Recherche et formation : Pourriez-vous présenter les notions d’engagement dans la formation et de dynamiques identitaires, que vous mobilisez régulièrement dans vos travaux ?

Il y a plusieurs façons de présenter la question des dynamiques identitaires et d’engagement en formation... Je le ferai en revenant ici sur ce qu’on peut appeler la trajectoire de ces deux concepts dans ma propre trajectoire. Avant de rencontrer la question de l’engagement en formation en tant que chercheur, je l’ai rencontrée en tant que praticien. En effet, dans ma pratique professionnelle, j’ai été confronté à la présence de trois types de public dans les dispositifs de formation dans lesquels j’étais impliqué. Un premier public s’engageait dans les dispositifs de formation en étant doté d’une forte persévérance, consentant à des sacrifices personnels et professionnels coûteux. Un deuxième public entrait en formation tout en traînant des pieds. Certains étaient clairement contraints d’y être parce que l’employeur les envoyait et ils n’avaient pas leur mot à dire alors que d’autres s’y inscrivaient sans intention préalable d’apprentissage mais seulement pour obtenir un « diplôme-papier » attestant leur niveau de formation à faire valoir au niveau de leurs institutions. Je voudrais également signaler un troisième type de public qui, malgré toutes les démarches de promotion des dispositifs, ne s’y intéressait pas. Il s’agit d’un public non demandeur de formation et donc qui ne s’engageait pas dans ces dispositifs. La question qui s’est posée pour moi, mais cette fois-ci en tant que chercheur, était de savoir pourquoi les uns s’engageaient de façon très forte dans la formation alors que d’autres, confrontés aux mêmes dispositifs, ne s’y engageaient pas vraiment. Ils marquaient une présence physique mais une absence cognitive et affective. Enfin, pourquoi certains publics restaient-ils insensibles à l’offre de formation ? C’est en tentant de répondre à la question des rapports différenciés à la formation que j’ai formulé l’hypothèse du lien fort entre engagement en formation et processus de constructions identitaires.

En tentant de répondre à votre question, je retiens trois remarques. Tout d’abord, en analysant les données empiriques recueillies sur différents terrains de recherche, j’ai constaté que l’engagement dans un dispositif institué de formation n’impliquait pas forcément un engagement dans les apprentissages. C’est le cas, notamment, de personnes qui pensent posséder les connaissances et les compétences nécessaires préalables à l’exercice d’une activité professionnelle mais qui n’ont pas pu ou voulu les attester par une démarche de VAE. L’un des cas typiques de ce public correspond à ceux qu’on nomme des « faisant fonction », c’est-à-dire des personnes qui ont des fonctions mais pas le statut et/ou le grade qui va avec. Elles cherchent donc à avoir le niveau formel et le diplôme qui l’atteste sans s’impliquer de façon régulière dans l’apprentissage des savoirs, du moins de ceux qu’elles considèrent comme acquis. Elles viennent mais en réalité, si elles pouvaient en être dispensées, elles l’auraient fait. J’ai rencontré ce cas de figure, notamment, chez des MISP (médecins inspecteurs de la santé publique) contractuels. Après deux années d’exercice, ils n’avaient pas d’autres choix que de passer le concours et suivre la formation qui les préparait à un métier dont ils disaient qu’ils maîtrisaient déjà les différents contours.

La deuxième remarque concerne l’appartenance sociale des personnes, plus particulièrement le rôle et l’importance de leur catégorie socioprofessionnelle dans l’engagement en formation. Sans renier l’importance d’un tel paramètre, les données empiriques m’ont conduit à relativiser sa détermination en la matière. En effet, j’ai rencontré chez des cadres, des techniciens, des ouvriers tout autant une forte implication dans la formation et dans les apprentissages que le désintérêt et l’hostilité à son égard. Par contre, là où ce paramètre intervenait, c’était au niveau des ressources cognitives, affectives et matérielles pour y parvenir. Tout cela pour dire que le paramètre des catégories socioprofessionnelles et de l’appartenance sociale est l’un des paramètres différenciateurs du rapport à la formation et aux savoirs qui y circulent, mais il n’est pas suffisant, en soi, pour en être le déterminant exclusif.

