréquentes, les occurrences de méta-discours apparaissent ainsi être les plus pertinentes pour éclairer les représentations qu’ont les élèves de l’activité d’argumentation. Lorsque ces indicateurs explicites sont absents, certains buts ont pu être inférés sur la base d’indicateurs implicites : l’élève répond-il sur la base du texte ou de l’intervention d’un pair ? Son intervention est-elle justifiée ? Quel domaine est mobilisé dans l’intervention ?

29Nous avons également mobilisé deux des quatre dimensions de Hofer (2004) : source et justification. Notre étude de cas portant spécifiquement sur un débat à propos d’une QSS, nous avons considéré la certitude et la simplicité comme plus difficiles à atteindre pour les élèves et nous sommes restreints à des éléments en lien avec les sources (i.e. figures d'autorités, experts, études scientifiques, etc.) et la nature des justifications (i.e. connaissances scientifiques ou de sens commun, inférences, etc.).

30Un premier codage a été réalisé par le second auteur de l’article sur l’ensemble des interventions du débat. Celui-ci consistait en l’identification des interventions témoignant de l’expression d’une norme spontanée de la part de l’élève, des indicateurs renvoyant à cette norme spontanée, et de la nature de la représentation spontanée au regard des dimensions mobilisées. Une fois ce travail réalisé, ce codage a été discuté avec le premier auteur de l’article jusqu’à obtention d’un consensus.

3.2.2. Adéquation aux normes de référence d’une argumentation critique

31Nous avons également cherché à étudier l’adéquation des arguments produits par les élèves aux normes de référence génériques et spécifiques de l’argumentation critique sur des QSS telles que définies plus haut. Notre analyse visait à isoler des marqueurs clairs relatifs à chacune de ces normes afin d’en évaluer la proportion dans les discours des élèves, en vue d’inférer une éventuelle adéquation de l’argumentation produite par les élèves à la norme de référence associée. Cette analyse a été réalisée par le premier auteur de l’article, puis discutée avec le second auteur pour obtenir un consensus. Nous présentons ci-dessous les marqueurs choisis pour les normes génériques de dialogalité, justesse et robustesse et pour les normes spécifiques aux QSS de complexité, prise en compte des incertitudes et ouverture.

32Pour la norme générique de dialogalité, nous avons choisi de considérer comme indicateur la variété des actions discursives ou « mouvement argumentatifs » (Van Eemeren et al., 2007) effectués par les élèves au sein de leurs contributions. Nous avons recensé différents mouvements argumentatifs pouvant témoigner d’une prise en compte d’autrui et/ou d’une intégration de son discours dans la production d’arguments :

  • les réfutations, portant sur la thèse défendue par autrui (Erduran, Simon & Osborne, 2004) ou sur la justification qui la sous-tend (Clark & Sampson, 2008) ;
  • les questionnements produits par les élèves, ceux-ci pouvant consister en une demande d’explicitation du point de vue ou de l’argument d’autrui (Chin & Osborne, 2010) ou être des questions critiques visant à mettre à l’épreuve les propos d’autrui (Nussbaum, 2021) ;
  • les concessions (Van Eemeren & Grootendorst, 2004) ;
  • les nuances, qui isolent les éléments considérés comme acceptables ou non (Larsson, 2017).

33Il est à noter qu’une contribution peut contenir plusieurs mouvements argumentatifs simultanément, ou aucun.

34Pour la norme générique de justesse, nous avons évalué si les mouvements argumentatifs produits étaient justifiés, c’est-à-dire s’il existait un ou plusieurs éléments venant sous-tendre ou étayer le propos (Jiménez-Aleixandre & Erduran, 2007 ; Toulmin, 1958). Ces justifications peuvent être de nature diverses (emploi de données empiriques, connaissances communes ou scolaires, connaissance tirée du texte, etc.), et peuvent être éventuellement accompagnées par des marqueurs langagiers comme « parce que », « donc », « car », etc.

35Pour la norme générique de robustesse, nous avons étudié si les arguments produits par les élèves comprenaient la mention explicite d’un domaine de validité ou d’une modalisation (Toulmin, 1958). Comme signalé plus haut, la norme générique de robustesse apparaît parfois en tension avec la posture d’apprenant, et il a été difficile de trouver d’autres indicateurs pertinents et que l’on aurait raisonnablement pu attendre d’élèves de 1re S. En particulier, pour aborder la QSS, les élèves ont parfois mobilisé des notions floues ou de sens commun, ce qui rend l’analyse de la robustesse des arguments difficile, sauf dans les cas triviaux où un élève mobilise un élément manifestement erroné.

