1Avec la crise de la covid (Croze, 2021, Caris et al., 2020), la présence corporelle est devenue un sujet central dans l’organisation de la formation (Guironnet, 2020). Pourtant, le corps de l’enseignant est déjà présent dans des études antérieures, évoqué dès 1983 par Claude Pujade Renaud. Au regard des bases de données (Erudit, Cairn, Persée), rares sont cependant les articles qui portent directement sur cet objet avant 1997.
2La présence corporelle est d’abord introduite pour rendre compte de l’activité du professionnel en prise directe avec un environnement à forte incertitude (Chateauraynaud, 1997). Cet ajustement constant de l’action à un contexte changeant est rendu nécessaire pour maintenir un contrôle sur la situation. Une présence continue s’opère, sous condition toutefois d’une attention disponible (Hetier, 2017).
3Les travaux se développeront à partir des années 2000 en abordant plus spécifiquement la présence corporelle au cours de situations d’interaction (Jacquinot-Delaunay, 2001). C’est dans une communication de face à face, vécu dans « l’ici et maintenant » que ce terme est introduit pour rendre compte d’une relation différente entre le formateur et le formé. Cette notion focalise dès lors l’intérêt sur les interactions au présent. Elle renvoie à un corps langagier étudié à partir des gestes professionnels pour s’exprimer de façon efficace jusqu’à en devenir une compétence professionnelle (Tellier, 2008). Elle fait appel à l’expérience qui induit une interaction laissant plus de place à l’imprévisibilité des situations de co-présence (Weissberg 2001). Elle caractérise ainsi les métiers relationnels (Demailly, 2008) que sont l’enseignement, la formation, l’éducation ou l’entraînement. Particulièrement abordée dans le cadre de l’enseignement à distance, la présence se définit par une distance corporelle (Paquelin, 2011), mais aussi par une dynamique relationnelle différente entre les personnes (Androwkha et Jézégou 2020). Rondeau et Jutras (2019) envisagent également la dimension spatio-temporelle pour caractériser la présence, mais en tant que qualité engageant les dimensions de la personne (physique, émotionnelle, cognitive et de sens).
4Malgré ces travaux qui tentent de caractériser cette notion, celle-ci apparaît finalement plutôt définie en creux à partir des conséquences de son absence (Peraya, 2014). Elle se révèle particulièrement lors de relations dégradées liées au mode de communication (Jourdan, 2014). Cette dimension relationnelle intègre selon Weissberg (2001) une dimension « "haptique" (du grec haptein, toucher) » engageant non seulement des échanges oraux, mais aussi gestuels par des « contacts corporels concrets ou potentiels ». (p. 31). Le sentiment de présence dépasse la communication verbale et renvoie ainsi à une perception totale de la parole telle que l’a définie Colletta (2004). La présence corporelle fait l’objet d’un intérêt dans le cadre de la formation professionnelle autour des gestuels signifiants. Elle offre un regard plus intimiste sur soi pour prendre conscience d’un travail corporel invisible (Visioli, Petiot et Ria, 2016). Elle devient une manière de le rendre visible et intelligible aux autres.
5Enfin, la présence corporelle exprime l’expertise. Selon Distinguin (2018), L’expert travaille à des niveaux de sensibilité inaccessibles aux novices. La présence corporelle recouvre dès lors la part sensible de l’acte éducatif (Libois, 2018). Elle fait appel, au-delà de la pratique réflexive en action (Schön, 1983), aux niveaux affectif et émotionnel dans la gestion de classe (Huet et Petitfaux, 2011 ; Ria et Récopé, 2005).
6Si la présence corporelle constitue aujourd’hui un objet digne d’intérêt, comment est-elle appréhendée comme savoirs professionnels d’un point de vue scientifique ? Quelles en sont les caractéristiques étudiées ?
