1Les changements dans le travail observés depuis quelques décennies et leurs conséquences sur le déroulement des carrières professionnelles s’imposent à l’attention politique, médiatique et sociétale (Castel, 1995, 2003, 2009). Parmi ces changements, la reconversion professionnelle en tant qu’elle peut conduire à une période d’inactivité ou d’activité non rémunérée est rarement perçue comme une phase active dans un parcours biographique, une phase de transition qui interroge la place et le sens donnés au travail aujourd’hui. Si la reconversion professionnelle peut – dans certains cas – se penser à partir d’une relation « centre-marge », la question se pose de savoir pourquoi on en vient à changer de v(o)ie en se lançant dans une telle entreprise. Le changement qui s’observe dans le cadre d’une reconversion professionnelle s’accompagne en effet d’une décentration non seulement professionnelle mais aussi personnelle. Dans cette perspective, nous développerons l’hypothèse selon laquelle les personnes en reconversion se trouvaient à la marge dans leur ancienne profession dans la mesure où elles y vivaient une situation d’inconfort voire une situation de détresse, d’affliction qui les mettait en situation de souffrance au travail (Hirigoyen, 2002). La marginalité et la situation d’insécurité sont ici pensées à la fois comme un état symbolique (désaccord éthique dans l’exercice de sa profession) et une situation réelle (vécu professionnel) aboutissant à une prise de décision impliquant vie professionnelle et vie personnelle.

3Les deux premières parties de l’article seront consacrées aux principales transformations qu’a connues le monde du travail en France depuis les années 1970, ces transformations se répercutant sur les modalités d’entrée dans la profession d’enseignant. Ces données contextuelles étant présentées, nous pénétrerons ensuite, dans les trois parties suivantes, au cœur de l’enquête en examinant successivement ce qui se joue dans le passage de la conversion à la reconversion, les déclencheurs qui interviennent dans ce passage, et les recompositions entre univers personnel et univers professionnel que favorise le choix du métier de professeur.e des écoles.

1. L’évolution du monde du travail et le parcours des reconverti.e.s

5Les classes moyennes bénéficient ainsi de la démocratisation scolaire, de la protection que leur apporte la croissance des Trente Glorieuses. La plupart des auteurs s’accordent ainsi sur l’idée de la centralité de cette couche sociale devenue, depuis les années 1970, un moteur des changements sociaux (Chauvel, 2006 ; Goux et Maurin, 2012). C’est dans cet esprit de métamorphose sociale qu’il convient de situer le parcours de nos enquêté.e.s. Certain.e.s d’entre elles ou eux, diplômé.e.s d’écoles supérieures de commerce ou d’écoles d’ingénieur accèdent à une première activité professionnelle socialement valorisée ; d’autres passé.e.s par l’université (bac + 3 à bac + 5) occupent des postes à responsabilités ; une petite fraction a eu un premier métier relevant davantage du registre de l’exécution (laborantine, ouvrière). Quel que soit l’emploi, les enquêté.e.s ont eu affaire à un monde professionnel organisé autour de la logique de la concurrence, de l’efficacité, de la performance, si bien qu’il ressort globalement de leurs témoignages un constat désenchanté de leur expérience du travail. Elles ou ils s’engagent à un moment donné dans un processus de reconversion professionnelle motivé par l’inconfort de la situation vécue pouvant aller jusqu’au burn-out. En faisant le nouveau choix du professorat des écoles, elles ou ils en espèrent un refuge, une échappatoire. Dans leur conversion-reconversion, l’aspect financier et le risque de déclassement sont souvent secondaires dans l’appréhension du rapport coût-bénéfice. Les attentes relatives à d’autres aspects du travail sont fortes et questionnent plus largement la place qu’ils occupent dans leur parcours de vie.

