- 1 Ce texte est décliné en deux articles, issus du Tome 82 de la Revue Pédagogique (voir bibliographie (...)
- 2 Cette revue est publiée de 1878 à 1926 avec la collaboration de membres de l'Institut, professeurs (...)
- 3 L’Algérie, officiellement annexée par la France en 1848, fut partagée en trois territoires civils é (...)
1Le projet de cet article veut redonner vie au travail d’un pionnier de l’enseignement spécialisé dans l’Algérie des années 1920 pour l’inscrire comme une contribution aux débats contemporains sur la « pédagogie universelle », considérée comme un « design pédagogique soutenant le travail de l’enseignant auprès d’une diversité d’élèves, propre au contexte de l’inclusion scolaire » (Bergeron et al., 2011, p. 91). Cette conception universelle vise à prévoir dès la phase de préparation des enseignements, les démarches permettant de faire progresser l’ensemble des élèves.
À travers la reconstitution de l’itinéraire professionnel de Joseph-Antoine Anglade, nous analysons l’engagement d’un enseignant en faveur de l’éducation spécialisée des « élèves arriérés ». En analysant la naissance théorique et pratique de la pédagogie de perfectionnement qu’il formalise dans un texte publié en 19231, il devient possible de dialoguer, à un siècle de distance, avec certaines des questions contemporaines soulevées par la scolarisation des élèves handicapés. À ce titre, l’étude de cas fonctionne « comme un intermédiaire pour atteindre l’objet que l’on veut étudier » (Hamel, 1997, p. 92), à savoir ici la scolarisation en classe ordinaire des élèves « autrement capables » (Plaisance, 2009), successivement désignés « arriérés », « inadaptés » puis « handicapés ». Ce sont le commentaire et l’analyse de ce long document, publié dans la Revue pédagogique2, qui sont au cœur du présent travail. Le texte, composé d’extraits de son journal de classe, est divisé en deux parties principales : l’exposé détaillé des développements de sa pédagogie et la monographie d’un cas d’« élève arriéré » qu’il nomme Baë. S’agissant du contexte particulier de l’Algérie en tant que colonie française3, il est important de rendre compte de la façon dont l’enseignement spécialisé s’y est implanté, avec une quinzaine d’années de retard sur la métropole. Étant donné le rôle déterminant joué par cet instituteur dans l’installation des premières classes de perfectionnement en Algérie, il devenait nécessaire de collecter des éléments susceptibles de donner chair à ce personnage en préambule de l’analyse de son texte de 1923, afin de proposer l’esquisse d’une biographie professionnelle. Ce travail historique s’appuie donc sur des sources exclusivement écrites mais de nature différente (voir infra). Leur croisement a permis de dresser un premier portrait de cet instituteur et de rendre compte des pratiques pédagogiques dans sa classe.
- 4 Inauguré le 11 novembre 2014, ce site offre un point d'accès unique aux registres matricules des Po (...)
- 5 Les articles de presse et les comptes rendus de conseils municipaux sont accessibles sur le portail (...)
- 6 « En 1920, on dénombre 120 000 instituteurs, dont environ 35 instituteurs CAEA » (Roca, 1990, p. 56 (...)
2Nous avons rassemblé les éléments de la carrière professionnelle de Joseph-Antoine Anglade, tels qu’ils apparaissent de manière éparse. Les sources utilisées relèvent essentiellement de son registre matricule consigné sur le site en ligne Grand Mémorial4, des articles de journaux, des comptes rendus de conseils municipaux5, des articles parus dans la presse spécialisée (Notre Bulletin, Revue pédagogique et Pour l’Ère Nouvelle). Certaines données historiques sont issues de travaux en sciences humaines et sociales sur les débuts de l’enseignement spécialisé (Roca, 1989, 1990 ; Mazereau 2002). Ces différentes sources permettent de rendre compte de l’activité professionnelle de cet instituteur algérois jusqu’en 1939.
