Lewin, K. (1967). Psychologie dynamique. Les relations humaines. PUF.
Carbonnel, A. (2021). Produire de l’autonomie. Ethnologie d’un projet de recherche et développement agronomique participatif au Cameroun
Carbonnel, A. (2021). Produire de l’autonomie. Ethnologie d’un projet de recherche et développement agronomique participatif au Cameroun. Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, 266 p. ISBN : 978-2-36781-373-8
Texte intégral
- 1 Centre de coopération international en recherche agronomique pour le développement. Deux terrains (...)
1L’ouvrage de l’ethnologue Anna Carbonnel fait fond sur « un travail de thèse effectué entre 2008 et 2011 engagé suite à un appel d’offre émanant du CIRAD1 » (p. 34-35).
2Il rend ainsi compte de l’étude d’un projet de recherche et développement agronomique participatif au Cameroun, avec pour objectif explicite une montée potentielle en généralité vers une meilleure compréhension de ce que la présence de l’ethnologue fait aux terrains, aux stratégies de développement et aux évaluations de projets dans pareil cas. Le texte est entrecoupé d’extraits de journal de terrain et illustré de photographies prises par l’auteure.
3Le propos s’ouvre par une subversion – fortement heuristique – d’un célèbre proverbe chinois que chacun reconnaitra, conçu pour vanter les mérites de l’apprentissage :
Ne nous donnez pas du poisson
Ne nous enseignez pas comment pêcher
Demandez-nous si nous mangeons du poisson. (p. 9)
4Par la brèche ainsi créée, filtre et se dessine un principe de théorisation, de compréhension et d’action pertinente et réflexive in situ que la démarche de Recherche-action en Partenariat (RAP) au cœur de l’ouvrage doit permettre d’incarner : l’autonomie ne s’impose pas de l’extérieur sans tenir compte de la vie concrète des personnes et de leurs inspirations, elle n’émerge pas non plus de la seule intériorité desdites personnes et indépendamment des mouvements et évolutions d’un monde globalisé, elle se (co-)construit au quotidien en articulant de manière dialectique ses diverses composantes.
5L’introduction (p. 15-36) permet à l’auteure de rappeler rapidement l’historique du projet étudié, et la manière dont il s’inscrit dans un moment particulier de l’histoire économique camerounaise et des bouleversements qui ont frappé ce pays dans ce domaine au cours des dernières décennies. Pour faire face, ledit projet est orienté autour de « trois grandes thématiques transversales : la dynamique des exploitations et la durabilité des systèmes de production, la valorisation des systèmes agricoles, et l’organisation des acteurs et des services aux producteurs » (p. 16-17).
6On l’aura compris, chacune de ces dimensions questionne à sa manière la formation : il s’agit de passer des intentions et des théories à leurs saisies et valorisations pratiques par ceux qui en ont besoin pour développer leurs activités. L’auteure argumente et borne également d’emblée son choix de mobiliser le terme d’ethnies pour désigner les deux populations auprès desquelles le projet et l’enquête se déploient, à savoir les Bamiléké et les Mbô, et à les présenter succinctement. Leurs pratiques piscicoles – et la manière dont des actions sont mises en œuvre pour permettre la saisie des avancées de la recherche agronomique par les acteurs visés – sont en effet au cœur de l’ouvrage. Carbonnel précise enfin l’importance que la réflexivité éthique tient dans sa démarche.
7Le premier chapitre (p. 37-80) permet à Carbonnel de brosser pour son lectorat le panorama du contexte scientifique dans lequel son travail de recherche s’inscrit et des problématiques de la recherche participative auxquelles il se confronte. La démarche s’inspire ainsi des travaux séminaux de Kurt Lewin (1967), mais en enrichit aussi les perspectives au contact des problèmes concrets que les politiques de développement rencontrent dans « le Sud ». L’auteure montre bien comment, comme un choc en retour, le contact avec le terrain amène le sujet ethnologue engagé dans une RAP à se questionner sur la légitimité même de sa présence et de ses interventions en général, et au moment de l’évaluation de ladite RAP en particulier. Comment, alors, estimer la mise en œuvre ou non par les populations partenaires des formations réalisées lors du déroulement du projet, et donc juger de l’effectivité ou non des transferts de compétences visés ? L’auteure insiste ici sur l’importance décisive de l’adoption d’une posture bifide et complémentaire d’interdisciplinarité et d’autoréflexivité de la recherche sur elle-même.