La troisième remarque concerne les liens entre engagement en formation et processus de constructions identitaires. Là aussi, les données empiriques ont montré que derrière le rapport à la formation, et par là même aux savoirs et à leur apprentissage, il y a quelque chose d’important qui se joue subjectivement pour les personnes. Pour clarifier ce lien, il faudrait envisager deux niveaux d’analyse relatifs aux fonctions de la formation pour les personnes et pour les responsables des organisations. Le premier niveau d’analyse concerne le rôle de la formation comme l’un des moyens de la professionnalisation des personnes. La formation permet (et contribue à) l’acquisition des compétences, des capacités pour exercer ou changer de métier. Le deuxième niveau concerne le rôle de la formation, considérée tout autant du point de vue de l’offre que de la demande, comme l’un des éléments de construction des identités professionnelles. Ce sont ces deux niveaux que je propose comme grille pour analyser le lien en question.

Recherche et formation : Comme vous venez de le dire, il y a un lien fort dans vos travaux entre identité et engagement en formation. Pourriez-vous expliciter un peu plus ce point ?

Revenons maintenant au lien entre identité et engagement en formation. Pour clarifier ce lien, il faudrait, comme cela a été dit en réponse à votre précédente question, envisager les deux fonctions que joue ou que les responsables des organisations et les personnes elles-mêmes font jouer à la formation. En effet, quand un employeur offre la possibilité à un salarié de se former, il l’envoie en formation pour qu’il puisse se professionnaliser et acquérir les capacités requises. C’est le premier niveau de l’analyse. Mais l’employeur voudrait aussi que la formation lui permette de disposer d’un salarié dont l’identité professionnelle vient consolider les objectifs, la culture et le projet de l’entreprise. Il en va de même du côté du salarié qui, en demandant de la formation et en s’y engageant, cherche non seulement à acquérir des capacités mais vise également la concrétisation d’un projet d’identité à travers les capacités acquises. Dans les deux cas de figure, on peut supposer que l’offre et la demande de formation sont sous-tendues par un projet identitaire. Toute la question maintenant est de savoir quel est le lien entre l’offre et la demande d’identité. Là aussi, les données empiriques permettent de remarquer que lorsqu’il y a adéquation, complémentarité, lorsqu’il y a une certaine cohérence entre l’offre et la demande identitaires, l’engagement en formation est renforcé et soutenu. A contrario, si les deux projets d’identité ne sont pas en adéquation, cela renforcerait le désengagement, l’hostilité et le refus de la formation. Pourquoi ? Parce que la formation est interprétée par le salarié comme une démarche de reconversion identitaire poursuivie à son égard, par l’employeur ou celui ou celle qui le représente.

Recherche et formation : Quelle relation faire entre dynamiques identitaires et reconversion professionnelle ?

Recherche et formation : Qu’est-ce qu’il faut entendre par projet identitaire ?

Je crois que le projet identitaire est l’un des critères de différenciation des quatre dynamiques identitaires que l’on vient de voir. Le projet identitaire recouvre deux acceptions temporelles. Il y a tout d’abord l’idée d’une identité visée, c’est-à-dire ce qu’une personne voudrait être et faire de soi dans le futur, la manière dont elle voudrait se définir et se reconnaître elle-même ainsi que la manière dont elle voudrait être définie et reconnue par les « autrui significatifs ». On est donc ici face au projet en tant que devenir à faire advenir dans le sens où la personne concernée n’est pas dans le présent ce qu’elle voudrait être dans le futur. Toute sa stratégie consisterait donc à mettre en place des moyens pour y parvenir, que cela soit par la formation ou directement par une reconversion… Mais il y a également le projet identitaire en tant que vécu, dans le présent, d’une identité actuelle dont le maintien et la préservation deviennent un projet d’identité. Si dans les dynamiques de transformation identitaire il y a un écart réel entre ce que la personne est et ce qu’elle voudrait être, dans les dynamiques de continuité identitaire, il y a coïncidence entre identité vécue dans le présent et identité visée. Autrement dit, la personne concernée a le sentiment d’être déjà dans le présent ce qu’elle voudrait être dans le futur. Elle déploie des stratégies pour que la coïncidence entre identité vécue et identité visée soit sauvegardée, maintenue et par là même préservée d’un écart qui viendrait la remettre en cause. On le voit bien au niveau de la formation. Les personnes qui sont dans une dynamique de transformation identitaire et par là même dans une démarche de reconversion professionnelle, quand elles s’engagent en formation, l’une de leurs préoccupations majeures est l’acquisition des connaissances nouvelles requises pour la légitimation et la reconnaissance sociale et professionnelle des possibilités de la reconversion envisagée. De fait, elles se trouvent inscrites dans des dispositifs de formation dont le processus évaluatif est non seulement souhaité mais fortement exigé. En effet, c’est par l’évaluation et le diplôme ou l’attestation qu’elle permet d’obtenir que la reconversion professionnelle envisagée se trouve confortée. Par contre, pour les personnes qui sont dans une démarche de renforcement d’un projet identitaire déjà réalisé, l’engagement en formation viserait la consolidation des connaissances déjà acquises en empêchant leur obsolescence et leur dépassement par l’évolution des composantes du métier exercé, garant de l’identité vécue et que l’on projette comme identité à maintenir. L’engagement en formation peut tout à fait être l’un des indicateurs d’une continuité identitaire puisque effectivement, on peut aller en formation pour ne pas être « dépassé » et pour réactualiser ses connaissances. Dans ce cas, il s’agit alors d’une consolidation de la continuité identitaire. Mais l’engagement en formation peut également être l’un des moyens de la reconversion professionnelle et donc l’un des indicateurs de la recherche d’une transformation identitaire.