2. Venir au métier d’enseignant : une conversion raisonnée ?

6L’identité professorale telle qu’elle s’est construite jusque dans les années 1970 est aujourd’hui ébranlée par les modalités d’entrée dans la profession d’enseignant. Dans cette perspective, Chapoulie (1987) a mis en évidence que pour une majorité des candidats, devenir professeur de l’enseignement secondaire relève d’un second choix. C’est le cas surtout pour les hommes de la profession, appartenant aux classes moyennes et supérieures, dont ils sont majoritairement issus et qui arrivent au métier « à l’issue d’échecs scolaires relatifs dans des orientations vers des carrières ou des études socialement plus valorisées ». Quelques années auparavant, Léger (1983, p. 46) observait que le professorat était considéré par les professeurs hommes « issus de la petite bourgeoisie » comme « une activité socialement peu valorisée par rapport à d’autres emplois de cadres supérieurs. Ce n’est donc une activité à laquelle on se résout que lorsque l’on a échoué ailleurs ». Cette idée d’une « conversion raisonnée » est encore partagée au début des années 2000 par Périer (2004, p. 82) qui pointe le choix du professorat comme « une absence d’alternative professionnelle » ou estime que « l’évitement du chômage a représenté leur préoccupation première ». Cette manière de venir au métier se combine avec d’autres motifs comme « la passion disciplinaire », « les avantages du statut qui permet l’autonomie dans le travail, l’équilibre supposé entre la vie professionnelle et privée, le temps libre des vacances ».

8Aussi la connaissance de l’existence de la « souffrance des enseignants » (Lantheaume et Hélou, 2008) et les « épreuves » (Périer, 2014) traversées par ces derniers ne constituent-elles pas un frein dans la reconversion professionnelle. Toutefois, cette connaissance n’est-elle pas avant tout pour les futur.e.s reconverti.e.s de l’ordre de la croyance, c’est-à-dire relevant d’un domaine qui les amène à la considérer comme vraie parce qu’elle est informée par les médias et les témoignages, sans être nécessairement justifiée ?

3. Entre conversion et reconversion

9Si l’accès à la profession d’enseignant est parfois perçu ou vécu comme un choix par défaut, les personnes rencontrées dans le cadre de l’enquête présentent leur reconversion professionnelle comme une bifurcation souhaitée, voire désirée. Questionner la reconversion professionnelle pose cependant préalablement la question de la conversion et fait apparaître une temporalité de transition témoignant du passage d’un état à un autre. La conversion qui précède la reconversion correspond en effet à une étape dont la durée varie selon les individus. Durant cette étape s’observe un travail réflexif de mise en représentation de la situation personnelle et professionnelle perçue comme insatisfaisante et pesante. Cet entre-deux – conversion – s’accompagne de changements qui s’énoncent en termes d’abandon, voire de rupture marquant le point de départ d’un nouveau processus, d’une nouvelle étape biographique dans la représentation que l’individu se fait de son devenir. Or, cette période intermédiaire a rarement été interrogée comme une période active, porteuse de dynamiques de changements alors même qu’elle est révélatrice d’une transformation des attentes. Elle apparaît comme une phase qui s’énonce au passé, une phase marquée par le doute, l’incertitude et la volonté de changement par rapport à un état initial perçu comme insatisfaisant :

Ça trottait dans ma tête depuis un moment. (Céline, ex-consultante)

Je voyais que je commençais à psychoter par rapport à ça et je suis arrivée à un stade où je ne voyais que les inconvénients du métier. (Corine, ex-laborantine)

10Cette période intermédiaire, période de transition, révèle plus largement un processus d’ajustement entre des attentes et des temporalités différentes. S’il en découle bien souvent une insatisfaction, par rapport à une situation donnée, professionnelle en l’occurrence, celle-ci ne se transforme pas nécessairement et immédiatement en situation d’inconfort entraînant le désir ou la volonté de changer d’état et d’étape : elle peut ne pas être perçue ni considérée comme telle durant une période qui dure parfois un certain nombre d’années.

