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AccueilNuméros84Interactions tutorales et apprent...Autour des mots de la formationFonction tutorale

Interactions tutorales et apprentissages en situation de travail
Autour des mots de la formation

Fonction tutorale

Tutoring functions
Philippe Astier
p. 101-112

Résumés

La notion de « fonction tutorale » fait partie du champ sémantique émergent de la professionnalisation. Elle apparaît comme un miroir des efforts réalisés pour penser et mettre en œuvre la formation dans des contextes affectés de transformations importantes et avec des acteurs multiples et divers. Elle est sans doute aussi le signe des enjeux et rapports de pouvoir qui se manifestent à l’occasion des débats autour de la formation professionnelle. La contribution permet de s’interroger sur la façon dont se situe la notion par rapport à celles de tutorat, de relation ou d’interaction tutorales. Plus précisément, l’auteur explore en quoi consiste la fonction tutorale ; comment comprendre son importance actuelle et quelles conséquences peut-elle avoir dans le champ des pratiques et représentations ? Plusieurs dimensions sont mises en évidence à travers ce questionnement. D’une part, l’expression « fonction tutorale » atteste d’une évolution permettant de concevoir la formation à partir de prestations et de fonctions, plutôt qu’à partir d’acteurs et de dynamiques relationnelles. D’autre part, son succès tient probablement au fait que la formule se situe à un carrefour sémantique où se croisent les registres de langage de la gestion, des formes d’organisation du travail, des évolutions managériales, des conceptions des logiques sociales d’accès à l’emploi et de la fonction des apprentissages. Par conséquent, elle se présente comme une interface entre des champs conceptuels et des univers de pratiques et se propose comme artefact de coordination et de contrôle des acteurs concernés.

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Texte intégral

  • 1 Par alternance on n’entend pas ici une forme spécifique d’organisation (comme l’apprentissage) mai (...)

1Moins que l’expression c’est son usage qui interroge : pourquoi faut-il disposer de « fonction tutorale » quand on a déjà « tutorat » comme descripteur de cet aspect de l’alternance1 ? Que désigne-t-on par ces mots dans la compréhension, l’implication et l’évaluation des dynamiques de formation ? Notre hypothèse est qu’elle vise à renforcer l’articulation entre travail, emploi, formation et apprentissage du fait de l’émergence, pour les individus comme pour les institutions, d’un nouvel enjeu lié à la certification des compétences. Ceci conduit à envisager trois questions : en quoi consiste la fonction ainsi évoquée (1), comment comprendre son importance actuelle (2), quelles conséquences peut-elle avoir dans le champ des pratiques et représentations (3) ?

1. Un opérateur de compatibilité

2Dans l’expression « fonction tutorale », l’association des termes surprend pour deux raisons : elle s’ajoute à d’autres qui n’ont pourtant pas démérité du point de vue sémantique ou pédagogique ; elle insiste sur les effets pour la formation de certaines modalités et interventions des acteurs des situations de travail.

1.1. Une définition par les prestations

  • 2 Cf. par exemple les expériences dites de tutorat universitaire pour la réussite des étudiants en l (...)

3La notion se situe notamment par rapport à celles de tutorat, de relation ou d’interaction tutorales. Parler de fonction tutorale évite ainsi d’y recourir. Tutorat est pourtant bien la désignation d’une fonction. Sans doute le terme est-il jugé trop général, utilisé dans nombre de situations ayant peu de rapports2, cette hétérogénéité des contextes brouillant la signification du mot. On peut également considérer que « tutorat » est un cadre trop large, hébergeant des pratiques trop diverses, ajoutant de la confusion à une réalité nécessitant clarté et précision notamment parce qu’elle se situe à la charnière des univers du travail, de l’emploi, de l’apprentissage et de la transmission. Dans les deux cas, parler de fonction tutorale serait faire acte de rigueur conceptuelle.

  • 3 Les notions de mentor et celle de mentorat semblent demeurer marginales dans la description et l’a (...)
  • 4 Direction générale de l’offre de soins du ministère des Solidarités et de la santé. Instruction DG (...)