Son registre matricule atteste qu’il est né le 17 juin 1878 à Alger et qu’il exerce la profession d’instituteur. Suite à la mobilisation générale déclenchée le 2 août 1914, son activité enseignante est interrompue par une première incorporation de courte durée, du 5 août au 15 septembre 1914 en raison d’une réforme pour des problèmes de vision. On peut supposer qu’il effectue l’année scolaire 1914-1915 dans son école car dans son journal de classe, il évoque avoir remarqué « dans les premiers jours d’octobre 1914, […] un enfant qui présentait une sensibilité cutanée tellement obscure […] qu’il se laissait manger vivant par les mouches » (Anglade, 1923a, p. 340). Son registre matricule indique également qu’il est rappelé à l’activité le 12 août 1915, affecté à la 19ème section d’infirmier militaire où il exerce à plusieurs reprises la fonction d’interprète. Placé en congé illimité de démobilisation le 17 janvier 1920, Anglade se retire à Alger où il reprend son métier à l’école de la rue Franklin (quartier Bab-el-Oued).
La revue Les Annales coloniales du 27 octobre 1922 rapporte que « Monsieur J.-A. Anglade, instituteur public à Alger, vient de subir en Sorbonne et dans d’excellentes conditions, les épreuves du Certificat d’aptitude à l’enseignement des enfants arriérés ». Il fait partie des deux lauréats du CAEA6 de l’année 1922 (Roca, 1989, p. 552), mais reste maître de sa classe préparatoire de la rue Franklin.
Son travail éducatif auprès des « enfants arriérés » est très tôt salué par la presse pédagogique, notamment dans la revue Pour l’Ère nouvelle, dirigée par le pédagogue suisse Adolphe Ferrière, qui constituait à l’époque l’Organe francophone de la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle (Haenggeli-Jenni, 2011) :
« À Alger, M. Anglade a fait, le 9 janvier une conférence sur ses expériences pédagogiques. Il y témoigne d’un esprit admirable, conforme à celui de « l’École active ». Après s’être occupé d’enfants retardés, il se voue aux normaux : de l’aveu de son inspecteur, M. F. Redon, il y fait preuve d’une animation et d’une intuition qui font merveille » (Pour l’Ère nouvelle, 1922, p. 66).
3Parallèlement, Anglade milite en faveur de l’ouverture de classes de perfectionnement. Prévues en France métropolitaine par la loi du 15 avril 1909, ces classes spécialisées ne verront le jour en Algérie qu’à compter du décret du 25 juin 1925 à l’instigation de Théodore Steeg, gouverneur général. On doit d’ailleurs en grande partie la publication de ce décret à l’activisme de l’instituteur, soutenu par les autorités académiques, la ville d’Alger et les services d’inspection médicale des écoles et de l’hygiène municipale (Délégations Financières algériennes, 1934, p. 577). À la rentrée scolaire 1926, sa classe est transformée administrativement en classe de perfectionnement, n’occasionnant au passage aucun frais financier. Contrairement à la situation en métropole où les commissions médico-pédagogiques sont quasiment inexistantes (Nobécourt et Babonneix, 1939, pp. 165-166 ; Roca, 1989, p. 50), celle d’Alger s’appuie sur une collaboration étroite avec les autorités médicales :
« M. le [docteur Lemaire], directeur de l’Hygiène municipale […], a tenu à faire partie de la commission médico-pédagogique chargée de l’admission des enfants arriérés dans les classes de perfectionnement » (Anglade, 1930, p. 552).
- 7 Guilmain est titulaire du CAEA depuis 1925 (Roca, 1989, p. 552). Il est l’un des fondateurs de la p (...)
4Son activité professionnelle prendra ensuite de l’ampleur jusqu’en 1939. Le compte rendu du Congrès international de l’enfance qui s’est déroulé à Paris en 1931, indique sa présence. Il assiste notamment à la cinquième section consacrée à l’action hygiénique et sociale, au côté d’Édouard Guilmain7, de Mme Alice Coirault, inspectrice générale des Écoles maternelles en charge des classes de perfectionnement et du docteur Lemaire d’Alger qui présente ses travaux sur l’orientation médicale des écoles :
« MM. Anglade et Guilmain, professeurs d’arriérés, posent diverses questions auxquelles le conférencier répond » (Congrès international de l’enfance, 1931, p. 144).
