- 1 Pour certains auteurs, la crédulité induite par le préfixe neuro- conduirait à surlégitimer les ne (...)
1L’essor actuel des sciences cognitives entraîne « une reconfiguration des savoirs et des pratiques, un nouveau régime d’objectivité » (Chamak, 2011, p. 19) auquel n’échappe pas le domaine de l’éducation. Dans un contexte prônant une fertilisation croisée entre salle de classe et laboratoire, les sciences cognitives et la neuroéducation constitueraient des outils utiles pour comprendre les situations de réussites ou d’échecs (Barry, 2011). Elles permettraient notamment des apports dans le repérage et la recherche de solutions dans les situations de difficulté scolaire des élèves. Malgré certaines dissensions et des débats toujours à l’œuvre1, il semble acté que mieux connaître le cerveau aide à mieux enseigner (OCDE, 2007) et qu’un volet de connaissances théoriques à ce sujet serait souhaitable en formation des enseignants (Dehaene, 2016). Cependant, dans ce contexte largement investi sur la scène médiatique et scientifique, si de nombreux travaux à l’intention des enseignants sont publiés (par exemple, Berthier, Borst, Desnos et Guilleray, 2018 ; Houdé et Borst, 2018), le domaine de la cognition semble encore peu investi en formation continue des enseignants.
2Dans cette perspective, cette étude propose de questionner les effets d’une formation – centrée sur le repérage d’indices de fonctionnement cognitif des élèves – sur 1) les représentations et gestes des enseignants dans les situations où les élèves sont en difficulté et sur 2) l’intégration de ces connaissances à leurs « savoirs en usage », à leurs habitus. Ainsi, la recherche-intervention (Duchesne et Lereubourg, 2012) déployée ici combine didactique professionnelle et apports issus des neurosciences cognitives appliquées à l’éducation (la neuroéducation) dans une formation visant à adapter les réponses pédagogiques aux difficultés des élèves.
3Un des objets essentiels de la formation continue est d’amener les enseignants à identifier, interpréter et dépasser les difficultés d’apprentissage et d’enseignement qu’ils abordent parfois avec fatalisme (Talbot, 2006). Elle a pour but de transformer des expertises pédagogiques et didactiques qui peuvent être un frein à la compréhension de certaines situations (Weill-Fassina, 2004, cité par Pastré, 2011), notamment en favorisant l’émergence et l’abandon de certaines représentations (Baillauquès, 2012) et de connaissances trop générales ou erronées – l’enseignant se référant aux seuls modèles théoriques qu’il connaît pour résoudre les situations rencontrées (Viau, 2006). Aussi, la formation doit permettre à l’enseignant de s’approprier de nouveaux savoirs légitimés professionnellement par les problèmes qu’ils sont censés résoudre et qui jouent le rôle d’arguments dans l’action (Goigoux, 2007), et prend la forme d’une montée en abstraction, d’une reconfiguration des savoirs pratiques par des adjonctions de savoirs théoriques (Pastré, 2011). La formation s’étire ainsi dans une triple logique (Gérard, 2000) : 1) logique d’acquisitions suscitant la « transformation consciente des modes de pensée » (Le Bas, 2005, p. 47) ; 2) logique de transférabilité s’exprimant dans un changement souhaité d’habitudes d’activités et de gestes professionnels, notamment par une distanciation à l’égard des routines et des recettes ; et 3) logique visant in fine à favoriser la réussite des élèves. Amené à faire sien ce nouvel outillage intellectuel, l’enseignant peut agir tel un « bricoleur » (Lévi-Strauss, 1962) qui, avec les moyens du bord, déconstruit et reconstruit les assises théoriques de son modèle réflexif, et développe son intelligence au travail.
- 2 Le terme de schèmes est pris au sens de Vergnaud (2011), leurs quatre dimensions étant : buts, règ (...)