4Tutorat s’associe aussi à tuteur, défini comme celui qui occupe la fonction3. Parler de fonction tutorale c’est alors s’émanciper de l’incarnation de la fonction dans une personne et introduire l’idée d’un tutorat distribué (Boru et Leborgne, 1992) où plusieurs professionnels sont associés à la formation de novices, chacun ayant un mode et un contenu d’intervention spécifique. Dans cette perspective, personne n’a le monopole de l’énoncé et de l’agir professionnel et personne n’en est la voix/voie unique. Cette conception polyphonique et plurivocale recoupe d’ailleurs nombre d’observations des situations réelles où les apprenants vont chercher ce qui leur est nécessaire auprès de différents acteurs. Elle trouve aussi une actualité particulière avec les modèles de tutorat pluriel proposé par certains acteurs institutionnels (DGOS4, conseil régional du Grand Est…). Toutefois elle ajoute à des notions comme « collectif de tutorat » ou « système tutoral » une approche par les fonctions assurées au sein de l’alternance.

5En outre la notion évince l’expression de relation ou interaction tutorale qui insiste sur la rencontre entre des individus, comme si la dimension interindividuelle pouvait être indépendante du fait que la fonction soit assurée. Ceci permet de ne pas préjuger des relations qui se développent dans le cadre de l’alternance. De plus, dans un instant de prospective ou de fiction, on peut envisager que certains aspects de cette fonction soient le fait d’artefacts et imaginer des « tutoriels », des tuteurs numériques ou des robots de tutorat. Ce qui est alors en question c’est la contribution de la relation humaine à la genèse des compétences et à la socialisation professionnelle. Travaux de recherche et expériences de formation soulignent à l’envi que la relation tutorale est un aspect mal connu et mal contrôlé des dynamiques d’alternance. La notion de fonction tutorale s’efforcerait d’y contribuer.

6Enfin, parler de fonction plutôt que d’activité, rencontre tutorale, d’espace de professionnalisation ou de coopération asymétrique, c’est insister sur les prestations contribuant à la professionnalisation. Par-là, c’est évidemment s’émanciper du champ du travail et tenter de construire une spécificité de cette situation en ne la soumettant pas totalement à chacune des logiques qu’elle prétend réunir.

7Ainsi, si on parle de fonction tutorale, on pourra aussi parler de fonction formative, fonction d’accompagnement, fonction pédagogique ou didactique. La formation est alors appréhendée comme un ensemble plurifonctionnel devant intervenir (ou pouvant être sollicité) dans le cadre d’un processus dont la finalité est la genèse de compétences (dont l’identification est assurée par une fonction référentielle qui décline les indicateurs d’acquisition) d’un public considéré (dont l’identification est assurée par une fonction sélective ou orientative qui ne cesse de se développer).

8On comprend bien le jeu de langage qui s’organise autour de l’expression. On voit comment il exclut la définition des rencontres entre humains comme composante essentielle de ce système. Sans doute parce que la promotion d’une telle approche est solidaire d’une conception qui fait des acteurs une source majeure d’incertitude génératrice de fiabilité ou de faillibilité : réduire leur place dans les représentations est alors un moyen d’exorciser l’incertain, ce qui ne peut être que fort prisé par tous ceux qui sont attachés à la conception et au pilotage des systèmes de formation. Mais parlant de fonction tutorale de quoi parle-t-on ?

1.2. Une prescription paraprofessionnelle

  • 5 Voir en exemple dans ce dossier, l’exemple du dispositif suisse dit « dual » (Duc).

9En fait, on évoque l’intervention de la formation dans l’univers du travail et plus particulièrement de ce que l’on interprète comme la construction d’un tropisme formatif au sein des univers professionnels. En effet, le souci de la transmission professionnelle est un élément partagé par tous les collectifs de travail qui ont nécessairement besoin de permettre le remplacement des générations et le maintien et l’évolution des patrimoines techniques et des pratiques sociales (Chrétien et Métral). Il y a ainsi toujours une tendance à la transmission et une tendance à la protection au sein des relations entre professionnels confirmés et novices (Delbos et Jorion, 1984). De plus, l’apprentissage dit sur le tas est organisé, structuré, contrôlé techniquement et socialement (Lave et Wenger, 1991). Les collectifs professionnels dominent ces pratiques dont les avantages et inconvénients sont bien connus. L’alternance en formation professionnelle5, et particulièrement son développement depuis un demi-siècle, croise cette logique, qui peut avoir une dimension éducative et culturelle très forte comme l’attestent les organisations compagnonniques. Mais elle y introduit d’autres exigences, d’autres rythmes, d’autres pouvoirs et d’autres légitimités qui ne relèvent plus exclusivement de l’organisation sociale et technique des métiers mais dépendent notamment du développement d’une forme scolaire de formation professionnelle (Moreau).