- 8 Publiée entre 1924 et 1940, Notre Bulletin est la revue de référence des instituteurs spécialisés d (...)
- 9 Son ouverture est relayée à plusieurs reprises dans le journal L’Écho d’Alger, entre août et septem (...)
5Durant cette période, les coupures de presse algériennes attestent qu’il donne de nombreuses conférences en faveur de l’enfance arriérée. Son travail est salué à plusieurs reprises dans la revue Notre Bulletin8. Le numéro de juillet 1932 souligne son implication : « [vous méritez] d’être cité parmi les plus actifs de notre groupement » (p. 17). Ce même numéro rapporte les extraits d’une conférence qu’il a donnée sous les auspices du Cercle Oranais de la Ligue de l’Enseignement, et dans laquelle il milite pour ne pas abandonner les arriérés après 13 ans. Cette médiatisation auprès des autorités locales débouchera sur l’ouverture d’un Institut médico-pédagogique, l’IMP La Redoute9, qui propose aux arriérés les plus grands « un complément d’instruction générale et une formation professionnelle » (Anglade, 1936, p. 18). Anglade reste néanmoins favorable au maintien des classes de perfectionnement qu’il juge utiles car elles « répondent à des besoins de quartier » (Anglade, 1930, p. 552). À la veille de le Seconde Guerre mondiale, on compte sept classes de perfectionnement en Algérie : six à Alger, dont quatre à l’Institut La Redoute, et une pour garçons à Oran (Notre Bulletin, 1939, p. 17).
6Le journal de classe tenu par Anglade contient des notes courant sur une longue période. Son contexte d’exercice est celui de la dernière classe d’une grande école, « une classe de 48 élèves qui a compté 29 arriérés puis 14 cette année dont le degré d’intelligence va depuis l’idiotie simple jusqu’à l’intelligence vive » (Anglade, 1923a, p. 338).
7D’après la note publiée par la rédaction de la Revue pédagogique, c’est après avoir pris connaissance de son rapport d’inspection que cette revue s’est adressée à Anglade afin qu’il expose sa méthode. C’est pourquoi le rapport figure en exergue des extraits du journal. Ce court texte permet d’entrevoir, à travers les yeux de l’inspecteur Redon, le fonctionnement concret de la classe et l’atmosphère qui règne en son sein.
Les tables des élèves sont disposées en fer à cheval autour du bureau de l’instituteur. Les trois ailes de cette disposition sont dénommées selon leur position cardinale (nord, est et ouest), chacune comprenant des regroupements de tables de 6 à 8 élèves. Les déplacements des élèves sont fréquents et facilités par l’enseignant qui donne « continuellement satisfaction, et de la façon la plus variée, au besoin de mouvement qui travaille les petits enfants » (Redon, cité par Anglade, 1923a, p. 336). Qu’il s’agisse des jeux de cour ou des sollicitations dans la classe, « le mouvement est dans la pédagogie de M. Anglade quelque chose de plus et de mieux qu’un accessoire ; il est la condition fondamentale du travail ». L’inspecteur décrit une pédagogie concrète qui se préoccupe de façon constante de faire manipuler ou construire des supports et médiations d’apprentissage. Certains matériels sont d’ailleurs réalisés par des parents qui collaborent à la vie de la classe. L’exemple est pris d’une leçon d’histoire sur Saint Louis qui est l’occasion de faire mimer par les élèves une saynette tirée de l’image d’Épinal qui orne les manuels d’histoire. Tout en convenant que des historiens pourraient se gausser de ce procédé, l’inspecteur souligne le souci constant chez l’instituteur de relier les apprentissages à un recours aux sens. S’agissant de sa posture professionnelle, le rapport décrit un instituteur soucieux de recueillir notes et informations sur la vie physique des enfants, leurs antécédents et leur cadre familial afin d’individualiser leur éducation. Quant aux relations maître-élève, elles sont présentées sous le signe de la bienveillance : « ces 50 enfants sont tenus de la main la plus souple, la plus fine, et la plus sûre » (Redon, cité par Anglade, 1923a, p. 337). Enfin, l’inspecteur manifeste son admiration devant un enseignant qui, selon lui, est un exemple de résolution heureuse de la contradiction structurelle entre pédagogie générale et individualisée :
« Il a l’air de traiter tous ses enfants par des méthodes générales. En fait il adapte ces méthodes très exactement à chacun […]. Il est vraiment admirable de constater l’extrême souplesse, très personnelle de cette pédagogie qui fait à la fois de la culture générale et de l’éducation très individualisée » (Redon, cité par Anglade, 1923a, p. 336).