7Si elle semble recouvrir une réalité pratique que tous s’accordent à reconnaître dans la littérature scientifique, elle se pare cependant d’un ensemble de caractéristiques disparates. L’enjeu de ce numéro est d’abord d’en brosser un portrait, sans doute temporaire et partial, avant d’étudier les spécificités méthodologiques qui les ont mises en lumière. Notre introduction s’organisera en trois parties.
8La première partie développera six caractéristiques à partir des travaux présentés dans ce numéro. En mettant la focale sur le corps, elle donne à voir un renouvellement des questions professionnelles et des manières de définir le contexte professionnel.
9La deuxième partie mettra en évidence les paradoxes qui émergent de cette caractérisation hétéroclite discutant du contenu et de la place de la présence corporelle au regard des cadres théoriques et méthodologiques mobilisés.
10La troisième partie présentera la singularité des terrains investigués par les différents auteurs participant à ce numéro.
11Depuis les travaux en phénoménologie (Merleau-Ponty, 1960) reconnaissant le corps comme prémisse de l’engagement au monde, la présence corporelle induit plusieurs facettes : « être-là », « être-ici et maintenant », « être devant » ou encore « être près de ». Les travaux récents étudient celle-ci en questionnant la temporalité, la corporéité ou la spatialité de l’action du sujet en train de se dérouler. Nous avons repéré six caractéristiques.
12La présence est d’abord une permanence qui relève d’un vécu intangible. Le professionnel se présente à l’autre en tant qu’enseignant, éducateur, entraîneur ou formateur. Son attitude doit être conforme à sa fonction. La présence corporelle remplit des fonctions pédagogiques tel un outil à optimiser pour être efficace. Pour Piette (2009), la docilité renvoie à la possibilité de conserver les règles, les indices des situations et rendre visible sa présence dans la continuité de ses actions. Le professionnel n’envisage pas de transformation, il s’engage pleinement dans son rôle.
13La présence comporte ainsi une dimension normative rattachée à un rôle attendu. Ruffin et Payet illustrent cette docilité dans leur contribution « bien se tenir, assis, relativement droit et de ne pas avoir d’autres activités ». « Être devant » relève d’un engagement total de la personne conforme aux codes usuels et aux normes conventionnelles. Ainsi, la dimension technique de « l’agir professoral » prime (Tellier et Cadet, 2014). La présence corporelle s’envisage comme une posture-mimo-gestuelle (Tellier, 2021), c’est-à-dire un ensemble gestuel à acquérir ou à construire, bref à incarner.
14La présence corporelle relève ensuite d’un charisme du professionnel. Il ne s’agit pas seulement d’« être devant », mais de faire impression sur les autres. Comme le propose Boizumault dans ce numéro, la présence corporelle « se rapproche de celle de prestance lorsque la présence est pleinement maîtrisée avec une capacité à habiter l’espace (corporel, verbal et vocal) ». Souvent associée à l’image d’un acteur comme le défend Runz-Christian (2000), elle consiste à jouer son rôle de manière efficace en accentuant certains leviers. Cette mise en scène corporelle (Boizumault et Cogérino, 2012) favorise l’expression de ses intentions pédagogiques. Dans un « être face à » des formés, elle se présente d’abord comme un effet de l’expertise professionnelle, observable sur les formés.
15Selon Boizumault, le corps de l’enseignant peut être un outil efficace pour asseoir « sa présence en classe ». Celle-ci peut être plus ou moins contrôlante dans la gestion de classe. Elle se travaille par le renforcement d’un gestuel qui appuie le verbe afin de rendre la communication de ses attentes la plus efficace. Ce regard est également présent chez Visioli lorsqu’il montre que « la mise en scène corporelle s’impose (le plus souvent inconsciemment) comme une condition de l’efficacité de l’enseignement ». Ce savoir « se présenter aux autres » d’un point de vue corporel permet de rendre visible et intelligible aux autres ses intentions. Cette prestance relève des « compétences de communication incarnées, construites au fil de l’expérience professionnelle » (Visioli, Petiot et Ria, 2016, p. 116). Comme le soulignent Petiot et Vors, la présence corporelle est « une manière d’actualiser leur préoccupation par corps ».
