2Malgré cette vision pessimiste de l’enseignement en France, des personnes, issues d’un premier métier, font le choix de devenir enseignants. Si ce type de bifurcation semblait marginal, il y a quelques décennies, force est de constater que ce cheminement professionnel s’accroît (14,9 % des lauréats en 2015, contre 8,4 % en 2005 – Périer, 2016, p. 49). De plus, il semblerait que ces nouveaux enseignants soient une des réponses à l’insuffisance d’enseignants dans les établissements scolaires.

3Après avoir étudié le paradoxe d’une désaffection du métier de l’enseignement et de la venue de plus en plus nombreuse de professionnels dans les métiers de l’enseignement, nous détaillerons, à l’aide d’une collecte de données, la manière dont ces personnes s’approprient ce changement, notamment dans le cadre de leur habitus.

1. Paradoxe autour du recrutement d’enseignants au xxi^e siècle

4Plusieurs éléments concourent à rendre le métier d’enseignant de moins en moins attractif pour des étudiants en quête d’une activité professionnelle. Même si ces éléments inhibent des vocations chez ces jeunes personnes, d’autres parviennent à les surmonter et décèlent du potentiel dans ce métier.

1.1. Haut niveau d’études, faible rémunération, absence de reconnaissance : des éléments dissuasifs pour devenir enseignant

7Autre élément qui détourne de l’enseignement : l’inconstance dans le nombre de postes offerts à concours. Chaque année, l’Éducation nationale modifie ce nombre, obligeant les candidats potentiels à redéfinir leur stratégie. Cette instabilité se répercute donc sur les projets professionnels des étudiants désireux d’intégrer ce métier comme des personnes souhaitant se reconvertir. L’incertitude liée à l’ouverture des concours dans certaines disciplines conduit de potentiels candidats à ne pas risquer leur projet professionnel sur un élément aussi fluctuant. Pour cette raison et pour celles évoquées précédemment, certaines disciplines présentent des difficultés chroniques à recruter.

8Ces éléments développés dans les rapports et travaux de recherche sont corroborés par les retours qu’ont fait les étudiants en troisième année de licence, interrogés sur le manque d’attractivité du professorat (Périer, 2016). Le niveau de salaire jugé insuffisant arrive en premier, suivi du manque de reconnaissance puis par les chances aléatoires de réussite au concours. À ce dernier point s’ajoute le fait d’obtenir une première affectation sans réel choix du lieu.

9Les facteurs conduisant à cette désaffection du métier d’enseignant paraissent donc nombreux et largement partagés. À l’opposé, d’autres conduisent des personnes à surmonter ces écueils et à s’engager vers le professorat.

1.2. Transmettre des connaissances disciplinaires, travailler avec des jeunes, bénéficier du statut de fonctionnaire : des facteurs incitatifs pour devenir enseignant

10De nombreux travaux ont été conduits pour permettre d’identifier les éléments incitant à devenir enseignant. Pour Guibert, Lazuech et Rimbert (2008, p. 51), l’accès au métier d’enseignant ne serait pas la résultante d’un unique motif, mais « une combinaison singulière entre l’amour de la discipline, l’envie de travailler avec les jeunes, le désir d’enseigner, les avantages du métier ». Des études conduites à onze ans d’intervalle ont donné des résultats similaires (Postic, Le Calvé, Joly et Beninel, 1990). Cela dénoterait une certaine stabilité. D’ailleurs, les réponses obtenues par Périer (2016) corroborent les travaux précédemment cités. L’intérêt d’être enseignant se confond avec le goût voire la passion pour la discipline universitaire suivie. Cette motivation rejoint un enjeu de transmission pour donner sens à ce métier. Enfin, la possibilité de disposer de temps libre et la sécurité de l’emploi jouent un rôle non négligeable dans le choix du professorat. Cet aspect matérialiste, autrefois plus caché, est ouvertement revendiqué par les nouvelles générations. Il existerait une rationalité accrue de la part des jeunes enseignants dans le choix de leur carrière, d’après Poulogiannopoulou (2012). Se montrant plus utilitaristes, ils se détermineraient selon des perspectives de rémunération, de carrière, de statut social et de temps libre. D’ailleurs, cette chercheuse rappelle que certaines personnes élisent ce métier parce qu’aucun autre débouché professionnel n’existerait, à leurs yeux, pour éviter le chômage.