8Anglade inscrit clairement sa pédagogie en référence au concept de perfectionnement :
« L’arriéré retrouvera à la classe de perfectionnement, si heureusement nommée, seule capable de donner un enseignement sensoriel sur mesure et de remuer physiquement, d’émouvoir affectivement ces endormis, ces insensibles par un enseignement collectif mettant en œuvre les dernières découvertes de la science » (Anglade, 1923a, p. 343).
9Or, dans le cas d’Anglade, le paradoxe de cette pédagogie de perfectionnement est d’avoir été entièrement conçue et pratiquée en classe ordinaire : les principes qu’il développe méthodiquement sont le fruit d’une réflexion, consignée dans son journal de classe et issue de sa pratique pédagogique au sein d’une classe ordinaire comportant une cinquantaine d’élèves. C’est à partir du cas d’un élève particulier, surnommé Baë, qu’il indique avoir échafaudé sa pédagogie :
« J’ai réussi par mon journal patiemment retouché et vingt fois remis sur le métier à donner un caractère collectif à des enseignements qui visaient spécialement mon anormal. Je me disais : qui peut le plus peut le moins, ce qui fait du bien au malade ne peut faire du mal au bien portant. Le résultat est magnifique en évolution mentale comme en instruction générale. La méthode de perfectionnement, qui semble perdre du temps au début, assure des notions fondamentales qui manquent souvent chez des enfants intelligents » (Anglade, 1923b, p. 421).
10Sa pédagogie se situe également dans la conception sensualiste du développement de l’intelligence, laquelle a partie liée avec l’entreprise éducative des « enfants arriérés », à l’instar de Maria Montessori sa contemporaine. Il compare d’ailleurs sa situation à celles des pionniers en la matière :
« Faute de deux bons livres devenus très rares, celui du Dr Itard et du Dr Edouard Seguin, j’ai dû faire comme ces deux auteurs, m’instruire au contact des petits malades » (Anglade, 1923b, p. 418).
- 10 Anglade fait référence à la traduction des principales œuvres pédagogiques d’Herbart, proposée en 1 (...)
11Comme le note l’inspecteur Redon, le mouvement est à la base de son action pédagogique et la traverse de part en part. Cependant, il ne cède jamais aux exercices sensoriels contraints, comme ce fut le cas pour Itard par exemple (Wacjman, 1988). Au contraire, il associe l’éducation sensorielle à celle des émotions car, « la sensibilité des organes, l’intelligence et la volonté sont tellement conditionnées par l’émotion et l’affectivité ! […] Le grand secret c’est d’être maternel dans la sollicitation, tenace, patient inflexible dans l’obéissance » (Anglade, 1923, p. 409 et p. 350).
À partir de ce socle, sa pédagogie se décline autour de trois piliers : le centre d’intérêt, l’entrainement psychomoteur et l’éducation sensorielle sur mesure. Inspiré des travaux du pédagogue allemand Johann Friedrich Herbart10, Anglade pratique la méthode du centre d’intérêt qui consiste à organiser les apprentissages à partir d’un thème concernant la vie quotidienne des enfants, décliné dans toutes les matières scolaires (français, mathématiques, histoire, sciences). L’exemple développé dans son journal est le thème des dents qui sert d’ingénieux fil didactique. En mathématiques, le comptage des différentes sortes de dents – celles qui sont tombées chez les élèves, leurs positions respectives – donnent lieu à des exercices qui vont des calculs concrets à la numération abstraite. En sciences, les fonctions déchirer et couper sont étudiées à partir de la forme des dents et une liaison est faite avec l’usage des outils. L’hygiène dentaire est aussi l’occasion d’aborder les gestes nécessaires pour se laver les dents. La présence de ce thème fédérateur donne un sens et une motivation particulière aux élèves, en même temps qu’elle joue un rôle dans la mémorisation.