16La fluidité est un indicateur d’adaptation spatio-temporelle de l’action à l’environnement (Cornus et Marsault, 2015). Elle révèle une disponibilité d’agir pour répondre à une situation devenue plus imprévisible. En effet, l’enseignement ne relève plus seulement d’une transmission du savoir, mais d’un ajustement de celui-ci à la diversité des élèves. Comme l’ont mis en évidence Rolland et Roche dans leur contribution, l’entraineur expert développe une attention vigilante (Depraz, 2014) en maintenant ouverte la situation aux éléments imprévus, y compris dans des situations stabilisées d’entraînement sportif. Comme le souligne également Pichot dans ce numéro, le professeur de fitness ne produit pas seulement une prestation standardisée servant de modèles à reproduire par la clientèle, il a aussi pour objectif de maintenir une relation individualisée qui « l’incite à adapter son action (le rythme, la gestuelle) en fonction des autres ».
17Cette adaptation continue aux autres nécessite de prendre des repères sur son environnement afin de régler sa pratique en fonction de la réponse donnée par la situation. La présence dans « l’ici et maintenant » relève de l’improvisation réglée (Perrenoud, 1983) d’une prestation d’abord centrée sur des gestuels professionnels relativement stabilisés. Les gestes permettent de poser la situation. En engageant une action, celle-ci procure en retour des informations sur l’environnement. Cette relation directe entre le formateur et le formé est perturbée lors d’un enseignement en distanciel, le professionnel peine à rester en prise avec le corps des formés. L’opposé de la fluidité est pour Piette (2013), la raideur. Elle est visible chez le novice en difficulté pour assurer une continuité de la situation face à des événements non prévus. L’expert exploitera au contraire les potentialités nouvelles de la situation qui émerge à cet instant.
18La flexibilité désigne la capacité à s’adapter aux changements ou aux incertitudes de l’environnement social ou physique en proposant des solutions différentes (Clément, 2008). Teinté de ses expériences antérieures, le sujet peut compter sur son attention (Husserl, 1991) considérée comme une présence en acte pour se rendre disponible. Documenté par une approche psycho phénoménologique et clinique, Mouchet et al, montrent dans ce numéro comment le champ d’attention se structure par un caractère multimodal, par la vision, l’audition, le ressenti corporel de ses gestes professionnels. Azaoui (2015) complète cette structuration par la dimension syncrétique liée aux attitudes, aux valeurs en actes et aux émotions du sujet.
19Rolland et Roche illustrent cette caractéristique lorsque lors d’une tâche fermée la rationalisation techniciste et la prédétermination de l’agir de la gymnaste se voient suspendus par le regard polyfocal de l’entraîneur. La présence attentionnelle constitue une opportunité pour soutenir les gymnastes. Dans un éveil à l’incongru, le professionnel sort des routines et improvise à partir des indices qu’il épie. Entre innovation et créativité, la compétence perceptive du sujet suppose une posture d’ouverture cultivée et située. Or, comme le soutiennent Mouchet et al., cette « attitude intérieure » de disponibilité de l’être s’explique par une préoccupation de la personne du devenir de l’autre (Moll, 2003). La flexibilité dans sa dimension attentionnelle est résolument ancrée dans l’agir vers l’autre.
