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Débats & controverses

Professionnalisation et évaluation : de nouvelles perspectives de recherche

Professionalisation and evaluation: new research perspectives
Pascal Roquet
p. 91-102

Notes de la rédaction

La rubrique « débats et controverses » a pour intention d’explorer les enjeux théoriques, méthodologiques ou pratiques et de nourrir le dialogue et la réflexion autour d’interrogations vives de la recherche, de problématiques émergentes ou de nouveaux terrains d’enquête de l’activité de chercheur.e. Le présent texte de Pascal Roquet met en débat les articles du numéro thématique 93 avec lesquels il entre en discussion. Ce numéro est disponible en ligne sur le site de la revue : <https://journals.openedition.org/rechercheformation/5953>.

Texte intégral

1Questionner les processus d’évaluation dans la formation des enseignants n’est pas novateur en soi, mais tenter de relier cet ensemble de démarches théoriques et méthodologiques et de pratiques professionnelles sous l’angle de la professionnalisation, aiguise à la fois la curiosité intellectuelle, l’intérêt scientifique et permet d’explorer la diversité des pratiques éducatives et formatives.

2La cohérence conceptuelle et méthodologique des articles et la finalité scientifique déclarée par les coordonnateurs de ce numéro thématique sur l’évaluation de la professionnalisation dans la formation des enseignants seront explicitées dans un premier temps ; ce qui permettra, dans un second temps, d’ouvrir le débat sur deux registres qui à la fois questionnent les points aveugles, les zones de tensions de cette thématique et mettent en dialogue d’autres champs de pratiques en éducation et formation.

3Le premier registre renvoie à des allants de soi sur la conception de la professionnalisation, tant sur le plan scientifique que sur le plan du développement professionnel, évoqués dans les différentes contributions : un consensus se formalise autour d’une vision commune de la professionnalisation. Cette position est discutable car la professionnalisation possède de multiples facettes qui engendrent des postures et des démarches de recherche tout à fait hétérogènes. Nous reviendrons sur cette unicité du discours présenté en confrontant d’autres « faces » de la professionnalisation.

4Le second registre vise à compléter le regard porté sur ces processus décrits et analysés dans la formation des enseignants en les confrontant aux processus repérables en formation des adultes. Il ne s’agit en aucun cas d’introduire une dimension comparative, mais de mieux cerner les enjeux contemporains de l’évaluation de la professionnalisation en y pointant des éléments communs et des points de différenciation.

5Pour notre part, ces deux registres seront prolongés à partir d’une perspective de recherche qui introduit la question des temporalités dans l’analyse des processus de professionnalisation (Roquet, 2010, 2012, 2018). La conflictualité temporelle entre temps court et temps long permet de mieux saisir les parcours de professionnalisation des apprenants – sur la base de temporalités individuelles – et les dispositifs de professionnalisation, rattachés à des temporalités institutionnelles.

1. La professionnalisation en évaluation : une articulation entre un questionnement d’acteurs, un questionnement de recherche et un dispositif méthodologique

6Ce qui est recherché dans ce dossier, notamment à travers son premier article introductif intitulé « L’évaluation de la professionnalisation dans la formation des enseignants » (Bodergat, Wittorski et Wentzel), est d’évaluer précisément le processus de professionnalisation de la formation en ciblant les espaces vides de l’évaluation institutionnelle et ses conséquences pour la communauté des praticiens de l’enseignement. La notion de « face cachée » est avancée pour décrire, définir ces démarches évaluatives. Dans cette perspective, ce sont les écarts entre les objectifs de professionnalisation décrits par les institutions formatives et les résultats évaluables qui sont remis en question. Une « face occultée » confirme l’absence de réflexion sur la construction de la professionnalité du professionnel à former, tandis qu’une « face noire » contribue à instaurer une pression évaluative bureaucratique et technocratique laissant ainsi peu de place à la réflexivité et au développement professionnel des acteurs. Ce premier trait se trouve renforcé par une dimension formative invisible : celle des apprentissages issus d’activités non normalisées, informelles, qui échappent en quelque sorte aux programmes officiels. Cette « face méconnue » prend corps sur des savoirs ou des compétences relationnelles ; elle est explorée à partir d’indicateurs que le chercheur construit de par son approche conceptuelle et sa démarche méthodologique. Cet effort de précision se retrouve autour de l’identification d’une « face inattendue » croisant les résultats recherchés par l’institution et l’évaluation des activités des personnes en situation formative. En complément du dévoilement de ces différentes faces de la professionnalisation, une dimension évaluative est particulièrement ciblée : l’auto-évaluation et son importance essentielle dans le champ du développement professionnel. Cet enjeu participe, pour notre part, à une réflexion plus approfondie sur la construction temporelle de la professionnalité croisant parcours professionnel et offre de formation institutionnelle.