J’ai suivi une tout autre voie et en me rendant compte que la voie que j’avais choisie était très difficile. J’ai eu des périodes vraiment à vide, on va dire au niveau personnel et professionnel. J’y ai beaucoup repensé, donc c’est revenu dans les années 1990. (Caroline, ex-ingénieure et commerciale)

11Néanmoins, nous constatons que les personnes en reconversion ayant quitté leur emploi pour devenir professeur.e.s des écoles ont souvent vécu des moments qu’elles considèrent rétrospectivement comme difficiles, lesquels entraînent progressivement ce que nous qualifions de « situation d’inconfort ». Nous parlerons d’inconfort, car ce terme renvoie pour les enquêté.e.s à l’idée de ne plus avoir leur place, au sens physique du terme, au sein de l’organisation ou de la structure professionnelle qu’ils ou elles occupent. Une « situation d’inconfort » est donc caractérisée par un sentiment d’incommodité qui se diffuse progressivement, subrepticement, et se traduit par un certain malaise ou une certaine souffrance rendant la situation de travail inconfortable, insupportable à vivre, et la vie professionnelle insatisfaisante ou pesante.

12Ces périodes d’entre-deux, dont la durée varie selon la situation des un.e.s et des autres, laissent également apparaître en filigrane la mise en tension de logiques différentes, entre autres professionnelles, familiales et biographiques. Ces étapes de flottement sont en fait l’occasion de repenser l’articulation des différentes scènes – professionnelle, familiale, relationnelle, etc. – et leur positionnement dans un parcours biographique. Loin de constituer des domaines séparés, ces scènes s’interpénètrent au sens où des éléments d’ordre personnel vont s’insinuer dans le domaine professionnel et inversement se traduire par un repositionnement voire un ré-ordonnancement des différentes scènes les unes par rapport aux autres – ce qui ne saurait cependant être réduit à une simple réorganisation de vie. Celui-ci est l’aboutissement d’un processus de maturation mêlant le domaine de la vie « privée » et celui de la vie « professionnelle » ; Il constitue le point de rupture qui mène vers une reconversion professionnelle en déclenchant la prise de décision qui mettra fin à cette période de transition, voire d’indécision. Cette prise de décision apparaît donc étroitement liée à la situation d’inconfort produite par une accumulation de désajustements et de tensions induits par le décalage entre des attentes différentes souvent vécues comme des injonctions contradictoires. Comme le souligne Zask (2011, p. 112), « plus les institutions sont “avides”, plus les individus vivant dans des sociétés pluralistes sont tentés de se séparer, et le font effectivement, non afin d’acquérir un plus grand bien ailleurs, mais afin de faire cesser une situation qui leur est insupportable ».

13Le processus de conversion s’avère être un temps indispensable de cheminement vers la reconversion professionnelle. Considérer cette temporalité au terme de laquelle s’accomplira le changement de voie revient à tenter de concilier un double aspect. Comment désinvestir un métier et en réinvestir un autre ? Par quelles opérations de qualification/disqualification passent les arbitrages ? Pourquoi in fine ces enquêté.e.s qui exerçaient tous ou toutes des métiers socialement valorisés et dotés d’un salaire élevé ont-ils ou ont-elles choisi de renoncer aux avantages que leur conférait leur diplôme ?

14Aussi, il importe de distinguer le temps de la conversion de celui de la reconversion afin de préciser leur statut respectif et leurs effets dans le repositionnement du travail par rapport aux autres scènes d’engagement des enquêté.e.s. Plus largement, il en découle des questions telles que : comment penser la temporalité de la conversion ? Quelle est l’autonomie de la conversion par rapport à cette reconversion ? Le compromis à faire entre les pertes en position sociale et les gains escomptés ou procurés par le professorat des écoles définit-il la temporalité du processus de conversion ? Consentir à la reconversion renvoie-t-il à l’objectif de concilier activité professionnelle et vie familiale sans trop sacrifier à la promesse des diplômes et à leurs avantages tant sur le plan des revenus que sur celui du statut social ?

4. Les déclencheurs : entre intimité et publicité

15Toutes les personnes qui vivent des situations d’inconfort ou même d’affliction dans leur travail n’opèrent pas nécessairement une reconversion. Qu’est-ce qui rend alors possible, voire provoque, ce passage d’une situation professionnelle à une autre ? Autrement dit, qu’est-ce qui déclenche la reconversion ? Nous appellerons « déclencheurs » les éléments qui vont mettre fin à la période de l’entre-deux, cette période de transition qui organise le passage de la conversion à la reconversion professionnelle. Ils se manifestent sous la forme d’événements d’ordre personnel, familial, professionnel et résultent d’un processus de construction des situations d’inconfort. Parmi les déclencheurs évoqués, deux semblent particulièrement saillants.