11Cette peur du chômage ou une recherche de stabilité professionnelle dans un contexte de crise économique chronique conduisent quelques étudiants, mais aussi des professionnels d’autres secteurs à envisager le métier d’enseignant comme un des possibles qui s’offrent à eux. La sécurité de l’emploi associée au statut de fonctionnaire représente une valeur refuge. Dans un contexte économique morose, ce métier est « à nouveau conçu comme un “état”, un patrimoine » (Rayou, 2008, p. 82). Ainsi, exempt des vicissitudes des entreprises telles que les risques de cessation de paiement ou de suppression de postes, il aurait encore une valeur sur le marché du travail (Piotet, 2002).

12Dans ce contexte paradoxal, où presque autant d’éléments plaident en faveur comme en défaveur du choix de l’enseignement, des personnes disposant déjà d’un métier et d’une expérience professionnelle choisissent d’en changer. Elles s’inscrivent pour se présenter aux concours de l’Éducation nationale.

2. Entre hystérésis de l’habitus et rejet de l’ancien métier : bifurcations de professionnels devenus enseignants

13Le choix de devenir enseignant se résume donc à un compromis : entre un métier en perte de reconnaissance, dont les perspectives professionnelles semblent être réduites, et un métier pour lequel la transmission de connaissances, notamment disciplinaires, et le contact avec les jeunes l’emportent sur les contraintes évoquées. Mais pour des personnes déjà en activité professionnelle, expertes dans leur domaine, opérer une bifurcation professionnelle est déjà un challenge. Celui de choisir ce métier s’apparente à un défi oscillant entre des phénomènes d’hystérésis de l’habitus et de rejet de ce passé professionnel.

2.1. La bifurcation professionnelle vers l’enseignement

14Hélardot (2006) voit dans les changements professionnels une modification semblable à un point de basculement donnant lieu à une distinction entre un « avant » et un « après ». Dans une acception proche de son étymologie, le terme « bifurcation » utilisé ici signifie « fourche », c’est-à-dire l’endroit où une voie, en l’occurrence, la vie professionnelle se divise en deux branches. Par extension, la bifurcation consisterait en une redéfinition des orientations possibles à un moment donné d’un parcours professionnel. Plusieurs éléments en interaction conduisent à cette bifurcation (Bidart, 2006). Premièrement, des éléments considérés comme « objectifs » interviennent dans la prise de décision : un contexte macro-social français (chômage élevé, augmentation du nombre d’années pour faire valoir ses droits à la retraite), un contexte méso-local (l’entourage familial ou amical agissant sur la prise de décision). Deuxièmement s’ajoutent des éléments individuels tels que le degré d’appétence pour le métier actuel, une aversion plus ou moins forte pour la prise de risque et le changement, le désir de préserver la vie de famille. Enfin, à ces éléments objectifs s’en joignent d’autres, subjectifs, relevant de la sphère personnelle de l’individu, tels qu’un rejet d’un système économique jugé contraire à l’éthique. Des évènements déclencheurs, comme un licenciement, le décès d’un proche, la naissance d’un enfant, conduisent la personne à choisir d’explorer un ou plusieurs possibles face à sa nouvelle situation. Mais la prise de décision s’effectue rarement de manière isolée. « Il est difficile de comprendre le parcours d’un acteur sans l’inscrire dans les réseaux d’interdépendance dans lesquels il prend place » (Denave, 2017, p. 116).