Recherche et formation : Que penser des personnes qui ont déjà travaillé dans des secteurs divers et variés, et qui, à un moment donné, se décident à devenir enseignants ?

On retrouve ici votre précédente question concernant les reconversions professionnelles. Passer d’un laboratoire ou d’un atelier de montage de pièces mécaniques à l’enseignement dans un lycée ou dans un collège est indéniablement une « reconversion professionnelle » effective. En effet, il s’agit d’un changement radical qui fait passer d’un métier à un autre métier dont les fondements professionnels et culturels sont différents. Mais cette première réponse basique soulève plusieurs questions. Tout d’abord, qui est à l’initiative de cette reconversion professionnelle ? S’agit-il d’une reconversion professionnelle subie, imposée ou choisie ? Quelqu’un qui quitte le monde médical ou le monde industriel pour aller dans le monde de l’enseignement et de l’éducation le fait-il de sa propre initiative ? Le fait-il contraint et forcé ? Quel a été l’événement biographique qui a été à l’origine de cette prise de décision ? Changer de métier parce qu’on a attrapé une maladie grave qui fait qu’on ne peut plus continuer ce qu’on faisait et qui amène à aller ailleurs n’est pas la même chose que dans le cas d’une personne qui prend conscience des conflits de valeurs qui la secouent et qui la mettent en porte-à-faux par rapport à ses valeurs et à sa conscience professionnelle et humaine. Dans ce cas de figure, s’engager en tant qu’enseignant peut être l’un des moyens de dépassement des conflits de valeurs à l’origine de la rupture avec le métier d’origine. Comme vous pouvez le voir, la question qui se pose est de savoir quel est le déclencheur du choix d’être enseignant. En effet, choisir par défaut d’être enseignant n’est pas la même chose que de choisir d’être enseignant en étant dans un projet éducatif inscrit lui-même dans un projet de société. En somme, qui est à l’origine de la reconversion professionnelle ? Quel est l’événement biographique qui déclenche cette reconversion ? Quel est le projet qui est derrière cette reconversion professionnelle ? Il faudrait également parler du vécu subjectif de ce changement considéré comme reconversion professionnelle. Est-ce que la personne qui l’effectue le vit en tant que tel ? Pas forcément d’un point de vue personnel. Cela peut être vécu comme une continuité et non pas comme une rupture. Ce serait le cas par exemple d’un technicien dans un atelier de montage mécanique qui réussit à intégrer l’Éducation nationale pour enseigner dans un lycée professionnel. Enseigner son métier de technicien peut être un soutien à la continuité d’une identité professionnelle. Dans ce cas de figure, peut-on parler encore de reconversion professionnelle ? D’un point de vue logique, ce changement s’apparente bel et bien à une reconversion. Mais du point de vue subjectif, cela l’est moins. Pour la personne concernée, cela peut s’apparenter à continuer l’exercice de son métier en l’enseignant aux autres.