7Ces intentions recherchées par les auteurs de ce dossier se confirment ensuite dans les quatre articles proposés et l’entretien restitué. Joliat et Arcidiacono dévoilent, dans leur contribution intitulée « Les “pratiques robustes” de rédaction du mémoire à la HEP-BEJUNE : une question de posture d’écriture ? », trois formes de tensions liées au processus de production de l’écriture du mémoire. Sur quel processus évaluatif repose le mémoire professionnel : évalue-t-on le produit finalisé ou le dispositif de professionnalisation ? Quel rôle est attribué au statut de l’écriture : une fonction de présentation d’une pensée ou celle d’une trace d’un acte de réflexivité professionnelle ? Enfin, quels sont les effets identitaires de la production du mémoire : un rapport au monde particulier ou la preuve de la construction d’une socialisation professionnelle ? Tout en répondant à l’ensemble de ces questions, la notion de « pratique robuste » est mise en avant afin d’expliciter le caractère réussi de l’écriture d’un mémoire. Le recueil de données établi (un échantillonnage représentatif de 48 mémoires analysés sur 351 mémoires produits entre 2004 et 2011) garantit la fiabilité des résultats. Trois postures d’écriture – posture autogénique, posture professionnelle, posture critique – et une posture qualifiée d’émergente – la posture de compilateur – se dégagent de l’analyse. Néanmoins, si l’argumentation produite par les auteurs permet de caractériser une pratique robuste par une écriture performative d’acteur professionnel (Cros, 2011), elle n’éclaire pas suffisamment la compréhension des impacts formatifs et professionnalisants sur le public formé ainsi que l’identification des parcours de professionnalisation à travers l’écriture du mémoire professionnel.

8L’article de Tali et Marcel, « Formation hybride et apprentissages professionnels des enseignants spécialisés », vise à expliciter la construction de gestes professionnels spécifiques des enseignants dans le cadre de l’accompagnement des élèves en situation de handicap, et à circonscrire le cadre d’une formation hybride à partir d’une enquête réalisée en 2013 et 2014. La démonstration d’une réorganisation des savoirs professionnels autour du déploiement de gestes d’adaptation lors de la formation hybride est l’intérêt principal de cette contribution. Cette transformation adaptative des pratiques professionnelles enseignantes concourt à enrichir le processus de professionnalisation, par le développement d’une posture réflexive et la diffusion de nouveaux savoirs dans la communauté éducative. Le repérage de ce développement professionnel dans un contexte de formation hybride renvoie à la définition des conditions d’évaluation des pratiques enseignantes dans un cadre formatif spécifique, sans que les résultats produits apportent des réponses précises dans un contexte formatif mouvant.

9La contribution de Wentzel et Pasche Gossin, « Entre l’analyse et l’évaluation d’un dispositif de formation des enseignants : une continuité possible dans l’aide à la décision », enrichit la compréhension des processus de professionnalisation des étudiants en formation et questionne en profondeur l’utilisation d’un processus évaluatif par les acteurs décisionnaires. Inscrite dans le cadre d’une formation par l’emploi en alternance dans les Hautes Écoles pédagogiques, la réalisation d’une enquête par questionnaires auprès des acteurs concernés (les étudiants de troisième année, les formateurs et les mentors) a confirmé la qualité de l’alternance intégrative dans le cadre d’une professionnalisation vécue. L’accompagnement, le sentiment d’appartenance et de reconnaissance du groupe professionnel, l’implication dans la vie institutionnelle, le sentiment d’efficacité en situation de responsabilité solidifient l’engagement professionnel des futurs enseignants dans leur mission éducative. À cette dimension professionnalisante, les auteurs ajoutent une analyse sur le rôle de l’évaluation dans le cadre de la prise de décision (De Ketele, 1993). Si l’articulation entre professionnalisation et évaluation est suffisamment décrite et définie dans l’article, les effets de celle-ci sur les acteurs eux-mêmes apparaissent plus flottants ou tout du moins appelés à se révéler au travers « des tensions éthiques dans l’évaluation de dispositifs ».

