Introduction

1L’approche par les capabilités portée par Sen (1988) conçoit le développement des personnes à partir de « structure d’opportunités » (Salais, 2007, p.6), d’espaces de liberté ou d’alternatives pour réaliser une action et ainsi favoriser son épanouissement et son développement. Dans cette lignée, la question de la liberté d’être et de faire, la puissance du choix sont pour Juhle (2016) dépendantes du contexte. Ainsi, la personne, dotée d’un pouvoir d’agir peut compter sur son « portefeuille de ressources » (Reichhart, 2020, p. 25), à condition que l’environnement lui offre cette possibilité d’action. Le pouvoir d’agir renvoie pour nous aux approches de Nussbaum (2011), c’est-à-dire à ce que cette personne est capable de faire et d’être dans les situations en fonction des opportunités. En écho aux travaux ancrés dans l’écologie et le paradigme de la complexité (Terré, Sève et Huet, 2019), la personne construit et s’approprie la situation par un enchevêtrement de processus. Ainsi, le caractère capacitant de l’environnement correspond à un milieu favorable à son pouvoir d’agir (Fernagu Oudet, 2012) à l’intersection des conditions propres des situations et des ressources mobilisables. Dans l’environnement se trouvent des objets matériels comme des bouteilles d’eau, du matériel sportif, des vêtements. Ils ne sont pas toujours utiles à la réalisation de la tâche conçue par l’enseignant. Pourtant, ils peuvent participer à la situation de l’élève comme opportunité d’agir. Nous rejoignons Compan et al., (2021), pour qui l’environnement est inclus dans la notion de situation. La situation capacitante traite de cette interaction (sujet-environnement) en considérant « le facteur humain » (p. 33).

3Nous aborderons dans un premier temps la façon dont l’objet matériel est vu, dans la littérature scientifique comme une opportunité d’agir à partir de leur qualification par le sujet au cours de son activité. Le rôle dans la tâche pensée par l’enseignant peut être différent de celui dans la situation vécue par l’élève. Puis, nous clarifierons notre démarche ethnographique pour montrer en quoi l’anthropologie existentiale, à partir du concept d’appui, apporte un éclairage différent d’un désajustement (Marcellini et al., 2016) ou d’une déviance stratégique aux normes scolaires (Jacolin-Nackaerts et Clément, 2008). Ensuite, à partir de différents moments particuliers décrits en EPS, notre analyse mettra en évidence des rôles différents attribués aux objets par les sujets dans l’organisation de leur activité pour la rendre intelligible pour les autres.

Les relations personne-objet dans la littérature scientifique

4Sur le plan de la recherche, les études scientifiques ayant une entrée par le matériel convergent vers l’idée que les objets participent à structurer l’activité humaine. En fonction des modèles théoriques convoqués, le rôle de l’objet prend des statuts différents selon que le sujet instrumentalise l’objet en modifiant son usage ou à l’inverse que l’objet instrumente son action en orientant celle-ci. Rabardel (1995) met en évidence ce double processus conjoint. D’un côté, l’instrumentation renvoie au processus centré sur l’individu. En utilisant l’instrument, l’individu s’adapte à celui-ci rendant son action valable par un usage conventionnel de l’objet. Le caractère valable de la situation renvoie à cet usage normatif, ajusté pour répondre aux attendus de la tâche. De l’autre, l’instrumentalisation tournée vers l’outil renvoie à la capacité de l’acteur à le transformer et à se l’approprier selon ses propres codes tout en respectant sa fonction première. L’instrumentalisation offre une possibilité de rendre viable la situation pour le sujet en fonction de ses ressources. Le caractère viable sous-entend la modification des usages pour soi. Les objets disponibles dans l’environnement ont un effet sur le pouvoir d’agir de l’individu. Ils peuvent se présenter comme une ressource pour agir dans la tâche demandée.