4Dans ce cadre, nous posons l’hypothèse que l’acquisition de savoirs nouveaux – relevant ici du large domaine de la cognition – exprimée par la construction et l’opérationnalisation d’un outil d’observation de quelques expressions du contrôle cognitif peut : 1) contribuer à une compréhension renouvelée de la singularité de l’élève par un repérage du processus à l’origine d’une difficulté ; 2) amener l’enseignant à se saisir des neurosciences de l’éducation ; et 3) permettre in fine une redéfinition de ses schèmes2 de réponse pédagogique. Les effets de formation s’exprimeraient donc triplement dans : l’annexion d’un champ de savoirs inexplorés ; la redéfinition des gestes au regard des contraintes, moyens et buts que les enseignants se donnent à eux-mêmes (Goigoux, 2007) ; et la modification des représentations et jugements initiaux.
- 3 Au sens piagétien, l’accommodation est un processus consistant en une modification de schémas de p (...)
5La formation construite dans une logique d’accommodation3 avait pour objectif d’amener les enseignants à ajuster leurs pratiques et gestes professionnels en se référant non pas seulement à leur intuition et à leurs savoirs d’expérience, mais également à des savoirs scientifiques. Elle s’est inspirée de la démarche « Analyser, concevoir, réaliser, évaluer » (ACRE : Ardouin, 2003) et a engagé des enseignants volontaires sur plusieurs temps (entre octobre 2017 et mars 2018).
- 4 Dans un évident souci d’éthique, seuls des supports destinés aux enseignants sont repris. L’outil (...)
6Le premier temps (c’est-à-dire analyser) a été consacré à un « focus group » (complété d’entretiens individuels) cherchant à susciter – par l’expression de pensées « divergentes » – une réflexivité sur les pratiques. Les objectifs y étaient ainsi, pour les formés, d’être placés en situation de déséquilibre et de conflit cognitif pour faire émerger un besoin de formation, et, pour le formateur, de cerner les pratiques, les représentations et les attentes afin de formuler un « mythe rationnel » d’intervention prenant appui sur l’existant. Le deuxième temps (concevoir) visait in fine une conceptualisation de nouveaux schèmes pertinents à partir des savoirs neuroscientifiques. La première phase de ce temps a permis de tisser les liens concrets entre sciences et « ordinaire de la classe » en traitant notamment : 1) de la plasticité cérébrale en lien avec le principe d’éducabilité cognitive ; 2) des types d’attention, de leurs inhibiteurs et facilitateurs (par exemple état affectif, contexte…) ; 3) de la flexibilité cognitive et de l’inhibition des heuristiques de réponses (réponses automatiques) ; et 4) de la mémorisation en tant que process structuré suivant différentes phases (encodage, stockage, restitution), avec une attention accrue portée à la charge cognitive des activités en mémoire de travail, et aux stratégies efficaces d’encodage et de restitution dans le quotidien de la classe. Chaque concept écartait à son tour les représentations partagées mais erronées que sont les neuromythes (Pasquinelli, 2015). La seconde phase a permis l’expression d’une pensée « convergente » – autour de la réalisation d’un outil d’observation (voir annexe 4) – liant les concepts développés et des tâches pour l’observation (celles-ci étaient essentiellement issues de l’ouvrage Découvrir le cerveau à l’école de Rossi, Lubin et Lanoë, 2017, et du M@gister associé)4. Une expérimentation accompagnée (réaliser) de l’outil dans les classes (de la grande section au CE2) a ensuite été menée et les observations ont été analysées, cette phase ayant pour finalité un ancrage des objets de formation dans le vécu, une stabilisation des acquis par un passage conscient de la théorie à la pratique. Enfin, le dernier temps (évaluer) a été celui de l’évaluation de la pertinence de l’outil et de l’expression des ressentis professionnels par un retour réflexif visant une « rééquilibration », et s’est opéré dans des discussions informelles puis des entretiens.
