- 1 L’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes, créée en 1949, est un organisme (...)
1L’idée de changer d’emploi et de se réorienter est une dynamique très présente dans l’espace social. La reconversion professionnelle volontaire fait désormais partie du paysage de l’emploi, indiquant que l’idée d’occuper le même emploi toute sa vie cède la place à la possibilité de changer au moins une fois d’emploi au cours de sa vie professionnelle. On ne dispose pas de réelles statistiques concernant les reconversions professionnelles volontaires. Cependant, un sondage IPSOS réalisé pour l’AFPA1 en 2012 auprès de 579 personnes en activité et de demandeurs d’emploi, les interrogeant sur leurs souhaits de reconversion, montre que 65 % des personnes déclarent possible une reconversion dans les douze mois à venir, et 55 % parmi ceux qui ont changé d’emploi confirment qu’il s’agissait d’une démarche volontaire, des chiffres qui attestent de l’accroissement du paradigme du changement dans le monde professionnel.
2La réorientation professionnelle ne se résume pas à la construction d’un projet professionnel qui consisterait en la simple adaptation d’un individu à un nouvel emploi ; pour que la translation soit réussie, le projet doit être entendu comme projection de soi dans le futur. Cette projection de soi constitue un temps de négociation avec soi sur l’opportunité d’engager ce travail. En effet, changer d’emploi n’est pas une démarche facile. Et pourtant, un constat s’impose : celui de la place prépondérante du paradigme du changement dans l’espace social. En effet, les incitations à prendre une autre voie en cours de carrière professionnelle sont constantes. Les travaux de Sennett (2000) laissent entrevoir avec beaucoup de finesse comment incitation au changement et prise de risque sont érigées en valeurs auxquelles de plus en plus de personnes souscrivent afin de confirmer leur existence. Le mouvement et le déplacement deviendraient consubstantiels aux expériences de vie.
3Dans ce contexte, se tourner vers l’enseignement semble aller presque à contre-courant des injonctions à la mobilité professionnelle et à la prise de risque qui circulent dans la société, même si s’orienter vers l’enseignement s’apparente à une vraie bifurcation professionnelle (Négroni, 2010), dont nous allons maintenant chercher à comprendre les raisons.
4L’enquête s’appuie sur un travail de recherche sur les reconversions professionnelles volontaires mené dans les années 2000 auprès de 55 personnes en situation de reconversion, parmi lesquelles sept entretiens ont été réalisés auprès de femmes en reconversion professionnelle volontaire qui souhaitaient se diriger vers l’enseignement ; puis en 2015-2016, des entretiens de personnes en reconversion professionnelle inscrites dans une démarche de bilan de compétences ont pu être recueillis, parmi lesquels nous en avons retenu trois. Nous proposons de considérer ces dix entretiens pour rendre compte du parcours de reconversion de femmes vers l’enseignement. Quelques critères définissant la reconversion professionnelle volontaire ont préfiguré la constitution de l’échantillon :
- avoir préalablement exercé une profession autre que l’enseignement ;
- avoir occupé cet emploi pendant au moins cinq ans ;
- avoir vécu une transition professionnelle ;
- avoir souhaité volontairement se réorienter.
5Deux types de questions ont été́ posés aux femmes en reconversion lors de l’entrevue : des questions analytiques invitaient les personnes à faire l’examen de l’expérience vécue (raisons du choix de la première carrière, circonstances ayant conduit à la transition, raisons du choix de l’enseignement, etc.) ; des questions descriptives ont permis de dresser le profil des femmes (âge, emploi[s] occupé[s] antérieurement, etc.). Les entretiens ont été́ enregistrés sur bande audio et intégralement retranscrits ; puis nous avons procédé à une analyse de contenu (Bardin, 1997).
6Nous émettons deux hypothèses. La première est que le poids des conditions objectives, mais surtout les épreuves subjectives vécues lors du premier emploi interfèrent dans le choix de se réorienter vers le secteur de l’enseignement. La seconde présuppose que les reconversions professionnelles volontaires des femmes vers l’enseignement sont fortement genrées.
