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Dossier
Autour des mots de la formation

Normes et professionnalité enseignante : entre performance et réflexivité

Norms and professionality in the teaching profession: From performance to reflexivity
Marie Verhoeven
p. 105-117

Abstracts

The article aims to analyse the evolution of models of professionality in the teaching profession in the light of contemporary normative changes. Faced with performance expectations and normative indeterminacy, educational professionality seems to be marked by a dual trend: a heteronomous and instrumental rationalisation requiring adaptation to standards, and a practical and reflective rationalisation of the job in all its different facets. These trends are reflected in new approaches to the training of teachers, which advocate an alternation between situational exercises and reflective rethinking, in a search for efficiency or meaning.

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  • 1 Les réflexions développées dans cet article doivent beaucoup aux discussions théoriques tenues dan (...)

1Cet article se propose d’éclairer les évolutions récentes des modèles de professionnalité enseignante à partir d’une analyse des transformations normatives contemporaines1. Après un exercice de définition des concepts de norme, de valeur et de connaissance, nous examinons la manière dont l’agencement entre ces différentes dimensions de la vie sociale se modifie avec la « seconde modernité ». Cette dernière se caractérise à la fois par une intensification des processus de rationalisation et par un pluralisme axiologique et une indétermination normative croissants. Les normes sociales s’en trouvent à la fois problématisées et plus ouvertes à la contingence de l’échange social ordinaire, à sa variabilité et à sa complexité, dont elles doivent désormais « apprendre ».

2Nous nous attacherons dès lors à montrer comment les systèmes éducatifs contemporains et les modèles de professionnalité enseignante qui s’y élaborent sont traversés par ces évolutions. Ainsi, les systèmes éducatifs sont soumis à une logique de performativité (injonction à l’efficacité introduite par les modes de gouvernance post-bureaucratiques et le pilotage par les objectifs) ; dans le même temps, dans le contexte du déclin du programme institutionnel moderne (Dubet, 2002 ; Maroy, 2013), les normes scolaires semblent à la fois plus foisonnantes et plus incertaines, moins fermement arrimées aux valeurs et aux principes de sens qui les fondent. On observe alors la montée d’une conception plus constructiviste et plus située des normes scolaires.

3L’article examine alors les modèles de professionnalité enseignante émergents à la lumière de ces déplacements. Ceux-ci semblent pris en tenaille entre des attentes de performativité (exigence d’ajustement aux standards) et une injonction croissante à développer une réflexivité sur la pratique, qui semble progressivement gagner l’ensemble des facettes de l’agir éducatif (travail pédagogique, régulation de l’ordre, gestion relationnelle de la classe, etc.).

1. Définitions préliminaires

1.1. Normes et valeurs

4Commençons par définir les concepts de norme et de valeur. Ce qui les rassemble, d’abord, est leur rattachement commun au domaine du souhaitable, du devoir-être – c’est-à-dire des orientations de sens que les acteurs sociaux entendent imprimer au monde social – par opposition au domaine du factuel (ce qui est). Cependant, normes et valeurs se distinguent également sur plusieurs plans (De Munck, 2016 ; Ogien, 1997 ; Prairat, 2012). Les valeurs relèvent du registre des idéaux que les acteurs sociaux sont susceptibles d’invoquer pour construire le monde social (ex ante), pour l’apprécier ou le justifier (ex post), ou encore pour le critiquer ou le transformer. Autrement dit, une valeur constitue un horizon de sens qui ouvre sur un champ très large de possibilités d’action. En revanche, les normes relèvent du registre de la régulation pratique de l’action : elles se définissent comme des prescriptions de conduite pouvant prendre plusieurs formes (obligation, injonction, interdiction…) (De Munck, 2016, p. 7). On passe ici de la valuation à la régulation de la vie sociale : en délimitant clairement les comportements acceptables et ceux qui ne le sont pas, ceux qu’il s’agit de renforcer, de corriger ou d’éliminer (notamment au moyen de la sanction), la norme referme le champ des possibles : elle tend à fixer un usage là où plusieurs étaient possibles (De Munck, 2016, p. 7 ; Prairat, 2012, p. 38).