La préoccupation psychomotrice parcourt également son enseignement : « l’usage des yeux, de la main, des doigts, des muscles du corps tout ce qui constitue l’éducation sensorielle et l’éducation physique » (Anglade, 1923b, p. 421), tiennent une place d’importance. Il mobilise les occasions fournies par la vie de la classe (sorties, récréations et éducation physique…) pour stimuler les élèves affectés par un retard psychomoteur. Au-delà des principes généraux, il prête attention à la situation de chacun, notamment aux élèves tels que Baë dont les difficultés psychomotrices sont importantes : « Il lui faudrait un traitement mécanothérapique comme à un blessé de guerre et peu à peu les mouvements purement mécaniques redeviendraient volontaires » (Anglade, 1923b, p. 412).
En ce qui concerne le langage, Anglade décrit enfin des exercices de rééducation orthophonique de la blésité, pratiqués en classe sur certains élèves :
« Avec la partie elliptique de la clef de mon appartement j’appuie sur le premier tiers de sa langue, lui ordonnant en même temps de dire tarante ; l’élève veut obéir mais la dentale t qu’il dit d’habitude est empêchée par la clef. Alors, sous l’effort musculaire, la langue fait un pont et vient toucher le voile du palais en donnant le son ca, au grand étonnement de la classe, à la grande joie de l’intéressé qui a vite fait de remplacer la clef par ses doigts et se met à caqueter comme une poule » (Anglade, 1923a, p. 351).
12Utiliser le terme de pédagogie clinique pour caractériser le travail d’Anglade semble correspondre à l’entreprise qu’il décrit tout au long de son journal. À commencer par le fait qu’il réfère son développement professionnel au travail éducatif conduit auprès de Baë et évoque lui-même ses « procédés cliniques » (Anglade, 1923a, p. 339). Les observations concernant Baë sont nombreuses, tantôt rapprochées sur plusieurs jours successifs, tantôt espacées sur des périodes de plusieurs mois. Anglade déplore d’ailleurs ne pouvoir y consacrer plus de temps. Cependant, celles-ci sont suffisamment conséquentes pour pouvoir alimenter la « monographie qui montre comment cet élève est passé de l’idiotie simple, à l’imbécillité et de l’imbécillité à l’intelligence, sous la poussée combinée de la pratique générale des centres d’intérêt et de notre culture psycho-sensorielle » (Anglade, 1923b, p. 409). Dans son esprit, il ne faut voir là aucune rivalité avec les médecins qu’il s’agisse du service scolaire ou des divers spécialistes avec qui il collabore étroitement :
« À chacun sa tâche ; au médecin spécialiste celle de soigner, au psycho-physiologue, au neuro-psychiâtre celle de mesurer et à l’instituteur celle de trouver les meilleurs moyens d’exciter les facultés de l’enfant. L’instruction sur mesure reposant sur la connaissance de chaque élève » (Anglade, 1923b, p. 409).
13Anglade poursuit en précisant ce qui caractérise la position de l’instituteur par rapport aux autres professionnels de la sphère médico-pédagogique. Pour ce faire, il a recours à la distinction entre arriération et anomalie en indiquant que la première est plus difficile à percevoir et nécessite un contact régulier avec l’enfant :
« Mais je voudrais parler spécialement de l’arriération sensorielle (néologisme que je crée par analogie avec l’anomalie sensorielle) et de l’immobilité, deux maladies que le médecin ne peut pas voir (les signes ou stigmates de dégradation mentale sont trompeurs, trop capricieux) mais que dépiste, combat et guérit l’instituteur spécialisé faisant sa classe » (Anglade, 1923a, p. 340).