16La part d’intimité de la vie biographique qui rencontre la part publique de la vie professionnelle s’énonce, en premier lieu, à travers l’entrée dans la maternité. Cet événement reconfigure la place du travail et sa centralité dans un parcours biographique et s’avère être un puissant déclencheur de réagencement des différentes scènes pouvant se traduire sur le plan professionnel par une reconversion :

En fait, j’étais analyste marketing et puis j’ai pris un congé parental à l’occasion de la naissance de mon troisième enfant. À ce moment-là, je me suis rendu compte que mon métier ne me manquait pas du tout, ça étonnait beaucoup de gens. Donc, je me suis posé plein de questions. (Mariane, ex-analyste marketing)

17Parallèlement s’est installée une forme de culpabilité relative à la nécessité de concilier de façon optimale les domaines professionnel et familial :

Et voilà, j’ai eu ce cas de conscience-là plus le fait que j’avais envie de voir grandir mes enfants aussi et c’est à ce moment-là effectivement que j’ai eu un choix à faire. (Mariane, ex-analyste marketing)

18Cependant, comme le montre de façon exemplaire le parcours de Mariane, la temporalité des déclencheurs ne correspond pas forcément à celle de la réalisation de la décision. Bien souvent, il se passe une longue période entre ce qui apparaît rétrospectivement comme un déclencheur et la prise de décision :

Et c’est l’année où mon fils est rentré à l’école et j’ai redécouvert l’école finalement avec lui… Et donc voilà, ça s’est fait en parallèle, le questionnement sur mes réelles envies et… redécouvrir finalement quelque chose qu’on n’avait jamais oublié.

19En effet, le changement d’état/étape aboutissant à une reconversion est rendu possible grâce à la conjonction de deux facteurs aux temporalités différentes : une situation d’inconfort qui s’installe progressivement et les déclencheurs. Dans le cas de Mariane, l’événement biographique (naissance) déclenche la réflexion sur la situation et la vie professionnelle inconfortable, et c’est seulement quelques années plus tard qu’une décision de reconversion est prise.

20Les déclencheurs sont aussi d’ordre professionnel. Ils se traduisent alors par un désajustement entre les attentes liées au travail et le travail lui-même. On retrouve ici la dimension de superfluité analysée par Zask (2011) comme élément se traduisant par une désocialisation et l’isolement de l’individu dans une organisation sociale où les relations humaines sont raréfiées et sous contrôle. L’individu – le salarié – se retrouve dans des situations qui sont vécues, perçues comme des épreuves. Ces situations éprouvantes émanent souvent du fonctionnement de l’organisation (comme l’entreprise) dont la hiérarchie constitue la courroie de transmission qui applique et contrôle non seulement les modalités de réalisation du travail mais également la réalisation des objectifs à atteindre. Linhart (2012, p. 35) rappelle, dans cette perspective, les transformations qu’a connues l’organisation : « … l’organisation est moins orientée vers l’objectif consistant à fournir des ressources aux salariés pour qu’ils puissent réaliser leurs missions que de les surveiller et de les contrôler. » Les personnes qui ont fait le choix de devenir professeur.e.s des écoles après une première expérience dans une ou plusieurs entreprises évoquent la surveillance et le contrôle perçus comme des formes de violence :

Les conditions de travail dans lesquelles j’ai travaillé, dans les derniers temps, étaient exactement l’inverse, c’est-à-dire que, et c’était ce que demandait la hiérarchie, c’était de pressurer un maximum, les gens étaient hyper-stressés, on avait des gens qui du coup étaient malades, enfin, tombaient malades plus régulièrement, qui n’étaient pas bien dans leurs baskets, qui chaque fois qu’il y avait un pépin se mettaient à pleurer, donc une partie humaine qui est extrêmement lourde à gérer. (Mathilda, ex-ingénieure)