5Prairat (2012, p. 38-40) complète cette définition de la norme en y associant trois conditions nécessaires : 1) l’idée de régularité – la norme est un usage répété –, 2) l’idée de contrainte – la norme est une régularité contraignante –, et 3) la dimension collective – la norme est plus qu’une habitude personnelle, c’est une régularité partagée. Deux éléments additionnels découlent de ces considérations : d’une part, la norme suppose une certaine inscription dans la durée (l’existence d’un arrangement local ne suffit pas à constituer une norme) ; d’autre part, la norme remplit une fonction de réduction de l’incertitude : en prescrivant ou interdisant certains usages, elle contribue à organiser et à stabiliser la vie sociale et rend le monde moins imprévisible, et donc plus « habitable » (Prairat, 2012, p. 40).

1.2. Normes et connaissance

6Distinguons à présent le registre de la norme de celui de la connaissance, en nous appuyant sur les distinctions proposées par Vanden Broecke et Mangez (2016). S’inspirant de la perspective de Luhmann, ces auteurs soulignent d’abord que tant la norme que la connaissance contiennent une dimension de répétition : dans les deux cas, il s’agit d’établir des régularités au sein du chaos du monde sensible, et donc de réduire l’imprévisibilité ou l’incertitude de la vie sociale. Mais, pour ce faire, normes et connaissances opèrent différemment : les premières imposent des comportements souhaitables, là où les connaissances établissent un certain nombre d’attentes probables à partir de l’expérience empirique. Dès lors, normes et connaissances diffèrent profondément dans leur rapport à la factualité du monde sensible. Si la connaissance se construit en interaction étroite avec l’expérience empirique et s’enrichit à l’épreuve de la réalité, dont elle « apprend », la norme est en revanche contrefactuelle : elle décrète et impose des régularités contre les faits, cherchant à orienter le cours des choses. En principe donc, contrairement à la connaissance, la norme « n’apprend » pas de la singularité et de la naturalité de la vie sociale ; elle cherche à maintenir un point d’appui stable pour la coordination sociale (Vanden Broeke et Mangez, 2016).

2. « Seconde modernité » et nouvelles articulations entre valeurs, normes et faits

7Mais comment se recomposent aujourd’hui, au cœur de la « seconde modernité », les rapports entre normes, valeurs et factualité de la vie sociale ?

8Rappelons d’abord ce qu’on entend par « seconde modernité », parfois qualifiée de modernité réflexive : comme l’ont montré plusieurs auteurs (Corcuff, 1995 ; Dubet, 2009 ; Giddens, 1994), celle-ci se caractérise à la fois par une intensification des processus de rationalisation et par un pluralisme axiologique et une indétermination normative croissants. D’une part, la rationalité instrumentale identifiée par Max Weber comme constitutive de la modernité s’intensifie ou s’exacerbe, tout en s’éloignant de plus en plus de l’expérience sociale concrète des acteurs (Dubet, 2009 ; Touraine, 1992) ; dans le même temps, ce processus de rationalisation conduit à ce que Luhmann appelle la différentiation fonctionnelle, c’est-à-dire la prolifération de sous-systèmes sociaux, fonctionnant chacun à partir de leurs propres critères de mise en sens et en forme du monde social (Luhmann, 2011 ; Mangez et al., 2017).

9D’autre part, comme l’a montré un sociologue comme François Dubet (2002, 2009), les institutions de la première modernité renvoyaient à un « programme institutionnel », c’est-à-dire qu’elles se caractérisaient par un couplage relativement stable entre des valeurs (vécues comme transcendantes ou métasociales) d’une part, et des normes ou des systèmes d’attentes pratiques de l’autre ; or, on assiste aujourd’hui à une désarticulation, un découplage entre valeurs et normes. Dit autrement, tout se passe comme si les institutions parvenaient plus difficilement à stabiliser des normes, à fixer des règles, des systèmes d’attentes (rôles). Ce découplage peut être attribué à la fois à la pluralisation des valeurs (ou des définitions du bien commun), à l’effritement des fondements métasociaux de la vie sociale (Dubet, 2002) et à l’indétermination normative qui en découle (Mangez et al., 2017).

10De ces considérations, on peut tirer deux conséquences quant à la nature des normes sociales. D’une part, dans un monde pluriel, la contingence des normes sociales acquiert une visibilité accrue. Les normes apparaissent désormais moins comme des modes de vie naturalisés et davantage comme des arrangements pratiques circonstanciels : ce qui est (ici, pour nous) pourrait ne pas être ou être autrement (Vanden Broecke et Mangez, 2016). Les normes s’en trouvent en quelque sorte problématisées et sont aussi potentiellement soumises à des exigences accrues de justification (Derouet, 1992 ; Verhoeven, 1997), ce qui peut être vu comme une tentative de les « recoupler » à des valeurs ou des principes de sens.