7Notre propos se déclinera en trois temps. Tout d’abord nous faisons un bref état des lieux des raisons de se tourner vers l’enseignement. Dans une deuxième partie, nous tentons de dégager les conditions objectives des réorientations professionnelles ; nous montrons que la reconversion professionnelle volontaire n’est pas un simple changement d’emploi mais qu’elle a aussi des incidences sur le parcours de vie et qu’elle peut être une bifurcation biographique (Négroni, 2007, 2013). Dans une troisième partie nous nous centrons sur les caractéristiques genrées des reconversions des femmes qui se tournent vers l’enseignement. À partir de la présentation de trois cas, nous mettons notamment en avant que les reconversions professionnelles des femmes comme leurs carrières sont tiraillées entre vie professionnelle et vie familiale.
- 2 Dès 2006, à propos de la vocation d’enseignant, l’OCDE montre que dans le primaire, « aimer travai (...)
8Dès 1991, Demailly faisait état d’un malaise chez les enseignants, confirmé par Maroy (2008) rendant compte d’une faible évolution de carrière, d’une formation continue inexistante et de conditions de travail parfois très difficiles, notamment dans les secteurs et quartiers dits sensibles. Plus récemment, les travaux de Barrère (2017) dénombrent quatre épreuves principales qui sont sources de malaise chez les enseignants. En premier lieu, il faut faire le « deuil de la discipline » étudiée à l’université, car elle est éloignée de ce qu’ils en transmettent aux élèves. La deuxième épreuve concerne la « cyclothymie de la relation » avec les élèves, un climat de classe qui connaît des variabilités d’humeurs et rend les modalités pédagogiques incertaines. En troisième lieu, le rôle mineur de l’enseignant dans l’évaluation et l’orientation agit comme le « fantôme de l’impuissance ». Enfin viennent s’ajouter les « enjeux de la reconnaissance » caractérisés parfois selon Barrère comme un déficit de reconnaissance dans la société entière. Ainsi, les causes possibles des malaises enseignants restituées ici dans toute leur complexité tendent à montrer que le métier d’enseignant ne présente pas uniquement des attraits. Par ailleurs, certaines analyses font état d’un goût pour l’enseignement que l’on pourrait qualifier de goût pour la transmission, comme l’envie de former, de transférer une expérience. D’autres travaux ont mis en avant le désir de travailler avec des enfants2. Par contre, les conditions qui amènent à se diriger vers le secteur de l’enseignement en seconde carrière, depuis le secteur privé, ont été peu étudiées : nous proposons de les examiner dans cet article en considérant plus particulièrement le cas des femmes.
- 3 Il convient de donner quelques précisions sur la méthodologie adoptée par Hondeghem et Vandenabeel (...)
- 4 Une revue de littérature sur la question est proposée dans D’Ascoli et Berger (2011).
9Charles Péguy a qualifié dès 1913 les instituteurs de « hussards noirs de la République », pour leur allégeance aux valeurs de la République et au patriotisme qu’ils ont reçue au sein de l’école normale. Perry et Wise (1990), notamment, considèrent que la motivation à entrer dans le service public (Public Service Motivation, PSM) est « une prédisposition d’un individu à adhérer aux missions qui incombent principalement ou uniquement aux institutions publiques » (p. 370). Ils listent six éléments constitutifs de cette prédisposition : l’attirance pour la politique et la formulation des politiques publiques ; la défense de l’intérêt public ; le sens civique ; le sens de la justice sociale ; la compassion née de la solidarité patriotique, et enfin l’esprit de sacrifice, l’envie d’être au service d’autres sans récompense personnelle tangible. D’autres auteurs se sont intéressés aux valeurs et aux motivations des personnes qui choisissent de travailler au sein du service public. Pour Hondeghem et Vandenabeele (2005)3 cette motivation est « une conviction, des valeurs et des attitudes qui dépassent l’intérêt personnel ou celui d’une organisation pour prendre en compte l’intérêt d’une entité politique plus vaste et qui induisent, dans une interaction publique, une motivation pour tenir une conduite définie » (p. 466). Afin de mieux comprendre la motivation à l’égard du secteur public en France, il est éclairant de s’attarder