10Dans ce contexte, parler de fonction tutorale c’est édicter ce qui doit être fait par les collectifs professionnels pour satisfaire aux exigences des systèmes de formation par alternance promus comme une voie d’excellence et à ce titre repris tant par les autorités administratives que par les financeurs. Ceci révèle un autre aspect de la formule : elle constitue un artefact de prescription et de contrôle.

11Au-delà des formulations qui peuvent varier, on retrouve toujours les mêmes ingrédients : accueil et intégration dans le collectif, prescription et proscription du travail, monstration, coopération, conseil, guidage, contrôle, évaluation à quoi la période contemporaine rajoute inévitablement activité réflexive et accompagnement. Ce faisant, « fonction tutorale » vise la construction des conditions de compatibilité entre travail et formation et donc de l’intervention de la logique formative dans l’univers professionnel.

12Cette logique formative est-elle à comprendre comme la migration d’un souci pédagogique et didactique au sein des logiques de production ? Certainement pour partie si on considère le détail des prestations évoquées le plus fréquemment. Mais tout ceci, la notion de tutorat le contenait déjà. Il semble plutôt que la notion de fonction tutorale se renforce et s’impose à la suite de la dissociation (loi du 17 janvier 2002) entre une fonction formative (chargée de la construction et du développement des compétences) et une fonction certificative (chargée de la gestion des titres et de leurs modalités de délivrance). Cette distinction est contemporaine d’une réorganisation administrative et financière du champ de la formation professionnelle qui a fait de la certification un élément majeur de l’identification des compétences d’un individu. On peut donc envisager que c’est moins le souci pédagogique et didactique (toujours présent) qui soutient le succès de la notion de fonction tutorale que sa pertinence par rapport aux opérations de positionnement des individus sur l’espace social de la qualification et de l’emploi.

  • 6 Notamment par la distinction entre activité productive et activité constructive.

13Si, comme ne cesse de le répéter la didactique professionnelle (Pastré, 2011 ; Rabardel et Pastré, 20056), l’apprentissage est une dimension de l’activité et donc si la rencontre entre un sujet et des situations de travail où il est inséré lui permet d’apprendre, la notion de fonction tutorale s’attache à légitimer les guidages et focalisations nécessaires pour que les apprentissages effectués soient ceux attendus et que les modalités de cette effectuation soient socialement (temps, argent, droits…) supportables par la collectivité qui les assume. Pourtant, les analyses du tutorat comme interaction soulignent bien que les professionnels dosent, filtrent les connaissances accessibles et les compétences exercées, proposent ou interdisent des activités que l’on pourrait appeler à fort potentiel de professionnalisation, bref redimensionnent la transmission professionnelle non seulement à l’aune de leurs compétences, culture et contexte mais aussi à la façon dont ils considèrent le novice et son intégration dans le métier (Chrétien et Métral ; Pham Quang ; Rémery et Filliettaz). La notion de fonction tutorale comme norme et comme prescription vient alors tenter de contenir ces pratiques pour unifier les prestations.

14En ce sens, « fonction tutorale » est un artefact de gestion de l’alternance, dispositif particulièrement complexe et sensible puisque plusieurs systèmes (professionnel, pédagogique mais encore familial, personnel, relationnel…) s’y trouvent en interaction. Ainsi elle articule l’action sur les activités et les modalités de transmission à un calibrage de compatibilité avec les systèmes de validation et de certification, contribuant aux opérations de reconnaissances sociales de la construction des apprentissages effectués. Elle vise une formalisation, harmonisation, unification voire normalisation des pratiques, éléments particulièrement sensibles dans toutes les procédures d’évaluation des acquis et de positionnement social des personnes. Ce sont aussi des éléments centraux des modes de management public (Laugier et Ogien, 2011) et de gouvernance par les instruments (Lascoumes et Le Gales, 2005).