36Pour la norme de complexité spécifique aux QSS, nous avons cherché à identifier, dans les contributions des élèves, les références aux différents domaines de la QSS. Sur la base de la littérature (Morin et al., 2014), nous avons distingué huit domaines socioscientifiques (Pallarès, 2020), présentés dans le tableau 1.

Tableau 1 : indicateurs des différents domaines de la QSS

Domaine QSS Indicateur
Scientifique Références au savoir scientifique, aux pratiques scientifiques, au processus e recherche ou à la communauté scientifique
Technique Références à la fabrication, la fonction et à l’usage d’un objet technique
Social Références à un milieu social, socio-économique ou socio-culturel, de pratiques sociales ou de comportements sociaux
Économique Références à des aspects financiers, au niveau des pays et ders entreprises
Politique Références à différents choix de gouvernance, aux aspects juridiques, aux lois et aux décisions à grande échelle (municipales, régionales, nationales ou internationales)
Axiologique Références à divers systèmes de valeurs morales, éthiques et/ou religieuses, ou aux jugements de valeur (le plus souvent indiqué par des verbes comme « falloir » ou « devoir »)
Sanitaire Références à d’éventuels risques ou bénéfices d’un objet technique ou d’un événement pour la santé humaine
Environnemental Références à la préservation ou à la dégradation de l’environnement

37Pour la norme spécifique de prise en compte des incertitudes, nous avons étudié si les contributions évoquaient d’éventuelles incertitudes des connaissances mobilisées, que cela soit par rapport à la stabilisation des connaissances (« on ne sait pas »), des risques, ou des évolutions futures de la société et des technologies (Morin et al., 2014).

38Enfin, pour la norme spécifique d’ouverture, nous avons évalué si les contributions des élèves sur la plateforme mentionnaient la diversité des acteurs prenant parti dans les débats autour des OGM Bt (entreprises, agriculteurs, consommateurs, législateurs, etc.), ou des éventuels systèmes de valeurs possiblement divergents.

39Au vu de nos questions de recherche, notons que chacune des normes génériques et spécifiques a été étudiée au niveau des contributions individuelles des élèves, en vue d’indiquer en quelle mesure l’argumentation produite par le groupe classe, suivant un ensemble de normes communément acceptées, correspond aux différentes normes de référence de l’argumentation critique. Par exemple, bien que le traitement des différents domaines de la QSS ait été mené contribution par contribution, nous considérons les proportions de chacun des domaines au niveau de tous les arguments de la classe, afin de voir si l’argumentation dans son ensemble a exploré les différents domaines de la QSS.

40Afin de donner un exemple de notre analyse croisée sur une contribution, considérons l’exemple proposé ci-dessous :

  • 6 L’orthographe des textes d’élèves a été corrigée.

Texte : je pense que le bio est bien meilleur pour la santé de l’homme puisqu’il est naturel contrairement aux OGM qui eux ne le sont pas.
Élève T : Il ne faut pas tomber dans le sophisme de l'Appel à la Nature. Le fait que quelque chose soit « naturel » n'est pas un argument valide dans une démarche scientifique. Les médicaments pour exemple ne sont pas « naturels », pourtant il n'est généralement pas question de les craindre6.

41Du point de vue des normes spontanées, la contribution présentée contient un élément de méta-discours explicitant une norme spontanément admise par l'élève, en définissant un critère de précision clair sur ce qui peut être considéré comme « un argument valide dans une démarche scientifique ». Du point de vue des normes de référence, en tant que réfutation de la justification « puisque », cette contribution se base fortement sur le discours de l’interlocuteur (dialogalité). Cette réfutation est justifiée par un exemple et présente un domaine de validité (« généralement ») (justesse). Cette contribution ne témoigne pas d’une prise en compte de l’ouverture ou des incertitudes, et relève de trois domaines de la QSS (complexité) : Scientifique (« démarche scientifique »), Technique (usages de l’objet technique « OGM »), et Axiologique (jugement normatif « il faut »).

4. Analyse du débat

4.1. Normes de l’argumentation spontanément adoptées par les élèves

42La première partie de notre analyse se focalise sur les normes de l’argumentation spontanément adoptées par les élèves, c’est-à-dire les représentations qu’ont les élèves de l’activité d’argumentation elle-même. De ce point de vue, certaines contributions d’élèves explicitent, par leur méta-discours, différents buts assignés à l'activité d’argumentation, en lien avec différents critères et processus considérés comme pertinents. Par exemple, en réponse à un élément du texte, l’élève J produit la contribution suivante :

Texte : Les OGM Bt, c’est moins d’insecticides, c’est bio !
Élève J : Dans un cas les OGM Bt empêchent d'utiliser des produits chimiques et de l’autre côté cela crée de la nourriture mutante donc cette affirmation est à débattre mais elle est vrai dans un cas.

