1Cet ouvrage collectif expose quelques-uns des résultats de l’enquête Redisco, financée par l’Institut français d’éducation, menée par une dizaine d’enseignants-chercheurs et associés dans 101 établissements scolaires de 10 académies, dans lesquels ont été menés 966 entretiens formels auprès d’enseignants, de CPE, d’assistants d’éducation et de chefs d’établissement, croisés à des observations et des entretiens informels. L’enquête s’est déployée dans une très grande diversité de terrains : collèges, lycées généraux et professionnels, non classés ou classés « politique de la ville », « zone sensible », REP ou REP+, publics ou privés, dans des centres-villes, en périphérie urbaine, ou en milieu rural. Les auteurs présentent dès l’introduction ce corpus comme « exceptionnel » par cette diversité et par la masse imposante de données recueillies. Ils proposent de documenter la manière dont les personnels scolaires sont confrontés à des situations qui leur posent problème autour du racisme ou de la laïcité, les cas de discrimination n’ayant pas été réellement rencontrés. Conscients de traiter de sujets sensibles, les auteurs revendiquent une stricte rigueur scientifique pour dépasser les polémiques publiques. La démarche est d’une grande cohérence et repose sur une méthodologie commune rigoureuse, explicitée précisément dans des annexes qui révèlent les ficelles de l’enquête. Les chercheurs ont ainsi interrogé les personnels scolaires sur leur rapport général à la « diversité sociale et culturelle », sans rechercher a priori des difficultés.

2L’introduction détaille le cadre méthodologique de la sociologie pragmatique adopté pour l’étude, dans le sillage des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991). L’enquête décrit des situations éducatives qui constituent des « épreuves sociales » pour les personnels scolaires. En analysant leurs discours, elle cherche à la fois à catégoriser la très grande diversité des registres de justification mobilisés, mais aussi la manière dont ces positionnements induisent des stratégies de traitement différenciées. L’enjeu de l’ouvrage est alors de « saisir le sens de l’expérience ordinaire des acteurs de l’éducation » (p. 22). Cette perspective rappelle comment les mondes enseignants sont divisés, traversés par une pluralité de sens donnés à l’action éducative (Barrère, 2017). En revanche, en se focalisant uniquement sur les personnels scolaires, elle laisse entièrement sous silence l’expérience sensible des élèves qui devrait être prise en compte en matière de racisme ou de laïcité, pour compléter cet apport passionnant à la recherche en éducation.

3L’ouvrage est découpé en 12 chapitres, regroupés en quatre parties, consacrés aux établissements publics des quartiers populaires (les chapitres 1, 4, 5, 7 et 8), aux territoires ruraux (chapitre 6) et à des contextes plus favorisés dans le public (chapitre 2) et dans le privé (chapitre 10 et 11). Trois chapitres apportent un contrepoint international (le Brésil pour le chapitre 3 et la Suisse pour le chapitre 9) et ultramarin (avec la Réunion pour le chapitre 12).

4Françoise Lantheaume et Sébastien Urbanski proposent une étude essentielle sur le rapport des enseignants à la laïcité et au racisme. Ils permettent de « refroidir » les polémiques publiques, de sortir des enquêtes d’opinion, des témoignages alarmistes ou des tribunes médiatiques déconnectées des réalités empiriques. Les épreuves évoquées à propos de la « diversité sociale et culturelle » ne concernent en fait qu’à la marge le racisme ou la laïcité, bien loin de la panique morale promue dans les médias. Les difficultés sociales, d’apprentissage ou de maîtrise des normes, représentent toujours les préoccupations principales des enseignants. Quand des situations de racisme ou en lien avec la religion sont évoquées, elles s’articulent avec ces préoccupations plus scolaires et les enseignants « requalifient » ces épreuves dans ce sens (p. 110). Les attitudes religieuses radicales d’élèves des quartiers populaires ou racistes d’élèves d’établissements ruraux sont ainsi réinterprétées en lien avec l’exclusion sociale, la pauvreté culturelle, la grande difficulté scolaire.

5En présentant des contextes sociaux et culturels variés, l’ouvrage se départit d’une association simpliste entre les quartiers populaires et les problèmes de racisme ou de laïcité. Les situations proviennent aussi bien d’élèves musulmans que catholiques, de familles pauvres que très favorisées, de personnels scolaires que d’élèves. Les cas d’antisémitisme, extrêmement rares dans le corpus et exclusivement du fait des élèves, sont toujours traités avec intransigeance. Des attitudes racistes peuvent être observées chez les enseignants, en particulier quand la ségrégation ethnoraciale extrême les confronte à des classes composées exclusivement d’élèves racisés. L’approche pragmatique, compréhensive du point de vue des enseignants, tend à relativiser ces attitudes racistes, assimilées « plutôt [à des] préjugés dont certains enseignants reconnaissent l’existence pour pouvoir mieux les déconstruire » (p. 56). C’est sur ce type de résultats qu’une enquête du point de vue des élèves pourrait apporter les nuances nécessaires.

6Le chapitre 6 apporte un éclairage décisif sur l’imprégnation des idées de l’extrême droite, du racisme quotidien et de la défiance vis-à-vis de l’école et des savoirs « officiels » dans les territoires ruraux. Ce racisme est plus ou moins visible, peut devenir « silencieux » au lycée quand les élèves ont grandi et appris à garder pour eux des convictions considérées comme moralement répréhensibles par l’école. Les élèves apprennent à taire leurs opinions racistes, dans une remise en cause silencieuse de la culture scolaire. Les enseignants peuvent, en fonction des contextes, relativiser ce racisme ou l’expliquer par le « désert culturel » dans lequel ces élèves sont socialisés. En fonction de ces interprétations, ils peuvent soit adopter une posture « civique » et sanctionner les attitudes ou propos répréhensibles, soit être plus compréhensifs et privilégier une pédagogie du « moindre mal » pour préserver le lien avec les familles et les élèves.