15Enfin, en ne considérant plus seulement l’expression mais son usage dans des énoncés, on peut se demander si la mobilisation de ces termes n’est pas aussi une réponse à d’autres discours tenus sur le même objet mais sous l’empire d’autres positions et représentations. Ainsi, elle critique implicitement les dérives relationnelles (empathie, sympathie, identifications, protections ou exclusions…) et les dérives économiques (utilisation d’une main-d’œuvre à statut particulier) de l’alternance. Elle réplique également à d’autres discours davantage politiques sur les relations entre travail, certification et positionnement et notamment à tous ceux qui confient le développement des compétences aux univers professionnels ou ceux qui le réservent aux univers scolaires (Moreau).

  • 7 À l’exception notable de l’approche de Boru et Leborgne (op. cit.) mais dans un sens de « collecti (...)

16Ceci n’est pas sans enjeux pour les locuteurs, ce qui explique que certains auteurs s’emparent de la notion et d’autres la délaissent. A priori, « fonction tutorale » n’est pas parole de tuteur ni mots du travail et, semble-t-il, pas davantage mots de pédagogue ou de didacticien7. On retrouve rarement l'expression dans les textes de recherche comme l’illustre ce numéro où les auteurs mobilisent largement tutorat, tuteurs, activités, pratiques, interactions ou configurations tutorales (Pham Quang ; Rémery et Filliettaz), tuteur-école ou tuteur pédagogique, relation ou interaction et plus rarement des termes comme tutorer, situation de tutelle ou même « transmetteur » (Fernagu) ou stagiaire et référente (Markari-Lothe). Mais ils n’ont recours qu’exceptionnellement à « fonction tutorale » (Peycelon et Veillard) soit pour souligner que c’est un élément méconnu soit pour l’associer à la notion de formation (formation à la fonction tutorale) ce qui peut évoquer un dispositif spécifique ou viser à la distinguer d’une « activité tutorale » exercée « spontanément » par les professionnels. Dans tous les cas, l’expression ne relève pas du vocabulaire ordinaire pour rendre compte de cet aspect de l’alternance. En revanche les termes sont présents dans les textes institutionnels d’organisation, de financement et de gestion de la formation d’où l’hypothèse de sa fonction dans la régulation et le contrôle des systèmes organisés de professionnalisation.

2. Dans quoi fonctionne cette fonction ?

17Si la notion de fonction tutorale participe d’un effort pour articuler travail et formation sans la rendre dépendante des caractéristiques personnelles de ceux qui la vivent et si elle organise sa définition autour de prestations significatives, elle suppose de penser un ensemble dans lequel elle « fonctionne » et où s’intègrent ces prestations.

2.1. Une ingénierie des fonctions

18La notion permet de promouvoir une ingénierie décontextualisée, affranchie notamment des jeux d’acteurs, des relations de pouvoir et des dynamiques groupales et individuelles. Ceci se distingue notablement de ce qu’on appellerait la « tradition » de l’ingénierie de formation (Pain, 2003) qui fondait sa démarche pour partie sur une contextualisation de la formation par des procédures telles que l’analyse des besoins ou la distinction demande/commande de formation ou encore par l’énoncé de « conditions de réalisation ». Elle se distingue tout autant de tous les courants pédagogiques qui insistent sur l’engagement en formation des sujets (Kaddouri, 2011) les problématiques de leurs motivations ou encore la question du désir et du pouvoir qui apparaissent comme des obstacles non négligeables aux interactions tutorales. Mais ceci évince également la prise en compte des fonctionnements psychosociaux dans ces domaines et notamment les enjeux et occasions de reconnaissance réciproques entre tuteur et novice comme clé d’accès à des domaines de professionnalisation (Chaix, 1993).

19Cette ingénierie se focalise en revanche sur des prestations génériques supposées requises et donc prescrites, ce qui esquisse une représentation non pas de la dynamique tutorale mais de ses conditions de pertinence systémique. Quelle est donc cette représentation ?