15À ces motivations endogènes, d’autres, plus exogènes, s’ajoutent. Les conditions d’entrée dans le métier d’enseignant contribuent à faciliter la venue de professionnels. Même si, en France, un concours sélectif en limite l’accès, des conditions particulières sont prévues pour permettre à des professionnels de candidater. Ainsi, avoir occupé un poste de cadre pendant au moins cinq ans permet de passer le CAPET (certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement technologique) ou une activité de cinq ans ou plus, sans condition de statut, octroie le droit de candidater au CAPLP (certificat d’aptitude au professorat de lycée professionnel). Le besoin d’un titre universitaire de niveau master n’est donc plus requis. De même, le fait d’être père ou mère d’au moins trois enfants dispense d’un titre ou diplôme de niveau master. Enfin, de plus en plus de professionnels ont recours à la VAP (validation des acquis professionnels) pour intégrer des formations universitaires et reprendre leurs études ; autant de possibilités pour devenir enseignant, d’autant plus que la limite d’âge pour candidater a été supprimée.

16Si des études sur les bifurcations se sont intéressées à ce phénomène sans distinction des nouvelles cibles professionnelles (Bidart, 2006 ; Denave, 2017 ; Négroni, 2013…), la nôtre part d’une cohorte d’enseignants seconde carrière et effectue le chemin inverse pour comprendre la nature de la bifurcation opérée, qui se déroule selon une temporalité relativement longue (douze mois entre l’inscription au concours de recrutement, première démarche significative, et l’entrée dans le métier). Dans ce cadre, leur ancien métier a été exploré pour appréhender l’impact d’un vécu professionnel sur le nouveau métier.

17Pour conduire nos travaux, nous précisons la notion d’hystérésis de l’habitus retenue. Un questionnement sur l’appropriation d’un nouveau métier, dans l’ombre de l’ancien, sera mené dans la perspective de la reconversion dans l’enseignement.

2.2. Hystérésis de l’habitus ou rejet de l’ancien métier : diversité des entrées dans un nouveau métier

18Initiée par Aristote, réinvestie au cours des siècles par des philosophes, des sociologues et des anthropologues, la notion d’habitus s’avère centrale dans l’œuvre de Bourdieu. Parmi les multiples définitions qu’il en donne, nous retenons celle-ci :

• 6 En italique dans le texte d’origine.

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus6, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre. (Bourdieu, 1980, p. 88)

19Ainsi, chaque individu véhicule des schèmes de perception, d’appréciation et d’action qu’il a intériorisés et incorporés durant son enfance (socialisation primaire) puis à l’âge adulte (socialisation secondaire) de manière plus ou moins consciente. L’environnement de l’individu s’inscrit donc en lui et a tendance à demeurer durant ses socialisations professionnelles successives. Au moyen de l’habitus, l’individu parvient, dans une situation donnée, à produire le comportement attendu sans pour autant conscientiser ce qu’il réalise. Cette disposition lui permet de « savoir comment se comporter […] sans avoir à y réfléchir » (Jourdain et Naulin, 2011, p. 36). Cet habitus parfois peu ou pas conscientisé peut aussi s’avérer transparent pour l’individu comme pour l’observateur, que ce soit dans les gestes, postures ou actes (Cuche, 2010).

20Cependant, lorsque cet environnement professionnel change, les comportements issus du précédent milieu peuvent perdurer sans s’adapter immédiatement au nouveau. L’effet d’hystérésis apparaît alors. La rémanence des actions issues d’une socialisation antérieure vient imprégner le nouveau contexte (Bourdieu, 1980). Si cet « effet retard » peut s’avérer négatif par son côté statique, parfois certaines formes d’habitus se révèlent transposables dans le nouvel environnement.

21À l’inverse de ce phénomène se trouvent des bifurcateurs qui rejettent ce passé professionnel. Ainsi, ces personnes éludent même sa simple évocation et semblent ne montrer aucun signe de rémanence de ce vécu professionnel. Cette adaptation qui paraît prompte à leur nouvel environnement pourrait provenir d’une transformation rapide de leur habitus. Cette acclimatation trouverait ses origines dans un mal-être dans l’ancien emploi. Ainsi, un mécanisme de défense et de protection se mettrait en place, permettant une reconstruction professionnelle plus rapide. De leur passé professionnel, chargé de souvenirs, seuls ceux dont la pertinence personnelle permettrait un maintien à long terme seraient intégrés en mémoire autobiographique, pouvant être ainsi narrés à leur interlocuteur (Picard, Eustache et Piolino, 2009).

