1En France, parmi les lauréats des concours de l’enseignement public se trouvent chaque année des candidats déjà en activité. Tels que les distinguent les publications de la Division des études, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’Éducation nationale, leurs profils sont hétérogènes. D’une part, des demandeurs d’emploi ou des actifs en emploi dans les secteurs public ou privé figurent parmi eux. En 2016, ils représentaient 15 % des recrutements externes aux différents concours de l’enseignement secondaire public et près de 28 % dans le primaire, suivant une tendance à la hausse puisque en 2012 les pourcentages s’établissaient respectivement à 10,5 % et 23 %. D’autre part, parmi les lauréats aux concours de l’enseignement public se trouvent des candidats déjà familiarisés avec les métiers de l’enseignement, soit parce qu’ils enseignaient auparavant sous un autre statut (en tant que contractuels notamment) ou dans le secteur privé, soit, dans une moindre mesure, parce qu’ils exerçaient des fonctions d’éducation ou de surveillance dans les établissements scolaires. Ces candidats déjà présents dans le domaine de l’éducation représentaient 21 % des lauréats des différents concours de l’enseignement secondaire en 2016, et 12,5 % dans le primaire ; les pourcentages étant là aussi en augmentation, quoique plus légère, puisque en 2012 respectivement 20 % et 9 % des lauréats étaient issus du milieu de l’éducation (Valette, 2013a et b, 2017a et b).
2Au-delà du constat général d’une augmentation sur la période récente de la part des actifs qui se présentent aux concours de l’enseignement, des nuances peuvent être apportées selon les concours passés (Valette, 2013a et b, 2017a et b ; tableau 1 en annexe). En effet, c’est au concours externe de recrutement des professeurs des écoles que les lauréats demandeurs d’emploi ou actifs en dehors de l’enseignement sont les plus nombreux. Les salariés et demandeurs d’emploi qui deviennent enseignants dans le secondaire se présentent également en nombre aux concours de l’enseignement technologique (CAPET) ou professionnel (CAPLP) : en 2016, ils forment 24 % des lauréats du CAPET et 23 % des lauréats du CAPLP – pourcentages stables par rapport à 2012. Par contraste, au CAPES, pour l’enseignement général, les pourcentages d’actifs hors enseignement sont un peu moins nombreux (16 % en 2016), et moins encore parmi les lauréats de l’agrégation (8 %). C’est parmi les lauréats au concours de l’éducation physique et sportive (CAPEPS) que la part des salariés et demandeurs d’emploi est la plus faible (2 %).
3Si leurs nombres commencent à être bien renseignés, les parcours et les représentations de ces enseignants présentant une expérience professionnelle diversifiée (que ce soit par rapport au contenu et aux conditions de travail, au secteur d’activité ou encore au statut d’emploi) restent peu connus. Cet article se propose de donner, pour le cas de la France, quelques éclairages sur leurs cheminements vers l’enseignement primaire et secondaire public, ainsi que sur les différents rapports au métier et aux carrières enseignantes qui s’en dégagent, en tirant profit d’une enquête permettant de croiser les approches, réalisée en 2008 auprès de 1 749 enseignants du primaire et du secondaire ayant ou non exercé une autre profession auparavant. Après avoir montré la diversité des parcours antérieurs, nous mettons en évidence que les représentations de la valeur du métier d’enseignant n’en sont pas indépendantes.
4Pour les enseignants auparavant actifs, l’accès au statut d’enseignant titulaire dans le secteur public s’inscrit dans des parcours de reconversion vers le métier d’enseignant, mais correspond aussi à des parcours de stabilisation dans ce métier. Dans les deux cas, l’accès à un statut stable d’enseignant représente un changement de situation professionnelle, mû par la recherche d’une amélioration des conditions d’emploi et de travail.