  • 8 Il nous semble que ceci, toujours souhaité et souvent postulé comme une évidence de tout système d (...)

20Celle d’une organisation tournée vers la production et qu’il faut aménager en l’orientant pour partie :
– vers le novice (pour que les apprentissages soient effectifs et conformes aux prescriptions et pas seulement son intégration dans un contexte de collaboration) ;
– et vers le système d’enseignement, autre composante de l’alternance (pour que la cohérence du dispositif soit préservée et notamment que la progression professionnelle soit compatible avec la progression dans les cursus de formation8 et sa validation-certification).

  • 9 Différente d’une fonction formative des milieux de travail (propre à tous les groupes professionne (...)

21C’est en ce sens que l’on considère que la notion de fonction tutorale est une modélisation d’une fonction formative en9 milieu de travail :
– celle d’un apprenant soucieux et volontaire pour apprendre auquel on dénie toutefois le monopole du choix des éléments contributifs à l’apprentissage (« faire son marché » dans le contexte de modèles et de pratiques que le travail propose) ;
– celle d’acteurs décidés à cet apprentissage d’autrui, à la contribution au système de formation et pouvant s’emparer des prescriptions édictées pour leur donner une efficacité dans les contextes réels.

  • 10 C’est-à-dire non seulement apprendre de ce qui lui est transmis mais aussi des pratiques de travai (...)

22Ceci trace, en creux, le modèle du travail qu’une telle alternance requiert : celui d’une souplesse d’organisation qui puisse faire une place temporaire au novice jusqu’à ce qu’il ne le soit plus et infléchir les activités pour qu’il puisse apprendre avec10 les autres. On a vu que cela n’est nullement une nouveauté pour les univers professionnels qui ont toujours une tradition de transmission (formation-socialisation liées). Ce n’est donc pas là qu’est l’éventuelle contribution d’une forme langagière supplémentaire. Mais cela permet de « recycler » l’ingénierie de la formation et de la mobiliser dans un nouvel environnement : celui de la gestion des parcours professionnels et ainsi de poser quelques jalons de ce que l’on pourrait appeler une ingénierie des trajectoires particulièrement requise par les évolutions contemporaines et où la question de la mise en compatibilité des apprentissages et des certifications est cruciale.

2.2. Un nouveau mode de management de la formation solidaire de l’impératif de professionnalisation

23Pour notre part, on cherchera cette contribution dans les recompositions d’envergure affectant les rapports travail-formation. Les politiques publiques en ont fait un élément central de la lutte contre le chômage et ce dernier dominant l’actualité sociale, on a tendance à considérer qu’elle fait partie de toute trajectoire professionnelle. Elle se retrouve intégrée à la question de l’accès, du maintien et des évolutions dans l’emploi pour les catégories sociales les plus diverses.

  • 11 Qui trouve aujourd’hui une relativisation avec le développement des pratiques de simulation.

24Ceci a provoqué une reconsidération de l’alternance. Certes celle-ci était ancienne, connue et bien établie. Par ailleurs son efficacité était largement reconnue même si elle peinait parfois à trouver les effectifs attendus. La fin du vingtième siècle a vu l’alternance promue au rang de voie royale de professionnalisation, étendant son domaine à de nombreuses filières et niveaux de qualification. Ceci est contemporain d’une mutation des modèles de formation et notamment d’une certaine mise en crise des modes d’enseignement par la notion de compétence. Parallèlement, on observe une revalorisation des effets formateurs de l’action et une promotion de celle-ci comme modalité d’apprentissage, notamment associée à des pratiques de discursivisation (analyse de pratiques, débriefing…). Sans évincer les savoirs et les modèles, cette centration pragmativo-discursive se combine alors avec un engouement pour le réel11 : plutôt que des pratiques professionnelles d’entrainement à l’écart du travail, on va préférer une implication au cœur des situations réelles supposées permettre cette mise à l’action recherchée mais aussi apporter une pertinence plus grande par rapport aux emplois et une socialisation professionnelle que les dispositifs peinent à obtenir. Si les enjeux de l’alternance n’en sont sans doute ni nouveaux ni accrus, ils sont reconnus socialement plus sensibles.