22Cette bivalence situationnelle présente différentes nuances, propres à chaque individu, à chaque histoire de vie. Elle se retrouve aussi parmi les nouveaux enseignants issus de l’entreprise. Experts dans leur ancien domaine professionnel, ils deviennent des débutants dans l’enseignement. À travers ce travail, nous cherchons à appréhender l’entrée dans le métier d’enseignant de personnes ayant exercé précédemment un ou plusieurs métiers sans lien direct avec l’éducation. Comment leur passé professionnel transparaît-il dans ce nouveau métier ?

23Nous faisons l’hypothèse qu’ils utilisent ces différents vécus professionnels pour appréhender plus rapidement leur nouvel environnement, pouvant ainsi faire des parallèles entre les organisations précédemment connues et l’Éducation nationale. Les travaux de Jellab (2001) et de Tanguy (1991), certes plus centrés sur les enseignants en lycée professionnel, nous confortent dans cette réflexion. Ainsi, le phénomène d’hystérésis, qui accompagnerait ces débutants dans leur prise de fonction, deviendrait un élément facilitateur.

24Pour synthétiser ces interrogations et tenter d’y répondre, une étude sur des professionnels issus de secteurs d’activité autres que l’enseignement et ayant choisi de se réorienter s’impose. Elle vise à connaître leurs parcours professionnels antérieurs, les habitus qu’ils ont construits. Elle permet également d’observer les premiers pas dans ce nouveau métier et la manière dont ils se l’approprient.

3. Le suivi longitudinal d’une cohorte d’enseignants stagiaires seconde carrière

25Pour mieux appréhender les parcours de ces bifurcateurs et leurs répercussions dans dans le nouvel environnement professionnel, une étude a été conduite durant l’année scolaire 2011-2012 auprès de dix-huit enseignants stagiaires du second degré, tous en reconversion. Durant cette année, ils ont été accompagnés dans les différentes étapes de leur nouveau métier, de leur prise de fonction à leur titularisation.

26Différentes méthodes qualitatives ont été utilisées pour collecter les données. Dans un premier temps, à partir d’un fichier transmis par les employeurs, le rectorat et l’École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole (ENSFEA), une sélection par l’âge a permis de repérer les personnes disposant d’un vécu professionnel antérieur. Un second tri a consisté à éliminer ceux qui étaient lauréats d’un concours interne ou réservé (donc, ayant une antériorité dans l’Éducation nationale).

27Un entretien a été conduit lors de la première rencontre avec ces enseignants stagiaires pour revenir sur leur parcours scolaire et professionnel et, notamment, sur les éléments ayant contribué à leur changement professionnel. Dans cette phase de narration, l’interviewé réordonne inconsciemment, dans sa mémoire, les faits, rehaussant certains épisodes, en écartant d’autres, favorisant une forme de mise en intrigue (Ricœur, 1983) de l’intelligibilité de la trajectoire professionnelle. Elle a permis également de les interroger sur les choix, leurs attentes en début d’année scolaire, leurs projets… et leurs doutes. Enfin, elle a mis au jour ce qu’étaient leurs anciens métiers, quels habitus ils avaient pu créer, afin de mieux les percevoir dans leur nouvel environnement.

28Au terme de l’entretien, des carnets de bord leur ont été remis pour recueillir leur ressenti durant l’année, grâce à une échelle permettant d’auto-évaluer les sentiments de satisfaction ou d’insatisfaction (du type échelle de Likert). Ces carnets de bord, compagnons pour une année, leur ont permis de livrer aussi le questionnement qu’ils ont pu avoir sur ce nouveau métier. Sur la base du volontariat, des rendez-vous ont été pris pour filmer les débutants en situation professionnelle, puis procéder avec eux à un entretien d’auto-confrontation à partir des images vidéo-scopiques recueillies. En fin d’année scolaire, un ultime entretien a permis de faire le bilan de l’année écoulée et de revenir sur la manière dont celle-ci s’était déroulée. Le retour sur leur ancienne activité, à l’aune de la nouvelle, a également été discuté. Cet entretien a également permis de récupérer les carnets, en vue de procéder à leur analyse. L’ensemble des entretiens et des captures d’images a été retranscrit pour une exploitation plus facile.