10Le dernier article de Maulini sur le concept d’efficacité apporte des éléments supplémentaires de réflexion. Dans l’évaluation des apprentissages professionnels, la définition des contenus et des objectifs de formation renvoie à la question de l’efficacité des formations ; aussi les conflits d’efficacité renseignent-ils sur les formes de rationalités mises à l’épreuve (fantasmée ou limitée) et les faux-semblants exposés ? Qu’évalue-t-on finalement : les signes extérieurs de prestige ou la qualité réelle du travail accompli ? La forme conclusive de l’article met en exergue le contenu même de l’efficacité dans un processus d’évaluation des métiers de l’éducation et de la formation : comment répondre au besoin pédagogique d’efficacité ? Comment concilier autonomisation des pratiques professionnelles et responsabilité sociétale ? Ces deux questionnements interpellent directement la construction spécifique des savoirs professionnels enseignants et leur diffusion au sein même de leur groupe professionnel et de leurs dispositifs de formation.

11Enfin, l’entretien réalisé auprès de Richard Wittorski par Jean-Yves Bodergat et Bernard Wentzel actualise le débat autour « des rapports étroits entre évaluation et professionnalisation ». Il précise les impacts de la pression évaluative sur les trois types de logiques de professionnalisation (professionnalisation des individus, professionnalisation des activités, professionnalisation des organisations) définies par Wittorski (2011). La recherche de l’efficacité à court terme, corrélée à une normalisation de la culture du résultat, accentue le développement de nouvelles modalités d’évaluation en formation qui mixent « l’hétéro-évaluation (évaluation externe), l’auto-évaluation et l’analyse de l’activité donnant une place plus importante à l’individu lui-même dans les processus d’évaluation et de coévaluation » (p. 75). Aussi, si la face cachée de l’évaluation reste protéiforme, elle renvoie à un décryptage affiné des intentions non explicites des dispositifs d’évaluation proposés aux individus en formation. La formation des enseignants offre un champ d’analyse adéquat pour étudier ces transformations visibles et invisibles qui traversent également d’autres secteurs professionnels (travail social, médico-social, santé, etc.).

12Ces contributions proposent donc des passerelles entre des approches conceptualisées de la « professionnalisation en évaluation », souvent en lien avec des dispositifs méthodologiques « robustes » questionnant les pratiques d’acteurs professionnels.

2. Les approches plurielles de la professionnalisation

13Le cadre d’une définition sociologique de la professionnalisation, qui repose sur le passage des occupations aux professions (Wilensky, 1964) avec pour caractéristique principale la recherche d’autonomisation professionnelle, à travers « le passage des connaissances empiriques aux connaissances scientifiques » (Wittorski, 2005, p. 15), n’est pas objet de discussion dans le dossier. Cette définition renvoie à une tradition anglo-saxonne qui apparaît beaucoup plus multiforme (Roquet, 2012). La professionnalisation se réfère également au processus d’apprentissage et de développement professionnel qui peut transformer l’individu en un bon professionnel ; cette conception renvoie à la figure de l’expert qui bénéficie d’une reconnaissance professionnelle par la spécialisation de son savoir, de son professionnalisme (Freidson, 2001). Aussi, au-delà du sens de l’autonomie professionnelle (Demazière, 2009), la professionnalisation recouvre un ensemble conséquent d’activités professionnelles et peut, à l’opposé, aboutir à un mouvement de déprofessionnalisation avec une perte d’autonomie et de prestige des activités professionnelles (Roquet et Wittorski, 2013). Par ailleurs, le passage occupation/profession s’inscrit dans une dimension plus large de la professionnalisation, marquée par une construction historique de modèles professionnels, notamment pour les professions établies, ancrés dans des processus éducatifs, formatifs, qui fondent la légitimité de l’exercice d’une activité.