43L’élément de méta-discours « cette affirmation est à débattre » peut ainsi renvoyer à un but d’exploration du texte, à travers l’échange entre pairs, le processus pertinent associé étant alors de discuter des affirmations qui apparaissent questionnables.

44D’autres représentations sont exprimées : l’élève T présente également, très clairement, une volonté d’exploration collective du texte, mais cette fois associée à des critères bien plus précis. En effet, deux interventions de l’élève T, répondant à des contributions de pairs, contiennent des éléments de méta-discours, assimilant l’activité d’argumentation à une « démarche scientifique », avec des critères très clairs sur les arguments « valides » et la crédibilité :

Élève T : Il ne faut pas tomber dans le sophisme de l'Appel à la Nature. Le fait que quelque chose soit « naturel" »n'est pas un argument valide dans une démarche scientifique. Les médicaments pour exemple ne sont pas « naturels », pourtant il n'est généralement pas question de les craindre.
Élève T : Attention à ta façon de parler ; on ne justifie pas un avis personnel par « pour la simple et bonne raison que », il s'agit là d'une façon maladroite de se décrédibiliser soi-même.

45Ces deux contributions montrent que les normes spontanées des élèves, en l’occurrence relativement aux critères à employer, ne sont pas toutes partagées. Elles montrent aussi que le débat peut mener à une discussion explicite, à travers le méta-discours, de ces différentes représentations de l’argumentation.

46À l’inverse, l’élève Js n’a produit que deux contributions, toutes deux relatives au texte, et ne visant qu’à présenter un accord (éventuellement étayé) avec le texte :

Texte : Les OGM Bt, c’est moins d’insecticides, c’est bio.
Élève Js : c'est mieux car cela cause moins de risques pour la santé des humains et celle des plantes et en plus pour celle de la planète.
Texte : Contrairement au pyrèthre bio qui tire sur tout ce qui bouge – même les abeilles.
Élève Js : Il est préférable que des produits comme celui-ci soit interdit car il dévaste absolument tout, jusqu'aux abeilles. Surtout, qu'une étude qui a été réalisée dit que le jour où les abeilles disparaissent, la survie de l’espèce humaine est d’approximativement 3 ans.

47Il est possible que le but assigné par l’élève Js à l’argumentation soit uniquement d’échanger des avis sur le texte. Ainsi, il n’y a pas de critère épistémique associé à ce but, et le seul processus pertinent quant à ce but est de réagir au texte, ici en montrant son accord.

48Outre la diversité des buts assignés à l’argumentation, nous observons également des justifications de natures variées, ce qui peut aussi traduire des représentations différentes de l'argumentation. Certains élèves font ainsi appel de façon privilégiée à des connaissances scientifiques ciblées. Par exemple, on peut trouver dans plusieurs contributions produites par l’élève Da des contenus de savoirs scientifiques très précis, notamment quant aux différents insectes touchés par la toxine Bt, comme dans ces deux exemples :

Élève Da : Faux les plantes Bt produisent des toxines qui vont dans le sol et qui polluent les eaux ce qui entraine entraîner la mort de la grande phrygane, insecte important pour la faune des cours d'eau ainsi que d'autres animaux aquatiques de plus des études montrent quune exposition prolongée au pollen des plantes Bt affecte le comportement de certaines espèces comme le papillon monarque.
Élève Da : Écologiquement les OGM Bt ne sont pas une si bonne chose. Les plantes Bt génétiquement modifiées sont néfastes pour des insectes importants dans le contrôle naturel des ravageurs du maïs, comme la chrysope verte. Les racines des plantes sont poreuses. De nombreuses cultures Bt sécrètent leur toxine de la racine vers le sol et cette toxine a des effets sur la santé humaine.

49À l’inverse, l’élève Cl mobilise des éléments relevant plutôt du sens commun :

Élève Cl : Je pense que le bio est bien meilleur pour la santé de l'homme puisqu’il est naturel contrairement aux OGM qui eux ne le sont pas.
Élève Cl : Le résultat est peut-être positif pour la culture du coton, mais les hommes ne se nourrissent pas de coton, donc nous ne savons pas quels effets les OGM peuvent faire sur nous.