5Mais s’ils ne sont pas maîtrisables par l’individu, ils deviennent des obstacles à l’action. Leur usage vise à produire un effet attendu qui finalise l’action. Dans cette perspective, l’étude des objets techniques rend compte d’une fonction technico-sociale et culturelle révélée dans les usages (Akrich, 1993). Akrich met en évidence un système normatif médié par des objets. Lorsqu’il est partagé par les protagonistes de la situation, ce système de normes rend l’action intelligible aux yeux des autres. En étant mobilisé comme appui dans l’action, l’objet matériel participe à la congruence de la situation et objective les normes collectives à partir des normes d’usages conventionnels des objets (Dodier 1993). En revanche, l’usage non conventionnel des objets conduit à qualifier, de déviante, l’action du sujet.

6Les objets peuvent également se présenter comme des artefacts, notamment cognitifs (Conein, 2004). Prolongement du sujet dans son environnement, ils caractérisent une relation personnelle entre lui et son environnement. Ce recours aux outils permet d’agir autrement sur le monde et modifie la définition de la situation pour lui ou pour les co-présents. Dans la sphère scolaire, les objets matériels sont surtout étudiés par un usage prédéfini en fonction des finalités éducatives qui s’imposent aux élèves. Pensés comme relevant d’un « autoritarisme sportif [qui] pousse à une codification rigoureuse de leur forme, de leur taille, de leur matière et de leur couleur même » (Level et Lesage, 2009, p. 25), les objets révèlent aussi un ordre sportif à respecter.

7Pourtant, l’observation in situ montre une réalité différente. Si Saury et al. (2013) attribuent au matériel un rôle de déclencheur de l’activité des élèves, son usage s’inscrit dans une histoire personnelle et collective (Adé et de Saint-Georges, 2010 ; Adé, 2016). À travers le processus d’inculturation (Terré, Sève et Huet, 2020), l’individu intègre les éléments de l’environnement et conforte leur mode d’engagement. L’objet se présente alors comme le révélateur de l’attribution singulière du sujet par rapport à une signification posée a priori par l’enseignant. L’utilisation des objets par les élèves sert d’indicateur de l’action et plus particulièrement des représentations des sujets en jeu. Elle révèle, pour Gal-Petitfaux et Vors (2010), des stratégies de déviances ou d’usage clandestins. Elle témoigne d’une « domestication de l’espace d’apprentissage et des objets » (Adé, 2016), dans un contexte finalisé en dehors d’eux par l’enseignant.

8Or, ce qui nous intéresse est de documenter les conditions d’une situation capacitante. Celle-ci ne se définit pas seulement à partir des capacités mobilisées pour juger l’action valable pour l’enseignant, mais en tenant compte aussi de ce que le sujet se sent capable de faire. En prenant le parti de ne pas juger de l’action de l’élève au regard de la tâche prescrite, notre regard permet de comprendre la situation capacitante, autrement que comparativement à une norme exigée. En s’intéressant à l’usage des objets, l’étude révèle une complexité des normes en jeu dans la situation vécue, dépassant les attendus de la tâche définis par l’enseignant.

9Dans un article précédent (Lefèvre et Marsault, 2021), nous avons montré que ces élèves sont capables de reconnaître les attendus de l’enseignant. Cependant, lorsque la situation est intenable, éprouvante physiquement, affectivement et socialement, ils transforment ces attendus de façon à rendre celle-ci viable pour eux (Jonnaert, 2006 ; Gal-Petitfaux et Vors, 2018). Cette dimension viable susceptible de produire une transformation de l’usage pour soi peut entrer en tension avec la dimension valable qui nécessite l’ajustement normatif de la situation aux prescriptions de l’enseignant. Notre étude a pour ambition de repérer comment ces élèves parviennent à conjuguer ces deux dimensions à partir des formes de dégagement. Ce sont autant de pas de côtés nécessaires pour vivre la situation et ne pas seulement la subir (Dewey, 2001).