5Du point de vue de l’institution scolaire, deux mécanismes paraissent favoriser l’accès à l’enseignement pour des personnes auparavant en activité dans d’autres métiers. D’une part, la diversification des modalités d’accès à l’enseignement s’inscrit dans l’objectif de satisfaire la demande d’enseignement. En effet, face aux difficultés à pourvoir l’ensemble des postes mis au concours, le recours à des candidats salariés est recherché pour élargir les viviers de recrutement et limiter les pénuries d’enseignants dans certaines filières ou disciplines. Ainsi un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale préconise-t-il que les concours s’adaptent pour permettre notamment aux « adultes en seconde carrière » (salariés d’entreprises privées en reconversion, officiers ou sous-officiers à la retraite,…) de devenir enseignants (IGEN IGAENR, 2013, p. 73), ce que l’on retrouve également pour satisfaire les besoins dans l’enseignement professionnel (IGEN IGAENR, 2016). D’autre part, certaines mesures institutionnalisent de facto la diversification de la démographie enseignante vers des profils qui ne s’orientaient pas prioritairement vers ce secteur d’emploi. Par exemple, les concours sont ouverts sans condition de diplôme aux parents de trois enfants et aux sportifs de haut niveau. Pour les mères de trois enfants, c’est à la rentrée 1987 (à la rentrée 2004 pour les pères) qu’autorisation leur est donnée de se présenter aux concours du primaire sans condition de diplôme, l’objectif de lutter contre la pénurie de candidats à ce niveau d’enseignement renforçant dans le même temps l’arrivée dans le métier de femmes issues de milieux aisés (Delsaut, 1992). De même, les « troisièmes concours », issus de l’École nationale d’administration (ENA) au début des années 1990 puis généralisés dans toute la fonction publique, bien que les candidats recrutés à ce titre restent peu nombreux (Duthil et de Lorgeril, 2015), permettent à des candidats justifiant d’au moins cinq années d’expérience professionnelle dans le secteur privé de rejoindre les corps enseignants sans condition de titre ou diplôme.
6L’accès à l’enseignement pour des candidats ayant déjà une expérience professionnelle n’est pas pour autant un phénomène nouveau et la littérature sociologique consacrée aux enseignants dans la seconde moitié du xxe siècle s’y est intéressée, quoique de façon marginale. Pour ce qui concerne l’enseignement primaire, suivant Berger (1979), ces parcours caractérisés par « de nombreux zigzags » (p. 80) sont surtout ceux de femmes qui se sont d’abord orientées vers une autre profession, avant de venir vers l’institutorat en raison de la compatibilité perçue de celui-ci avec la vie familiale. Dans l’enseignement secondaire, jusqu’aux années 1980, les enseignants ayant travaillé dans un autre secteur d’emploi avant de se tourner vers l’enseignement apparaissent peu nombreux, et les entretiens réalisés par Chapoulie (1987, p. 111) révèlent que pour ces cas de figure l’entrée dans l’enseignement est liée à des circonstances fortuites, ou représente des reprises d’activité à la suite de trajectoires professionnelles interrompues. Comme dans l’enseignement primaire, les femmes apparaissent davantage concernées que les hommes par ces orientations tardives vers l’enseignement.
- 1 En 1964, les délégués rectoraux représentaient 28 % des effectifs totaux du personnel employé dans (...)
7Outre ces carrières en reconversion, parmi les lauréats des concours auparavant actifs se trouvent des enseignants connaissant déjà le métier pour avoir exercé comme non-titulaires. Par rapport au secteur public, le secteur privé d’enseignement se compose d’une plus grande proportion d’enseignants non titulaires, qui peuvent se présenter à un moment ou à un autre aux concours de l’enseignement public (Jabouin, 2004 ; Valette, 2017b). Dans le secteur public, le recours aux statuts précaires constitue de longue date dans l’enseignement secondaire une modalité d’ajustement par rapport aux besoins d’enseignement non pourvus par voie de concours. Ainsi, jusqu’au milieu des années 1970 le statut de maître auxiliaire a concerné de nombreux enseignants. Proposés par le recteur pour assurer un enseignement, les délégués rectoraux, plus communément appelés maîtres auxiliaires à partir du début des années 1960, pouvaient être des fonctionnaires exerçant d’autres fonctions que l’enseignement, mais étaient plus souvent des actifs engagés dans d’autres activités, ou des inactifs. Leur croissance a été presque continue de 1954 à 19681, et beaucoup ont été titularisés par la suite (Chapoulie, 1987). La résorption de l’auxiliariat ne s’est pas accompagnée d’une disparition des enseignants non titulaires dans l’enseignement secondaire puisque ceux-ci composent près de 6 % des effectifs à ce niveau en 2015 (Périer, 2016), leurs parcours restant toujours assez peu connus.