Tableau 1 : informations sur les enseignants débutants seconde carrière de l’étude

Pseudonyme	Âge	Anciens métiers	Nombre d’années d’expérience	Type d’établissement	Discipline
Camille	27	Auto-entrepreneuse	1	LP public	Arts appliqués
Claire	37	Employée banque et magasin	18 mois et 6 mois	LP privé	Économie-gestion
Gabrielle	45	Contrôleur de gestion	10	Collège public	Documentaliste
Ivan	37	Livreur-conditionneur	8	LGT public	Espagnol
Marc	27	Ingénieur matériaux	1	Collège public	Mathématiques
Marie	34	Employée associations	6	LP agricole	Enseignement socio-culturel
Nadia	35	Ingénieure agronome	6	LGT agricole	Sciences et technologies des aliments
Nelly	36	Juriste	10	LP agricole	Enseignement socio-culturel
Pascal	43	Mécanicien	15	LP public	Génie mécanique
Paul	32	Magasinier et commercial	2 ans et 3 ans	LP public	Économie-gestion
Pauline	29	ASH et guide	6 mois et 18 mois	LGT public	Histoire-géographie
Pierre	33	Commercial	10	LP privé	Économie-gestion
Séverine	39	Employée hôtellerie et caissière	2 ans et 1 an	LP public	Lettres-Anglais
Thibault	27	Manutentionnaire	1	LP public	Biotechnologie
Violette	40	Infirmière	15	LP public	Sciences et techniques médico-sociales
Virginie	34	Ingénieure prod. végétale	4	LP public	Biotechnologie
Yasmine	56	Secrétaire	17	LP public	Lettres-Anglais
Yves	26	Employé banque assurance	2	LGT public	Économie-gestion

29Les retranscriptions des données ont pu être traitées grâce à la méthode de l’analyse de contenu de Bardin (2005). La catégorisation des propos a consisté à regrouper leurs dire et faire et à détecter des similitudes et des dissemblances. Elle a mis en évidence les deux grandes tendances : soit une situation d’hystérésis de l’habitus, soit un phénomène de rupture voire de rejet de l’ancien métier.

4. Enseignants seconde carrière : entre continuité et rupture

30Des bilans réalisés avec les professeurs stagiaires seconde carrière sur leur première année ressortent des mots parfois forts, des incompréhensions sur le fonctionnement du système éducatif français, sur leur année de stage et sur leur affectation en tant qu’enseignants titulaires. Pour obtenir un emploi stable de fonctionnaire, ils ont évoqué des sacrifices, tant sur le plan financier que social et familial. Leur famille est perturbée par leur lieu d’affectation. Yves et Paul ont précisé avoir condensé leur travail de préparation de cours sur la semaine, se préservant la fin de semaine pour effectuer leur trajet et consacrer du temps à leur vie personnelle. Pour cela, ils ont été contraints de consacrer leurs nuits à construire des cours, à corriger les évaluations, à préparer les réunions. Camille est revenue sur le calendrier de ses débuts :

J’ai reçu, le 26 août, un courrier m’annonçant [mon affectation] et m’invitant à trois jours de formation qui débutaient le 29 août à 14 heures. Le même courrier précisait que je devais me rendre, pour la prérentrée, dans mon établissement dès le 2 septembre au matin. Joli défi pour trouver un logement, préparer et organiser mon déménagement !

31Leurs attentes à l’égard du système éducatif et de leur employeur ont reflété les compromis et les concessions opérés. La comparaison entre les attentes évoquées en début et en fin d’année scolaire, temporalité de notre travail de recherche, aboutit à un désappointement manifeste, pour certains d’entre eux. Il semble d’autant plus important que les attentes initiales ont été élevées. Toutefois, cette déception paraît amoindrie par le suivi d’une formation à ce futur métier. La préparation dans le cadre d’un master Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) leur permettrait une acculturation au nouvel environnement à la fois par le suivi de cours de didactique et de pédagogie, et par les stages d’observation en établissement public local d’enseignement (EPLE). Malgré cela, le changement professionnel est considérable pour la majorité des nouveaux enseignants seconde carrière (Négroni, 2013).