sur la comparaison des modèles hollandais et français à l’égard du secteur public proposé par Hondeghem et Vandenabeele. Ils montrent notamment que la fonction publique française porte des valeurs humanistes, telles que la solidarité sociale ou d’autres valeurs sociales progressistes, alors que dans le modèle néerlandais, l’aspect humaniste a totalement disparu. Pour Perry et Wise (1990), plus la motivation d’un individu à l’égard du service public est forte, plus il a de chances d’entrer dans une organisation publique. Si l’on résume, il apparaît qu’un certain nombre de valeurs sont présentes dans la motivation à se tourner vers le secteur public. On peut même en dégager en quelque sorte une spécificité française de l’engagement dans le service public, qui résiderait en particulier dans une vision humaniste et le goût du sacrifice au profit du collectif. Des travaux plus récents4 ouvrent une nouvelle piste d’investigation, l’accent étant mis sur la pertinence de la valeur subjective attachée au métier. La valeur intrinsèque représenterait l’intérêt porté au métier. L’utilité personnelle serait considérée sous la forme de la sécurité de l’emploi, du temps libre pour la famille ou les loisirs et de la possibilité d’exercer le métier dans d’autres régions du pays, permettant une mobilité géographique. Le dernier type de valeur est l’utilité sociale à caractère altruiste. On retrouve dans cette combinaison la dimension humaniste de l’engagement à la française. En outre, ces différentes valeurs précédemment citées sont la preuve d’une complexité des motifs d’engagement dans l’enseignement en deuxième carrière.
- 5 Les travaux notamment de Duchesne (2008) ; Richardson, Watt et Tysvaer (2007) ; Serow et Forrest ( (...)
10Selon Périer (2004) l’accès à l’enseignement secondaire, lors d’une seconde carrière, met en avant le critère de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, le temps libre et les vacances, alors que la motivation première des entrants dans le métier à l’issue des études universitaires se situe plutôt autour du plaisir d’enseigner leur discipline. D’Ascoli et Berger (2011) font état d’un certain nombre de travaux5 qui mettent en évidence deux processus relatifs au choix de devenir enseignant en deuxième carrière. D’une part, un détachement de la première activité professionnelle qui découlerait d’une insatisfaction due au stress, aux conditions de travail, au manque de reconnaissance, et une tension autour des valeurs et intérêts de l’individu. D’autre part, une motivation pour l’enseignement qui est parfois semblable à celles observées chez les enseignants de première carrière et que l’on pourrait résumer par le goût de transmettre. Ce dernier processus renforcerait ou faciliterait le détachement de l’ancienne profession.
- 6 Voir D’Ascoli et Berger (2011).
11Par ailleurs, une typologie établie par Priyadharshini et Robinson-Pant (2003)6 tente de clarifier les choix de l’enseignement en seconde carrière. La première catégorie concerne le « parent » (parent) qui a arrêté, quelque temps auparavant, sa carrière, souvent une femme, et qui se réoriente aujourd’hui vers l’enseignement, métier plus compatible avec une vie de famille. La deuxième catégorie correspond au « carriériste à succès » (successfulcareerist) qui prend consciemment le risque de changer de profession et de voir son salaire et son statut social diminuer malgré la réussite professionnelle qu’il rencontrait. Ensuite, il y a l’« indépendant » (freelancer), qui n’a généralement connu que des contrats à durée déterminée et qui recherche davantage de sécurité et de stabilité professionnelle. Les late starter constituent la quatrième catégorie, ce sont des personnes qui arrivent tardivement dans la vie professionnelle. La cinquième catégorie inclut le « carriériste en série » (serial careerist) qui a effectué, avec succès, de fréquents changements professionnels et recherche dorénavant un engagement sûr portant sur le long terme. Enfin, la dernière catégorie englobe les « jeunes » (youngcareer) qui, ayant travaillé temporairement jusqu’à la fin de leurs études, souhaitent également mener une carrière plus stable. Nos enquêtes, quant à elles, ne concernent que le premier type, soit les femmes occupant un emploi antérieurement à la reconversion et durant un certain nombre d’années.