50Enfin, les contributions de l’élève Fl renvoient plutôt à des inférences, effectuées à partir du texte, sans forcément apporter de connaissance supplémentaire :

Texte : Ce résultat a été particulièrement significatif pour la culture du coton en Afrique du Sud, en Australie, en Chine, aux États-Unis et au Mexique.
Élève Fl : D'accord, mais qu'est-ce-qui prouve que cela fonctionnera également pour les pays d'Europe par exemple ?
Texte : La différence importante est que la solanine de la pomme de terre bio est un glycoalcaloïde poison pour l’homme, alors que la protéine Bt du maïs OGM est inoffensive pour l’homme.
Élève Fl : On devrait donc privilégier les OGM Bt que le bio pour la santé de l'Homme.

51La variété des représentations de l’argumentation se retrouve également dans le choix des sources mobilisées par les élèves. En effet, quand les élèves font spontanément référence à d’éventuelles sources externes, celles-ci sont de nature très différente, ce qui peut témoigner de représentations variées concernant ce qui relève d’une source pertinente. Ces sources peuvent être d’ordre scientifique, par exemple chez les élèves Da et Js qui évoquent ci-dessus « des études » ou « une étude ». Les sources peuvent également renvoyer à du sens commun : l’élève Jo relève par exemple que « il n'y a pas eu de témoignage d'homme malades à cause des OGM ». Enfin, les sources peuvent renvoyer à des figures d’autorité autres que scientifiques, que celles-ci soient militantes ou morales, par exemple dans les contributions de l’élève Ma :

Élève Ma : D'après de nombreux écologistes, dire que la nature ne produit pas assez pour l'humanité est totalement faux. […]
Élève Ma : […] Geronimo l'a bien [dit] : « Quand le dernier arbre aura été abattu, quand la dernière rivière aura été empoisonnée, quand le dernier poisson aura été péché, alors on saura que l'argent ne se mange pas ».

52Par ailleurs, on constate également que ces sources variées sont aussi mobilisées de façons différentes, c’est-à-dire comme des justifications directes (élève Ma et élève Da) ou indirectes (élèves Js, Jo et Ma). Cet élément apparaît stable chez certains élèves, mais pas chez d’autres, ce qui pourrait renvoyer à des représentations différentes d’une source fiable et de l’utilisation qui doit en être faite lors d’un débat argumenté.

4.2. Normes de référence de l’argumentation critique

53Au-delà de la diversité des normes spontanément adoptées par les élèves lors du débat, nous avons également étudié l’adéquation de l’argumentation déployée par les élèves avec les normes de référence d’une pratique de l’argumentation critique sur une QSS.

4.2.1. Normes génériques de l’argumentation critique

54Dans l’ensemble, l’argumentation produite par les élèves correspond aux normes de dialogalité et de justesse attendues : parmi les 90 contributions, on dénombre 18 concessions (20 %, 7 justifiées), 21 nuances (23 %, 19 justifiées), 19 réfutations de la thèse (21 %, toutes justifiées) et 23 réfutations de la justification (25 %, 21 justifiées). Notons que les contributions ne contenaient pas toutes des mouvements argumentatifs. C’est le cas de 33 contributions (36 %), qui jouaient un rôle différent dans le débat : citer une définition, reformuler un propos, ou simplement marquer un accord ou un désaccord. Par exemple, la contribution de l’élève Cl « Je suis d'accord sur le fait qu'un OGM ne puisse pas être qualifié de bio » vise seulement à exprimer un accord sur un élément de définition. De fait, l’argumentation déployée par les élèves au long du débat apparaît variée, avec des mouvements argumentatifs fréquemment assortis d’une ou plusieurs justifications. Les bases des normes génériques de dialogalité et de justesse apparaissent ainsi minimalement comprises, au moins en actes, par les élèves. Cependant, on note seulement deux mouvements argumentatifs de questionnement, et aucun d’entre eux n’est justifié. La norme de dialogalité semble ainsi seulement partiellement intégrée par les élèves, le questionnement représentant un mouvement argumentatif central pour s’assurer de la bonne compréhension du propos d’autrui (question d’explicitation) ou pour mettre à l’épreuve l’argumentaire d’autrui et l’inciter à prendre en compte nos remarques (questions critiques).

