1Cet ouvrage de 280 pages comporte cinq chapitres (L’École normale, Le Conseil de l’éducation et la retransmission d’un modèle professionnel progressiste ; Les normes professionnelles à l’épreuve du public étudiant ; Améliorer la qualité des enseignants en exercice ; Promouvoir une image professionnelle favorable ; Enseignants et directeurs d’école face à leurs responsabilités de service social). Il comporte une recension très complète des sources et une bibliographie sélective, un index, une table des illustrations.

2L’ouvrage traite de la professionnalisation de l’enseignement au tournant du 20^e siècle, où la question de la qualité des enseignants agite la société états-unienne. Les importantes évolutions démographiques, économiques, culturelles et politiques, les migrations externes ou internes, la reconnaissance d’un besoin grandissant d’éducation et la limitation du travail des enfants accroissent la demande scolaire envers les écoles publiques du pays. L’auteure s’intéresse à la construction d’un modèle modernisé et professionnel d’enseignants à travers le cas de Chicago, qui offre la particularité du développement précoce et large d’un syndicalisme enseignant ; de l’accueil d’intellectuels, penseurs universitaires majeurs impliqués dans les débats sur l’évolution de l’enseignement ; de difficultés de gestion liées à la forte expansion de son système scolaire et de problématiques politiques et économiques locales. Elle ne propose pas une évaluation a posteriori de l’efficacité de ces processus, mais une histoire des initiatives progressistes visant à élever l’enseignement au rang de profession.

3Le premier chapitre montre l’importance de l’action de directeurs de l’École normale de Chicago qui, pendant 40 ans, ont voulu faire de cette institution le centre de formation des enseignants de la ville afin de faire évoluer le métier vers un modèle professionnel progressiste porté par une philosophie éducative humaniste et démocratique, inspirée notamment de John Dewey. Il montre aussi les freins à leur ambition de professionnalisation constitués par la dépendance financière et administrative de l’institution au Conseil de l’éducation, mais aussi par le décalage entre leurs idéaux et les normes d’entrée dans la profession qui, à l’époque, n’impliquent pas le passage par une école normale. En dépit de ces contraintes et fluctuations, leur ambition s’exprime dans la mise en place d’un programme de formation initiale ainsi que dans la transmission d’un modèle enseignant qui, sans ignorer les impératifs d’efficacité et de compétences, incluent des connaissances et des qualités personnelles émancipatrices.

4Le deuxième chapitre adopte un point de vue qui enrichit les approches habituelles de la professionnalisation en considérant les enseignants en formation comme des acteurs à part entière. En effet le public étudiant qui fréquente l’École normale ne correspond pas en tout point à celui auquel le modèle de formation est destiné. Sur l’ensemble de la période, il s’agit en effet très majoritairement de jeunes femmes. Or le modèle de l’enseignant professionnel élaboré et diffusé par les directeurs (expertise, prise de responsabilité, autonomie ou érudition) relève alors de prérogatives masculines. La présence majoritaire des femmes tend à maintenir une conception essentialiste qui, traditionnellement, identifie plus le métier à une vocation qu’à une profession. Le modèle professionnel, tel que conceptualisé par les chercheurs qui investissent le nouveau champ des sciences sociales, est de fait infléchi.

5Le troisième chapitre fait état de deux dispositifs qui se sont imposés dans la construction de la professionnalité enseignante : la formation continue et la supervision. Avec la première, les réformateurs veulent encourager l’acquisition de nouveaux savoirs et savoir-faire en dehors du temps de travail. La possibilité d’évoluer dans la carrière est une incitation, mais la nécessité d’accroître sans cesse son capital pédagogique est affirmée. Parallèlement est développé un accompagnement pédagogique et professionnel au sein des établissements et sous le contrôle de leurs directeurs. Ces initiatives, parfois freinées par les syndicats, émanent aussi de membres de la profession organisés en associations dont les revues pallient d’éventuels défauts de formation ou de supervision par la transmission de connaissances et de compétences.

6Le quatrième chapitre montre les efforts des enseignants et directeurs d’école de Chicago pour accréditer cette professionnalisation en améliorant leur image professionnelle et en cherchant le soutien moral et financier de la population locale. Leur rémunération et leur considération sont en effet en décalage avec l’ambition de professionnalisation. Enseignants et directeurs partent à la conquête de l’opinion publique pour développer des partenariats. Ils créent pour cela leurs propres organes ou s’appuient sur des médias comme la presse ou la radio. Cette campagne d’information atteste la participation de divers acteurs de l’enseignement au projet de professionnalisation par le biais de la promotion d’une image sociale des enseignants différente de celle que véhicule la société. Elle les présente comme des professionnels possédant les savoirs, savoir-faire ou savoir-être nécessaires à un enseignement de qualité au service du progrès de leurs élèves et, par conséquent, de la société états-unienne.

7Le cinquième chapitre montre les actions d’un groupe professionnel, mixte et pluriethnique, qui s’accrédite par des actions menées hors de l’école et témoignant de son attachement au bien commun. On les voit engagés dans des projets comme l’amélioration de leur quartier, la participation aux collectes de dons ou l’apport d’aide à Thanksgiving ou à Noël dans leur établissement. Même si certains restent en retrait, notamment du fait de contraintes professionnelles ou de l’existence d’autres modèles sociaux en décalage avec celui de professionnels altruistes, un nombre significatif d’enseignants et directeurs de Chicago a participé activement et régulièrement à des initiatives visant à incarner le modèle professionnel promu par divers réformateurs.

8Le processus de professionnalisation décrit fait apparaitre nombre de tâtonnements, car il implique une grande variété d’acteurs aux idées diverses. L’influence directe de l’École normale de Chicago sur les évolutions des métiers est elle-même limitée. Le projet progressiste qu’il incarne ne relève pas de la seule volonté des instances dirigeantes du système scolaire ou de certaines élites, mais d’une construction, à divers niveaux, par l’ensemble des personnels. Il a un caractère composite et complexe qui invite à dépasser le clivage souvent établi par les historiens entre une approche utilitariste de la professionnalisation, supposément défendue par les progressistes administratifs, et une approche plus idéaliste sur laquelle s’appuieraient les pédagogues progressistes.

9Cet ouvrage, très rigoureux, est écrit dans une langue très accessible. La méthodologie plurielle qui est la sienne (l’étude conjointe de discours et de pratiques des différents groupes dans leurs vies étudiantes, professionnelles et sociales) permet de complexifier et relativiser les approches unilatéralement sensibles à la cohérence du concept de professionnalisation ou, à l’inverse, à ses échecs au contact de la réalité. Par-delà son intérêt pour la compréhension d’une période très importante dans l’histoire des États-Unis à travers le développement de leur système éducatif, il éclaire utilement les débats contemporains sur la professionnalisation dans notre pays en prolongeant notamment ceux, pionniers, que Raymond Bourdoncle (1993) lui a consacrés.