21Le rôle « disciplinaire » de la hiérarchie en tant qu’élément, en tant que maillon d’un organigramme est établi, mais nos enquêté.e.s portent surtout un jugement sur les personnes qui exercent la fonction. Dans une telle organisation, les chefs directs contribuent à la fabrique d’un sentiment d’insécurité au travail comme en témoignent certain.e.s de nos enquêté.e.s :

Très difficilement [à supporter] parce que j’avais une chef de service qui était comment on va dire… euh… extrêmement… euh… elle pouvait être très bien… très valorisante à certains moments et… très… agressive à certains autres moments. Du coup j’ai alterné les périodes où j’étais très bien et des périodes où je ne supportais plus cette hiérarchie très directe. (Anne-Marie, ex-commerciale)

22La difficulté liée au contexte fortement masculinisé est évoquée par nos reconverties. La surreprésentation de leurs homologues masculins dans leur ex-environnement professionnel est considérée comme source de difficultés :

Ce qui m’a semblé le plus difficile, dans un milieu industriel… Quand même c’est un milieu essentiellement d’hommes et ce qui y était difficile, c’était je crois de ne pas pouvoir partager. (Sylviane, ex-technicienne dans l’industrie)

23Cette difficulté ressentie – de façon générale – se fonde sur l’expérience réelle du quotidien. Aussi, ce qui est perçu comme une épreuve difficile liée au statut de femme dans l’organisation est objectivé par des attitudes relevant d’un traitement différencié :

En tant que femme avec des enfants, on se trouve dans un milieu où on est jugée même si on arrive de bonne heure le matin pour ouvrir, pour faire en sorte que les choses fonctionnent, le fait de partir à 4 heures ou à 5 heures l’après-midi est extrêmement mal vu, les gens nous le font bien sentir, l’industrie mécanique c’est principalement une industrie d’hommes. (Mathilda, ex-ingénieure)

24Les éléments déclencheurs d’ordre professionnel allient donc la dimension institutionnelle à la dimension individuelle et personnelle. Les contraintes de l’institution pour les un.e.s, le poids de la relation avec la hiérarchie pour les autres, ou encore la combinaison des deux pour certain.e.s, constituent autant d’éléments d’appréciation qui s’immiscent dans les interstices de l’expérience au travail jusqu’à interroger sa place dans un parcours biographique et lui faire perdre sa centralité. Pour autant, il ne s’agit pas de ne plus travailler mais de travailler autrement, davantage en adéquation avec les attentes et anticipations liées à ce que les personnes rencontrées escomptaient dans ce domaine. Les personnes en reconversion qui optent pour le professorat des écoles ne sont pas des salarié.e.s en quête d’une situation professionnelle qui procurerait un meilleur salaire ; certaines parmi elles ont exercé une profession à un haut niveau de responsabilité. La marge de manœuvre dont elles disposent ne les « protège » cependant pas du désir de reconversion afin de vivre autrement le rapport au travail :

Ça faisait un moment que j’en avais marre un peu de cette pression des directeurs, cette pression parfois des clients et je ne me sentais pas bien d’évoluer sur ce poste de manager, je sentais que je n’avais pas la fibre commerciale et donc à un moment ça allait poser problème, et puis envie d’être un peu plus témoin, d’être avec ma fille, avec mon ami et voilà. (Céline, ex-consultante)

25Les éléments qui vont mettre fin à la période de transition – entre la conversion et la reconversion professionnelle – se combinent de façon assez complexe dans la mesure où une conversion se transforme en reconversion en intégrant quasi simultanément, à un moment donné, les univers professionnel et personnel/familial. Que le déclencheur soit personnel ou professionnel, les reconversions peuvent paraître comme des « reconversions raisonnées » (Périer, 2004, p. 82) qui s’accompagnent pour certaines d’entre elles d’un déclassement salarial, d’un déclassement social combiné parfois à un reclassement lorsque la décision de changement de profession influe directement ou indirectement sur la vie personnelle ou est à l’origine d’une rupture biographique, ce qui est souvent le cas de reconverti.e.s volontaires.