14Les rapports entre formation et professionnalisation se définissent essentiellement à partir de trois modalités : la professionnalisation comme constitution des professions, la professionnalisation comme la mise en mouvement des individus dans des contextes de travail flexibles, la professionnalisation comme fabrication d’un professionnel par la formation en lien avec la recherche d’une efficacité et d’une légitimité plus importante des pratiques de formation (Wittorski, 2011, p. 6). Cette dernière modalité se caractérise par des types d’apprentissages en formation d’adultes à partir de combinaisons de trois formes de savoirs : les savoirs théoriques transmis de façon académique, les savoirs professionnels et les savoirs empiriques, acquis par l’expérience, ou encore les savoirs d’action, acquis dans le cadre d’activités formatives et professionnelles spécifiques. Ces savoirs peuvent se distinguer ou se combiner (Barbier, 1996), se traduire par des modes formalisés dans des programmes de formation ou des modes plus informels de transmission de savoirs (autoformation, apprentissage par les pairs, etc.). Cette trilogie renvoie à la fois à la transmission des modes d’apprentissage d’une activité professionnelle et à son intégration dans le mode d’organisation du groupe professionnel. En créant des dispositifs éducatifs, formatifs, la professionnalisation s’engage dans un processus de reconnaissance sociale et professionnelle qui fonde la légitimité de l’exercice d’une activité professionnelle. Dans cette perspective macro-temporelle de longue durée, ce sont des modèles d’apprentissage qui se construisent sous différentes formes : scolaire, en alternance, en situation de travail.

15Dans le cadre des professions de l’éducation et de la formation, les travaux de Bourdoncle (2000) ont bien mis en évidence quatre dimensions de la professionnalisation : la professionnalisation de l’activité (l’universitarisation de la formation professionnelle), la professionnalisation du groupe exerçant l’activité (la création d’associations professionnelles par exemple), la professionnalisation des savoirs (la socialisation professionnelle) et la professionnalisation de la formation. Les contributions de ce dossier éclairent les deux dernières dimensions de ce processus, sans aborder la dimension sociétale et internationale de la professionnalisation des métiers de l’éducation et de la formation comme annoncé dans l’article introductif de ce dossier − les articles se référant à des contextes locaux très situés (France, Suisse). L’universitarisation de la formation des enseignants s’est construite avec le déploiement des pratiques évaluatives, recherchant ainsi à relier qualité de la formation et résultats scolaires. Le développement de la recherche en formation (la production des mémoires, etc.) et la construction de référentiels de compétences propres au travail des enseignants ont été les marqueurs de cette évolution. Cette face visible de l’évaluation se double d’une face plus cachée : celle du choix des référentiels, des programmes d’études prescrits, du curriculum (Forquin, 2008). Ces programmes s’inscrivent dans une nouvelle étape d’un objectif institutionnel de rationalisation des pratiques professionnelles.

16Cet angle d’analyse est peu exploré dans le contenu des articles car il renvoie à une problématisation macro-sociétale de la professionnalisation. Par ailleurs, si l’alternance éducative se caractérise par son caractère professionnalisant, il n’en demeure pas moins que l’expérience des stages en formation et celle du remplacement professionnel ne produisent pas d’effets identiques sur l’apprentissage professionnel et questionnent la diversité des savoirs efficients. Dans ce sens, ces savoirs professionnels sont la source de tensions entre les différents acteurs professionnels et « correspondent à des constructions sociales enracinées dans des traditions socioprofessionnelles, des cultures intellectuelles et scolaires locales, des hiérarchies entre disciplines et champs » (Tardif et Borgès, 2009, p. 134). Les repérer et les analyser au cœur des dynamiques de professionnalisation participent à dépasser le cadre d’une définition générique articulant professionnalisation des individus, professionnalisation des activités et professionnalisation des organisations. La recherche de l’autonomie professionnelle va de pair avec cette transformation des savoirs professionnels. Aussi, le dévoilement de « faces cachées » de la professionnalisation introduit de nouvelles perspectives en réinterrogeant les liens entre formation initiale et professionnalisation. La formation des enseignants ne se réduit pas à une recherche permanente d’efficacité formative ; elle s’enrichit par le décryptage des conceptions de la professionnalisation mettant en lien la complexité des apprentissages professionnels dans des situations de travail, et la variabilité des contextes éducatifs marqués par l’incertitude des résultats acquis et l’imprévisibilité des comportements humains.