Cadrage théorique

10Nous mobilisons les concepts de dégagement et d’appui (Piette, 2016). L’individu est défini comme un volume d’être, prenant appui sur différents éléments du contexte sans catégoriser son action dans des activités signifiantes a priori. Les appuis lui permettent de s’engager ou de se dégager dans une situation. L’approche phénoménographique consiste à observer de façon attentive et détaillée l’action de la personne par un principe de filature. Certains objets présents dans l’environnement participent d’une graphie du vécu et deviennent des appuis sous différentes formes : par les règles qu’ils sous-tendent (comme avoir ses lacets noués, respecter le matériel), comme repères de l’action conforme (matériel à utiliser, zone à atteindre), comme maillage normatif participant à différentes configurations (filet-poteau-marquage au sol délimitant l’espace de jeu en volley-ball) ou selon une temporalité précise (succession, concomitance). Ils rendent l’action visible et intelligible pour soi et pour les autres. Ils en matérialisent un sens d’un point de vue spatial, temporel, corporel et relationnel.

11En documentant les usages des objets, nous interrogerons l’idée d’équipement de l’objet (Vinck et Jeantet, 1995). L’équipement nécessaire à l’objet pour que celui-ci devienne un appui s’entend dans sa dimension symbolique donnée sur son usage normal par le sujet (Vinck, 2009). Les objets apparaissent comme des marqueurs spatiaux, temporel, opérateurs de changement, de cadrage et d’orientation des points de vue et de l’action (p. 62). En cartographiant la situation par l’agir du sujet, nous espérons accéder à la façon dont la personne construit la situation à partir d’un sens commun valable et d’une expérience singulière viable.

Méthodologie

13Un à trois entretiens semi-directifs de l’élève (entre 35 minutes et 1h40) ont permis de partager son expérience vécue, en particulier son ressenti, éclairant le rôle des objets dans la graphie du vécu. Nous avons ainsi repéré pour chaque élève, les objets matériels utilisés, puis reconstruit la relation particulière de l’élève avec son objet faisant apparaître les normes en jeu. Les objets sont largement présents en EPS. Nous ne présenterons que quelques moments significatifs d’usages singuliers de ces objets.

Résultats

14Nous avons repéré trois façons différentes d’entrer en relation avec les objets : comme des marqueurs sociaux et culturels, comme des marqueurs temporels et comme des marqueurs spatiaux des relations. Nous présentons à titre d’exemple des situations révélant ces relations sous forme de vignette clinique.

L’objet marqueur social et culturel

L’exemple de l’appareil en salle de musculation L’entrée dans la salle de fitness privée ne laisse pas indifférente Dehlia, lycéenne de seconde option commerce. Elle dévisage les hommes sur les machines, fixe les corps de ces sportifs de haut niveau s’entrainant au même moment et s’esclaffe discrètement près de son amie. La lycéenne issue de la communauté turcophone est apprêtée avec son rouge à lèvres brique. Son débardeur noir moulant aux fines bretelles, son collant et ses chaussettes roses fluo laissent voir ses formes généreuses. Son regard oscille entre son image dans les miroirs qui entourent la salle et ces sportifs en sueur. Ce qui l’incite à réajuster sa tenue, comme l’alignement des bretelles de son soutien-gorge et de son haut, sa coiffure. La lycéenne, d’habitude si bavarde, est silencieuse. Elle semble distraite quand l’enseignante rappelle : « Je vous présente les machines, les groupes musculaires travaillés, comment se placer et où placer sa respiration. J’attends de vous que vous puissiez toutes les découvrir lors de cette première séance ». Dehlia rit et se regarde à nouveau dans le miroir, ses yeux pétillent. Elle s’engage sur la machine des abdominaux en appui sur ses avant-bras, tente de lever les genoux, mais s’écroule au premier essai. Sans réessayer, elle se dirige vers une autre machine au centre de la salle. En prenant place sur l’appareil de musculation des abducteurs, elle colle son dos au dossier, place ses jambes de part et d’autre de l’appareil. Elle s’insurge tout à coup en s’adressant à sa camarade. « Non, mais attends, cette machine est extravagante. Elle me fait écarter les jambes, c’est dégueulasse ! ». Dehlia tente de régler la machine, vérifie si son placement est en adéquation avec le schéma proposé, puis poursuit : « C’est dégueulasse !!!Fermer les cuisses, je veux bien, mais les ouvrir ! ». Elle réalise trois mouvements en apnée, le plus vite possible puis abandonne la machine, sans jamais y revenir.