5. De la conversion à la reconversion : vers une logique de compensation ?

26Si nous avons jusqu’à présent considéré ce qui, dans les métiers exercés avant la reconversion, apparaissait comme des freins, des limitations à la réalisation de soi, il convient à présent de replacer cette décision dans un contexte plus large.

27Dans la « reconversion équilibre », les travaux de Négroni (2013, p. 225) l’ont montré, « les mobiles ne sont ni la passion, ni le désir de s’élever dans l’échelle sociale ». Parmi les reconverti.e.s qui deviennent professeur.e.s des écoles, le désir de s’élever dans l’échelle sociale ne constitue effectivement pas un mobile de la reconversion. Au contraire, à la suite d’une reconversion, il est des cas où le déclassement salarial et le déclassement social s’introduisent dans l’univers familial et professionnel. Mais ce double déclassement est pour ces nouveaux ou nouvelles professeur.e.s des écoles « neutralisé » ou atténué par le sentiment d’avoir effectué un choix raisonné mais également raisonnable dans la mesure où le fait de devenir professeur.e des écoles ne saurait être considéré comme un « déclassement intellectuel » par l’entourage même si l’individu a renoncé à un statut de cadre ou à un métier d’ingénieur : le maintien des titres et du niveau scolaire relativise la baisse du revenu et le moindre prestige social du poste. S’opère ainsi un reclassement qui valorise qualitativement le nouveau statut social et professionnel. Précisons que le reclassement n’est pas une opération qui œuvre de façon exclusive du côté de celles et ceux qui subissent un déclassement. Nous considérons que dans toute reconversion raisonnée, un reclassement s’opère en fin de processus.

Sinon, j’ai des amis qui sont professeurs des écoles… En fait il y a une copine qui est devenue professeure des écoles en reconversion comme moi et du coup je me suis dit, c’est possible… C’est possible, et ça je pense ça a déclenché… Ça a déclenché le fait que je m’y mette en me disant tu le peux changer radicalement. (Mariane, ex-analyste marketing)

29Au moment de la conversion, l’individu fait le point en prenant soin de ne pas dissocier envie et compétences-connaissances. En effet, une dissociation des deux éléments reviendrait à déséquilibrer le choix et in fine à compromettre la reconversion :

Et puis dans mon cheminement, j’ai réfléchi aux compétences que j’avais, à ce que je savais bien faire, à ce que j’ai envie de faire et ce qui me plaisait, et dans mon analyse, il est apparu que j’avais fait énormément de formation pour adultes et que c’était quelque chose dans laquelle je m’engageais facilement, j’aimais dispenser du savoir… voilà. Et donc l’enseignement est apparu comme une solution aux différentes questions que je me posais et aux problèmes qui se posaient à moi. (Mathilda, ex-ingénieure)

31Dans la reconversion professionnelle qui implique de façon spécifique le choix du métier de professeur.e de l’école, l’univers personnel est souvent présent. Cette présence se matérialise par le positionnement et l’avis des proches (conjoint.e, compagnon ou compagne, ami.e.s, parents…). Le déclenchement de la conversion et sa cristallisation peuvent être la conséquence d’une adaptation à une logique familiale :

J’ai fait de la gestion commerciale pendant dix ans, j’ai eu des enfants. Mon mari qui était muté sur Saint-Étienne et donc j’ai arrêté de travailler. Plusieurs personnes m’ont dit : Mais, pourquoi est-ce que tu ne fais pas ce métier ? Quand on voit comment tu procèdes avec tes enfants pourquoi tu ne fais pas ce métier ? Donc l’envie m’a repris et c’est comme ça que je me suis inscrite à l’IUFM. (Perrine, ex-gestionnaire commerciale)

32Il apparaît ainsi que la place du conjoint ou de la conjointe, ou du compagnon ou de la compagne, est spécifique ; la personne qui partage la vie du ou de la futur.e reconverti.e est en effet, et de fait, plongée dans la réalité de la conversion/reconversion.