12Nous nous attacherons à identifier les motifs qui amènent les femmes à se diriger vers l’enseignement, selon deux orientations : d’une part le désengagement de la première carrière et d’autre part la recherche d’un équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
- 7 Le terme de « suiveuses », employé par Pochic et Guillaume (2010), est assez significatif de l’att (...)
13L’analyse des entretiens montre que si les carrières des femmes rencontrent des incitations à la mobilité professionnelle ou résidentielle, conditions de leur avancement de carrière, elles vont plutôt faire des choix qui privilégient des préoccupations d’ordre familial. En effet, les propositions de mutations en région parisienne, la mobilité exigée par l’entreprise sont souvent des coups d’accélérateur dans les carrières. Ces conditions d’évolution sont des contraintes fortes dans la vie d’une femme, tacitement chargée des tâches domestiques et familiales. La possibilité d’emmener toute la famille est rarement envisagée par les mères. D’ailleurs les femmes sont plus souvent « suiveuses »7 – ainsi que l’ensemble de la famille – des carrières masculines ; une situation que l’on peut observer aussi dans les couples « à double carrière ». De nombreuses femmes refusent les promotions qui leur sont offertes et déclinent l’idée de travailler en région parisienne ou à l’étranger. Aussi préfèrent-elles souvent mettre leur carrière en sourdine, privilégiant le développement de celle leur conjoint, qui devient « carrière leader » (Pochic et Guillaume, 2010), et préserver par là la cellule familiale. Danièle, cadre en entreprise, explique les raisons de sa reconversion par une forme de lassitude professionnelle : « Et j’avais fait le tour, et si je voulais évoluer, c’était des postes de management avec des responsabilités qui ne correspondaient pas aujourd’hui à mon itinéraire de vie. »
14Le refus d’une mutation en région parisienne et parfois à l’international est perçu par les entreprises comme un désengagement, de même que la prise d’un temps partiel. La conséquence est souvent une « mise au placard » qui consiste à ne plus leur confier de missions stimulantes. En outre, le temps partiel est souvent interprété par les entreprises comme un signal de désinvestissement, généralement associé aux maternités, une représentation qui indique des inégalités de genre entretenues dans certaines entreprises. Liliane (42 ans, mariée, deux enfants), après un bac et quatre ans d’études supérieures de gestion, suivis de huit ans en entreprise au service de la gestion des achats, en témoigne : « Il y a des inconvénients au niveau de la profession, ma situation est gelée. À temps plein j’ai eu d’autres propositions de postes que je n’ai plus à temps partiel. »
15Constatons donc que le dialogue entre femmes et entreprise ne se passe pas toujours très bien. Elles sont perçues comme moins motivées pour une carrière ascensionnelle dès lors qu’elles ont des enfants et plus particulièrement à l’arrivée du troisième. L’entreprise affiche alors à leur égard de la déconsidération et parfois du mépris.
16Selon un certain nombre de femmes travaillant dans le secteur privé, l’entreprise ne prend pas en compte les temporalités des maternités. Une femme enceinte doit être pleinement productive, l’employeur exige d’elle une capacité de travail qui doit être maintenue quel que soit son état. Aussi, certaines d’entre elles semblent avoir intériorisé les attentes tacites de l’entreprise : elles accouchent sans perturber la productivité. Jenny (30 ans, mariée, trois enfants) s’est formée en école de commerce, elle a occupé la fonction de gestionnaire de collection durant sept ans, et va suivre une formation de styliste dans son entreprise. Elle rend compte de l’organisation de son temps de formation pris sur son temps de congé maternité :
Non je suis tombée enceinte pendant la formation, j’ai accouché après ma formation, ça n’a pénalisé personne. Je ne suis pas revenue et repartie, tout s’est bien enchaîné. Oui, je suis quelqu’un de très bien organisé qui prévoit, qui blinde tout, j’ai tout fait pour que ça se passe bien et ça se passe bien, la formation, le bébé… les chances de mon côté, je les ai mises.
17De l’avis de certaines femmes interviewées, l’état d’une femme enceinte dans les derniers mois de grossesse est une donnée qui devrait être intégrée par les entreprises. Isabelle (32 ans, mariée, un enfant) regrette l’irresponsabilité, voire parfois la violence des entreprises à l’égard des femmes enceintes, ce qui a suscité en partie son désir de se réorienter :
— C’est le congé parental qui a déclenché les choses ?