Recherche et formation : Qu’est-ce qui fait donc sens à l’engagement en formation ?

Il y a une nuance à apporter entre sens et signification. En effet, on peut avoir une signification partagée de l’enseignement, de la formation des enseignants, mais cette signification n’est pas forcément le sens que les personnes donnent à leur engagement dans l’enseignement ou dans la formation. Un élève sorti du lycée qui va à l’université pour devenir enseignant en ayant 20 ans, 22 ans, 23 ans, ce n’est pas la même chose que pour l’ancien salarié qui a travaillé dans le monde industriel mais qui choisit à 40 ans, à 50 ans, de faire une formation pour devenir enseignant. J’ai eu l’occasion de rencontrer deux jeunes femmes qui me disaient que leurs parents, au début, les avaient obligées à faire des études pour devenir des assistantes sociales. Elles avaient suivi la formation mais s’étaient rendu compte que ce n’était pas ce qu’elles voulaient comme métier. Elles ont passé le concours à l’ESPE pour devenir professeures des écoles. Rien que là, on a trois cas de figure : un salarié confirmé qui quitte son métier après avoir auparavant façonné une partie de son identité professionnelle dans un métier et qui s’engage dans une reconversion professionnelle ; un jeune qui sort du lycée pour aller à l’université ; et un jeune qui passe par une autre formation ou par une autre pratique, avant de venir, par choix, à l’enseignement. Effectivement, le sens n’est pas le même, parce que le sens de la décision a une incidence sur le sens de l’engagement dans la formation. Il y a longtemps, devenir inspecteur du travail était un choix presque idéologique et politique. Pour un inspecteur du travail dont les parents étaient ou sont toujours des syndicalistes ou militants politiques, l’engagement dans le métier d’inspecteur du travail pouvait constituer un projet de militance qui le situait dans la continuité de la militance parentale. Dans ce cas, exercer le métier d’inspecteur du travail constituait une forme de militance. Aujourd’hui, de plus en plus d’inspecteurs passent plusieurs concours à la fois, y compris à Sciences Po et dans d’autres écoles, mais ne les ayant pas réussis, ils se rabattent sur l’inspection du travail par défaut. Il me semble que l’on peut dire la même chose du métier d’enseignant, que beaucoup d’enseignants ont choisi parce qu’il est cohérent avec les valeurs humaines qu’ils portent. Il peut s’agir là aussi d’une démarche militante sous-tendue par un projet éducatif et un projet sociétal visant l’émancipation et l’épanouissement de l’être humain. Ainsi, le sens de la décision de s’engager dans un métier d’enseignant a une incidence forte sur le rapport au métier et à la pratique pédagogique. D’où l’importance du sens de l’engagement et l’importance de savoir si cet engagement est motivé par un rapport instrumental, c’est-à-dire pour gagner de l’argent et avoir un emploi, ou s’il correspond à engagement sociétal.

Mais votre question relative au sens de l’engagement en formation pose, plus globalement, la question du rapport à la formation. En effet, pour moi, l’engagement en formation est l’un des types de rapport à la formation. L’expression « rapport à la formation » est plus englobante. On y trouve également le désengagement, le refus et même l’hostilité à la formation dont je vous donne maintenant quelques exemples pour les illustrer. Dans une entreprise agro-alimentaire de transformation de la viande dans la Mayenne, il y avait des personnes qui travaillaient dans les ateliers de transformation du porc, et d’autres dans des ateliers de transformation du bœuf. L’entreprise a été confrontée à une situation européenne et locale qui l’a poussée à une transformation radicale. L’ancien site a été détruit et un nouveau a été construit avec l’idée de garder l’ensemble du personnel et de se spécialiser dans la production de la viande porcine. Et l’entreprise a proposé la formation à tout le monde, pour justement les préparer à ce changement. Massivement, les salariés qui étaient dans le secteur bovin ont refusé catégoriquement d’aller en formation, pour au moins deux raisons. La première raison, c’était qu’ils considéraient le bœuf comme une matière noble et la découpe du bœuf n’est pas donnée à tout le monde, il faut avoir un CAP, il faut avoir un certain nombre de compétences et donc c’est un métier noble. Dans la représentation et l’imaginaire social, le bœuf est noble et le porc est sale et cela n’a rien à voir avec la religion, c’est vraiment une question de culture professionnelle. Donc les personnes qui travaillaient à la transformation de la viande de bœuf considéraient que les changements annoncés dans l’entreprise revenaient à la disparition, à l’amputation (physique) d’une partie d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur culture, de leur identité professionnelle. La deuxième raison de cette hostilité est qu’elles considéraient que la formation organisée par l’entreprise était une tentative de reconversion identitaire. Elles accusaient la direction de l’entreprise et les managers de les emmener en formation en réalité pour les convertir, dans le sens professionnel et identitaire, de leur métier à un autre métier et d’accepter leur dégradation.