11D’autre part, le rapport entre normes et factualité du monde social se transforme également. Ce n’est pas un hasard si les approches interactionnistes et pragmatistes de la norme se sont progressivement imposées en tant que comptes rendus théoriques plausibles de la vie sociale. Comme le pointe à juste titre Dubet, le récit constructiviste s’est imposé dans la sociologie contemporaine (Dubet, 2009, p. 41), normes et valeurs étant désormais pensées comme les produits contingents de l’interaction sociale. Ainsi, la sociologie pense désormais moins les normes sociales comme des repères transcendants et exogènes aux situations que comme des « cadres » provisoires de la coordination de l’action, des schèmes cognitifs et pratiques qui à la fois émanent des échanges sociaux ordinaires tout en permettant de les réguler (DiMaggio, 1997 ; Reynaud et Richebé, 2007, cités par Verhoeven, 2012). Dès lors, ces schèmes normatifs sont pensés en lien étroit avec les situations sociales ordinaires : en effet, la norme sociale est pensée à la fois comme enracinée dans l’échange social naturel (voir Muller et Lussi Borer dans ce numéro) et comme plus sensible à l’indexicalité, plus disposée à « apprendre » de la variabilité des situations sociales.

12Ainsi, dans les sciences sociales contemporaines, les normes sont pensées à la fois comme des simplificateurs et des stabilisateurs de l’échange social (pouvant d’ailleurs être « routinisés » ou stabilisés – au moins provisoirement), et comme des arrangements situés et contingents (et susceptibles d’apparaître comme tels et donc potentiellement transformables par des acteurs « réflexifs »). Cette dialectique entre stabilité de la norme et dynamique d’apprentissage situé est d’ailleurs confirmée par de nombreux travaux contemporains portant sur les liens entre norme sociale et cognition (DiMaggio, 1997 ; Swidler, 1986 ; Vaisey, 2009).

3. Les systèmes éducatifs à l’épreuve des mutations normatives

13Les sociologues de l’école ont montré que l’institution scolaire a longtemps incarné le « programme institutionnel » moderne (Dubet, 2002) : elle établissait un couplage fort entre valeurs et normes. Si la réflexion pédagogique n’est évidemment pas absente de l’éducation moderne en tant que projet, la forme disciplinaire y a longtemps prédominé, stabilisant de manière relativement standardisée et durable un certain nombre de règles et de fonctionnements pratiques. Quant au rôle d’enseignant, il relevait alors davantage de la vocation que d’une professionnalité décomposable en compétences ou domaines de l’activité susceptibles d’être réfléchis et améliorés. Une telle analyse, notons-le, n’est pas incompatible avec la reconnaissance de l’autonomie pédagogique exercée par l’enseignant au sein de sa classe.

14Or, les mutations propres à la « seconde modernité » ont bousculé ces coordonnées. Les deux grands processus évoqués précédemment – l’intensification de la rationalisation et l’indétermination normative – traversent aujourd’hui les systèmes éducatifs.

15D’une part, les sociologues pointent le développement d’une logique instrumentale de performativité (injonction à atteindre des résultats de manière efficace), qui caractérise le passage vers des modes de régulation post-bureaucratiques (Ball, 2003 ; Maroy, 2008). On entend par là à la fois une standardisation des objectifs d’apprentissage et de nouvelles modalités de contrôle de l’activité des professionnels de l’éducation, via des mécanismes dits postdisciplinaires, basés sur l’autocontrôle et la responsabilisation des acteurs locaux (Dutercq et Maroy, 2017).