7À la suite du focus group, des entretiens individuels semi-directifs de durées comprises entre vingt et quarante-cinq minutes ont été menés en octobre 2017 puis à l’issue de la formation en avril 2018, auprès de douze professeurs des écoles. Les enseignants ont été amenés à s’exprimer dans une construction libre et discursive de la pensée. La pertinence des questions posées a été mesurée au cours des entretiens, au regard de l’évolution de l’objet de recherche, amenant à certains ajustements et enrichissements du guide d’entretien (voir annexe 2 – validités de reliance et de signifiance). L’objectif des entretiens terminaux était d’évaluer les influences des actions de formation, de cerner les changements de discours, les redéfinitions de représentations, de gestes et de tâches (c’est-à-dire le développement professionnel) et également d’engager le formé dans une analyse réflexive de sa pratique.
8La méthode d’analyse des données textuelles (ADT) mobilisée a été transversale et thématique dans un processus itératif et circulaire (Bardin, 2007). Après la transcription des entretiens, une première lecture flottante a permis aux principaux thèmes d’émerger. Nous avons notamment cherché à repérer : la singularité des jugements et la manière d’appréhender les situations de difficulté ; la réflexivité sur les pratiques de repérage et d’observation et les apports mobilisés à cet égard ; la connaissance du domaine de la cognition et des neurosciences (les autres thèmes sont repris en annexe 3). Une fois ce premier codage effectué, nous l’avons affiné par éclatement des premières catégories afin de dégager des « unités de signification […] isolables » (Bardin, 2007, p. 136). Les entretiens ainsi codés, les segments discursifs ont été classés par analogie dans une grille de catégories (qualification) permettant de saisir la portée des occurrences inter-entretiens (quantification). Les principales thématiques ont été reprises pour construire le guide d’entretien de fin de formation.
- 5 Le tableau 1 en annexe 1 reprend les caractéristiques de notre échantillon.
9Le groupe scolaire concerné par cette recherche appartient à l’académie de Lille et est situé en Réseau d’éducation prioritaire renforcé (REP+), dans une ville marquée par une population significativement jeune (29 % de mineurs), un taux de chômage élevé (23 % de la population), ainsi qu’un revenu par habitant situant la majorité dans la catégorie des classes dites « populaires » (Centre d’observation de la société, 2016). Pour ce qui concerne l’enseignement public, l’académie de Lille révèle des résultats faibles aux évaluations nationales, une maîtrise fragile des fondamentaux (lire, écrire, compter), ainsi que des inégalités sociales entre les établissements (IGEN IGAENR, 2006). Notre échantillon5 (n = 12) est constitué de professeurs des écoles titulaires (PE) appartenant au même groupe scolaire. L’âge moyen des PE associés à notre recherche est de 36,5 ans (ET = 7,5). Le plus jeune PE a 24 ans, le plus âgé 46 ans. La répartition par genre est conforme à la moyenne nationale : les femmes représentent 83,3 % de l’échantillon (n = 10). L’ancienneté de service s’échelonne de 2 à 24 ans, avec une moyenne de 13 ans (ET = 7,8) et le nombre d’années dans le niveau de classe s’étend de 1 à 19 ans avec une moyenne de 8 ans (ET = 6).
10L’analyse des entretiens fait émerger les changements initiés en formation, qui revêtent principalement trois dimensions. Tout d’abord une dimension « intégrative » qui révèle un outillage intellectuel et professionnel enrichi par de nouveaux savoirs. Ensuite une dimension « productive » dans laquelle s’expriment des pratiques et gestes professionnels partiellement redéfinis. Et enfin une dimension « expressive » révélée dans les jugements portés sur les élèves qui s’étayent des concepts partagés en formation.
11Un processus d’acculturation construit dans une perspective intégrative est sensible dans l’ADT. Nous le développons ici dans trois directions : 1) intérêt pour le champ de savoirs ; 2) tissage de liens entre monde de l’enseignement et neurosciences cognitives ; 3) connaissances nouvelles « acquises » en formation.