— Qui a aggravé parce que ça n’allait déjà pas bien avant, quand j’étais enceinte de l’aînée, j’étais un peu, mon col était ouvert tôt et j’ai accouché en avril. En novembre, le fait d’aller en voiture à Paris et être debout toute la journée, en décembre ils avaient de grands projets pour moi. C’était en Espagne, réunion jusque minuit, et le lendemain on a fait la tournée des popotes enfin des trucs ! Je lui avais dit « tu vas me tuer ! » : « Oui mais c’est fatigant pour tout le monde ! » Je devais former les deux personnes qui allaient me remplacer, et donc à cinq mois, j’avais pris zéro kilo, rien. J’avais été arrêtée une semaine et j’avais quinze jours de congé derrière et, quand je suis rentrée, mon travail m’attendait, et je disais « je ne peux plus ». « Isabelle, tu viens de prendre trois semaines », et j’ai dit : « C’est le pompon, je suis malade, enceinte ! »
18De nombreuses femmes rapportent que pour garder leur poste et espérer évoluer dans l’entreprise, il faut accoucher à bas bruit. À tel point que l’on pourrait se demander si les femmes ayant des enfants sont en position de mener des carrières évolutives en entreprise.
19Sur cette question, les travaux de Landour (2015) à propos des « mompreneurs » françaises, où la grossesse est présentée comme un déclencheur de leur reconversion professionnelle, offrent un éclairage novateur. Pour cette chercheuse, les mompreneurs sont :
… un avatar au féminin du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999), basé sur l’image consensuelle de femmes qui s’engagent subjectivement dans le travail et le monde économique tout en assumant l’intégralité de la charge parentale, respectant ainsi ordre économique et ordre du genre. (p. 146)
20Les mompreneurs par leur existence viennent conforter un ordre du genre et paradoxalement induisent une mise de côté de la tension entre femmes et entreprise.
21Le désengagement est aussi celui de la personne qui ne souhaite plus s’investir dès lors que l’entreprise ne lui permet plus de se développer. Cette mise à l’écart devient patente lorsque la femme a des enfants.
22Isabelle, assistante de production dans une entreprise de vente par correspondance (VPC) durant dix ans, a le sentiment d’avoir subi de la violence au travail alors qu’elle était enceinte, ce qui l’incite à refuser une promotion à l’étranger, mais aussi à réorienter sa vie professionnelle vers l’enseignement :
Non, parce qu’en fait, si j’étais restée à R., j’aurais dû partir en Suisse et je serais passée assistante personnelle, et comme mon mari est fonctionnaire, je ne pouvais pas habiter en Suisse, il m’avait trouvé un statut de frontalier, j’avais une demi-heure de route et j’aurais 5 200 euros net par mois. Si l’argent était ma préoccupation majeure, je serais partie quoi, mais j’ai réalisé que si je partais, on avait été voir, c’était intéressant au niveau financier, tapis rouge, ouais c’est bien ! mais quarante heures là-bas c’est plus une heure de route par jour, plus la fatigue et le stress. Je vais pas voir ma fille, j’aurais 5 200 euros par mois et j’aurais pas vu ma fille grandir, donc quelque part, je suis sûre que c’est pas l’argent, c’est le temps, être là, être disponible.
23Si le choix d’Isabelle n’est pas d’ordre financier, l’augmentation que lui propose son employeur après son congé maternité est conséquente ; cependant, elle est assortie d’un investissement professionnel très important et d’une délocalisation familiale ou de trajets constants. En outre, elle réalise que la reconnaissance de son travail par l’entreprise était toute relative puisque lors de son congé maternité une plus jeune assistante a pris une place importante au sein de l’équipe, s’accaparant en quelque sorte la reconnaissance d’un projet qu’elle avait mis en place durant les mois précédant son congé maternité.