3. La formation des enseignants et la formation des adultes : une professionnalisation revisitée

17Il est indéniable que les travaux de recherche sur la formation des enseignants et ceux en formation des adultes se sont accrus depuis les années 2000 et se rejoignent souvent sur un triple constat (Maubant et al., 2011, p. 3) : le développement d’une identité enseignante et la reconnaissance d’une professionnalité enseignante, l’enjeu d’une professionnalisation et la nécessité d’un apprentissage professionnel dans la formation des enseignants, l’existence de différents espaces-temps de formation portés par différents acteurs diffuseurs de savoirs. En quelque sorte, l’apprentissage professionnel se construit dans différentes situations formatives et dans cette perspective les apports de la formation des adultes ne sont pas négligeables. Les apprentissages expérientiels d’adultes (Kolb, 1984) se repèrent de plus en plus dans des contextes et des situations professionnelles toujours plus variées. Bourgeois et Nizet nous le rappellent ainsi par une définition de l’apprentissage en situation de formation qui « se distingue de l’apprentissage informel précisément en raison de son caractère systématique, intentionnel et séquentiel » (2005, p. 36). Les cadres théoriques mobilisés peuvent recouvrir un champ large : à titre indicatif de l’ergonomie du travail à la didactique professionnelle ou de la didactique des savoirs professionnels. Aussi, les formations en situation de travail sont de plus en privilégiées et valorisées dans le champ social et politique. Elles trouvent leur reconnaissance dans la promulgation des lois sur la formation professionnelle en France. Dans ce cadre, les périodes de mise en situation en milieu professionnel (PMSMP) ont été précisées dans le cadre de l’article 20 relatif à la formation professionnelle de la loi du 5 mars 2014 et l’action de formation a été définie dans l’article L6313-2 du Code du travail comme « un parcours pédagogique permettant d’atteindre un objectif professionnel qui peut s’effectuer en présentiel, à distance ou en situation de travail », formulation reprise dans le cadre de loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

18Cette évolution juridique questionne les pratiques professionnelles des formateurs et engendre des transformations notables dans l’ingénierie de formation autour de ce que l’on peut qualifier d’ingénierie des parcours professionnels. Si la visée professionnalisante de la formation des enseignants est bien recherchée, si le recours à l’alternance est un mode de formation assumé dans les dispositifs de formation, il n’en demeure pas moins que les différents processus de construction de l’ingénierie des parcours professionnels ne sont pas étudiés en profondeur. Ces usages de la formation en situation professionnelle renvoient à des formes de tensions entre des temporalités définies par l’urgence visant l’efficacité des effets de la formation professionnelle sur le retour à l’emploi et l’évolution des carrières individuelles, et des temporalités plus longues favorisant la qualification professionnelle, le développement professionnel ou l’épanouissement personnel (Roquet, 2018). Entre la professionnalité émergente de l’apprenant et son développement professionnel, ce sont des espaces à saisir et à combler pour qu’une véritable ingénierie puisse se développer en articulant au plus près les besoins de formation des futurs enseignants.

19Dans la continuité de notre argumentation, les liens entre l’ingénierie de la professionnalisation et l’évaluation formative renvoient à une logique conflictuelle qui attribue souvent à « la réflexion sur l’action professionnelle et à son évaluation formative et formatrice » et à « la valorisation des signes d’intériorisation personnelle plutôt que de conformité aux attendus » (Beckers, 2010, p. 160), une possibilité de contrecarrer la contrainte évaluative institutionnelle. Cette tension résulte certes « d’une face occultée » voire « d’une face noire » de l’évaluation mais renvoie essentiellement à une évaluation des savoirs didactiques et pédagogiques en constituant un savoir professionnel (Jorro, 2009), qui se prolonge par la construction d’une posture professionnelle, d’un engagement éthique. Les tiraillements peuvent se réduire si le cadre éthique de l’évaluation de la professionnalisation se construit simultanément avec l’ensemble des acteurs professionnels concernés : expliciter ce cadre contribue à dépasser l’injonction institutionnelle de la professionnalisation pour aboutir à « une professionnalisation vécue ». La professionnalisation renvoie alors à des formes de transactions entre des séquences de vie inscrites dans des trajectoires de professionnalisation saisies au sein de collectifs de travail ou de communautés professionnelles. Ces transactions donnent un sens vécu aux parcours de professionnalisation et s’inscrivent dans la professionnalisation vécue par le sujet (Roquet, 2014). L’évaluation de la professionnalisation renvoie nécessairement à des rapports temporels qui mettent en prise les formes institutionnelles et les formes biographiques sous des états de continuité et de discontinuité. Le temps long de la professionnalisation, la construction progressive du dispositif de formation, le temps approprié aux apprentissages complexes, les expériences hétérogènes des enseignants et des élèves, sont tout autant de dimensions peu prises en compte dans l’évaluation formative.