25Il a donc fallu développer le système de pilotage et de contrôle de la formation professionnelle articulé aux questions du travail et de l’emploi et à leurs fortes évolutions notamment grâce à de nombreuses réformes dans le domaine administratif, institutionnel et financier. Or la généralisation de la formule des « stages » a montré que l’accès à l’emploi n’était pas si assuré qu’on pouvait l’espérer et que les situations de travail n’évitaient pas aisément les difficultés, voire les impasses de l’apprentissage dit sur le tas. La nécessité d’un nouveau mode de gestion de la professionnalisation s’est imposée et l’alternance y a une place tout à fait décisive. On reconnait aussi aux contextes de travail un rôle dans cette dynamique et la notion de fonction tutorale est une tentative pour normer leurs interventions afin de garantir la cohérence de ce système.

26Ceci revient sans doute à dire que les acteurs institutionnels soit s’inquiètent d’une dérive de l’alternance emportée par le monde du travail et les « occasions » d’une main-d’œuvre à statut particulier, soit considèrent que les efforts antérieurs (portés par les notions de tutorat ou d’alternance intégrative par exemple) s’avèrent inefficaces ou insuffisants, soit que ces deux aspects se cumulent. La notion de tuteur permet de prendre en compte le souci du novice et la transmission du travail mais pas d’en faire un agent du système de certification et de gestion sociale des populations professionnelles. La notion de relation tutorale, trop limitée au pédagogique et à l’interpersonnel, ne pourrait contribuer efficacement au pilotage de systèmes complexes. La notion de fonction tutorale porte cet espoir : charger l’univers du travail d’un des modes de gestion des populations professionnelles en ne lui en laissant ni le monopole ni un usage discrétionnaire. Elle n’est d’ailleurs pas le seul fleuron de cet effort : « site qualifiant » en est le pendant organisationnel. Ils font partie du champ sémantique émergent de la professionnalisation au même titre que d’autres notions relevant de domaines voisins telles que bilan de compétences, parcours professionnels, validation des acquis de l’expérience… Elles dessinent un vocabulaire de la gestion sociale des caractéristiques individuelles comme modalités de positionnement face au travail et à l’emploi.

3. Évolution des pratiques de formation

27Mais ce jeu de langage n’a pas d’effet que dans le seul champ de la gestion des systèmes à visée professionnalisante. Il porte aussi une façon de rendre compte de l’action de formation et plus particulièrement de ce que l’on pourrait appeler un contrôle des situations professionnelles à visée de professionnalisation. En effet, la notion tente de garantir les buts de la formation dans un cadre organisé par la logique productive. Certes, dans ce cadre, on peut trouver une infinité d’occasions pour apprendre mais il n’est jamais assuré que cela soit utilisé. Or les enjeux de professionnalisation ne peuvent s’en remettre au libre jeu des acteurs (qui « négocient » leurs contributions en fonction de leurs enjeux et interactions) et encore moins à une prescription, nécessairement fragile car se surajoutant à l’organisation du travail. Le risque est alors de perdre les fameux sites qualifiants que la professionnalisation souhaite après avoir espéré des organisations apprenantes ou des environnements capacitants (Fernagu). La notion de fonction tutorale permet de ne pas prescrire des actions et esquive également l’identification des acteurs impliqués. En revanche, elle détaille ce à quoi doit servir la médiation dans ces contextes et elle téléguide l’instrumentalisation formative des situations professionnelles.

  • 12 La notion de tutorat externe et pluriel est explicitement envisagée pour certains publics et par c (...)

28Ceci a une première conséquence pour l’analyse de l’alternance : cette « guidance » peut être assurée par une personne, par plusieurs comme on l’a vu mais on peut aussi envisager qu’elle ne le soit pas. En ce cas ni l’environnement de travail ni le contexte de formation ne proposent au stagiaire les prestations correspondantes. On doit en conclure soit que la dynamique d’alternance est paralysée soit, hypothèse pleine d’intérêt et sans doute pas très éloignée de la réalité, que le novice supporte la charge de cette fonction, éventuellement en la redistribuant en totalité ou partie à l’externe12 (sur l’environnement familial et social par exemple). Ainsi en sus du tutorat personnalisé, distribué ou numérique, cette notion permet de penser un autotutorat palliant les défaillances institutionnelles ou relationnelles et un tutorat distancié (hors des situations de travail). En outre la notion de fonction privilégie des normes de prestations. Cette organisation confère une indéniable souplesse et suppose une vigilance sur les pratiques d’où un contrôle (éventuellement autocontrôle ou contrôles réciproques des acteurs entre eux) que permet la formalisation par le langage.