55Concernant la norme générique de robustesse, 37 contributions (41 %) font mention d’un domaine de validité. Par ailleurs, même si aucune contribution d’élève ne se base sur un contenu manifestement erroné, l’analyse des justifications produites par les élèves montre néanmoins des modes de justification parfois peu ou pas pertinents dans le cadre d’une argumentation critique, notamment l’emploi de connaissances de sens commun ou de sources non adaptées. La norme générique de robustesse semble ainsi être moins spontanément appliquée par les élèves que celles de dialogalité ou de justesse. Néanmoins, on note parfois des interventions de méta-discours qui viennent directement discuter la robustesse de certains arguments avancés dans le texte ou par des pairs. Par exemple, on retrouve dans une contribution de l’élève T la phrase : « Finalement, l'évolution est un terme neutre, il y a progression et régression, donc l'argument de “pour l'évolution” est non-valide puisque terme imprécis. ». Cette phrase pose très explicitement des critères de robustesse d’une justification. À noter qu'une telle représentation peut constituer un point de départ pour un travail sur la norme de robustesse avec les élèves.

4.2.2. Normes de l’argumentation critique spécifiques aux QSS

56Concernant les normes spécifiques aux QSS de l’argumentation critique, l’analyse de l’argumentation déployée par les élèves indique une relativement bonne prise en compte de la complexité de la question. En effet, bien que les arguments des élèves soient très majoritairement centrés sur les aspects techno-scientifiques de la QSS débattue, avec 86 contributions sur les 90 produites (95 %) faisant référence à au moins l’un des deux domaines Technique (66 contributions, 73 %) ou Scientifique (58 contributions, 64 %), plusieurs autres domaines de la QSS sont également fréquemment abordés par les élèves lors du débat. Les aspects environnementaux de la QSS sont ainsi mentionnés dans 40 contributions (44 %), les aspects sanitaires dans 26 contributions (29 %), et les aspects sociaux et axiologiques sont mentionnés dans respectivement 20 (22 %) et 18 contributions (20 %). Les domaines Économique (6 contributions, 7 %) et Politique (2 contributions, 2 %) sont en revanche très peu explorés par les élèves lors du débat. Cette disparité pourrait en partie être attribuée à des facteurs tels que le texte support ou le contexte d’un cours de physique-chimie. Au final, bien que certains domaines soient moins mobilisés, la norme de complexité apparaît assez bien intégrée par les élèves.

57Concernant la norme spécifique de prise en compte des incertitudes, on peut retrouver des marqueurs de cette norme dans 14 contributions (15 %). Aucun élève n’aborde les éventuelles évolutions futures de la société ou des technologies OGM ; toutes les contributions sont centrées sur le manque de stabilisation des connaissances et/ou les éventuels risques présentés par les OGM Bt, comme dans cette contribution de l’élève Au : « Rien ne nous prouve qu'à long terme les OGM ne sont pas néfastes pour l’Homme ».

58Enfin, concernant la norme de prise en compte de l’ouverture de la QSS, malgré la mention dans le texte support au débat de différents acteurs (scientifiques, militants, agriculteurs), aucune contribution d’élève ne témoigne explicitement d’une prise en compte d’une diversité des acteurs. De même, aucune contribution ne mentionne d’éventuels systèmes de valeurs. La norme de prise en compte de l’ouverture apparaît ainsi particulièrement difficile d’accès pour les élèves.

5. Discussion et perspectives de recherche

59Dans cet article, nous avons considéré l’esprit critique comme une pratique normée de l’argumentation (Kuhn, 2019), l’argumentation critique. En vue d’élaborer une réflexion didactique spécifique au contenu « esprit critique », vu comme un objet d'enseignement en tant que tel, nous avons cherché à appliquer les concepts de pratique de référence et de représentation (Driver, Guesne & Tiberghien, 1985) au contexte de l’argumentation critique sur des QSS.