32Dans ce choix du métier d’enseignant, nos travaux nous ont permis de déterminer deux principaux phénomènes qui tendraient à s’opposer. Chez ces débutants, le cas de Violette nous a semblé typique pour illustrer un phénomène d’hystérésis de l’habitus important. Violette n’a suivi aucune formation en amont du concours et s’est trouvée plus fragilisée dans ce nouvel environnement professionnel. Elle a éprouvé de réelles difficultés à intégrer son nouveau métier. « Dans le milieu infirmier, vous avez trois ans pour vous y faire. Vous faites des stages. […] J’avais pas de formation particulière si vous voulez. Il y avait des codes, je les avais pas tous », a-t-elle précisé lors du bilan. Des signes de son ancien métier, qu’elle dit « ne pas vouloir laisser comme cela après plus de quinze ans », se sont manifestés régulièrement lors des prises de vue : main sur l’épaule des élèves pendant plus de trente secondes, demandes régulières de l’état de santé de ses élèves, empathie élevée à leur égard. Confrontée aux images, elle l’a précisé : « Parce qu’il me reste encore beaucoup de restes de mon ancien métier. Je veux dire, nous, quand on rentre dans des chambres, on sait qui va bien, qui va pas bien. » L’utilisation du « nous » et du présent montre son attachement à l’ancien métier. D’ailleurs, cela s’est également retrouvé dans ses écrits.

Tableau 2 : extrait du carnet de bord de Violette

Semaines	Commentaires
2e semaine novembre	Sentiments d’être dépassée par la situation.
2e semaine janvier	J’ai enfin ressenti que j’avais ma place en tant qu’enseignante.
1re semaine mars	Je me sens un peu plus à l’aise dans « ma profession ».
2e semaine mai	Même si je dois effectuer mes visites de stage, je dois dire que je me sens bien mieux dans « ma profession ».

33Les notes attribuées au fil des semaines ont corroboré cette impression. Violette a mal vécu son année, partagée entre les difficultés sur le terrain et la rémanence de son ancien métier. Le graphique issu de la notation se présente de la manière suivante : l’axe des abscisses représente l’échelle du temps (semaines d’enseignement) et l’axe des ordonnées, leur ressenti (– 3 très mal, + 3 très bien). Sur l’année, le graphique de Violette a présenté d’importantes ruptures, bien plus extrêmes que celles des autres débutants, avec un sentiment de satisfaction maximal de 1. Le graphique ci-après reprend à la fois les notes attribuées par Violette et la moyenne de celles attribuées par l’ensemble des débutants durant l’année. L’écart entre les deux courbes tend à corroborer les difficultés qu’a éprouvées Violette lors de son année en tant que stagiaire.

34À la fin de nos travaux, Violette a souligné l’effet qu’ils ont eu sur sa professionnalisation : « C’est très instructif. Instructive, parce qu’on voit des choses. Qu’on a pas, que j’ai pas conscience. » Grâce aux images, Violette s’est distanciée de son activité, l’analysant et constatant réellement l’attitude de ses élèves, la tolérance qu’elle leur a montrée durant les cours. Enchâssés par des préoccupations reléguées au rang de simples routines par les enseignants expérimentés (Saujat, 2002), les débutants perçoivent difficilement leur propre activité. S’ensuivent des difficultés à trancher, des oscillations dans la reconnaissance de l’abîme entre la classe fantasmée et la classe réalisée, des tensions entre l’activité à faire, celle qui est faite et celle qu’ils voudraient faire.