24Si les travaux de Lortie (2002) ont montré que les hommes qui étaient actifs dans les affaires ont parfois été choqués et déçus par les pratiques vénales et l’esprit de compétition régnant dans ce domaine et ont cherché dans l’enseignement un emploi accessible et moralement « supérieur », il s’avère que ce constat pourrait être généralisé aux femmes.
- 8 Le certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement technique (CAPET) est un diplôme profess (...)
25Ainsi, pour Isabelle, le manque de reconnaissance et l’attente d’un investissement toujours plus important vont l’amener à envisager sa réorientation professionnelle. Lors de son congé de maternité elle va préparer un concours de CAPET8 en vente qu’elle réussira. Elle choisit d’être professeur dans le public.
- 9 Le diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) s’obtient en un an et sanctionne une formation (...)
- 10 Les instituts d’administration des entreprises (IAE), rebaptisés en 2014 écoles universitaires de (...)
26Le choix est, dans certains cas, de se tourner vers le service public et de réorienter sa vie professionnelle pour un plus grand équilibre entre vie familiale et vie professionnelle. Un choix qui s’avère plus ou moins douloureux en fonction de l’implication dans la carrière précédente et du niveau de diplôme. Danièle a 35 ans, elle a une maîtrise en droit des affaires et un DESS9 de gestion préparé dans un IAE10. Son premier poste est dans le secteur bancaire, le dernier occupé est chez K. en grande distribution comme chef de produit. Elle a trois enfants et souhaite disposer de temps pour s’occuper d’eux. Elle a le sentiment que sa carrière est arrêtée, elle décide alors de passer le concours pour être professeur dans l’enseignement public :
Aujourd’hui j’étais mariée avec trois enfants, je n’étais plus un cheval de bataille sur lequel on peut miser. C’est quand même le genre de boîte où il faut donner beaucoup et il faut faire des choix et moi c’était pas mon choix, j’avais fait un choix, je voulais trouver un équilibre, donc j’étais pas à 100 %...
27L’entreprise va exiger d’elle un investissement personnel qu’elle ne peut plus maintenir avec trois enfants. Son mari est de moins en moins présent à la maison, il a considérablement évolué dans sa carrière bien qu’ils aient tous les deux le même diplôme :
On a fait les mêmes études et j’ai un salaire qui est la moitié du sien, lui aujourd’hui évolue dans sa carrière professionnelle, et plus il évolue, et moins il passe du temps dans la maison et plus il faut compenser.
28Aussi, Danièle fait le choix par défaut ; en effet les débuts dans le métier d’enseignante en lycée professionnel sont difficiles, elle a le sentiment de vivre dans un univers qui ne lui correspond pas. Mais le choix de l’enseignement correspond au souci de préserver la sphère familiale :
J’avais un peu de mal au début, il me manquait la pression, l’adrénaline, je me demandais ce que je faisais là, ça a été difficile. Après je m’y suis faite, les élèves ça me plaisait et puis c’était mon choix cet équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
29Élise (37 ans, mariée, trois enfants), assistante en marketing durant dix ans, va se former et prendre un poste d’attachée de direction, fonction qu’elle occupera cinq ans dans une entreprise privée. Mère de trois enfants, elle s’est mise à temps partiel, durant deux ans, après la naissance du dernier. Elle a réussi le concours de professeur en lycée professionnel (PLP) et exerce comme professeur de bureautique depuis six mois lorsque je la rencontre chez elle. Élise m’explique la raison qui l’a poussée à passer le concours de PLP. Elle voulait enseigner dans la fonction publique dans la ferme intention d’obtenir le statut de fonctionnaire. De nombreux éléments de son parcours recouvrent plusieurs de ses attentes : s’assurer une sécurité financière, être plus présente auprès de ces enfants. En outre, le besoin de changement se fait ressentir chez cette jeune femme déjà depuis quelques années :
Oui je sentais que je n’évoluais plus, si c’est pour attendre la retraite, c’est maintenant à 35 ans - 36 ans qu’on peut se permettre de bouger, alors que j’aurais peut-être plus envie de retourner à l’école dans trois ou quatre ans. […] Si je reste dans la société où je suis, ça va être assistante jusqu’à la fin. Moi, ça ne me convient pas, soit je déménage sur la région parisienne, et c’est pas le choix que j’ai fait, soit je reste ici, et ça ne me convient pas, donc je change.