16D’autre part, dans le contexte du « déclin du programme institutionnel » (Dubet, 2002), l’indétermination marque désormais les rôles (qu’est-on est en droit d’attendre du « bon enseignant », d’un « bon élève » aujourd’hui ? quelles sont les valeurs à transmettre par les enseignants, dans un monde scolaire traversé par des attentes multiples ?), mais aussi l’ordre scolaire de manière plus générale, vécu comme plus imprévisible (Verhoeven, 2012). Ainsi, même si le dispositif que constitue la forme scolaire (Vincent, Lahire et Thin, 1994) persiste et continue à reproduire un certain nombre de prescriptions de conduites, diverses enquêtes menées auprès des enseignants montrent que ceux-ci ne peuvent plus nécessairement compter sur une adhésion a priori aux règles de la classe. Dans la mesure où elles ne sont plus garanties par un ordre symbolique partagé, les règles délimitant les comportements admis ou interdits, organisant les échanges en classe ou encore le travail scolaire, ne vont plus de soi et sont susceptibles d’être questionnées. Elles semblent en tout cas soumises à une exigence accrue d’explicitation et de justification. Cette dérégulation de l’ordre scolaire (De Munck et Verhoeven, 1997 ; Périer, 2009, p. 27) amène plus souvent les enseignants à devoir « refonder » leur cadre de travail, tout spécialement en début d’année scolaire ; pour ce faire, ils font appel à différentes stratégies (négociation ou coconstruction des règles avec les élèves, reritualisation du cadre, etc.), variables selon les contextes ou les établissements (Verhoeven, 2012).

17Au niveau de la conception de la norme, on retrouve ainsi dans le champ éducatif les deux basculements évoqués plus haut et touchant, d’un côté, au rapport entre normes et valeurs, et de l’autre, au rapport entre normes et situations. D’une part, le découplage valeurs/normes s’accompagne d’une problématisation des normes, d’une critique des fonctionnements disciplinaires et de la diffusion de modes de régulation à la fois plus horizontaux et négociés. Certains auteurs évoquent alors l’émergence d’un paradigme « relationnel », au sein duquel les régulations de contrôle tendraient à s’affaiblir au profit de la régulation autonome (au sens de Reynaud, 2003), plus à même de répondre à l’imprévisibilité des situations : « le nomos scolaire, créateur d’ordre et de sens, s’édifie désormais dans une dynamique d’interactions et de négociations intersubjectives dont la communication est le support » (Périer, 2009, p. 30). D’autre part, cette reconnaissance de la variabilité contextuelle des arrangements normatifs ou de leur plus grande sensibilité à l’indexicalité des situations scolaires (Verhoeven, 2012) renvoie aussi à une transformation des rapports entre normes et activité sociale concrète. Ainsi, la norme scolaire contemporaine semble désormais moins radicalement contrefactuelle, plus immanente et davantage appelée à apprendre des situations. Certains auteurs (comme Vanden Broecke et Mangez, 2016) iront jusqu’à affirmer qu’on s’éloigne ainsi du domaine de la norme pour entrer sur le terrain du cognitif (pour reprendre les distinctions établies au point 1) ; quoi qu’il en soit, la norme se pense moins comme un arbitraire imposé que comme une coconstruction et une mise en forme provisoire de cadres partagés de l’action, permettant de faire « tenir » des situations scolaires vécues comme complexes et imprévisibles.

4. Production de normes et rationalisation de l’agir éducatif

18Dans ce contexte, l’agir éducatif semble paradoxalement faire l’objet d’un intense travail de production de normes. En effet, dès lors que le modèle disciplinaire est mis à l’épreuve de l’indétermination normative, la nécessité de produire des repères ou des cadres d’action partagés apparaît de façon d’autant plus criante. La lecture des articles qui composent le présent dossier, et, plus largement, l’examen de l’agenda actuel de la recherche en éducation, nous conduisent à penser que ce travail de production de normes prend aujourd’hui appui sur un double processus de rationalisation de l’agir éducatif. Plus précisément, deux formes différentes et complémentaires de « normalisation par rationalisation » des pratiques éducatives peuvent être distinguées.

19D’un côté, « par le haut », au niveau de la régulation de contrôle, la montée de la logique de performativité se traduit, on le sait, par la définition d’objectifs ou de standards exogènes à atteindre (rationalisation instrumentale). Cette rationalisation se traduit également par une accélération de la différenciation au sein même du domaine de l’éducation (Mangez et al., 2017 ; Vanden Broeck et Mangez, 2016). Ainsi, de nouveaux « ordres de problèmes » y émergent – l’efficacité des apprentissages, mais aussi la gestion de la classe, la prévention des incivilités, la gestion de l’hétérogénéité (sociale, culturelle, cognitive…) des apprenants, etc. Chacun de ces domaines se constitue comme un champ de problèmes autonome, fait l’objet d’observations et d’analyses, produit des savoirs spécifiques, etc. Cette diffraction de l’agir éducatif en une diversité de sous-questions témoigne de sa complexité, tout en tentant d’en réduire l’incertitude en produisant de nouveaux repères toujours plus pointus et spécifiques (Mangez et al., 2017).