12Cet intérêt est notablement souligné par presque tous les enseignants (n = 11) et prend une consistance discursive selon divers mécanismes d’expression. Certains témoignent, en l’énonçant au passé, de ce domaine qui leur était inconnu (n = 7), passant ainsi d’une position d’« ignorant » à une position de « sachant » :
Je ne connaissais pas, mais maintenant oui. (Nicolas)
13D’autres délaissent avec humour leurs réticences initiales, révélant ainsi quelques mécanismes défensifs levés en formation :
J’ai trouvé ça très intéressant, ça donne presque envie de faire de la recherche [rires]. (Fanny)
Non parce que quand on parle de neurosciences, […] on se dit mais ça doit être super compliqué à mettre en place. On va jamais y arriver [rires]. (Florian)
14D’autres (n = 2) comparent positivement les objets de la formation à des expériences passées et certains (n = 7) soulignent l’intérêt perçu du dispositif par une curiosité appuyée, ceci marquant une adhésion aux objets de la formation :
C’est super intéressant. Il faut que j’apprenne d’autres choses, il ne faut pas que j’en reste là. (Marie)
J’estime que j’ai eu un minimum de formation. Et du coup, là, j’ai une vision positive du truc. (Florian)
15Cette vision positive conduit même certains à souhaiter une formation supplémentaire (n = 4) :
J’ai envie d’en savoir plus, ce serait bien qu’on soit plus formés à ça. (Cyrielle)
16Les enseignants exprimaient, dans les entretiens préformation, leurs difficultés à se projeter professionnellement dans le champ de savoirs (n = 11), pour divers motifs, tels que l’ignorance (n = 3), la méconnaissance (n = 5), le sentiment d’incompétence (n = 1). À l’issue de la formation, les projections d’usage des savoirs semblent s’affirmer et s’inscrire dans les possibles de la pratique professionnelle. L’analyse des entretiens permet de constater une prise de conscience collective de l’utilité des apports neuroscientifiques :
Au final, c’est pas juste un gros mot qui ne nous concerne pas. (Camille)
17Les objets de la formation, perçus comme pertinents, sont majoritairement intégrés comme des objets professionnels à développer (n = 10) :
Ça n’entre dans aucune case, mais ça doit être dans nos têtes. (Hélène)
18Ainsi sont levées résistances et réticences préexistantes. Certains enseignants s’autorisent ainsi des incursions dans des « territoires » qu’ils pensaient être ceux d’autres professions :
On a cette sensation que c’est pour les médecins. Tu te dis que le cerveau c’est pas notre souci alors qu’en fait, si. (Camille)
Peut-être qu’au début je voyais ça comme un empiétement sur le travail de l’orthophoniste, du psychologue ou du neurologue. (Hélène)
19Ces incursions redéfiniraient les frontières de l’action pédagogique de l’enseignant, ce dernier projetant un nouvel ensemble de possibilités d’intervention dans les processus d’apprentissage des élèves. À ce niveau, un couplage entre le maître et la « boîte noire » de l’élève semble s’établir.
20La comparaison entre préformation et post-formation révèle le développement de connaissances parallèlement à l’érosion de certaines autres et quelques points de temporisation émergent. En effet, nos questions font appel à la mémoire des formés et certains (n = 4) pointent des difficultés de rappel :
J’ai compris plein de trucs, mais je n’arrive plus à mémoriser tous les termes. (Fanny)
- 6 Secondarisation : transformation/reconfiguration cognitive consistant à passer d’une maîtrise prat (...)
21Cette mémorisation incomplète témoigne possiblement de connaissances encore parcellaires et/ou d’une secondarisation6 inachevée. D’autres expriment un passage conscientisé de perceptions implicites à des connaissances explicites et verbalisables (n = 4), en soulignant un développement du vocabulaire actif (c’est-à-dire maîtrisé en production) :
C’est vrai que du coup on met vraiment des mots. (Charlotte)
Je faisais des choses instinctivement… là, ça me permet vraiment de mettre des mots… (Élodie)
22L’analyse des données montre également une forme de déstabilisation de certaines connaissances premières concernant les fonctions cognitives (mémoires, attention…), la formation constituant parfois un point de déséquilibre, d’abandon de connaissances antérieures (Bachelard, 1938), ou de modes de fonctionnement non pertinents.