20Comme le propose Cifali (1996), « on ne peut rencontrer l’autre qu’à travers une présence, une authenticité » (p. 121). Ce que le sujet fait corporellement n’est pas toujours porteur d’un sens (Maître de Pembrooke, 2015), ni produit de façon volontaire. Elle ne recouvre pas seulement une interprétation des signes intentionnels de l’activité du corps, mais « être soi ». Celle-ci est étudiée comme une présence émersive du corps (Andrieu et al., 2015). Pour autant, faut-il les nier, les cacher ou ne pas en tenir compte ? La prise en compte des émotions plutôt que leur masquage permet un pilotage de l’action par les émotions. Ce que propose par exemple un dispositif de formation comme le théâtre-forum. Selon Marsault et Lefèvre, « par l’échange des personnes à différents moments de la situation, le théâtre-forum offre d’autres alternatives qui prennent en compte les ressources, mais aussi la personnalité de l’acteur ». La prise en compte du ressenti des participants à la situation devient un élément partagé des différents dispositifs de formation. L’authenticité se révèle par le regard des autres. Comme chacun est différent, la diversité des points de vue engagés de façon authentique permet d’envisager autrement les situations professionnelles pour agir.
21La formation par la méditation, par une attention volontaire, offre une sensibilisation aux détails perceptifs. La contribution de Paintendre est éclairante sur ce sujet. En effet, l’action mise en œuvre est une exploration sensori-motrice anticipée par une expérience antérieure ancrée corporellement. La conscience corporelle est une source d’information spécifique qui se différencie d’une simple représentation de son corps. Elle « ne présente pas au sujet un état de choses objectif, à la manière de la perception externe » (Dokic, 2000, p. 81). Cet éveil à l’involontaire, à la prise en compte de l’étrangeté de soi est une étape intéressante pour produire une désadaptation créative, source d’inventivité. Une telle approche contrevient à la stabilisation de la situation professionnelle à partir de repères épurés de la situation, sous forme archétypique par exemple.
22À la croisée de l’approche phénoménologique interactionnelle et cognitive, la présence n’est pas seulement un « être près de », elle se caractérise par une intercorporéité (Meyer, Streeck et Jordan, 2017). L’intercorporéité renvoie à la dimension incarnée de l’action. Elle mobilise la résonance corporelle (Rosa, 2021) par les effets produits sur notre corps du fait de son interaction avec d’autres corps. Elle éclaire ces relations sous un autre aspect, infra-conscient. Pour Jourdan, la présence s’opère dans un « aller vers » du sujet pour être « avec ». Néanmoins, ces relations charnelles intra et intracorporelles se voient transformées pendant la période de la Covid.
23Ainsi, comme le montrent Emond et al, la physicalité du métier de formateur est renégociée dans sa relation avec l’étudiant. Cette force d’interconnexions corporelles entre présentiel et distanciel mérite d’être approfondie au regard du contexte sanitaire actuel. Ainsi, l’intercorporéité s’impose comme une des caractéristiques constitutives des métiers éducatifs.
Figure : les caractéristiques de la présence
24Les différents travaux présentés dans ce numéro éclairent la présence à partir de cadres théoriques et méthodologiques différents. Ces différents regards mettent en évidence des enjeux traversant cet objet singulier. Le premier offre un double regard sur l’activité du professionnel : intérieur et extérieur. Le deuxième s’intéresse à ses dimensions individuelle et collective : une présence pour soi ou pour les autres. Le troisième étudie la présence corporelle dans et hors contexte professionnel. Quant au quatrième, il interroge la place de la présence comme effet recherché ou indicateur de l’activité professionnelle.
25Les méthodologies déployées dans les études présentées s’intéressent aux interactions individuelles et environnementales. L’activité professionnelle étudiée en 1re et 3e personne met en évidence un enjeu méthodologique spécifique : la présence corporelle s’observe-t-elle du dehors ou du dedans ? Les méthodologies mobilisées par Boizumault, Visioli, Vors et Petiot documentent la présence d’un point de vue externe comme un effet observable sur les autres et par les autres. L’effet analysé permet de rendre visibles les processus participant à la construction de l’efficience professionnelle.
26Dans ces approches, les entretiens d’autoconfrontation simple et croisée, les analyses vidéo facilitent la mise en évidence des conditions d’une efficacité professionnelle. Du côté de l’intériorité, l’appel à la conscience de soi, par des carnets de notes proposés par Ruffin et Payet, des croquis comme l’invitent Emond et al. documentent la construction de la présence corporelle. L’étude du ressenti du professionnel se trouve redéfinie finalement comme une articulation entre extériorité et intériorité nécessitant une méthodologie mixte (Mouchet et al.)