4. La conflictualité entre temps long et temps court et l’évaluation de la professionnalisation

20Le temps long de la construction, de la reconnaissance de l’activité professionnelle par soi et par un autrui significatif (Mead, 1963) participe à la construction d’une figure moderne de la professionnalisation, voire du professionnalisme notamment pour les groupes professionnels établis (formation longue, modèle identitaire professionnel). Le temps court de l’urgence, de la réponse immédiate dans l’exercice professionnel ou encore de l’opportunité de la réponse formative courte, constitue une alternative temporelle de plus en plus sollicitée dans les sociétés modernes. L’évaluation en subit les conséquences sur la nature de ses objectifs : les différentes faces de cette évaluation (occultée, noire, méconnue, inattendue) se retrouvent souvent sur des temporalités courtes qui s’opposent aux temporalités longues des outils, dispositifs et méthodes de recherche. La conflictualité temps long/temps court crée donc un certain nombre de tensions entre des formes temporelles dont la variabilité des durées crée des décalages dans les usages de l’évaluation. Quelle est la « bonne » durée de formation pour la réussite d’une professionnalisation reconnue ? Comment construire un dispositif de formation répondant à des besoins de compétences dans les situations de travail ? La réponse longue est-elle plus propice à l’exercice de l’évaluation ? De ces interrogations se dégagent des questionnements sur la pertinence de l’évaluation immédiate en formation ou encore des effets temporels des pratiques évaluatives sur la construction de l’efficacité professionnelle. L’évaluation renvoie également à des formes d’intensité temporelle qui se matérialisent dans des contextes multiples (individu, groupe, classe, institution, organisation).

21Cette conflictualité temps long/temps court se visibilise dans des parcours formatifs et professionnels de plus en plus hétérogènes, où les continuités et les discontinuités dans les cycles de vie privée et de vie professionnelle participent à la construction de nouveaux espaces de professionnalisation. Dans ces espaces, les processus de construction identitaire individuelle et collective au sein des activités formatives et professionnelles mettent généralement en lumière la construction et la valorisation de l’expérience associées à des formes de réflexivité (Dewey, 1934). Il s’agit de formes de professionnalisation inscrites sous des formes temporelles de longue durée. Pour les individus, ce temps long, durable se construit sur un ensemble d’événements, d’épreuves qui solidifient ou fragilisent la reconnaissance de leurs parcours professionnels. La prise en compte des temporalités dans les situations d’apprentissage et de professionnalisation permet de saisir finement les dynamiques de professionnalisation dans leur trajectoire individuelle et institutionnelle. Les frottements, engendrés par les tensions entre courte et longue durée, peuvent s’interpréter comme des configurations temporelles explicitant la complexité des constructions des activités formatives et professionnelles. Aussi le défi de l’évaluation en formation est-il d’intégrer simultanément ces formes de continuité et de discontinuité temporelle dans la lecture des processus de professionnalisation ?

22Le pari réussi de ce dossier thématique est d’avoir permis de relier l’évaluation de la professionnalisation à un ensemble de questionnements théoriques, épistémologiques et méthodologiques tout en éclairant le champ des pratiques professionnelles. Maulini nous apporte un point de vue philosophique et épistémologique sur le rôle de l’efficacité ; les dualités autonomie/responsabilité et expertise/imputabilité dans le contenu des dynamiques de professionnalisation sont clairement débattues. De même, Wittorski nous rappelle le contexte sociétal privilégiant l’évaluation des activités en situation de travail et replace l’enjeu de l’efficacité dans le cadre de l’émergence de nouvelles pratiques professionnelles. L’enquête dévoilée par Joliat et Arcidiacono identifie les traces écrites de la professionnalisation dans le cadre d’une formation « à ou par la recherche ». Tali et Marcel pointent directement, dans leurs résultats de recherche, les transformations des savoirs à partir de leur analyse des pratiques enseignantes. Enfin, Wentzel et Pasche Gossin associent la dimension évaluative d’un dispositif de formation en alternance intégrative au choix de décision, tout en conservant une posture éthique.

23À partir de ces constats, notre propos est d’avoir tenté de définir de nouvelles problématisations possibles dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation en caractérisant finalement les formes variables de la professionnalisation, l’intégration de l’évaluation dans un processus ingénierique plus global et les tensions temporelles entre évaluation et professionnalisation.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pascal Roquet, « Professionnalisation et évaluation : de nouvelles perspectives de recherche »Recherche et formation, 97 | 2021, 91-102.

Référence électronique

Pascal Roquet, « Professionnalisation et évaluation : de nouvelles perspectives de recherche »Recherche et formation [En ligne], 97 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 23 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/8230 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheformation.8230

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Auteur

Pascal Roquet

HESAM Université, CNAM, laboratoire FOAP (Formation et Apprentissages Professionnels, EA 7529)

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