23Certaines connaissances semblent s’être développées, et des moyens supplémentaires sont exprimés par les enseignants formés. Nous extrayons ici deux des principales formes : des moyens de ciblage complémentaires permettant de (se) justifier son action pédagogique ; et des moyens renouvelés de repérage et de discernement utiles dans les pratiques partenariales.
24Diversement exprimés, les nouveaux moyens de ciblage des difficultés cognitives – développés par le biais de l’outil d’observation – aiguillent l’enseignant dans sa pratique de classe, dans sa « gestion » des situations de difficulté :
Savoir des choses supplémentaires, savoir ce que je peux faire en classe pour détecter des petits trucs, pour gérer des élèves qui ont des difficultés. (Cyrielle)
25Ces nouveaux moyens à disposition – outils intellectuels et matériels – favoriseraient le renforcement d’une posture réflexive :
Je vais essayer de me poser plus de questions. (Cyrielle)
26Cette posture réflexive verrait ainsi ses fondements et justifications consolidés par un ancrage dans la cognition (n = 7) :
Grâce justement à ce travail où on cible un peu tout ce qui est mécanismes de mémoire, etc., on arrive à comprendre pourquoi, et à partir de là, on peut déterminer à quel moment on peut intervenir. (Élodie)
27À ce niveau, nous posons l’hypothèse selon laquelle cette consolidation aurait une influence sur la confiance de l’enseignant en son « pouvoir d’agir » :
J’aime bien savoir pourquoi je fais ça et c’est vrai que par moments, ça me manque, donc les neurosciences ça permet aussi de savoir pourquoi tu le fais comme ça et pourquoi tu ne le fais pas autrement. (Hélène)
28La perception d’une capabilité accrue à traiter les situations in situ est exprimée selon trois aspects. Tout d’abord, une possibilité de recourir à des arbitrages nouveaux dans le travail partenarial (n = 6) :
On peut tout de suite analyser et on se dit : Tiens, on pourrait faire ça plutôt que d’appeler l’orthophoniste. (Florian)
29Ensuite, la capacité à formuler des argumentaires plus construits (n = 3) :
Les professionnels sont parfois fatigués de nous voir envoyer les enfants qu’on n’a pas forcément ciblés, ça permet de mieux argumenter par rapport aux besoins. (Hélène)
Avec les orthophonistes, je pourrais exprimer un peu plus précisément les difficultés. (Valérie)
30Ces argumentaires passent notamment par des incursions dans les « formations langagières » d’autres professions (Boutet-Filia, 1976, cité par Dejours, 1995) et la levée de la domination symbolique de ces langages professionnels :
Oui ces mots-là pour eux, c’est de la routine, je pense que le fait qu’on comprenne mieux les mots, ce sera plus simple. (Florian)
31Et enfin est signalée la possibilité de préciser les difficultés repérées, dans les demandes d’aide écrites aux différents partenaires (n = 2).
32Les effets de formation s’expriment dans les discours, notamment au niveau micro de l’activité et dans la réflexivité engagée sur les pratiques et gestes professionnels.