35Gabrielle a évoqué, également, des rémanences de son ancien métier. Habituée à diriger des réunions, à faire des présentations pour des cadres, elle employait un vocabulaire qu’elle a jugé comme étant trop riche et trop professionnel pour ses élèves de collège. Elle a précisé devoir faire des efforts pour utiliser un champ lexical compréhensible. Ainsi, il s’est agi pour elle de s’affranchir (déprofessionnalisation) des conduites typiques de son premier métier pour en acquérir de nouvelles (reprofessionnalisation).

36Contrairement à Gabrielle, Pascal a précisé éprouver une réelle fierté de pouvoir réinvestir ce passé professionnel pour apporter son expertise à la professionnalisation de ses élèves en mécanique. Il pense que ces derniers, en le comparant à ses autres collègues, « doivent aussi remarquer la différence ». Thibault a évoqué également l’apport de son expérience professionnelle dans la prise de ses nouvelles fonctions. Avoir côtoyé par le passé des organisations et les structures ad hoc lui a permis d’adapter son comportement : « Je sais sur quel ton m’adresser, avec quel registre. [Sinon] je me serais permis des choses qui m’auraient porté préjudice. »

37La plupart des enseignants seconde carrière, notamment dans les disciplines professionnelles ou technologiques, ont mobilisé des éléments culturels et praxéologiques de leur premier métier. Dans de nombreuses circonstances, elles deviennent des ressources, informatives et formatrices, pour leurs élèves. Ainsi, ils transforment cette hystérésis en atout. Cependant, aucune montée en généralisation n’est envisageable tant en raison du faible effectif de la cohorte que des résultats obtenus. En effet, parmi ces débutants, certains ont éprouvé des difficultés dans leur classe quel que soit leur passé professionnel, en lien ou non avec la discipline enseignée (Marc, Yasmine et Violette). D’autres (Ivan, Pascal, Pauline et Virginie), en discipline générale comme en discipline professionnelle, sont parvenus à investir leurs nouvelles fonctions sereinement. Enfin, même si les matières technologiques ou professionnelles permettent, en raison de la similitude avec le métier pratiqué précédemment, d’offrir un appui, elles ne peuvent, à elles seules, expliquer ces différences de prise de fonction. D’autres paramètres comme la motivation réelle pour le changement de métier, les classes attribuées, l’implication des tuteurs de terrain, la formation au métier… influeraient sur l’entrée dans le métier d’enseignant.

38Ce phénomène d’hystérésis de l’habitus professionnel présenté par Bourdieu (2000) tend à montrer que les dispositions acquises par la socialisation d'un individu dans un espace social défini perdurent dans le temps, venant infiltrer plus ou moins consciemment leur second métier. La façon de percevoir ce métier, avec la résurgence de réflexes en classe, contribue peut-être à faciliter la professionnalisation dans le nouvel environnement, puisque le référentiel culturel et praxéologique continue à être pertinent dans l’appréhension de certaines situations dans le domaine de l’enseignement. Fiers de ce passé professionnel, ils ne renient pas leur ancien métier (Perez-Roux, 2011). Parfois l’ancien référentiel métier entre en conflit avec le nouveau, générant une incompréhension chez les débutants seconde carrière voire des doutes sur la pertinence de la bifurcation. En même temps qu’ils doutent de leur choix, certains conservent des relations avec leur ancien environnement professionnel. Tel est le cas des enseignants des domaines techniques et professionnels, qui profitent des périodes de formation en entreprise de leurs élèves pour maintenir voire accroître leur réseau. Ainsi, ils gardent un contact important avec les professionnels de terrain, avec lesquels ils présentent encore de nombreuses proximités. Dans leur ancien milieu professionnel, ils arborent une certaine satisfaction à revêtir une double casquette, celle d’enseignant et celle de professionnel (Dozolme et Ria, 2015).