14Nous retrouvons, là, les termes qui ont prévalu lors des débats de la commission Bourgeois en 1904 (Vial & Hugon, 1998) et de la préparation de la loi de 1909 où Alfred Binet argumentait sur l’incompétence des médecins à repérer autre chose que des anomalies visiblement inscrites corporellement (Mazereau, 2002, p. 79). Le geste théorique accompli par Anglade déplace, sur le terrain sensoriel, la notion d’arriération. Ceci signifie qu’en dehors des atteintes sensorielles affectant gravement la vue ou l’ouïe, il intègre dans le registre de l’éducabilité toute une gamme de déficits sensoriels curables. Il va même jusqu’à déclarer : « tout est curable à la condition que les élèves en soient convaincus ; on n’a qu’à guérir devant eux un seul déficient et l’émulation fait le reste » (Anglade, 1923a, p. 351). Une fois encore, c’est le collectif de la classe, par les interactions qu’il autorise, qui se transforme en milieu thérapeutique.
15La puissance du postulat d’éducabilité, mis en pratique par sa pédagogie, se concrétise dans plusieurs domaines. Selon Anglade, la différence de position de proximité avec les « élèves arriérés » entre neuro-psychiatre et instituteur n’est pas uniquement quantitative, en termes de temps passé auprès d’eux. Elle renvoie au fait qu’ils ne poursuivent pas les mêmes buts : le premier mesure tandis que le second éduque. Le texte développe, en plusieurs endroits, de façon substantielle et argumentée, les conséquences de ces différentes postures. Par exemple, Anglade avait observé, lors de son stage dans la classe de perfectionnement de la rue des Poissonniers à Paris, l’instituteur Pernet soumettre ses élèves à l’épreuve des poids. Il s’agissait de faire soupeser des objets de masse différente et de les classer par ordre croissant. Ayant également soumis les élèves normaux d’une école voisine à la même épreuve, Pernet détecte une sensibilité plus faible à la pression chez les « élèves arriérés ». Les résultats pour les élèves normaux testés par Pernet font apparaître une sensibilité qui va de 35 à plus de 60 grammes, la sensibilité à la différence de poids s’améliorant avec l’âge. Ayant entrepris de réaliser cette mesure dans sa classe, Anglade a adapté l’exercice dans un esprit ludique, les élèves se livrant à l’évaluation du poids de trois bouteilles de couleur (120, 100 et 80 grammes) placées dans une boîte de carton. Les résultats font apparaître une sensibilité discriminatoire équivalente à 40 grammes pour tous ses élèves, qu’ils soient « arriérés » ou « normaux », beaucoup d’entre eux affinant même leur sensibilité jusqu’à 20 grammes après un petit entraînement. Et Anglade de conclure que ses élèves affichent des résultats bien supérieurs aux élèves normaux testés par Pernet. Il explique cette différence en ces termes :
« Le jeu excite la sensibilité tandis que l’épreuve la déprime […]. Il y avait dans cette épreuve un agent très intéressé à sa recherche et des patients qui l’étaient moins. La baresthésie s’en est ressentie et la recherche scientifique a été faussée par l’ennui » (Anglade, 1923b, pp. 407-408)
16Malgré son intérêt pour les recherches psychopédagogiques, Anglade prend ses distances avec une conception de l’école laboratoire. Chaque instrument de mesure, principe rééducatif ou méthode pédagogique, reste surdéterminé par l’utilisation qui peut en être faite dans le cadre des situations de classe où coopération et émulation sont au cœur du fonctionnement. Ainsi, pour Baë qui souffre d’une forme d’hémiplégie avec une marche très déséquilibrée, l’instituteur a recours au soutien d’un élève tuteur pendant les séances de psychomotricité ou d’éducation physique :
« La mécanothérapie aux appareils coûteux, aux mouvements pleins d’uniformité et d’ennui, se trouve ainsi remplacée par une mécanique vivante et joyeuse pleine de suggestion : la main du bon camarade […]. Avec des enfants il ne faut rechercher qu’un but pédagogique et d’éducation sensorielle, par des exercices amusants, ne sentant pas l’école » (Anglade, 1923b, p. 408 et p. 412).