27La présence corporelle repose sur un état de conscience personnelle, plus intimiste quand elle regarde l’invisible du travail du professionnel. Pour Paintendre, il est important de s’intéresser à la manière dont les enseignants écoutent leur corps et révèlent une sensibilité, qui prend appui sur une multimodalité perceptive. Mais est-elle seulement une compétence personnelle ? Tous les travaux s’accordent à considérer qu’il ne peut y avoir de présence sans une situation d’interaction. La présence corporelle n’existe qu’à travers le regard de l’autre, plus globalement par, pour et avec l’autre. Mais pour être soi ou conforme aux attentes des autres ? Lorsque la présence est pensée pour les autres, c’est-à-dire du soi vers les autres, comme le montre Jourdan, la présence est une ouverture à l’altérité par une intercorporéité de l’enseignant visible comme une extériorité de soi pour « être avec ».
28Travailler la présence corporelle relève également d’une ambition de se rendre visible et intelligible à l’autre. Quelle est la position de l’autre, des autres ? Perturbateur de la situation dans les contextes difficiles pour Vors et Petiot, surprise signifiante pour Rolland et Roche. Dans les deux cas, l’action des autres est intériorisée sous la forme de repères corporels. Ces repères participent à construire autrement le regard de l’entraineur qui corrige le gymnaste. C’est un regard qui inclut un ressenti corporel éprouvé dans l’interaction que l’on retrouve également chez Paintendre et Pichot.
29La présence s’enseigne-t-elle in situ ou hors contexte ? Ses effets sont-ils repérés en situation professionnelle ou en situation de formation ? Pour Boizumaut, la formation à la présence s’envisage en formation initiale pour des professeurs des écoles et des professeurs d’EPS en situation professionnelle. La recherche d’une présence optimisée passe par une prise de conscience des leviers de la communication lors de modules spécifiques puis est analysée lors d’entretien d’autoconfrontation. Le « faire », le « dire » et le « dire sur le faire » lui permettent alors d’identifier des styles d’enseignants dans leur mise en scène corporelle et d’accompagner la construction de cette compétence professionnelle.
30À l’inverse, Emond, Venant et Oppliger proposent d’étudier le processus d’accompagnement somato-réflexif du professionnel pour éprouver la « pleine épaisseur de l’expérience professionnelle » lors de situation de formation. Mais comment enseigner la présence sans uniformiser, contraindre ou sous-estimer les dimensions spatio-relationnelles et temporelles ? La mise en mot du ressenti du sujet est recueillie dans un journal de bord et fait l’objet d’échanges au sein d’une communauté d’apprentissage professionnelle. L’écoute des potentialités de chacun lors des situations, et des créations reconnaissent et valorisent la singularité du sujet et son authenticité.
31Forme-t-on à la présence ou aux conditions de la présence ? La question est encore à approfondir, car la question de l’authenticité et de son maintien est posée. Lorsque Visioli partage le constat d’enseignants experts et de la nécessité de conserver une authenticité des situations professionnelle, Marsault et Lefèvre en recréent les conditions. Tous les auteurs reconnaissent ainsi la nécessité d’accompagner les enseignants, éducateurs ou formateurs dans une formation à la présence parfois comme forme de savoir ou à partir de son émergence au sein d’un dispositif de formation spécifique. Cependant les modalités et les dispositifs varient en fonction des caractéristiques spécifiques de la présence.
32La présence corporelle occupe une place différente dans les études présentées. Elle est d’abord considérée comme un indicateur de l’expertise professionnelle. Sa disponibilité motrice (maîtrise gestuelle) et corporelle (affinement sensoriel) permet une action plus efficace, notamment dans la communication de ses intentions pédagogiques (Boizumault et Visioli). Cette présence révèle une capacité (de faire, de dire, d’écoute) ou une compétence acquise dans la communication, l’interaction ou encore la prise d’information. La présence n’est donc pas en soi un savoir. Elle est l’expression de formes de savoir à maîtriser par le novice (Vors et Petiot). Elle présentifie son expertise.