39Le second phénomène observé s’apparente à une rupture, amenant les personnes concernées à rejeter leur passé professionnel. Dès le premier entretien, ce phénomène s’est manifesté par une tendance à peu évoquer, voire minorer ce passé professionnel durant la phase de récit de vie. Ces débutants ont éludé les questions ad hoc, obligeant le chercheur à réitérer ses demandes. Lors de notre première rencontre, Ivan a raconté comment il a laissé une confusion s’installer lorsqu’il a évoqué avec son proviseur son passé professionnel : « J’ai travaillé dans le privé », dit-il en sous-entendant dans le secteur des entreprises, alors que le chef d’établissement comprend dans un établissement d’enseignement privé. Ivan n’a pas essayé de rétablir la vérité (Dozolme et Ria, 2015). Avec Marc, l’évocation de son passé professionnel, et la question de savoir s’il en a parlé avec ses collègues, a immédiatement suscité de l’hésitation, puis une absence de souvenirs, avant qu’il n’argumente : « Y a aucun rapport entre… enfin c’est quand même pas pareil. » Le rejet de l’ancien métier n’implique pas pour autant la réussite dans le nouveau. En effet, Marc n’a pas été titularisé au terme de son année, éprouvant des difficultés à gérer ses classes.

40La nature de l’ancien métier, moins gratifiante pour certains d’entre eux, influencerait également l’appropriation du nouveau (Perez-Roux, 2011). Une corrélation entre la longévité dans un premier métier et la présence d’hystérésis serait possible. Le calcul de moyennes d’années d’expériences professionnelles hors enseignement entre ceux qui ont présenté un phénomène d’hystérésis et ceux qui ont tendance à rejeter leur ancien métier a été réalisé. Il a donné respectivement 8,3 ans d’activité avant l’enseignement, contre 3 ans (la moyenne de la cohorte étant à 6,5 années). Il semblerait donc que le nombre d’années pendant lequel la personne a exercé un ou des métiers contribue à maintenir l’habitus précédemment ancré. Enfin, l’acculturation semble également plus prégnante pour ceux qui ont manifesté un intérêt pour l’enseignement depuis des années, voire depuis leur jeunesse.

41Finalement, ce second métier devient alors une chance, un rebond avec un engouement pour découvrir un univers professionnel fondé sur des valeurs humaines et différentes de celles du secteur privé. Ainsi, ils renforcent un sentiment de réalisation de soi tout en ayant une plus grande reconnaissance sociale (Perez-Roux, 2011). En même temps, ce rejet de leur passé professionnel les conduit à des stratégies d’évitement, les amenant même, pour certains, à le renier en public (Dozolme et Ria, 2015).

Conclusion

42L’approche sociologique a montré que le phénomène de bifurcation procède d’une conjonction de plusieurs éléments provenant tout à la fois des sphères professionnelle et familiale. À l’intersection de ces différentes trajectoires, un enchaînement de situations va conduire l’individu à opter pour un changement professionnel nécessitant la construction de nouvelles compétences. Notre recueil de données a tenté de mettre au jour les attentes et la manière d’appréhender ce nouveau métier, pour ces débutants, en réinvestissant leur vécu antérieur. D’autres travaux avaient abouti à des conclusions similaires, principalement pour les enseignants dans les domaines professionnels et techniques (Jellab, 2001 ; Tanguy, 1991). Entre l’adhésion à la culture enseignante et des éléments de blocage, l’appropriation de leur nouvelle professionnalisation fluctue selon les évènements de l’année : nomination, visite du corps d’inspection, titularisation, affectation… Des traits peuvent être identifiés comme étant vecteurs d’une appropriation de ce nouveau métier.

43Pour faciliter l’entrée dans le métier d’enseignant, une distinction devrait être opérée en début de formation, selon l’origine universitaire ou professionnelle des lauréats aux concours (issus ou non d’un master MEEF). Ainsi, l’année de stagiairisation pourrait réellement correspondre à leurs besoins, facilitant leur acculturation. Enfin, accompagner ces débutants en les filmant in situ puis en les invitant à commenter leur activité contribuerait à identifier les rémanences pour leur permettre de les dépasser.

44Ces différents points exemplifient la question plus générale de l’insertion des enseignants débutants et de leur préparation à une profession de plus en plus difficile, et plus largement, celle des effets de ce renouvellement sur la qualité du futur système éducatif (Rayou et van Zanten, 2004). Quelle place peuvent occuper ces enseignants seconde carrière dans l’évolution des pratiques professionnelles en classe ?