8Alors que dans leur grande majorité les enseignants considèrent que leur profession n’est pas valorisée dans la société (Farges, 2017), le métier d’enseignant pourrait sembler plus avantageux et compenser certains inconvénients de la position professionnelle antérieure pour ceux qui ont connu une mobilité professionnelle. Cela irait dans le sens des recherches menées sur le sujet. En effet, les métiers de l’enseignement faisant partie des métiers à faible mobilité et difficiles d’accès pour des reconversions professionnelles en raison du concours qui exige, pour la plupart des candidats, un niveau d’études donné, les actifs qui s’y dirigent recherchent avant tout un « épanouissement dans le travail », ainsi qu’une « sécurité de l’emploi indispensable à leur bien-être » (Denave, 2015, p. 119). De fait, le choix de devenir enseignant peut être mis en lien avec une insatisfaction dans l’emploi précédent (stress, conditions de travail, manque de défis, de reconnaissance…), une période professionnelle critique étant le plus souvent au principe des bifurcations (Denave, 2015 ; Négroni, 2007). Des enseignants sont ainsi satisfaits d’avoir rejoint ce métier de façon à résister au « tournant managérial » et à la « pression à la rentabilité » rencontrés en entreprise (Carraud et Robert, 2018, p. 54). De même, le souhait d’adopter l’organisation du travail dans l’enseignement, composée d’un temps de travail à la fois en présence et en dehors de la présence des élèves, tout en bénéficiant de sécurité et stabilité professionnelles, justifie certaines « reconversions improbables », par exemple le passage du domaine de la finance à celui de l’enseignement, malgré la perte éventuelle de salaire ou de prestige (Berger et D’Ascoli, 2011, p. 118).
9L’accès à l’enseignement professionnel pour les anciens salariés apparaît assez caractéristique de la recherche d’une amélioration des conditions de travail et, peut-être plus encore, d’une ascension professionnelle et sociale. En effet, en entretien, les anciens salariés de l’industrie interrogés par Tanguy (1991) n’invoquent pas en premier lieu la pénibilité de leurs conditions de travail ou les niveaux de salaire pour expliquer leur passage vers l’enseignement, mais plutôt une aspiration à une progression de carrière qui n’a pas pu se faire dans l’entreprise, la recherche de la sécurité de l’emploi ou encore des motivations plus personnelles (s’occuper de jeunes, ou bénéficier des vacances scolaires notamment). L’accès à l’enseignement peut dès lors être le résultat d’une mobilisation longue et intense. À titre d’illustration, parmi les profils d’actifs « reconvertis » étudiés par Négroni (2007), se trouve une professeure en lycée professionnel qui, après une expérience dans le secteur privé, se dit tout à la fois satisfaite de ne plus connaître la pression du travail en entreprise, de réaliser une ascension par rapport à son milieu professionnel antérieur composé majoritairement d’employés et de cadres moyens, et d’accomplir ce qui s’apparente à une revanche scolaire visant à rattraper un niveau d’études jamais atteint.
10Il reste que, pour des actifs, l’accès à un nouveau métier, ou à un nouveau statut, n’est pas nécessairement synonyme d’amélioration de la condition professionnelle, même lorsque la mobilité s’inscrit dans une démarche volontaire. Tout d’abord, l’accès au métier d’enseignant peut être source de désillusion lorsqu’il s’accompagne d’une distorsion entre les attentes et la réalité du poste, voire de la formation suivie. Suivant Denave, les changements professionnels des enquêtés sont fréquemment motivés par une recherche de stabilité « au sens où la bifurcation professionnelle permet de maintenir certaines manières d’être, de faire ou de penser fortement incorporées et mises à mal dans la situation précédente » (2015, p. 208). Cependant, la stabilité recherchée peut ne pas être au rendez-vous. Ainsi, parmi les enseignants démissionnaires figurent des personnes en reconversion professionnelle ne trouvant pas dans le métier ce qu’elles y avaient projeté (Danner, Farges, Fradkine et Garcia, sous presse). En outre, l’entrée dans le métier et les premières années en responsabilité peuvent être déroutantes pour des enseignants ayant déjà une certaine expérience du travail. Notamment, les reconversions professionnelles pourraient peut-être expliquer l’adhésion variable des enseignants à la formation qui leur est dispensée et le fait que certains s’y sentent « infantilisés et remis au rang d’écolier » (Gasparini, 2008, p. 109).
11Ces éléments interrogent quant aux caractéristiques des cheminements antérieurs à l’entrée dans l’enseignement, ainsi qu’aux perspectives de carrière et aux représentations du métier qui les accompagnent, alors que les enquêtes statistiques en permettant l’étude sont peu nombreuses.