60En accord avec de précédentes recherches, notre étude de cas et la littérature montrent que, spontanément, les élèves argumentent de façon très variée, en lien avec des buts assignés à l’argumentation potentiellement multiples (Mason & Scirica, 2006 ; Nussbaum, Sinatra & Poliquin, 2008). La prise en compte de ce résultat ouvre de nouvelles perspectives concernant la manière d'étudier les phénomènes d’enseignement-apprentissage de l’argumentation et de travailler l’argumentation en classe. Expliciter et questionner les buts du débat, en prenant en compte les représentations qu’ont les élèves de l’argumentation, pourrait être un moyen de les guider vers une pratique de l’argumentation critique qui corresponde aux objectifs didactiques de l’enseignant·e quant à l’esprit critique ou aux contenus de savoir. Par exemple, dans le cadre du débat étudié, il aurait pu être attendu que les élèves explorent et comprennent le texte dans un premier temps, puis qu’ils remobilisent les savoirs vus en cours pour favoriser la compréhension des enjeux scientifiques (molécules et liens entre composition et propriétés) et techniques de la thématique, pour enfin explorer l’ensemble des arguments relatifs aux différents domaines de la QSS. En effet, les différents buts assignés à l’argumentation semblent favoriser certains types de contributions, critères, et plus généralement des comportements globaux lors du débat. Un travail en amont sur les différents buts qui peuvent être assignés à l’argumentation pourrait ainsi permettre de dépasser certains obstacles à l’entrée dans la tâche d’argumentation, comme par exemple l’assignation par des élèves d’un but impliquant des processus antagonistes à la tâche attendue par l’enseignant·e (élève Js). Cela pourrait également permettre de discuter des critères pour évaluer les arguments, limitant les tensions qui se manifestent par certains méta-discours (élève T).

61La diversité des représentations de l’argumentation par les élèves se retrouve également au niveau plus fin des justifications employées lors du débat (Wei et al., 2021). En effet, même si dans l’ensemble la plupart des contributions des élèves présentent une justification, la nature de ces justifications semble varier entre les élèves et au sein de leurs différentes contributions. Ainsi, notre travail met en lumière l’intérêt potentiel d’une réflexion spécifique et ciblée à partir des diverses représentations des élèves sur ce qui peut constituer une justification dans une argumentation critique sur une QSS. Des dispositifs didactiques expérimentaux ciblés sur la pratique de l’argumentation critique permettraient aux élèves de confronter leurs représentations, accessibles via les normes qu’ils ont spontanément adoptées lors du débat, aux normes de référence. Il pourrait par exemple s’agir de permettre aux élèves de questionner leurs représentations d’une justification, pour discuter le rôle des connaissances de sens commun (élève Cl), ou de leurs représentations d’une source, qui incluent potentiellement des figures d’autorité non pertinentes (élève Ma), et de confronter ces représentations aux normes de référence de l’argumentation critique sur des QSS.

62En outre, notre étude de cas met en lumière l’intérêt de considérer les normes de référence de l’argumentation critique comme celles d’une pratique de référence de l’argumentation critique. Ces normes pourraient alors représenter autant d’objectifs pour des séquences didactiques expérimentales ciblées. En effet, au vu des résultats obtenus, il semble pertinent de travailler spécifiquement avec les élèves sur les normes génériques de l’argumentation critique, afin que les élèves produisent plus souvent des justifications, et que celles-ci correspondent plus aux attendus d’une argumentation critique en termes de robustesse. Cependant, au vu des diverses contraintes relatives à leur position d’apprenant·e·s, notamment leur maîtrise disciplinaire en construction, il ne s’agirait pas d’attendre des élèves des arguments d’une robustesse experte. À l’inverse, il serait plutôt question de prolonger leur réflexion dans cette direction, en vue d’aboutir à des argumentaires dans l’ensemble plus robustes, au moins au niveau d’éléments structurels comme l’emploi de sources, la nature des justifications ou le domaine de validité. En outre, notre étude de cas met également en lumière l’intérêt de traiter spécifiquement la norme de dialogalité avec les élèves. En particulier, nous pouvons noter le très faible nombre de questionnements dans le débat étudié, contenant pourtant de nombreux autres mouvements argumentatifs justifiés. Le questionnement ne semblant pas acquis de la même façon pour les élèves, cela peut inciter à le considérer comme un enjeu à part entière au sein de la norme de dialogalité, nécessitant un traitement didactique spécifique (Bächtold et al., 2023).