33Dans d’autres travaux, la présence résulte d’une expérience vécue personnelle. C’est un effet produit volontairement ou non, consciemment ou non : soit sur la personne elle-même (comme un état de conscience, état d’attention, d’ouverture sur soi), soit sur son environnement. Elle qualifie cet effet, de performatif (être plus performant) ou d’humaniste (être plus humain). Cet effet n’est pas définitif. Il émerge au présent de la situation. La présence corporelle est un état de conscience particulier qui conjugue expérience passée et expérience au présent. Subie émotionnellement, elle peut être recherchée volontairement (Paintendre ou Marsault et Lefèvre).
34La spécificité des terrains étudiés
35Il est difficile de catégoriser les différents articles présentés selon certaines caractéristiques tant leurs approches en éclairent plusieurs. La variété des terrains étudiés offre une richesse d’ensemble, mais ne permet pas plus une catégorisation des productions. C’est pourquoi nous avons choisi de les présenter par un ordre neutre, alphabétique.
36Pour Boizumault, la présence se définit comme « la place occupée volontairement ou non par les individus en interaction (enseignant et élèves en classe), de manière corporelle, vocale et verbale. » Dans le milieu scolaire, les enseignants d’EPS et des professeurs des écoles ne montrent le même rapport au corps. Pour les premiers, la place du corps dans la formation pourtant omniprésente reste peu interrogée. Elle est en revanche une préoccupation des professeurs des écoles. Elle est centrée sur la recherche d’optimisation d’une présence physique verbale et vocale pour asseoir son autorité. Celle-ci suppose une maîtrise de sa communication à partir des différents leviers mobilisés par les enseignants. L’étude met en évidence plusieurs styles (charismatique, allant de soi, autoritaire et effacée) qui impactent la gestion de la classe et les apprentissages.
37Emond et al. présentent et analysent un dispositif d’accompagnement somato-réflexif de formateurs dans le contexte de la Covid. La présence corporelle dans sa dimension physique est pensée comme une compétence professionnelle nécessaire à tout formateur et au bien-être des étudiants. La prise de conscience de la corporéité des formateurs par des expériences vécues montre comment se réalise la négociation des inconforts physiques, l’occupation de l’espace ou de la kinesphère. Le groupe vivant l’expérience partagée soutient l’inconfort et souligne l’importance du collectif dans et pour le développement de soi.
38Jourdan s’intéresse à la présence corporelle à partir d’une formation qu’elle propose à l’université de Toulouse pour les futurs enseignants. Pour autant, la présence n’est ni un savoir, ni une compétence à acquérir. C’est une disponibilité de l’être, « un aller vers » pour « être avec ». Indispensable pour les enseignants novices, la présence corporelle dépasse un gestuel à maîtriser à des fins de communication. Son approche psychanalytique oriente la présence vers une « posture d’ouverture à l’intériorité de soi pour accueillir l’imprévisible de la situation ». Si les dispositifs de formation se présentent comme des jeux théâtralisés répondant aux premières impressions des enseignants novices, Jourdan montre au contraire que ces jeux sont le point de départ d’un travail personnel de sensibilité à soi.
39Marsault et Lefèvre étudient également un dispositif de formation des enseignants, le théâtre-forum utilisé à Strasbourg. Ce dispositif propose de mettre en scène des situations problématiques pour les régler, par une enquête collective. La disponibilité d’agir se construit collectivement par le partage d’alternatives proposées par les participants. En invitant à modifier les perspectives de la situation pour agir autrement, le théâtre-forum est un dispositif de formation qui permet de stabiliser un apprentissage à enquêter au présent, c’est-à-dire à mettre en ordre une situation dans le temps du vécu, à partir de l’utilisation des leviers de communication verbaux et non verbaux diversifiés et partagés en sécurité. L’insatisfaction ressentie dans le déroulé de la situation est retravaillée dans une mise en scène corporelle différente permettant de discuter des effets ressentis par les différents protagonistes de la situation.