15L’appareil de musculation est ici un repère de l’action conforme. Son usage contraint l’élève à agir de façon inacceptable, en donnant à voir un corps dans une position impensable pour une élève turque, en train de se construire une identité sociale et sexuelle. L’usage de l’objet ainsi codifié oriente l’action de l’élève de manière injonctive. Le fait que la machine soit au centre d’une salle partagée par d’autres personnes en particulier masculines ne favorise pas son engagement. Ainsi, l’affichage corporel à travers cette position où se cristallisent normes sociales, culturelles et scolaires n’est pas acceptable au regard de son expérience vécue à un moment où son apparence semble primordiale. Dans cet épisode, Delhia partage avec Chloé ce souci de paraître sous son meilleur jour. Cette préoccupation centrale à son âge réapparaît avec le vêtement sportif. Ce dernier se présente en EPS sous forme de règle implicite d’une tenue adaptée à la pratique. Sa tenue est à l’image de son comportement en classe, entre provocation éclatante et disparition discrète. Chloé, en surpoids depuis l’enfance entretient un rapport douloureux à son corps (scarification, rejet des dispositifs d’accompagnement pour les personnes obèses) qu’elle cache sous des vêtements extravagants.

L’exemple du vêtement Pour Chloé, élève de troisième la participation en EPS ne s’envisage que dans des tenues moulantes, aux décolletés plongeants et aux couleurs vives. Sa tenue est un marqueur de féminité et d’identité sexuelle. Mais si le vêtement lui permet de rendre visible un corps sexué, il l’inscrit aussi dans un processus d’exclusion de la part de l’enseignante, la renvoyant régulièrement dans les vestiaires pour se changer. L’adolescente l’interprète : « elle fait de la discrimination anti-grosse. Tu as déjà essayé de trouver un jogging à ma taille ? ». Par cette tenue provocante aux yeux de l’enseignante, elle affiche pourtant sa présence, rendant visible un corps, en affichant certaines parties (sa poitrine mise en valeur par un soutien-gorge rouge vif et bien visible) quand d’autres restent cachées par un large tee-shirt qui descend jusqu’aux cuisses.

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17Ces objets inscrits dans une culture sont utilisés par les élèves rendant visible ou au contraire invisible un corps socialement marqué par des usages fixés par leur culture particulière. La tenue sportive fait figure d’identité de genre (Roger et Terret, 2004). Elle rend visibles des revendications identitaires (Ohl, 2003). Mais l’usage institué des machines de musculation fonctionne à l’identique pour ces élèves dont le souci n’est pas d’améliorer le rendement de leur corps, mais bien de le mettre en valeur de façon acceptable pour elles. Le vêtement rend ainsi visibles ou invisibles par sa matérialité les normes en jeu pour le sujet. Il sert de repères. Il matérialise les intentions, les habitudes sociales, le rapport au corps ou aux autres. Ici, le souci de leur apparence est bousculé par une EPS qui instrumente le corps pour le rendre efficace. Pour ces adolescentes, leur corps est d’abord un support d’identité de soi (Le Breton, 2011). Ainsi, l’objet porteur de signification sociale se présente comme un médiat social permettant au sujet de se rendre visible de façon plus ou moins acceptable selon ses codes sociaux. L’objet est une marque sociale. Fonctionnant dans un registre prescriptif, il rend difficile un autre usage. Quand il est sportif, il enferme le sujet dans une situation codifiée (Vinck et Jeantet, 1995). L’utilisation des objets ou leur mise à l’écart dans la situation favorisent ou au contraire défavorisent certaines formes d’engagement corporel. Le sujet est capable d’en décoder les significations sociales qui dépassent le seul cadre de l’EPS.