20D’autre part, « par le bas », au niveau de la régulation autonome, la normativité se pense et se construit comme un processus immanent et itératif. La norme, ou plutôt des normes, sont produites à travers un processus de rationalisation (provisoire) des schèmes pratiques d’action, rendus en quelque sorte plus « visibles » parce qu’ils ont perdu leur caractère d’évidence préréflexive. À ce niveau également, le professionnel de l’enseignement est désormais invité à penser réflexivement les multiples facettes de son activité (pédagogique, cognitive, socialisatrice, régulatrice de l’activité en commun, politique etc.), requérant chacune des compétences pratiques spécifiques susceptibles de faire l’objet d’un travail de modélisation ou de typification (Rayou et Ria, 2009). On le verra, cette segmentation réflexive de l’activité enseignante se matérialise notamment par des offres de formation (voir infra). Quoi qu’il en soit, on quitte progressivement le modèle de la vocation pour rentrer dans le domaine de la professionnalité. Ce néologisme n’émerge d’ailleurs probablement pas par hasard dans les sciences de l’éducation contemporaines, renvoyant implicitement à l’image d’un praticien réflexif (Schön, 1994) capable de répondre aux attentes de performativité en s’autoévaluant et en rationalisant les différentes facettes de son métier.

5. La professionnalité enseignante au prisme de cette nouvelle normativité

21Dans quelle mesure ces évolutions se reflètent-elles au niveau des nouveaux modèles de professionnalité enseignante ?

22D’abord, on l’a évoqué, la logique de performativité enjoint le professionnel, non plus à appliquer des normes, mais à viser des standards, et renvoie aux acteurs locaux la responsabilité de trouver pour cela les moyens les plus efficaces. Un tel régime de performativité soumet bien entendu les acteurs à de nouvelles formes de responsabilisation et d’obligation, même lorsqu’il n’y a pas accountability dure associée à un régime de sanction (Dutercq et Maroy, 2017). Soumis à des instruments de contrôle et d’évaluation externe, l’enseignant risque de se voir partiellement limité dans son autonomie professionnelle – à tout le moins au niveau de son autonomie décisionnelle et éthique, à savoir dans sa capacité à définir lui-même ses objectifs et les orientations de sens de son travail (Champy, cité par Duterq et Maroy, 2017).

23Pour autant, cette limitation de l’autonomie éthique va de pair avec une stimulation de la réflexivité ou de l’autonomie technico-pratique, c’est-à-dire de la capacité à mettre en œuvre des savoirs et des compétences spécialisés et complexes et à les mobiliser adéquatement en situation. Le modèle de la professionnalité enseignante se définit en effet bien moins par un modèle normatif ou vocationnel, que par une compétence à ajuster réflexivement ses pratiques à travers une logique d’apprentissage ou une logique d’essai et erreur, et ce dans chaque domaine de l’activité éducative. Tout se passe comme si le modèle du praticien réflexif (Schön, 1994), légitime depuis plusieurs décennies sur le plan pédagogique, avait peu à peu migré vers les autres dimensions de l’agir éducatif, et notamment les questions de régulation de l’ordre, de gestion relationnelle et de socialisation. Par exemple, la question de la conduite de classe tend à se constituer comme une compétence professionnelle spécifique, à laquelle il convient de sensibiliser les enseignants débutants. À cet égard, Colsoul, dans ce numéro, montre que ces derniers font l’expérience (souvent douloureuse) d’un désajustement entre leurs attentes normatives et celles des groupes d’élèves qu’ils rencontrent, et sont dès lors appelés à développer des dispositions réflexives destinées à leur permettre d’ajuster efficacement leurs points de repère à différents contextes de travail. Cet appel au développement des capacités d’ajustement réflexif de l’action concerne potentiellement toutes les dimensions de la professionnalité – la gestion du groupe classe ou collectif d’apprentissage, les compétences communicationnelles, le règlement des conflits, la gestion de la diversité des apprenants, etc.