17Le principe de l’autonomie des objectifs éducatifs par rapport aux objectifs d’évaluation et de mesure concerne aussi l’application des méthodes pédagogiques. Pour l’apprentissage de la lecture par exemple, Anglade utilise la méthode des phrases idéo-visuelles du Docteur Decroly, méthode qui privilégie au début de l’apprentissage de la lecture le sens global des phrases et ne passe à l’analyse syllabique des mots que dans un second temps. Évoquant toujours le cas de Baë, Anglade explique que cette méthode a été très bénéfique au début pour motiver l’entrée dans l’apprentissage, mais qu’il a dû passer assez rapidement à des exercices d’analyse syllabique et des jeux de discrimination phonétique, c’est-à-dire beaucoup plus tôt que ne le recommande la méthode Decroly. Il défend cette entorse au nom du maintien de l’intérêt de l’élève, trop déstabilisé par la mémorisation de plusieurs phrases entières. Cette faculté d’adaptation d’une méthode au cas concret des élèves témoigne de la finesse clinique de cet enseignant, capable de détecter les signes discrets d’un décrochage pour inventer un cheminement différent. Il affirme d’ailleurs s’en être entretenu avec Decroly lui-même (Anglade, 1923a, p. 352).
18Ce texte de 1923 ne peut que saisir le lecteur contemporain par l’actualité des questions qu’il soulève. Nous avons souligné combien la conception de la pédagogie que déployait Anglade au quotidien, surdéterminait les spécialisations techniques médicales, psychomotrices ou orthophoniques. L’atmosphère de la classe qui avait tant séduit l’inspecteur reposait d’une part sur une pratique de la mutualité au plan moral et civique et d’autre part sur une coopération émotionnelle et cognitive. Tous les lundis une fête de la mutualité se tenait dans la classe. Celle-ci était l’occasion d’engranger des cotisations et de valoriser des actions hors de la classe réalisant ainsi la liaison avec l’environnement social de l’école.
Par ailleurs, c’est bien la communication émotionnelle organisée autour de la valorisation des progrès de chacun qui stimule les apprentissages :
« Un moment arrive où les mêmes déficients entrent en contact intellectuel avec l’objet d’étude, d’une part, et avec l’initiateur qui guette, dans leurs yeux et sur leurs lèvres, dans leurs mouvements la lueur d’intelligence première que toute la classe applaudira joyeusement, parce qu’il règne dans la classe un courant de camaraderie charitable » (Anglade, 1923b, p. 406).
19S’agissant en particulier de Baë, Anglade note : « bien vite, il s’est laissé captiver par la séduction de l’ambiance : où trouverait-il comme ici une galerie suivant ses efforts avec autant de sympathie, un auditoire applaudissant d’aussi bon cœur à ses moindres succès ? » (Anglade, 1923b, p. 419).
Cette pédagogie qui inscrit les différences de développement au centre de la normalité débouche sur le constat selon lequel « l’arriéré et l’intelligent ne se distinguent plus, tel arriéré du muscle et du courage en octobre 1921 tient tête aujourd’hui au plus fougueux des normaux tout au long d’une récréation » (Anglade, 1923b, p. 421). On notera au passage que dans cette éducation par le milieu, tenant compte de l’environnement scolaire dans son ensemble, la cour de récréation fait partie intégrante du terrain d’observation de l’instituteur qui note à propos de Baë : « l’ai-je pas vu ces jours-ci prendre plaisir timidement à une partie de cache-cache bien élémentaire, à l’angle d’un mur. C’est la première fois que je le vois jouer en trois ans. Du moment qu’il joue la self-instruction est déclanchée, Baë est sauvé ! » (Anglade, 1923b, p. 421).
- 11 Citons, parmi les membres fondateurs de cette revue, Paul Huet (1885-1952), directeur pédagogique d (...)