L’objet marqueur temporel pour rompre avec l’exigence énergétique 

L’exemple du lacet Enzo, 14 ans est scolarisé en quatrième dans un établissement rural. Dès son entrée dans le gymnase, son bonjour dynamique et puissant se fait entendre. Enzo est omniprésent pour installer le matériel, replacer les plots, les filets lors des séances. Lors du passage des consignes par l’enseignant d’EPS, l’adolescent au corps imposant se place face à lui, et répond aux questionnements, en levant le bras, coupant même la parole. Enzo vient de rappeler fièrement que le but de l’échauffement sert à chauffer le corps, les muscles pour mieux s’engager dans l’effort. « C’est parti dit l’enseignant, comme d’habitude, quatre minutes sans s’arrêter ». Enzo se lance parmi les premiers à côté d’une jeune fille. Il bombe le torse, regarde autour de lui et trottine quinze mètres avant de s’arrêter pour remettre le filet en place. Délicatement, il inspecte de bas en haut et s’assure de son installation conforme comme l’a suggéré l’enseignant au début de la leçon. Puis, il repart en trottinant sur une dizaine de mètres en rejoignant un garçon. Enzo passe devant l’enseignant, tête haute en souriant, en accélérant sur dix mètres. Ses cuisses se frottent, son tronc est orienté vers le bas, son regard se dirige vers le sol. L’allure diminue, ses pas se font plus petits. Puis Enzo s’arrête pour regarder ses lacets. Il défait délicatement le premier lacet de la première chaussure, puis le refait, puis défait les lacets de son autre chaussure. Il s’adosse contre un mur doté d’un petit rebord qui lui permet de se reposer. Il regarde les autres élèves courir qu’il interpelle en les encourageant. Enzo m’explique « comme je suis chaud, je m’arrête ».

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19Cette stratégie du lacet qu’il nous dévoile plus tard se reproduit à chaque échauffement, marquant pour lui la fin de l’échauffement. Elle donne à l’objet anodin un rôle essentiel, celui de rendre la situation endurable d’un point de vue énergétique. Ne pouvant pas tenir les quatre minutes exigées, l’introduction dans l’action du lacet découpe la situation d’un point de vue temporel en lui donnant un sens acceptable aux yeux des autres. L’enseignant a rappelé le danger de courir les lacets défaits. Si pour Enzo, la séquentialisation de la situation est possible par le lacet, pour d’autres comme Jessica elle se réalise avec des paquets de mouchoirs. 

20L’entrée de l’objet personnel relevant de son quotidien dans la situation donne sens au changement de rythme qui peut être volontaire ou non, mais qui rend la rupture temporelle intelligible (Blanco, 1999). Elle marque un changement de la nature de la situation, dans son aspect énergétique ici. En analysant les moments où ces objets apparaissent dans la situation, il est possible de voir ce qu’ils offrent comme possibilité à ces élèves. Dans ce cas, l’élève devient capable de gérer le rythme de la tâche à sa façon. En séquençant autrement celle-ci, il y répond, en gardant la face (Goffman, 1974). L’utilisation de l’objet lui permet de respirer, d’atténuer la charge physique, de diminuer le caractère éprouvant de la situation. Il médiatise une organisation temporelle différente de la situation, acceptable pour lui. Son engagement est d’autant plus important qu’Enzo ne représente pas un élève modèle (vol de matériel, comportement perturbateur).

L’objet marqueur spatial des relations sociales 

L’exemple de la bouteille d’eau En arrivant sur le stade, l’enseignante d’EPS invite ses élèves à poser leurs bouteilles avant de s’engager dans la séance. La météo est caniculaire et les consignes sont de boire souvent pour éviter de se déshydrater. Si les autres élèves posent leur bouteille proche de l’enseignante près de l’espace de travail, Jessica, élève de sixième (IMC 30) prend plus de temps. Après avoir balayé l’horizon d’un regard périphérique, elle choisit un espace bien moins ombragé et loin de l’espace de travail. Puis, elle hésite, regarde les autres et déplace à nouveau sa bouteille avant de revenir vers ses camarades. La séance de thèque débute. Jessica est une bonne élève. Fille de professeur des écoles et de conseiller pédagogique et d’éducation, Jessica connait bien les codes scolaires. Sans doute sa culture familiale favorise son investissement en EPS. L’enseignante la sollicite souvent pour servir de modèle. Pour se dégager de ces nombreuses sollicitations, Jessica s’hydrate. En plaçant sa bouteille hors de l’espace de travail, elle peut sortir de l’emprise de l’enseignante et de ses exigences. Cette mise à distance participe à réorganiser la situation, en la maîtrisant, au niveau spatial.