Dans le rapport à la formation, il y a également le désengagement qui est différent de l’hostilité. Contrairement à l’hostilité, dans laquelle la personne n’est pas engagée et ne voudrait pas s’engager (les salariés du secteur bovin), dans le désengagement, les personnes sont déjà engagées dans la formation mais s’en désengagent parce qu’elles la jugent et la vivent comme un outil de reconversion identitaire. Je vais vous donner l’exemple des inspecteurs du travail dont l’identité professionnelle est, historiquement, basée sur le Code du travail et son application. Généralement, le Code du travail ne les situe pas forcément en tant qu’intention, mais objectivement, du côté du salarié et du côté des organisations syndicales parce que pour eux, c’est l’employeur, c’est le patron qui n’applique pas le Code du travail, ce n’est pas le salarié ou le syndicaliste. Or, en 1992, avec l’approfondissement de la crise économique et l’accélération massive du chômage, le gouvernement français a mis en place d’importants dispositifs pour renforcer sa politique de l’emploi. Et ces politiques d’emploi ont été accompagnées par la création d’un nouveau type d’inspecteurs du travail qui étaient chargés de la promotion des mesures d’emploi auprès des employeurs. De ce fait, une partie du pivot historique de l’identité professionnelle des inspecteurs du travail en prenait un coup parce qu’on changeait de posture, et on le voit même d’un point de vue sémantique comme le recours à des termes tels que : l’ingénierie, le projet, l’accompagnement. Les inspecteurs « purs et durs » disaient à leurs collègues chargés des mesures de l’emploi : « vous n’êtes plus des inspecteurs du travail », « vous êtes des traîtres puisque vous n’appliquez pas le droit du travail, vous êtes du côté de l’employeur ». Ces inspecteurs refusaient une partie de la formation qui était assurée par des managers, des consultants ou même des formateurs qui leur indiquaient comment construire un projet, comment mettre en place une démarche d’ingénierie et de partenariat. Pour eux, la formation, au lieu de leur apprendre comment et pourquoi sanctionner un employeur qui n’applique pas le droit du travail dans son entreprise – une formation centrée sur la question des accidents du travail, de l’hygiène et la sécurité, la protection des salariés et de leurs représentants –, les incitait à « vendre leur âme au patronat », à collaborer avec lui pour l’aider dans sa politique de gestion de son personnel en lui octroyant à tors l’argent public. « C’était le monde à l’envers », disaient certains d’entre eux. Là il y a eu désengagement de la formation jugée contraire à leur positionnement identitaire et à leur éthique professionnelle. Pour eux, la formation était à combattre et à refuser parce qu’elle venait perturber le socle historique de leur identité. Ils la vivaient comme une tentative gouvernementale, via l’institut de formation, de reconversion identitaire.

Recherche et formation : Est-ce que ces dynamiques et transformations identitaires relèvent plutôt de discontinuités ou de ruptures ?

Une façon d’aborder les cheminements discontinus serait de les mettre en lien avec les changements majeurs qui ont affecté les parcours de vie. Si historiquement ces parcours ont été structurés autour d’un modèle ternaire (l’école, le travail et la retraite) et de trois moments saillants (la jeunesse, l’âge adulte et le « troisième âge »), ce modèle a été complètement mis en cause depuis les années 1960, et de fait les parcours sont, actuellement, de plus en plus discontinus, donnant lieu à des moments d’emploi, de chômage, de formation… qui se déroulent dans des cycles itératifs où les transitions, les bifurcations et les reconversions professionnelles et biographiques sont de plus en plus caractéristiques de nos vies. Sans vouloir jouer sur les mots, on peut dire que la continuité de la discontinuité devient un mode de fonctionnement majeur de nos sociétés.