24Précisons que ce travail de la réflexivité ne se réduit pas à une rationalisation instrumentale, qui viserait uniquement à faire émerger des schèmes d’action efficaces au regard d’objectifs à atteindre. On peut en effet penser que le travail réflexif des acteurs éducatifs est susceptible de porter sur les dimensions normatives et éthiques qui innervent l’activité scolaire comme toute activité sociale (Muller et Lussi Borer dans ce numéro ; Prairat, 2012). Autrement dit, lorsque les acteurs scolaires réfléchissent ensemble à leur cadre de travail, ils ne sont pas seulement en train de coordonner efficacement leur action ou de typifier des « bonnes pratiques » ; ils rentrent aussi dans une rationalité communicationnelle, qui leur permet de mettre au jour les valeurs qui sous-tendent leur activité, d’en discuter la justesse et la justice. Ils tentent de « recoupler » les règles pratiques de l’activité à des valeurs, et entrent (potentiellement) dans le registre du sens. C’est ce que Muller et Lussi Borer montrent bien (dans ce dossier), lorsqu’ils examinent comment la professionnalité enseignante peut s’enrichir d’une enquête collaborative menée par un collectif d’enseignants et des chercheurs-formateurs. Le processus permet aux professionnels d’identifier des objets de réflexion et d’analyse pertinents à leurs yeux (par exemple la question de l’autonomie de l’élève), et d’engager un examen réflexif de leurs pratiques. Ainsi, ce travail collaboratif ne poursuit pas seulement des objectifs d’efficacité, mais relève aussi d’une rationalité proprement communicationnelle (visant un travail d’explicitation des fondements normatifs de l’agir).

6. La formation professionnelle à l’épreuve de la rationalisation normative

25Les innovations observées aujourd’hui dans le domaine de la formation professionnelle des enseignants (ainsi que les instruments qui l’accompagnent) portent la trace de cette double logique de rationalisation normative. On y observe conjointement la montée d’une conception pragmatiste de la formation des normes professionnelles, et l’approfondissement d’un processus de rationalisation instrumentale des composantes de l’enseignement-apprentissage.

26D’une part, se déploie de plus en plus une conception « pragmatiste » de la formation professionnelle, en appui sur une conception située et itérative de la norme. Ainsi, Rayou et Ria (2009), se penchant sur l’évolution des modèles de formation professionnelle enseignante, diagnostiquent un glissement d’un modèle de la transmission vers un modèle d’alternance entre mises en situation et reprise réflexive de celles-ci. Aux savoirs « prêts à l’emploi », on préfère désormais le développement de capacités en situation. Les enseignants en formation sont de plus en plus invités à faire émerger, à partir de l’observation réflexive des situations scolaires, des « manières typifiées de faire » utiles, éventuellement modélisables et transposables. La formation renoue ainsi avec la pratique, avec les situations naturelles, au sein desquelles les compétences pourront se construire. Il s’agit aussi de développer des « compétences de second ordre » (adaptabilité, réflexivité…) qui permettront au (futur) professionnel d’appréhender des situations nouvelles.

27Ainsi, l’expérience des stages en formation initiale, ou encore dispositifs de recherche-formation (mobilisant différents outils, visuels ou scripturaux, d’autoanalyse) permettent alors d’accompagner étudiants et professionnels à décrypter les situations rencontrées, afin de réajuster leurs pratiques. La formation et le développement professionnels se pensent en termes d’une part de développement de compétences réflexives (autoanalyse) et d’autre part de développement de schèmes d’action, de compétences pratiques.

28D’autre part, la rationalisation instrumentale du processus d’enseignement-apprentissage vient elle aussi marquer de son empreinte les dispositifs de formation, dans un contexte marqué par des logiques de performativité. L’impact des travaux relatifs au « learning design » sur la formation des enseignants en constitue un bon indice. Ce champ de recherche vise à objectiver et à rationaliser le processus de transmission-acquisition de connaissances ou compétences, à des fins d’optimisation (Baron, 2011, p. 113). Prenant appui sur diverses techniques d’observation et d’objectivation de l’apprentissage (technologies de l’information bien sûr, mais aussi sciences cognitives et algorithmes) et renvoyant à une conception behavioriste de l’apprentissage, ces travaux modélisent les paramètres qui composent un système instructionnel (ressources, « types » d’apprenants, processus cognitifs, etc.). L’analyse descriptive de séquences permet alors d’élaborer des savoirs prescriptifs, sous la forme d’algorithmes d’instruction (Baron, 2011).