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L’exemple du monocycle Liam élève de troisième balaye d’un regard périphérique ce qui se déroule autour de lui. Il regarde les autres adolescents impatients de s’emparer des monocycles. Il cherche des yeux l’AESH tout en choisissant minutieusement un monocycle. Il vérifie le réglage de la selle, de la tige, du pneu, de l’alignement selle-pneu. Il finit par se lancer en se plaçant dans un coin du gymnase loin du regard de ses camarades, mais à côté de l’AESH avec qui il a noué de bonnes relations. Il finit par s’élancer pour chuter violemment une première fois au sol, puis une deuxième fois en cognant sa tête sur un banc. Allant voir l’enseignant pour se plaindre, ce dernier, n’ayant pas vu ses chutes l’enjoint à persévérer. Il se rapproche alors de l’AESH qui le rassure. Il revérifie son matériel et se remet en selle dans un recoin peu adéquat pour agir en sécurité. À la chute suivante, il tape contre un poteau. Liam avoue ne pas se sentir à sa place dans la classe. Il met du temps à trouver un emplacement pour s’exercer et celui-ci ne s’avère guère pertinent si on ne tient pas compte du maillage qu’il opère pour rendre la situation tenable. Dans une situation où il craint les chutes, son espace de pratique inclut les personnes susceptibles de l’écouter. C’est un élève qui extériorise ses nombreuses craintes, au risque de ne plus être écouté par son professeur qui considère qu’il passe plus de temps à parler qu’à faire.

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24L’objet marque ici un territoire, souvent codifié dans son usage sportif. Il permet de comprendre comment l’espace, à travers son placement ou son déplacement, donne à l’espace de travail une signification sociale. Ainsi, toutes les places ne sont pas équivalentes dans l’espace de travail. En différenciant le centre et la périphérie de l’action, l’objet participe au cadrage de la situation en délimitant un espace significatif pour agir. Sa peur d’être ridicule le pousse à se placer dans les recoins, espace peu propice à un usage sécuritaire de l’objet. La signification de l’espace se construit au fil des expériences. L’objet permet d’entrer ou de sortir de la scène collective. Il oriente l’action en lui donnant un sens spatial qui est d’abord un sens relationnel. C’est un médiateur social pour entrer ou échapper aux relations sociales. Les objets dont s’entourent les personnes participent à la construction d’un espace public commun et d’un espace privé (Thévenot, 2006).

Discussion

25L’intérêt porté aux objets a été rendu nécessaire pour accéder autrement à l’activité de ces élèves dont la stratégie consiste à passer le plus souvent inaperçu en EPS. L’accès à une partie invisible de l’activité du sujet est permis, par un rôle plus ou moins représentatif, actif ou prescriptif des objets mobilisés. Cependant en suivant moins le sujet comme le suggère Piette que les objets qui entrent et sortent de l’expérience des élèves, nous avons montré que ces objets ne manifestent pas seulement l’intention du sujet, ils permettent d’accéder aux normes partagées dans la situation permettant la coordination des actions (Dodier, 1993). En pensant l’agir de l’individu à partir des appuis conventionnels, les objets supposent une logique normative qui apparait en dehors du sujet. Qu’ils soient objet conventionnel ou objet-frontière, ils participent à l’action en tant qu’appuis. En envisageant les objets comme des appuis, notre étude montre comment ils deviennent des facilitateurs de l’agir. Ils rendent valable la situation conformément aux attentes, lorsque son usage est maîtrisé de façon conventionnelle. Ils rendent la situation viable lorsque son usage peut être envisagé différemment.