30Elle parle d’indépendance financière vis-à-vis de son mari, cette question s’étant posée à la venue d’un troisième enfant :
Si le troisième enfant, c’est de dire maintenant j’en ai trois, aujourd’hui tout va bien, demain je ne sais pas. J’ai une assistante qui a perdu son mari à 50 ans et financièrement c’est dur, […] pas forcément un décès, mais ça peut arriver que je me retrouve toute seule avec les enfants, j’ai un salaire moyen, j’assure pas, il faut que je trouve une solution.
31Même si cette préoccupation de stabilité ne s’impose qu’à l’arrivée du troisième enfant, elle aurait pu opter pour une stratégie identique quand elle en avait deux. Le troisième enfant semble marquer un tournant dans la vie professionnelle des femmes (Négroni, 2007). Il apparaît qu’Élise a fait un choix, celui de sécuriser sa vie professionnelle ; en ayant l’assurance d’un revenu régulier, elle sécurise aussi son parcours personnel. Elle évoque en aparté les divorces nombreux qu’elle observe dans son entourage. On peut vraiment analyser cette reconversion vers l’enseignement comme une mise en sécurité de son parcours professionnel et de son parcours de vie.
32Les choix auxquels sont soumises les carrières des femmes sont toujours des choix dans des espaces de contraintes qui sont inféodés aux exigences de flexibilité des entreprises du secteur privé. Elles imposent des conditions de travail et des attentes en termes d’implication qui sont parfois difficilement supportables par les femmes dès lors qu’elles ont la charge d’un enfant. Ces conditions vécues par les femmes amènent certaines d’entre elles à se réorienter vers l’enseignement.
33Dans leur parcours, la sphère professionnelle et la sphère familiale sont des espaces qu’il convient de tenir ensemble, car travail domestique et organisation familiale sont des tâches qui leur sont tacitement dévolues. Ce sont des sources de tension au sein des parcours professionnels féminins. Nous avons montré que les vécus professionnels des femmes – et en particulier le rapport subjectif au travail – sont le moteur de leur reconversion vers le secteur de l’enseignement.
- 11 Les breadwinners sont les uniques apporteurs de ressources et dans ce cas les femmes sont suiveuse (...)
- 12 Pour durcir le trait sur cette inégalité face aux mobilités résidentielles, Pochic et Guillaume (2 (...)
34Notre seconde hypothèse qui consistait à mettre en avant le caractère genré des reconversions professionnelles volontaires des femmes vers l’enseignement est également validée. Les travaux de Pochic et Guillaume (2010) sur les mobilités des cadres montrent très clairement que les hommes tirent toujours profit de leur situation familiale qu’ils soient en couple, souvent breadwinner11, ou célibataires12. Les reconversions des femmes restent engagées entre vie professionnelle et vie familiale. Dans les couples à « double carrière », celle de l’homme est privilégiée, car faire carrière pour une femme met en péril la sphère familiale.
35La variable de genre achoppe sur la question des mobilités professionnelles et des mobilités résidentielles. Les choix des femmes sont toujours difficiles : elles se sentent coupables de ne pas s’épanouir professionnellement ou coupables de ne pas être une bonne mère et une bonne épouse, le choix se faisant toujours par défaut. Aussi, celui de se tourner vers l’enseignement apparaît comme une « trêve » temporaire dans cette lutte entre ces différents espaces de vie. Il permet d’instaurer un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. De plus, la fonctionnarisation par l’entrée dans l’enseignement est une mise en sécurité souhaitée par les femmes. Par expérience, elles savent que la plupart des entreprises refusent de considérer et d’aménager leurs parcours dès lors qu’elles ont une charge familiale. Constatons néanmoins que le travail intellectuel ne « libère » ni les enseignantes ni leurs élèves filles, par le rapport de conformité aux normes scolaires qu’il généralise chez elles. Aussi, nous avançons que l’espace féminin des possibles, contraint et limité socialement, se décline aussi bien en dehors de l’Éducation nationale qu’en son sein, une piste qu’il conviendrait de creuser davantage.
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