  • 13 Par la notion par exemple de « site qualifiant » ou de charte de l’alternance.

29Une seconde conséquence est de renforcer la possibilité d’une relation contractuelle dont l’organisation professionnelle serait garante13. Ceci correspond à un moment où la définition de la transmission professionnelle par le triptyque unité de lieu, d’acteurs et d’actions a volé en éclats, non seulement sous l’influence du développement des environnements numériques de travail et de formation mais aussi par la mise en évidence de la grande diversité des modalités et des occasions d’apprentissage et la volonté de les prendre en compte dans les processus d’identification des compétences et de gestion des parcours professionnels. La professionnalisation s’appréhende alors non seulement comme un cursus, une trajectoire, bref une histoire mais comme un espace structuré par des normes et des épreuves de reconnaissance. On observe ainsi la juxtaposition d’une conception « historique » et d’une conception « spatiale » de la professionnalisation à l’image de la notion de « navigation professionnelle » utilisée par G. Le Boterf (2000). Dans ce dernier cas, c’est une pérégrination (combinée éventuellement au développement d’une activité réflexive) plus qu’une interaction qui devient le moteur des apprentissages.

30Une troisième conséquence est de permettre le déclin d’un thème éducatif récurrent qui a puissamment marqué ces dernières années, celui de l’alternance intégrative. C’était là un des thèmes du débat pédagogique mais aussi le lieu de rencontre entre les recherches et les pratiques. La promotion d’une perspective fonctionnelle contourne le débat pour modéliser et définir une norme de ce type de formation et c’est plutôt la thématique « prescrit-réel » qui pourrait tendre à prendre le relais dans le débat entre chercheurs et praticiens.

31On peut alors penser que la formule remplira pleinement son office de gestion lorsqu’elle pourra abriter à la fois un sens pédagogique et une modalité gestionnaire des systèmes de formation et constituer ainsi une interface sémantique pour les acteurs de ce champ de pratiques. Ce ne serait pas un cas exceptionnel : objectif, compétence, évaluation par exemple permettent ces intégrations et offrent à la fois aux formateurs des repères pour leurs pratiques et leurs représentations et aux gestionnaires des modalités de prescription et de régulation des actions. Mais cela traduit également une configuration particulière des rapports entre acteurs des contextes de travail, de formation et de gestion autour des enjeux de certification.

Conclusion

32On peut donc distinguer la construction de la formule et son succès. La première atteste d’une évolution permettant de penser la formation à partir de prestations et de fonctions les fournissant plutôt qu’à partir d’acteurs et de dynamiques les construisant. Le second tient au fait que la formule se situe à un carrefour sémantique où se croisent les registres de langage de la gestion, des formes d’organisation du travail, des évolutions managériales, des conceptions des logiques sociales d’accès à l’emploi et de la fonction des apprentissages. Ce faisant, elle se présente comme une interface entre des champs conceptuels et des univers de pratiques et se propose comme artefact de coordination et de contrôle des acteurs concernés.

33En ce sens, elle est un miroir des efforts pour penser et agir la formation dans des contextes affectés de transformations importantes et avec des acteurs multiples et divers. Elle est sans doute aussi le signe des enjeux et rapport de pouvoir à l’œuvre à l’occasion de ces débats et ces usages terminologiques variés.

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Bibliographie

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Chaix, M.-L. (1993). Se former en alternance. Le cas de l’enseignement technique agricole. Paris : L’Harmattan.

Delbos, G. et Jorion, P. (1984). La transmission des savoirs. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

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Kaddouri, M. (2011). Motifs identitaires des formes d’engagement en formation. Savoirs, 25, 69-86.