33Les enseignants expriment (n = 11) le fait que le nouvel outil et sa mise en œuvre leur permettent de porter le regard sur la cognition et les fonctions exécutives, les amenant à une redéfinition de la tâche d’observation et de l’activité associée. Ils pointent leur capacité à projeter, imaginer et abstraire des pratiques renouvelées qui pourront être mises en place à la suite du ciblage de difficultés d’apprentissage. Des questionnements proactifs et rétroactifs sur les pratiques s’établissent et constituent le terreau d’une réflexivité pour les formés (n = 7) :
Je fais beaucoup de liens dans ma tête et par rapport à mes pratiques. (Hélène)
Ça me fait tilt dans certaines situations. (Stéphanie)
34Ces redéfinitions des tâches d’observation/évaluation sont parfois liées dans les discours aux compromis opératoires inhérents à la tenue de la classe pendant la mise en place de l’outil d’observation, mais seules quelques occurrences dans les douze entretiens terminaux sont relevées. De fait, ces compromis opératoires sont essentiellement centrés autour de trois problématiques :
- de temps (personnel et de classe, n = 3) : « Je trouve ça très intéressant, mais ça prend du temps » (Fanny), « Il faut que je prenne le temps de le faire » (Marie) ;
- d’organisation des passations (n = 1) ;
- d’espace disponible (n = 1) : « C’est difficile, il faut de l’espace pour les séparer, pour qu’il n’y ait pas le fait de regarder » (Stéphanie).
35Des redéfinitions de gestes professionnels (Bucheton et Soulé, 2009) de pilotage, de tissage et d’étayage intégrant les nouveaux savoirs sont exprimées. Le tissage s’affine d’un côté par la prise en compte, dans les interactions verbales élève/enseignant, des mécanismes d’inhibition et de flexibilité cognitives :
La capacité de changer d’une activité à l’autre et de ne pas rester dans la première activité quand on passe à la deuxième, je sais que maintenant je le dis vraiment. (Stéphanie)
36Et de l’autre, par la prise en compte des contexte et capacité d’attention à la base de toute situation de communication et d’apprentissage :
Je vois qu’avec certains il faut que je vérifie vraiment qu’on soit en communication avant d’expliquer. (Hélène)
37La nécessité du pilotage fait également l’objet d’une réflexivité accrue :
Est-ce qu’on est pas entrés trop vite ? Est-ce qu’on a bien repositionné les choses, donné du sens ? (Hélène)
38Le concept d’étayage est lui abordé dans des dimensions globales ou plus précises. Nous retenons deux de ses fonctions les plus souvent exprimées. D’une part, la « réduction des degrés de liberté », intervenant dans la surcharge cognitive des élèves semblant avoir un faible empan mnésique, est prise en compte :
Maintenant, je sais qu’il y a trop de choses dans la consigne, il faut leur donner une consigne plus courte et une seule chose à faire. (Cyrielle)
39Et d’autre part, le « maintien de l’orientation » – nécessaire à un engagement actif dans le processus d’apprentissage – est également cité :
Je me suis dit, il faut vraiment que je fasse plus attention […] à bien le recentrer sur son activité, je pense que du coup, je prête plus attention à certains petits indices. (Élodie)
40On remarque notamment que chez la plupart des enseignants (n = 9) ces adaptations de gestes professionnels au fonctionnement cognitif observé conduisent à des projections de pratiques pédagogiques différenciées.
41L’action de formation a eu une fonction heuristique en permettant de renouveler l’analyse des situations de difficulté, et d’ouvrir la réflexion sur la pertinence de certaines justifications relevant parfois du stéréotype :
Déjà un autre regard sur l’enfant, et, c’est très réducteur ce que je vais dire : il ne sait pas répondre, c’est qu’il n’a pas écouté. Et en fait dans cette formation, je me rends compte que non, il ne sait pas répondre parce qu’il y a dix mille choses derrière. (Valérie)
42De plus, nous pouvons notablement souligner que les jugements des enseignants dans la caractérisation des élèves en situation de difficulté se sont modifiés et ont évolué vers une plus grande prise en compte des singularités, rendant le recours à la norme moins fréquent (de n = 4 à n = 1) ; la mauvaise maîtrise des compétences est moins souvent pointée (de n = 4 à n = 1) ; et des jugements de difficulté scolaire tiennent maintenant compte du fonctionnement exécutif (n = 7), alors que cette donnée était complètement absente des discours préformation (n = 0). Les objets sur lesquels se portent ces jugements semblent s’être déplacés, modifiant les jugements d’internalité, les schémas d’attribution causale et in fine les jugements des enseignants à l’égard de l’élève en difficulté.