33Globalement, quelle que soit sa position, qu’elle émette un souhait, un avis, un accord, un désaccord, et même quand elle opte pour une position « neutre », la personne qui partage la vie du ou de la futur.e reconverti.e est de fait concernée. Dans nos entretiens, il apparaît que la dimension économique de la reconversion entre en compte dans le choix et le moment mais elle n’est jamais exclusive d’autres dimensions qualitatives. Une position « neutre » pourrait apparaître comme un signe de désintérêt. Néanmoins, cette position permet et facilite parfois la réalisation de la (re)conversion grâce au confort qu’elle procure : l’absence de contrariété au sein de l’univers personnel ne contrarie pas la réflexion sur un projet professionnel. 

Conclusion

34Parmi les principaux axes structurant la vie d’un individu, le travail occupe une place centrale. Cependant, lors de la conversion, s’observe un changement de rapport à la profession exercée ; une nouvelle priorité apparaît, celle de se réaliser. L’« accomplissement de soi » (Maslow, 2013) émerge alors comme priorité et projet central. Le (futur) travail – accessible par une reconversion – passe de la marge à la centralité, car il devient le vecteur qui autorise la réalisation d’un projet considéré comme central ou fondamental dans la vie d’une personne.

35Dans le cas des enquêté.e.s qui ont choisi de se reconvertir dans le professorat des écoles après avoir mené une carrière professionnelle parfois durant de nombreuses années, cette expérience professionnelle – aussi riche soit-elle – s’est révélée source d’insatisfaction voire de souffrance. Ces personnes se sont donc retrouvées à un moment donné dans une forme de marginalité professionnelle dans la mesure où leur vécu s’éloignait de leurs attentes initiales. Les études citées dans la première et la deuxième section de l’article ont montré que le choix du métier de professeur.e des écoles n’est pas (ou n’est plus) forcément socialement investi. Toutefois, l’entrée par la reconversion professionnelle montre tout le travail de qualification positive du métier d’enseignant.e grâce à l’accès à un monde de travail où l’on ne subit plus des contraintes hiérarchiques et temporelles ressenties comme pesantes. C’est particulièrement le cas des femmes diplômées de l’enseignement supérieur dont les témoignages sont majoritaires dans notre enquête. Pour ces dernières, à l’issue d’une période de conversion, la reconversion peut être vécue comme compensatoire (reconversion compensatoire). Cette compensation apparaît comme telle lorsque l’on considère leur parcours dans leur globalité. Si l’on passe, à présent, d’une logique de carrière à celle de parcours, la compensation ajoute l’autonomie comme condition de réalisation de l’exercice professionnel. Par-delà les aspects économiques qui assurent la « reproduction » des corps, c’est bien la dimension « humaine » comme dimension productive de soi qui est ici mise au centre de l’univers de vie des locuteurs. Aussi, parmi les perspectives ouvertes, il s’agirait de voir comment ce type d’investissement dans le métier du professorat résiste à l’épreuve du métier pratiqué et vécu.

Méthodologie de recherche

36Le programme de recherche, mené au sein du laboratoire Éducation, cultures et politiques (ECP), sur lequel s’est appuyée notre investigation, s’inscrit dans la perspective du développement d’une pragmatique de l’activité enseignante. La recherche menée porte sur ce qui structure l’activité cognitive des enseignants dans le processus de construction de leur professionnalité, celle-ci étant entendue comme un système de normes mises en œuvre, de références et de valeurs socio-historiquement construites. Aussi, cet article se fonde sur l’exploitation d’une vingtaine d’entretiens approfondis et d’une dizaine d’échanges structurés ou informels réalisés auprès de femmes et d’hommes engagé.e.s activement dans ce processus de reconversion pour devenir professeur.e.s des écoles. Les personnes interrogées disposent d’une expérience professionnelle de cinq à quinze ans et ont occupé des postes nécessitant un diplôme de bac + 3 ou supérieur. Aucune d’entre elles n’a opéré une reconversion à la suite d’un licenciement ou après une période de chômage. Il s’agit donc d’un choix raisonné qui éclaire la dynamique de recomposition des rapports au travail.