63Les résultats obtenus suite à notre étude de cas indiquent également que les normes de référence de l’argumentation spécifiques aux QSS apparaissent déjà intégrées de façon variable par les élèves de 1re. En effet, si les normes de complexité et de prise en compte des incertitudes apparaissent modérément respectées lors du débat, il n’en va pas de même pour la norme d’ouverture, qui semble ainsi particulièrement difficile d’accès pour les élèves. Cela correspond aux résultats obtenus dans d’autres contextes (Morin et al., 2014 ; Simonneaux, 2007), indiquant la nécessité d’un travail explicite avec les élèves sur ces trois normes spécifiques de l’argumentation à propos des QSS. En particulier, des travaux antérieurs indiquent que la prise en compte par les élèves des normes spécifiques aux QSS est partiellement dépendante du contexte d’argumentation (Pallarès, Bächtold & Munier, 2020), comme le texte support ou le contexte disciplinaire du cours. De fait, une piste pourrait être de mener plusieurs débats pour faire varier plusieurs QSS et plusieurs textes supports, avec des accents sur des domaines différents, et un travail explicite pour favoriser le transfert des normes spécifiques de l’argumentation critique entre les QSS (Bächtold et al., 2023). Plus généralement, plusieurs représentations spontanées d’élèves lors du débat étudié, notamment celles de l’élève T, semblent renvoyer à une vision spécifique de la nature des sciences (« démarche scientifique »). Divers travaux ont mis en lumière les liens entre représentations des sciences et argumentation sur les QSS (Duschl, 2007 ; Capkinoglu, Yilmaz & Leblebicioglu, 2020). Cette perspective pourrait ainsi constituer un pont théorique supplémentaire afin d’étendre les réflexions proposées en didactique des sciences à la pratique de l’argumentation socioscientifique, en vue de proposer une réflexion didactique fine sur l’enseignement-apprentissage de l’esprit critique.

64Cette étude de cas donne ainsi à voir, dans le contexte d’un débat écrit sur des QSS, le pouvoir heuristique d’une approche spécifiquement centrée sur l’argumentation critique, ses normes et leur appropriation, en vue de penser l’enseignement-apprentissage de l’esprit critique en cours de sciences. Partir des représentations qu’ont les élèves de l’activité d’argumentation elle-même et les mettre en regard avec différentes normes génériques et spécifiques de l’argumentation critique pourrait ainsi ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur les stratégies d’enseignement à mettre en œuvre. Ces travaux prospectifs restent néanmoins à développer, selon au moins deux axes. Sur le plan méthodologique, nous n’avons pas considéré les éléments dispositionnels de l’esprit critique, difficilement évaluables (Ennis, 2011 ; Kuhn, 2019), pour étudier l'esprit critique à travers sa dimension pratique d’argumentation critique. Cependant, cette dernière présente ses propres défis méthodologiques. En effet, il est à noter que certains éléments des normes de référence de l’argumentation critique relevés dans la littérature apparaissent difficiles à évaluer. En particulier, faute d’un indicateur fiable, nous n’avons pas pu évaluer de façon satisfaisante la pertinence de ces mouvements argumentatifs en contexte. La notion de pertinence, pourtant centrale aux normes de dialogalité et de robustesse (Rapanta & Iordanou, 2023 ; Zeidler, Lederman & Taylor, 1992; Van Eemeren & Grootendorst, 2004), apparaît ainsi peu opérationnelle d’un point de vue méthodologique, et nécessite alors une réflexion approfondie en vue de penser son enseignement. En outre, d’un point de vue théorique, l’application du concept de pratique de référence au contexte de l’argumentation critique nécessite d’être affinée. En effet, dans la perspective de considérer ces pratiques comme des pratiques sociales de référence relatives à l’argumentation critique, il s’agit, dans des travaux ultérieurs, de caractériser plus finement ces pratiques (Martinand, 1986). Cette caractérisation des pratiques de référence pourrait notamment passer par l’élaboration d’une typologie plus précise des différentes normes de l’argumentation critique, selon ses visées, son objet, les processus à l’œuvre, les diverses communautés discursives, et les éventuelles ressources accessibles ou mobilisables par les élèves lors de l’activité d’argumentation. En particulier, la présente étude étant limitée à l'analyse d'un débat numérique portant sur une QSS, il conviendrait de mettre notre cadre à l’épreuve en répliquant notre analyse dans d’autres contextes, notamment avec des débats oraux, ou portant sur une question d'ordre uniquement scientifique, afin d’étudier l’éventuelle stabilité de nos résultats à travers différents contextes de débat.

65Enfin, il est également nécessaire de rappeler qu’une argumentation robuste nécessite une maîtrise des contenus mis en jeu (Hasni, 2017). Ainsi, chercher à penser l’enseignement de l’esprit critique par l’argumentation critique sur des QSS implique de poursuivre la réflexion pour une bonne articulation des outils didactiques sur l’argumentation, vue comme une pratique à la fois transversale et spécifique, avec les travaux déjà existants en didactique disciplinaire, et en particulier en didactique des sciences.

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Annexe

Texte initiateur du débat

Les OGM Bt c’est moins d’insecticides, c’est bio !

Par Pierre-Yves Morvan (texte adapté)

La communauté scientifique s’accorde pour dire que l’utilisation de cultures transgéniques Bt résistantes aux insectes contribue à réduire le volume et la fréquence de l’utilisation d’insecticides sur les cultures de maïs, de coton et de soja (CIUS). Ce résultat a été particulièrement significatif pour la culture du coton en Afrique du Sud, en Australie, en Chine, aux États-Unis et au Mexique.