43Cette recherche avait pour objet d’engager les enseignants dans un domaine nouveau, parfois considéré comme un peu abrupt – mais qu’il devient difficile d’ignorer –, et d’en étudier les effets. Le décalage entre neurosciences cognitives, neuroéducation et pratiques de terrain initialement perçu laisse place à une intégration des savoirs ouvrant de nouvelles pistes d’action pour les enseignants. Leur engagement a été suscité par l’utilité pratique de l’outil d’observation dans les situations de difficulté scolaire : utile pour observer quelques expressions du fonctionnement cognitif, utile pour comprendre les points d’achoppement, utile pour redéfinir certains gestes professionnels et agir plus finement au service de la réussite des élèves. Ainsi, nouvellement outillés et conscients des bénéfices de ces acquisitions pour leurs pratiques, ils intègrent, dans leurs discours et leurs analyses des situations, les nouveaux savoirs scientifiques qu’ils associent de manière consciente à des « savoirs en usage ». Ils constatent l’utilité, l’utilisabilité et l’acceptabilité de la neuroéducation et de la psychologie cognitive, redéfinissant ainsi les contours de leur action pédagogique, notamment à destination des élèves en situation de difficulté. Leurs représentations de ces situations, ainsi que leurs représentations du traitement qu’ils sont capables d’en faire, ont évolué. Leur croyance en un nouveau « pouvoir d’agir », les éloignant d’une forme de résignation apprise, dessine un nouveau champ des possibles. Une appétence des enseignants a été suscitée, laissant espérer qu’ils se saisiront de manière pleinement autonome des apports de la neuroéducation.
44Cependant, dans ce cadre particulier de recherche-intervention – dans laquelle nous étions à la fois chercheur et formateur – différentes limites émergent, et constituent des biais qui questionnent la validité externe de la recherche. Tout d’abord l’action de formation s’est opérée, dans un temps court, sur un groupe restreint d’enseignants appartenant à notre cercle professionnel et les modalités singulières de l’interactivité liées au milieu d’interconnaissance ont nécessairement pesé. De plus, dans ce contexte, nous avons choisi une approche didactique – justifiée par le niveau hétérogène de connaissances des formés – plaçant les savoirs théoriques comme un préalable à la construction de pratiques de terrain (sens peu plébiscité en formation continue). Et seule une portion congrue des domaines des sciences cognitives et de la neuroéducation a été abordée en formation – il nous a en effet fallu opérer des choix et des compromis dans l’inventaire des savoirs pertinents. Il est donc possible que notre travail interprétatif ait pu masquer des significations à construire, conduisant à des malentendus sociocognitifs à l’origine de pratiques mal maîtrisées par les formés – qui peuvent être entendus dans le sentiment d’incomplétude des savoirs exprimé par les enseignants. Ensuite, l’objet de recherche s’est bâti synchroniquement à la mise en place du Conseil supérieur de l’Éducation nationale et la nécessité de faire référence au prescrit en formation des enseignants nous amène également à interroger la validité institutionnelle des apports partagés. Et enfin, il semble inéluctable que l’expression de la modification des discours des enseignants ait été influencée par la désirabilité sociale engagée. À ce titre, il est complexe d’attester de la véritable modification des jugements sous-tendus.
45Autant de biais supposés qui mériteraient une réplication de cette recherche qui puisse les contrôler. Toutefois, ces premiers éléments sont engageants et nous permettent d’envisager trois premières orientations de développements dans le champ de la formation continue des enseignants : 1) la production de connaissances appliquées à la formation à la neuroéducation (démarche et transposition didactique des savoirs scientifiques) ; 2) la liaison cognitif/pédagogique dans des ateliers d’analyse de pratiques, pour leur ajustement éclairé par les connaissances scientifiques ; 3) la production de connaissances fondamentales autour des effets de ces nouveaux savoirs sur les processus de professionnalisation et de reprofessionnalisation des enseignants.