20Au terme de l’analyse, il convient de préciser que nos remarques ne sont fondées que sur l’analyse d’un seul texte de l’auteur : ceci ne peut garantir qu’une portée limitée de nos propositions. Elles mériteraient d’être complétées par l’étude comparée des nombreuses contributions individuelles d’instituteurs, que la postérité n’a pas retenues non plus, et qui émaillent par exemple la revue Notre Bulletin11. Cependant, le texte d’Anglade est un journal de bord tenu sur une longue période. Aussi suppose-t-il de la part de son auteur une posture réflexive, ce qui constitue, selon nous, un gage de solidité des propos tenus.
Enfin, s’agissant des échos avec les débats actuels sur l’éducation inclusive et plus généralement sur la place et la fonction des aides spécialisées (Plaisance, 2021), la lecture d’Anglade fait apparaître un paradoxe : la pédagogie de perfectionnement qu’il formalise, destinée selon lui à devenir celle des classes du même nom, est pourtant toute entière conçue dans et potentialisée par la classe ordinaire. À ce titre, elle s’inscrit à rebours du détour ségrégatif (Benoit, 2004), originellement lié à la spécialisation qu’elle soit paramédicale ou pédagogique. Anglade, fin connaisseur des institutions spécialisées de l’époque, le reconnaît lui-même à propos de Baë :
« […] sa place est ici. L’Institut départemental d’Asnières n’en voudrait pas et le dirigerait sur l’Hospice de Bicêtre où on lui refuserait l’instruction pour le confondre avec les anormaux inéducables, relevant des seules mesures d’assistance. A Perray-Vaucluse dans l’Institut agricole du département de la Seine réservé aux arriérés, il demeurerait absolument étranger à l’enseignement normal qui s’y donne encore. A Montmartre, dans la classe que tenait Pernet, il ne pourrait pas suivre, vu le degré d’instruction des élèves. Que ferait-il à l’École autonome de perfectionnement d’Yvetot où il serait perdu dans un trop grand nombre d’élèves ? » (Anglade, 1923b, p. 418)
- 12 Entre 2004 et 2019, le nombre d’élèves en situation de handicap scolarisés en milieu ordinaire a ét (...)
21Il fait montre ici d’une clairvoyance prémonitoire de l’aspect excluant du raisonnement par catégorie de troubles ou déficiences qui sera celui de l’éducation spécialisée jusqu’à une période récente (Jaeger, 2011). En même temps, il incarne l’exigence de réponses pédagogiques et éducatives adaptées à la diversité des élèves et à leurs besoins. En ce sens, les classes de perfectionnement représentent un progrès pour la majorité des enseignants dans « le climat des idées » (Douglas, 2004) du début du XXème siècle. Elles véhiculent, avec elles, la perspective d’offrir aux « élèves arriérés » une éducation à même de les réconcilier avec une école débarrassée des pesanteurs de la forme scolaire. De plus, pour les militants de la démocratisation, elles sont susceptibles de favoriser l’accès à la culture scolaire pour les élèves issus des couches ouvrières. Ainsi évoquées dans un article publié en 1912 dans le Midi socialiste, les classes de perfectionnement offrent pour « les enfants du prolétariat […] – sans pitié offensante – ce qu’ils ont le droit d’avoir : des conditions de développement intellectuel qui les ramènent au niveau des autres » (cité par Laville, 2020, p. 45). Ce n’est que dans l’état postérieur du système éducatif, après le début d’unification du primaire et du secondaire, initié à compter de la prolongation de la scolarité jusqu’à 16 ans (réforme Berthoin de 1959), que la fonction de relégation de ces classes apparaîtra (Vial, 2005 ; Mazereau, 2006).
Or, en instaurant le droit à la scolarisation des élèves handicapés à l’école ordinaire, la loi du 11 février 2005 a produit une hausse considérable de ces scolarisations12 : à nouveau, élèves ordinaires et exceptionnels se retrouvent sur les mêmes bancs, comme c’était le cas localement dans la classe de la rue Franklin à Alger, de 1914 à 1926. Pour autant, de nombreux obstacles organisationnels, culturels et de formation demeurent quant à la possibilité de développement d’une accessibilité pédagogique généralisée. L’heure ne serait-elle donc pas venue de se réapproprier une réflexion initiée il y a un siècle et dont la veine innovante s’est tarie ?