- 2 Pour plus de détails sur les caractéristiques d’échantillonnage et la représentativité de l’enquêt (...)
12Afin d’apporter des éléments de connaissance sur ce sujet, nous mobilisons une enquête par questionnaire réalisée en 2008 auprès d’un échantillon représentatif d’enseignants du primaire (N = 855) et du secondaire (N = 894). L’échantillon a été constitué parmi les sociétaires de la MAIF et redressé de façon à correspondre aux caractéristiques sociodémographiques de la population cible ; il se compose d’enseignants fonctionnaires du secteur public2. Parmi les enseignants du primaire de notre enquête, l’accès à l’enseignement à la suite d’une expérience professionnelle est tout aussi fréquent en maternelle ou en élémentaire. Il paraît un peu plus fréquent pour ceux qui relèvent de l’enseignement spécialisé. Pour l’enseignement secondaire, l’enquête montre, de façon convergente avec ce que les statistiques ministérielles permettent d’établir quant aux origines des lauréats aux concours, que les professeurs agrégés sont moins concernés par l’exercice d’une profession antérieure (13 %, contre 26 % des certifiés) et que le sont davantage les enseignants qui travaillent dans un lycée professionnel (44 %, contre 15 % en lycée général).
- 3 À la suite de la question, il était précisé : « Si plusieurs professions, prenez en compte l’expér (...)
13C’est aux enquêtés ayant l’impression d’avoir connu un changement professionnel, une situation d’« avant-après », que s’intéresse l’analyse qui suit. En effet, dans l’enquête, la question permettant de cibler les enseignants précédemment actifs était formulée ainsi : « Avez-vous exercé une autre profession avant d’entrer dans l’enseignement ? »3 Il était également demandé le secteur d’emploi, la durée, la catégorie socioprofessionnelle et le domaine d’activité pour leur profession antérieure. Ainsi formulée, la question ci-dessus laisse libre cours à l’appréciation des répondants : elle ne permet pas de spécifier le type d’expérience professionnelle par rapport auquel les enquêtés ont répondu, entre, par exemple, des « petits boulots » exercés au moment de l’insertion professionnelle, des fonctions de surveillance dans des établissements scolaires voire des emplois enseignants comme non-titulaires, ou un emploi stable dans un autre domaine par rapport auquel l’enseignement représenterait une reconversion. De même, il est possible que les enquêtés ayant enseigné comme non-titulaires, ou dans le secteur privé, aient répondu différemment à cette question, certains considérant « l’entrée dans l’enseignement » comme leurs premiers moments en responsabilité devant élèves, d’autres comme l’accès à un statut stable d’enseignant grâce à la réussite d’un concours ou la titularisation. L’analyse qui suit, sans ignorer cette limite, donne à voir quelques régularités dans les parcours et les opinions des enseignants ayant répondu positivement à cette question. Ils représentent 25 % des enseignants du primaire (N = 210) et 23 % des enseignants du secondaire (N = 202) dans notre échantillon.
14L’examen des origines professionnelles des enseignants ayant auparavant exercé une activité révèle à la fois une fréquente distance sectorielle mais aussi une certaine proximité quant au domaine d’activité. Pour les deux tiers des enquêtés concernés, dans le primaire comme dans le secondaire, l’expérience professionnelle antérieure s’est déroulée dans le secteur privé, et pour un peu plus de 40 % d’entre eux celle-ci a duré plus de trois ans. Cela signifie qu’ils ont connu un contexte d’emploi et de travail différent de l’enseignement dans le secteur public, avec notamment une moindre protection statutaire. Dans le même temps, les domaines dans lesquels la profession antérieure a été exercée relèvent souvent, comme l’enseignement, des « métiers de la relation » (Demailly, 2016), dans lesquels les usagers sont aussi des ayants droit, et qui sont actuellement soumis à des changements organisationnels : dans le primaire, 13 % d’entre eux travaillaient dans les domaines de l’action sociale, de l’éducation ou de la surveillance, 8 % dans ceux des services récréatifs ou de l’animation. Par ailleurs, 10 % travaillaient déjà dans l’enseignement, 8 % dans le domaine de la santé ou de la recherche, et 4 % dans le domaine de la culture. Au total, dans le primaire, plus de 40 % des enseignants exerçaient auparavant un métier relationnel, ou de service public. Les proportions sont moindres dans le secondaire où 33 % des enseignants possédant une autre expérience professionnelle exerçaient auparavant dans ces domaines, soit un peu moins que dans l’industrie, le commerce ou la restauration (totalisant ensemble près de 40 % des emplois antérieurs, contre 24 % dans le primaire).