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Pastré, P. (2011). La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement chez les adultes. Paris : PUF.

Rabardel, P. et Pastré, P. (2005). Modèles du sujet pour la conception. Dialectiques, activités, développement. Toulouse : Octarès.

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Notes

1 Par alternance on n’entend pas ici une forme spécifique d’organisation (comme l’apprentissage) mais simplement l’association de temps de formation en contexte professionnel et en contexte « scolaire », quel qu’en soit le cadre institutionnel ou la forme pédagogique adoptée (Moreau) [la mention de nom d’auteurs sans référence de date et mis en italique, renvoie aux contributions de ce dossier].

2 Cf. par exemple les expériences dites de tutorat universitaire pour la réussite des étudiants en licence (Borras, 2016) ou encore les pratiques d’interaction de tutelle souvent évoquées à partir d’un célèbre article de J. Bruner (1983) relatif aux apprentissages des jeunes enfants ou encore celles des « tuteurs pédagogiques » (Peycelon et Veillard).

3 Les notions de mentor et celle de mentorat semblent demeurer marginales dans la description et l’analyse de l’alternance et être utilisées plutôt pour les dynamiques de professionnalisation dans et par les situations de travail, sans association à un système de formation institutionnalisé. Quant à l’appellation de maitre d’apprentissage, elle ne semble dominante que dans certains secteurs ou aux niveaux IV et V de qualification (Kunégel, 2011).

4 Direction générale de l’offre de soins du ministère des Solidarités et de la santé. Instruction DGOS/RH1/2016/330 du 4 novembre 2016 relative à la formation des tuteurs de stages paramédicaux.

5 Voir en exemple dans ce dossier, l’exemple du dispositif suisse dit « dual » (Duc).

6 Notamment par la distinction entre activité productive et activité constructive.

7 À l’exception notable de l’approche de Boru et Leborgne (op. cit.) mais dans un sens de « collectif tutoral ».

8 Il nous semble que ceci, toujours souhaité et souvent postulé comme une évidence de tout système d’alternance, n’est jamais assuré. Les dissonances sont nombreuses, et pas nécessairement néfastes pour la formation et les acteurs : difficultés voire médiocrité professionnelle (eu égard aux critères des professionnels ou des organisations du travail) et succès scolaires (y compris dans les enseignements dits « pratiques » ou techniques) ou l’inverse (compétences professionnellement reconnues et médiocrité avérée des résultats scolaires), mais aussi d’autres dynamiques comme la grande difficulté à devenir compétent associée à une grande tolérance relationnelle des milieux d’accueil dans l’entreprise et la scolarité et le développement de pratiques de soutien voire de protection ; ou encore le cas de novice refusant la position sociale proposée au motif « qu’il sait déjà faire » et de collectifs professionnels le maintenant à distance voire le rejetant des actions et relations propres à permettre son développement, pour n’en noter que quelques configurations particulièrement fréquentes.

9 Différente d’une fonction formative des milieux de travail (propre à tous les groupes professionnels) et de la dimension constructive de l’activité (Rabardel et Pastré, op. cit.) rendant compte de la genèse de l’expérience professionnelle.

10 C’est-à-dire non seulement apprendre de ce qui lui est transmis mais aussi des pratiques de travail collectives et des éléments observés ou découverts sans y être invité.

11 Qui trouve aujourd’hui une relativisation avec le développement des pratiques de simulation.

12 La notion de tutorat externe et pluriel est explicitement envisagée pour certains publics et par certaines institutions (Durrive, 2016). L’espace tutoral n’est plus confiné dans la situation de travail et cette migration ou élargissement est facilitée par la conception d’une fonction tutorale distribuée, affranchie des limites institutionnelles.

13 Par la notion par exemple de « site qualifiant » ou de charte de l’alternance.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Astier, « Fonction tutorale »Recherche et formation, 84 | 2017, 101-112.

Référence électronique

Philippe Astier, « Fonction tutorale »Recherche et formation [En ligne], 84 | 2017, mis en ligne le 30 avril 2017, consulté le 19 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/2763 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheformation.2763

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Auteur

Philippe Astier

Université Lumière-Lyon 2

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Droits d’auteur

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