29Cette nouvelle conception de la formation prend appui sur une diversité d’instruments et de médiations, propices à stimuler l’analyse réflexive et la rationalisation des pratiques. Ainsi, il n’est pas anodin que le recours à l’écriture réflexive (Capton Puozzo et Wentzel, 2016) ou encore à la vidéo se soit rapidement répandu dans les pratiques de formation. Associée à différentes formes d’analyse réflexive individuelle (autoconfrontation…) ou collective (en équipe, sous la supervision d’un « référent »…), l’analyse de séquences filmées permet aux futurs enseignants de documenter réflexivement leur propre activité ainsi que les ressentis et représentations associés, pour, à partir de là, amorcer un travail de typification (Leblanc et Veyrunes, 2011). D’autres médiations de l’édification des normes du métier relèvent davantage de logiques communicationnelles et délibératives (enquêtes collaboratives, développement des capacités professionnelles en appui sur le collectif de travail, etc.) (Malet, 2017, p. 148). Enfin, l’instrumentation de cette réflexivité professionnelle s’avère dans certains cas plus formelle, plus marquée par la rationalisation instrumentale. C’est le cas, par exemple, des dispositifs de formation élaborés sur le modèle du « pilote de l’activité ». Il s’agit d’outils proposant aux formés une série d’étapes relativement formalisées permettant le développement séquencé de connaissances et de compétences (Eneau et Simonian, 2011). Ces pilotes donnent pourtant également une place significative à l’expérience des apprenants (au double sens d’une expérimentation permettant la capitalisation et de vécu personnel).

Conclusion

30Dans cet article, nous avons tenté de comprendre les évolutions récentes des modèles de professionnalité enseignante à l’aune des mutations normatives contemporaines. Dans un contexte marqué à la fois par une intensification des processus de rationalisation et par une indétermination normative croissante, l’exercice du métier d’enseignant semble en effet traversé par un double mouvement de production de normes par rationalisation : par le haut, il subit une rationalisation hétéronome et instrumentale, lui imposant de s’ajuster à des normes exogènes (sous la forme renouvelée d’objectifs et standards) ; par le bas, on observe une rationalisation de l’activité dans ses différentes facettes (pédagogique, socialisatrice, etc.) – la professionnalité se définissant alors de plus en plus comme une compétence à ajuster réflexivement ses pratiques à travers une logique d’apprentissage par essai et erreur. Ainsi, les normes du métier semblent prises en tenaille entre des standards exogènes imposés et la production pragmatique et réflexive de normes situées, susceptibles d’apprendre des situations naturelles de travail. Ainsi, l’apprentissage expérientiel devient source de production de normes.

31Cette tension entre performativité et réflexivité se marque également dans les nouveaux dispositifs et instruments de formation des enseignants. Deux évolutions complémentaires marquent en effet ce domaine : d’une part, une conception « pragmatiste » de la formation, qui promeut l’alternance entre mises en situation et production réflexive de normes par typification ; d’autre part, une rationalisation instrumentale du processus d’enseignement-apprentissage, décomposé en de multiples dimensions et paramètres, dans un but d’optimisation des performances.

32Si la performativité est bien présente au cœur de cette double rationalisation, nous croyons que la rationalité instrumentale ne sature pas complètement ces évolutions contemporaines. Les dispositifs réflexifs qui se déploient et accompagnent la formation et le développement professionnel des enseignants ouvrent en effet un espace pour le développement d’une rationalité délibérative et communicationnelle, invitant les acteurs à se positionner, individuellement et collectivement, sur le terrain des valeurs, dans le registre du sens.

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Notes

1 Les réflexions développées dans cet article doivent beaucoup aux discussions théoriques tenues dans le cadre du programme de recherche ARC (Action de recherche concertée) actuellement développé par une équipe de chercheurs au GIRSEF (Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation) à l’université catholique de Louvain (UCL) (coordonné par Éric Mangez) intitulé « Living together in an uncertain world », et auquel nous participons.

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References

Bibliographical reference

Marie Verhoeven, “Normes et professionnalité enseignante : entre performance et réflexivité”Recherche et formation, 88 | 2018, 105-117.

Electronic reference

Marie Verhoeven, “Normes et professionnalité enseignante : entre performance et réflexivité”Recherche et formation [Online], 88 | 2018, Online since 17 July 2019, connection on 16 April 2024. URL: http://journals.openedition.org/rechercheformation/4079; DOI: https://doi.org/10.4000/rechercheformation.4079

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Marie Verhoeven

Groupe interfacultaire de recherches sur la socialisation, l’éducation et la formation (GIRSEF), Institut d’analyse du changement dans l’histoire et les sociétés contemporaines

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