15De même, l’étude des motifs de leur orientation vers l’enseignement indique tout à la fois une plus grande prise de distance quant à leur parcours scolaire, mais aussi, pour nombre d’entre eux, un goût pour ce métier souvent ancien. Dans le primaire, alors que les enseignants ayant travaillé auparavant sont plus diplômés que ceux qui n’ont pas eu d’autre profession (37 % des premiers sont détenteurs d’un niveau d’études supérieur ou égal à bac + 4, contre 18 % des seconds), les premiers disent plus souvent que leurs études ont eu peu ou aucune importance dans leur décision de devenir enseignants : 34 %, contre 26 % des enseignants n’ayant pas eu d’expérience professionnelle antérieure. Dans le secondaire, où le goût pour une discipline étudiée puis enseignée importe davantage que dans le primaire (Périer, 2016), l’écart est plus grand : 29 %, contre 11 %. Toutefois, les enseignants en « seconde carrière » sont aussi nombreux à expliquer leur orientation vers l’enseignement par un sentiment d’ajustement, que peut traduire leur adhésion à l’idée d’une « vocation d’enseignant » : 33 % des enseignants du primaire et 29 % du secondaire déclarant une profession antérieure considèrent que la vocation d’enseignant a été « très importante » dans leur orientation, ce qui est toutefois moins que ceux qui n’en déclarent pas (45 %). De plus, s’ils ont exercé une autre profession avant d’entrer dans l’enseignement, près d’un sur cinq dit qu’il se dirigeait vers ce secteur d’emploi après le baccalauréat (18 %, contre 56 % de ceux qui n’ont pas eu d’expérience professionnelle antérieure dans le primaire ; 22 %, contre 52 % dans le secondaire). Si ces réponses comprennent probablement une part de reconstruction a posteriori des circonstances et motifs ayant mené à l’enseignement, elles peuvent aussi refléter les diverses manières d’entrer dans une carrière enseignante (via l’enseignement privé, ou les postes de non-titulaires), mais aussi les changements d’orientation intervenant durant le parcours d’études, ou encore les situations de « vocation contrée » dans lesquelles se trouvent une partie des actifs reconvertis (Négroni, 2007, p. 229).
- 4 Précisons que plusieurs enquêtés n’ont pas renseigné la catégorie socioprofessionnelle de leur prof (...)
16Les trajectoires professionnelles décrites par les enquêtés révèlent souvent des situations de mobilité professionnelle ascendante. Alors que les professeurs des écoles, des collèges et des lycées sont des cadres de la fonction publique (de catégorie A), une assez large part de ceux qui travaillaient auparavant occupaient alors des postes d’employés ou d’ouvriers : 47 % dans le primaire, 38 % dans le secondaire. Les proportions de cadres et de professions intermédiaires s’élèvent à 14 % et 23 % dans le primaire, 12 % et 23 % dans le secondaire4. En outre, dans l’enseignement secondaire, cette fréquente ascension professionnelle se double d’une ascension sociale du point de vue des diplômes parentaux : les diplômes détenus par les parents sont en effet moins élevés parmi les enseignants ayant exercé une autre profession (56 % d’entre eux ont au moins un de leurs parents diplômé de l’enseignement supérieur, contre 67 %). Notons également que, dans les deux niveaux d’enseignement, les enseignants ayant exercé une autre profession comptent une plus grande proportion d’hommes que les enseignants aux parcours plus linéaires, ce qui semble indiquer un changement par rapport aux années 1960 et 1970 (Berger, 1979 ; Chapoulie, 1987). Ainsi, la part des femmes s’élève à 84 % parmi les enseignants du primaire n’ayant pas exercé d’autre profession, contre 78 % parmi ceux qui ont une expérience professionnelle diversifiée. Dans le secondaire, les pourcentages sont respectivement de 63 % et 44 %.