26Au premier abord, ces usages rendent compte de l’engagement de l’individu sous la forme d’une adaptation passive et lacunaire dans l’action, « l’exigence fonctionnelle prime » (Dodier, 1993). Nos résultats montrent comme Petitfaux et Vors (2018) des intentions de masquage ou de mise en visibilité de la part des élèves pour rendre intelligible leur action. Ces stratégies reconnaissent une capacité d’invention pour rendre la situation viable. Nos résultats révèlent aussi une capacité à reconnaître les opportunités matérielles (Adé, 2016 ; Petitfaux et Vors, 2018). Toutefois, il ne s’agit pas seulement de se faire adopter par l’environnement (Jullien, 2019) en masquant ses intentions. Si nos résultats corroborent la difficulté des élèves à conjuguer les dimensions viable et valable de la situation, pour autant notre analyse permet d’entrevoir des pistes pour comprendre ce qui permet une situation capacitante. En s’engageant différemment dans les tâches à partir de leurs préoccupations, mais aussi de leur ressenti, l’analyse du vécu documente autrement le processus d’instrumentalisation (Rabardel, 1995). Celui-ci modifie la configuration spatiale, temporelle, énergétique et relationnelle de la situation pour la rendre viable. Pour que la situation soit également valable, elle doit prendre appui sur des objets-frontières (Vinck, 2009), communs à des mondes sociaux et dotés d’une « flexibilité interprétative » (Callon, 1986).

27Déjà reconnus comme des « niches écologiques » (Durand et al, 2015), les objets participent au pouvoir d’agir au sein d’environnement capacitant (Adé, 2016). Notre étude montre comment ils interviennent pour rendre la situation capacitante. L’objet a plusieurs rôles dans la situation vécue par les élèves. Il est un marqueur social et culturel permettant la visibilité ou l’invisibilité de soi et il permet d’amortir la situation par une séquentialisation spatio-temporelle (Vinck, 2009). Nous rejoignons Lesage (2021) lorsqu’il considère une situation comme la construction d’une spatialité et d’une temporalité du sujet.

Conclusion

28Notre approche phénoménographique s’est intéressée au vécu de ces élèves qui, parce qu’ils sont obèses, vivent régulièrement des expériences éprouvantes en EPS. En suivant à travers leur relation aux objets, leur vécu, cette approche rend visible des rôles différents attribués aux objets : marqueur social, culturel et spatio-temporel. Ces marqueurs manifestent le travail normatif de l’élève qui dépasse une simple adaptation de la situation à leur caractéristique morphologique. Ils signalent la part active de l’élève dans la production de la situation. L’identification du moment où l’élève parvient à conjuguer les dimensions viables et valables nous semble une piste intéressante pour comprendre ce qu’est une situation capacitante.

29Les environnements pédagogiques regorgent d’objets sportifs dont les usages conventionnels peuvent enfermer certains élèves dans des situations problématiques au risque de les contraindre à se désengager. Observer comment ces élèves sont capables de tirer le meilleur parti de ces objets permet de comprendre les normes en jeu qui dépassent les attendus en EPS. Ces stratégies sont porteuses de sens pour les élèves et développent une capacité à s’intégrer. Mais ce n’est pas suffisant. Pour envisager la participation sociale dans un enseignement à visée inclusive, nous pensons que la situation ne peut se limiter à la dimension valable. Elle doit prendre en compte sa viabilité. Elle devient capacitante si l’environnement comporte des objets offrant une opportunité d’agir pour tous.

30Par une conversion du regard de la part de l’observateur, l’objet peut être considéré comme un levier pour voir l’activité de l’élève, de manière positive et non lacunaire. Cette conversion porte non seulement sur la singularité du sujet par rapport à une norme prédéfinie, mais aussi sur l’interprétation de la situation telle qu’il la vit. Une des voies ne serait-elle pas de penser les tâches d’apprentissage en autorisant une modification des caractéristiques : spatiale, temporelle, énergétique et relationnelle de la situation.