7Les chapitres 7 et 8 abordent les conflits générés par la religion, dans le rapport pédagogique, en classes d’histoire et de sciences. Ils privilégient les établissements REP+ « plus souvent pointés du doigt à propos des problèmes de laïcité » (p. 158). Les auteurs montrent que la culture professionnelle des enseignants leur permet de répondre à l’intérêt parfois perturbant des élèves pour les questions religieuses. Les autrices préfèrent évoquer des « sollicitations », plutôt que des « contestations d’enseignement ». Elles montrent comment les enseignants se saisissent de ces épreuves comme de leviers pédagogiques. Les enseignants adoptent des stratégies « prudentielles » d’évitement, de réfutation ou d’explication qui démontrent la diversité des outils pédagogiques et didactiques à leur disposition et leur capacité à analyser et à répondre aux épreuves pédagogiques en contexte. La visée de ces enseignants reste toujours le développement de l’esprit critique dans une perspective universaliste.

8La quatrième partie concerne l’enseignement privé catholique sous contrat. Les situations de racisme, ou de laïcité y sont rares, du fait de l’absence de mixité sociale qui les caractérise. Lorsqu’elles apparaissent, elles sont traitées dans une logique marchande (préserver l’image de l’établissement) et familiale. Ce regard sur un segment peu étudié de l’école française constituait un enjeu majeur. Malheureusement, les résultats présentés souffrent, de l’aveu même des auteurs, de la volonté de dissimulation des directions des établissements privés. Les entretiens ont été menés exclusivement avec des chefs d’établissement ou des personnels « sélectionnés ». Cette enquête « sous contrôle » ouvre cependant quelques hypothèses intéressantes. La logique marchande, soucieuse de l’image des établissements, que l’on retrouve dans les établissements publics très favorisés, induit un traitement des conflits en interne, avec l’accord implicite des familles qui tirent bénéfice de leur place dans ces segments protégés du système éducatif. Le souci d’image peut amener ces établissements à favoriser l’exclusion, pour évacuer certaines situations conflictuelles. L’enquête fait aussi apparaitre la volonté de prosélytisme (« évangéliser leurs élèves ») des établissements privés, en contradiction avec leur mission de service public, le Code de l’éducation et les principes de laïcité. Les auteurs se demandent ainsi dans quelle mesure le privé sous contrat contribue au bien commun.

9L’ouverture à des terrains extérieurs à la France métropolitaine (Brésil, Réunion) offre des contrepoints élargissant l’analyse des cadres interprétatifs et d’action des enseignants. On peut regretter cependant le choix de contextes aussi éloignés : l’approche d’autres pays européens comme l’Italie, l’Espagne ou le Royaume-Uni, auxquels il est fait régulièrement référence en termes de libéralisme religieux, aurait permis une comparaison plus pertinente. C’est le cas avec la Suisse, même si l’enquête réalisée sur ce territoire est moins avancée que les autres et n’offre que des résultats partiels.

10Les enseignants font finalement à la fois référence aux principes d’égalité (dans une logique civique) et de liberté (dans une logique libérale), centrés sur la personne de l’élève, faisant le pari de l’éducabilité qui permet de se projeter sur une évolution des individus à l’avenir. L’étude dresse le portrait de professionnels « réflexifs », qui proposent une redéfinition « par le bas » de la laïcité, guidés par les valeurs universalistes des droits humains portées par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais permettre aux personnels scolaires de s’exprimer nécessite de leur réserver des marges de manœuvre et des conditions favorables à la construction collective. Ce n’est qu’en fin d’ouvrage que les auteurs révèlent, timidement, la portée politique de leur travail. Ils montrent la nécessité de laisser les acteurs de l’éducation libres de déployer leur réflexivité professionnelle pour une action pédagogique pragmatique. Le chapitre 4, par exemple, met en lumière l’impact des « identités » de deux collèges REP+ sur le rapport des équipes à la religion musulmane. Dans le premier, un turnover important prive les personnels de ressources pour résoudre les conflits. Le coût d’une mobilisation collective y serait trop important. Dans ce contexte de travail dégradé, la religion musulmane des élèves devient un problème et peut être vécue comme concurrente aux valeurs de l’école. Dans le second collège, dans un environnement social et culturel similaire, un collectif soudé et une direction efficace prennent en charge collectivement la résolution des situations complexes et neutralisent les épreuves liées à la religion des élèves.

11Faire ainsi vivre le « genre professionnel » défini par Yves Clot (1999) comme « un système ouvert de règles impersonnelles non écrites qui définissent, dans un milieu donné, l’usage des objets et l’échange entre les personnes » (p. 44) nécessite des conditions de travail favorables et une liberté d’action. Les auteurs concluent : « en mettant en visibilité la réflexivité professionnelle au sein même des lieux d’enseignement, nous espérons en démontrer l’importance cruciale afin que l’État soit au service de la société et non l’inverse » (p. 286). Cette affirmation aurait pu être favorablement mise en relation avec les multiples études qui pointent la dégradation des relations de travail et la manière dont cette dégradation conflictualise les rapports entre les professionnels, en particulier autour des questions de laïcité (Debarbieux et Moignard, 2022).