17Par ailleurs, ces enquêtés semblent disposés à changer plusieurs fois de métier. En effet, à l’horizon de dix ans, les enseignants du primaire possédant une expérience professionnelle antérieure (et non concernés par la retraite) se voient plus souvent dans une autre activité que l’enseignement : 15 % d’entre eux pensent exercer une tout autre profession (hors enseignement et en dehors de l’Éducation nationale), contre 10 % des enseignants sans expérience professionnelle antérieure. En outre, leurs projets semblent plus précis : ceux qui indiquent un souhait de mobilité à venir répondent moins souvent qu’ils ne savent pas quoi faire d’autre (15 %, contre 31 %), mais plus souvent qu’ils souhaitent occuper un autre poste au sein de l’Éducation nationale (35 %, contre 28 %) ou en dehors (30 %, contre 19 %). Dans le secondaire, les enseignants disposant d’une expérience professionnelle antérieure sont également plus nombreux à indiquer qu’ils pensent exercer une autre profession (hors enseignement et en dehors de l’Éducation nationale) à l’horizon de dix ans (15 %, contre 8 %). Plus largement, 60 % d’entre eux aimeraient évoluer professionnellement dans les années à venir (contre 52 %), et lorsqu’ils expriment ce souhait, ils répondent moins souvent qu’ils ne savent pas quoi faire d’autre (18 %, contre 25 %) et se projettent davantage dans un autre degré d’enseignement (25 %, contre 20 %) ou dans un autre emploi (28 %, contre 22 %) par rapport aux enseignants qui n’ont pas d’expérience professionnelle antérieure. Leurs aspirations à la mobilité paraissent donc durables, et il est possible de supposer que le fait qu’ils l’aient déjà fait connue n’y est pas étranger : comme le remarque Denave (2015), il est courant que les enquêtés ayant bifurqué une première fois renouvellent l’expérience, notamment parce qu’ils se caractérisent par « un fort investissement au travail accompagné d’un certain détachement permettant de multiplier les expériences professionnelles » (p. 195).
- 5 Les questions étaient précisément formulées ainsi : « D’après votre expérience personnelle, pensez (...)
18Dans l’enquête, plusieurs questions d’opinion permettent d’approcher le sentiment de valorisation du métier. Ces questions demandent aux enquêtés de se positionner d’un point de vue personnel (« d’après votre expérience ») mais aussi d’un point de vue plus général sur les représentations sociales de leur métier (« dans la société, pensez-vous que… »). Il leur est ainsi demandé s’ils se sentent « les mieux placés pour parler d’éducation », ce qui peut s’apparenter à un sentiment d’expertise, s’ils ont « un métier source de valorisation intellectuelle », ou « un métier source de valorisation sociale », et également s’ils se sentent, sur ces trois aspects, perçus comme tels. Les modalités de réponse pouvaient aller de « Tout à fait d’accord » à « Pas du tout d’accord » pour chacune de ces six questions5. Dans un objectif de synthèse, nous avons créé une variable « score » sur la base de ces questions, mesurant sur une échelle en 18 points le sentiment de valorisation de leur métier tel qu’il est ressenti par les enquêtés. Plus le score est élevé, plus les enquêtés ont le sentiment que le métier est valorisé sur les trois aspects abordés (sentiment d’expertise, valorisation sociale, valorisation intellectuelle). Nous avons réalisé, pour chaque niveau d’enseignement, des analyses de variance (ANOVA) de façon à déterminer si les différentes catégories d’individus partagent ou non les mêmes scores moyens : les enseignants possédant une expérience professionnelle antérieure et les autres, mais aussi, parmi les premiers, les anciens salariés du public ou du privé, les anciens employés et ouvriers ou anciens cadres…
19Dans le primaire, les opinions des enseignants sur la valeur de leur métier varient de façon marquée selon que ceux-ci ont une expérience professionnelle antérieure ou non. Le score atteint par leurs réponses quant au sentiment de valorisation, 8,1, est significativement moins élevé, au seuil de 10 %, que celui des enseignants n’ayant pas exercé une autre profession (8,7). En outre, le sentiment de valorisation du métier pour les enseignants ayant connu une autre expérience professionnelle varie selon les caractéristiques de celle-ci. L’analyse de variance révèle que les enseignants du primaire ayant travaillé antérieurement dans le secteur privé ont un score de valorisation du métier significativement moins élevé que ceux dont l’expérience professionnelle antérieure s’est déroulée dans le secteur public : 7,5, contre 9,9. Cela suggère que la différence des conditions de travail, des relations hiérarchiques ou encore des modes de régulation professionnelle entre l’enseignement et certains emplois dans le secteur privé peut donner lieu à des contrastes et décalages. Le sentiment de valorisation est par ailleurs significativement plus faible pour les enseignants du primaire qui ont occupé auparavant un emploi de cadre ou de profession intermédiaire : leur score s’élève à 7,3, contre 8,7 pour ceux qui occupaient auparavant un emploi d’ouvrier ou d’employé. Le professorat des écoles est donc perçu comme un métier d’autant plus valorisé qu’il s’inscrit dans une trajectoire de mobilité professionnelle ascendante.