Recherche et formation : Quelle relation faites-vous entre dynamiques identitaires et tensions identitaires ?

Recherche et formation : Quel sens prend pour vous la question de la reconnaissance et de ses enjeux dans l’exercice d’une profession ?

La question de la reconnaissance est de plus en plus posée en lien avec le travail, avec l’exercice d’un métier ou du moins d’une activité professionnelle. Mais malheureusement, au vu de la crise de l’emploi et de l’amplification d’un chômage massif, les personnes sont de plus en plus fragilisées dans leur existence professionnelle et par là même dans leur existence personnelle et sociale. Dans ce cadre, les processus de reconnaissance deviennent de plus en plus complexes et coûteux pour les personnes, qu’elles soient en activité ou au chômage. Dans tous les métiers, il y a beaucoup de plaintes concernant le déni, du moins le déficit de reconnaissance. Les gens n’ont pas l’impression d’être reconnus à la mesure de ce qu’ils font ou de ce qu’ils pensent être. D’où toutes les souffrances dues au déficit, pour ne pas dire au déni, de reconnaissance. La reconnaissance, c’est aussi une validation d’une définition de soi ou d’un projet de soi. Au-delà de l’importance et de la valeur que l’individu s’attribue, il est tributaire du regard de l’autre. Il peut y avoir des combats concernant la reconnaissance. Appliquée aux enseignants, la reconnaissance est un combat quotidien auprès des élèves, de ses pairs, de la direction de l’établissement, ne serait-ce que par rapport à des projets à faire accepter et à mettre en place. Dans les années 1990, j’avais mené une recherche avec d’autres collègues pour la direction des lycées et collèges et au cours des entretiens, notamment avec les enseignants d’EPS [Éducation physique et sportive], j’avais remarqué que la plupart d’entre eux étaient engagés dans le cadre du PNI (Plan national des innovations) pour réaliser des actions innovantes. Il y avait, de leur point de vue, une raison fondamentale à cela : l’EPS, par rapport aux autres disciplines, était vécue de façon dévalorisée. L’un des enseignants d’EPS me disait même que certains collègues lui demandaient s’il y avait besoin d’un diplôme pour montrer aux élèves comment faire pour lever un pied ou accomplir tel ou tel geste. Pour eux, l’engagement dans l’innovation était une façon de faire reconnaître collectivement le métier. Donc c’est un engagement très fort qui permet justement de faire reconnaître le métier et la personne dans une quête de reconnaissance sociale et professionnelle. Je pourrais également prendre un autre exemple, celui des enseignants de lettres qui se trouvaient dans des établissements technologiques et qui avaient un mal fou à exercer leur métier, les enseignants de technologie étant les plus valorisés dans l’établissement. De fait, le rapport de force jouait en leur faveur, puisqu’ils maîtrisaient le positionnement au sein de l’établissement. Quant aux enseignants de lettres, ils disaient qu’ils étaient mal reconnus, marginalisés, que leurs demandes n’étaient pas prises en compte. Les parents et les élèves ne voyaient pas le sens de leurs disciplines et ne comprenaient pas pourquoi on étudiait Molière, par exemple. Pour les parents et pour les élèves, tout devait se passer dans les ateliers. L’important c’était l’apprentissage du montage des pièces et la maîtrise de la technique et des outils. Pour riposter à la délégitimation de leurs disciplines, ces enseignants s’étaient massivement engagés dans l’interdisciplinarité. Pour eux, c’était là l’un des moyens pour ne pas être isolés et marginalisés. Ils ont mis en place des actions innovantes pour défendre l’utilité de leurs disciplines et pour les faire reconnaître au niveau du projet d’établissement et, par là même, se faire reconnaître individuellement et collectivement à travers la reconnaissance de la valeur de leurs disciplines. On le voit bien, derrière les enjeux de la reconnaissance de la discipline se trouve posée la question de la reconnaissance des personnes qui l’enseignent. La non-reconnaissance de la discipline était interprétée et vécue comme une non-reconnaissance des personnes et toutes leurs stratégies mises en place avaient pour objectif de leur permettre de se faire reconnaître, de se faire respecter et de montrer l’intérêt de leur discipline et, par là même, de leur légitimité à enseigner.