8Le deuxième chapitre (p. 81-174), dédié à l’étude des interactions locales ayant jalonné l’histoire du projet étudié est de loin le plus massif. Il comporte à ce titre de très nombreuses sous-sections, à la richesse desquelles il est sans doute impossible de rendre justice dans les seules limites de cette note critique. Les trois idées centrales nous paraissent néanmoins y être les suivantes : on ne cherche jamais trop à identifier et à comprendre au mieux les objectifs et contraintes qui informent la conduite des acteurs par la perception qu’ils en ont (p. 103-110) ; le déploiement d’un tel projet ne peut se comprendre et s’évaluer convenablement qu’en prenant en compte l’ensemble de son histoire en général et des différences de perceptions d’un objet commun qui la jalonnent en particulier ; le dialogue et les tensions entre les dispositifs mis en place et les évènements qui surviennent dans la mise en œuvre de tels projets recèlent de puissantes vertus heuristiques (p. 170-174).
9Le troisième chapitre (p. 175-214) est consacré à l’analyse des adaptations auxquelles la RAP, et à travers elle la personne qui mène la recherche, doivent consentir et qu’elles doivent s’approprier pour prendre substantiellement pied sur un terrain et dans un projet. On y trouve ce qui est pour nous la section où le thème annoncé par le titre principal de l’ouvrage est le plus directement traité, « Des apprentissages pour un changement vers l’autonomie ? » (p. 175). Ce que Carbonnel rend alors sensible, ce sont d’une part les fréquents décalages entre les volontés des chercheurs et celles des producteurs (le garde-fou éthique étant alors indispensable), et d’autre part le fait que – comme l’autonomie ne s’instaure de manière descendante ni ne surgit ex nihilo – le point nodal des RAP dans le domaine du développement est sans doute la compréhension des conditions nécessaires à une réception optimale permettant les apprentissages du côté des individus et des collectifs accompagnés.
10La conclusion (p. 215-222) permet à l’auteure de synthétiser son propos et d’insister en particulier sur deux points en forme de boussole et de cartes pour évoluer dans le territoire de la RAP :
Cette co-construction locale doit favoriser l’acceptation et l’adoption de la technique proposée et par conséquent, le changement et l’innovation. (p. 215)
Les réflexions universitaires et celles des institutions de développement suivent un chemin analogue, mais en sens inverse. (p. 222)
11Suivent une riche bibliographie (p. 223-232), des annexes (p. 233-252) dont les plus stimulantes à consulter sont de nouveaux extraits du journal de terrain de l’ethnologue, et enfin un glossaire des sigles et acronymes mobilisés dans l’ouvrage (p. 253-254) qui dans notre cas s’est révélé bien utile au fil de la lecture et de la progression du propos.
12Deux tensions fécondes nous paraissent traverser l’ouvrage de part en part, comme autant de supports potentiels à ce que nous envisageons moins comme une volonté de critique du propos de l’auteure que comme des pistes de discussions fécondes.
13La première se déploie entre ce que serait la sémantique d’une production de l’autonomie (présente dans le titre et souvent apanage des discours critiques de la part normative de l’idéal d’autonomie) et celle de l’empowerment et de l’émancipation.
14La deuxième touche à la possible compréhension de la globalisation comme double mouvement complexe de désoccidentalisation politique et d’occidentalisation culturelle du monde. Selon cette interprétation, l’autonomie constitue à terme un défi anthropologique qui, peu à peu, s’impose à toutes et tous. S’agit-il donc d’apprendre à l’apprivoiser ou d’apprendre à lui résister ?
15L’une des critiques récurrentes de l’idéal d’autonomie depuis Kant vise ce que serait son fort degré d’abstraction. À l’inverse, il semble difficile de nier qu’il y ait une quotidienneté pratique de l’autonomie qui nous la rend précieuse, plus encore, sans doute, quand nous la voyons se restreindre. Entre ces deux pôles polémiques et problématiques se tend un fil étroit du travail en sciences humaines et sociales, sur lequel la progression est souvent ardue. Nous ne saurions que trop recommander la lecture de l’ouvrage d’Anna Carbonnel comme bagage à qui souhaite néanmoins s’y risquer.
Notes
1 Centre de coopération international en recherche agronomique pour le développement. Deux terrains postérieurs plus brefs au Burkina Faso et au Cameroun, ainsi que nombre d’échanges informels notamment par voie numérique, sont aussi mobilisés (p. 43-44).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Camille Roelens, « Carbonnel, A. (2021). Produire de l’autonomie. Ethnologie d’un projet de recherche et développement agronomique participatif au Cameroun », Recherche et formation [En ligne], Notes critiques, mis en ligne le 04 juillet 2022, consulté le 22 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/7432
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page