20Par contraste, dans le secondaire, des écarts s’observent aussi mais tendent à indiquer que le sentiment de valorisation du métier d’enseignant est légèrement plus élevé pour ceux qui ont exercé une profession auparavant : 8,8, contre 8,6 pour les autres. Il serait nécessaire, si l’enquête le permettait, de distinguer les scores selon les différents concours passés, dont il a été vu en introduction qu’ils n’attiraient pas de façon comparable les candidats en activité, ou encore selon les disciplines enseignées, dont l’importance dans le rapport au métier d’enseignant dans le secondaire est connue (Périer, 2016). Néanmoins, de façon générale, l’enquête permet de considérer que la durée de l’expérience professionnelle compte dans le secondaire, alors que l’analyse ne montre rien de tel pour le primaire : ceux qui ont eu un autre métier plus de trois ans avant d’être enseignant dans le secondaire obtiennent un score de valorisation significativement plus élevé que ceux dont l’expérience professionnelle a été plus courte, 9,2, contre 8,4. Cela semble indiquer que la considération sociale portée au métier d’enseignant dans le secondaire est d’autant plus élevée que l’accès à ce métier correspond à un changement marqué, que celui-ci corresponde à une mobilité professionnelle ascendante du point de vue du statut ou de l’activité de travail, comme cela peut notamment être le cas dans l’enseignement professionnel (Négroni, 2007 ; Tanguy, 1991), ou à une bifurcation vers un autre domaine d’activité répondant aux attentes en termes d’épanouissement professionnel (Denave, 2015).
21Si les enseignants précédemment actifs ne se résument pas à la figure du reconverti ayant entamé une « seconde carrière » dans un domaine différent et que des déplacements professionnels à plus petite échelle sont également fréquents (qu’ils relèvent d’une mobilité au sein du domaine de l’éducation, par exemple, ou d’une mobilité statutaire visant à se stabiliser dans l’enseignement public), la diversité des parcours professionnels antérieurs apparaît d’autant plus à prendre en considération que l’accès à l’enseignement après une expérience professionnelle n’est pas automatiquement associé à une plus grande valorisation du métier d’enseignant. Certes, le dispositif d’enquête mobilisé ici donne des éclairages qui mériteraient d’être actualisés et complétés. Notamment, il serait utile de distinguer davantage les reconversions professionnelles entre deux domaines d’activité différents des formes de stabilisation dans l’enseignement public. De même, les parcours accomplis pour accéder à l’enseignement secondaire pourraient être étudiés plus précisément, afin d’aller plus loin dans la distinction entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel. De plus, il est possible de se demander à la suite de quel type d’emploi dans le secteur privé le métier d’enseignant dans le primaire est perçu comme faiblement valorisé, et pour quels profils sociodémographiques. Il est probable que ce résultat ne soit pas sans rapport avec les inégalités de rémunération qui séparent les enseignants du primaire des diplômés de même niveau (OCDE, 2014), dans un contexte où les conditions de travail et d’emploi, notamment dans les premières années, peuvent ne plus apparaître suffisamment compensatrices de la faiblesse des traitements. En effet, les difficultés du travail dans le primaire, démontrées dans les enquêtes (Jégo et Guillo, 2016 ; Carraud et Robert, 2018) mais qui ne sont pas toujours connues des candidats à l’enseignement ou des enseignants débutants (Danner et al., 2019 ; Périer, 2016), pourraient mettre en question l’attractivité de ce métier une fois qu’il a été intégré. Plus généralement, à l’heure où des efforts sont faits pour attirer des actifs dans l’enseignement, une attention plus grande mériterait d’être portée aux parcours que ceux-ci ont accomplis et aux compétences qu’ils en ont retirées, de façon à mieux connaître les conditions d’une insertion professionnelle réussie pour ces enseignants dont l’expérience professionnelle est diversifiée, et limiter les trop grands décalages entre leurs attentes et la situation rencontrée.
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