Les OGM Bt diminuent l’utilisation des pesticides, mais ne les suppriment pas totalement, en raison même de l’une de leurs qualités, leur extrême sélectivité. Contrairement au pyrèthre bio qui tire sur tout ce qui bouge – même les abeilles – chaque OGM Bt cible son principal ravageur, sans nuire aux insectes utiles ni à d’autres ravageurs éventuels moins dangereux. C’est pourquoi on utilise encore des insecticides classiques dans les cultures OGM, pour contrôler ces autres ravageurs. Mais le résultat fondamental est que les OGM résistant aux insectes permettent de réduire globalement l’utilisation des insecticides. D’autant que la technique évolue rapidement, on produit maintenant des OGM résistant à plus d’un agresseur – et toujours seulement aux agresseurs, jamais aux insectes utiles.

Les chercheurs ne débattent plus aujourd’hui sur le point de savoir si les OGM Bt résistant aux insectes permettent de réduire l’utilisation des insecticides ; ils le permettent.

Les OGM Bt, c’est moins d’insecticides, c’est bio ! Paradoxalement, le bio qui veut moins d’insecticides refuse les OGM Bt…

Mais quelques militants ont du mal à avouer que l’on puisse accorder des bienfaits écologiques aux OGM. Ils ont trouvé l’astuce : « OK, disent-ils, les agriculteurs utilisent moins d’insecticides sur les cultures Bt ; mais il faut tout compter, et donc compter aussi les insecticides fabriqués par la plante OGM Bt ». C’est astucieux, mais c’est oublier que les OGM Bt ne font que copier ce que la nature fait depuis des millénaires – en mieux : mettre des pesticides dans les plantes. Si donc on fait les comptes de cette façon, il faut alors considérer aussi qu’un champ de pommes de terre bio est un champ gorgé de pesticide, en raison de la solanine produite naturellement par les pommes de terre. La différence importante est que la solanine de la pomme de terre bio est un glycoalcaloïde poison pour l’homme, alors que la protéine Bt du maïs OGM est inoffensive pour l’homme.

Limiter la pollution diffuse des phytosanitaires est une bonne chose. Pour cela, le meilleur moyen est de ne pas limiter l’utilisation des OGM Bt. En plus, l’agriculture bio en profitera (et on ne la taxera pas pour ce bénéfice).

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Notes

1 Certain·e·s auteur·ice·s cité·e·s utilisent le terme de « pensée critique », ou « critical thinking » dans les travaux anglophones. Nous choisissons ici de ne pas distinguer ces termes et d’employer « esprit critique », même si une réflexion pourrait être conduite à ce sujet (Pallarès, 2020).

2 « L’enjeu de la pensée critique est de déployer un raisonnement d’une manière critique, et c’est précisément l’enjeu de l’argumentation ».

3 Les OGM Bt sont des organismes végétaux modifiés génétiquement par l’ajout d’un gène visant à produire une protéine toxique pour les ravageurs de récoltes.

4 Voir Bächtold et al. (2023) pour plus de détails sur la phase réflexive et les intérêts didactiques de celle-ci.

5 Plus de détails sur la plateforme AREN et la structure en arborescence des débats sont disponibles dans Pallarès (2020).

6 L’orthographe des textes d’élèves a été corrigée.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : présentation de l’interface de la plateforme
URL http://journals.openedition.org/rdst/docannexe/image/5221/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 293k
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Pour citer cet article

Référence papier

Gwen Pallarès, Kévin De Checchi et Manuel Bächtold, « Quelle didactique pour « l’esprit critique » ? Une approche par les normes de l’argumentation critique sur les questions socioscientifiques »RDST, 28 | -1, 143-167.

Référence électronique

Gwen Pallarès, Kévin De Checchi et Manuel Bächtold, « Quelle didactique pour « l’esprit critique » ? Une approche par les normes de l’argumentation critique sur les questions socioscientifiques »RDST [En ligne], 28 | 2023, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/rdst/5221 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdst.5221

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Auteurs

Gwen Pallarès

CEREP, Université de Reims Champagne-Ardennes,INSPÉ de Troyes

Articles du même auteur

Kévin De Checchi

CLLE, Université Toulouse-Jean Jaurès

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Manuel Bächtold

LIRDEF, Université de Montpellier, faculté d’éducation

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Droits d’auteur

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