40Mouchet et al. s’intéressent plus particulièrement à l’attention expérientielle. La présence corporelle est un ajustement du professionnel qui nécessite un engagement attentionnel de sa part. Les modulations de l’attention « expriment les variations de la présence corporelle, ou encore son intensité et ses modalités ». L’objectif de cette étude est de comprendre la structuration du champ d’attention dans les situations complexes et dynamiques à des moments importants. L’originalité du travail a été de « repérer par différentes méthodologies le point de vue externe et interne du sujet (en première et troisième personne) pour accéder à un niveau pré-réfléchi de conscience du sujet ». Cette méthodologie multifocale a permis de rendre visible en la documentant une part de l’activité invisible d’attention. L’étude tente d’accéder aux significations incarnées des gestes professionnels non conscients (Maître de Pembroke, 2018).
41Paintendre caractérise la présence comme l’expérience au présent par l’accès des personnes à leurs signaux corporels. Les deux enseignants d’EPS se préparant à l’épreuve de STEP pour l’agrégation d’EPS partagent leurs difficultés à ressentir. La prise en compte du registre multimodale par les enseignants n’est pas aisée et le contrôle du corps fait obstacle à la prise en compte des sensations. La formation par la méditation, par une attention volontaire aux détails perceptifs facilite une attitude d’accueil par une posture d’ouverture à soi.
42Pichot s’intéresse à la présence corporelle comme une compétence relationnelle du professeur de fitness. La présence corporelle relève d’une disponibilité corporelle qui participe à la construction d’un lien à privilégier avec sa clientèle. C’est une présentation de soi, « une gestion de son image sous emprise du regard de l’autre », mais pas seulement. Elle se révèle par les signes partagés de ce lien, comme forme d’un ordre social autonome. « Elle est ce par quoi les routines interactives révèlent des attentions réciproques, des relations d’objectivation et d’emprise liant le professeur de fitness et les pratiquants ». C’est à travers un vécu éprouvé, expérimenté que se construit cette présence comme une compétence inspirant sentiments, ressentis et émotions et scellant les interactions physiques. Lors de cours collectifs de fitness, le professeur joue sur la rythmicité de ses propres mouvements pour maintenir engagé l’ensemble de la clientèle par un ensemble d’attentions individualisées. La présence corporelle se repère dans ces attentions singulières qui modulent, dans l’instant, le travail corporel programmé.
43Pour Rolland et Roche, la présence corporelle est une posture d’ouverture du professionnel à l’indéterminé de la situation. L’expertise recouvre un « être là » communément reconnue chez l’expert « le corps comme puissance agissante ». Il s’agit pour l’entraineur expert en gymnastique d’être en état de saisir les « surprises perceptives signifiantes » provenant des circonstances de l’action et indicateur d’un arrière-plan de l’action du gymnaste. C’est une présence pour autrui, mais vécue par le sujet. Elle passe par une attention au monde démultipliée qui ne se réduit pas au dicible. L’article met en évidence des logiques d’intelligibilité de l’activité de l’entraîneur, coconstruites dans des instants partagés avec le gymnaste.
44Pour Ruffin et Payet, la définition de la présence articule une dimension phénoménologique (Merleau-Ponty, 1964 ; Schütz, 2008) et interactionniste (Goffman, 1973). Elle s’attache à ce qui se montre et à la perception que nous en avons. En même temps, elle considère la manière dont les acteurs se présentent, sont en relation avec d’autres, interagissent et s’ajustent (Becker, 2002), par des mouvements de proximité et de retrait dans la co-présence. Pour les participants engagés dans un atelier d’écriture menée à l’université dans le cadre d’une réflexion sur les modalités d’enseignement de la sociologie, la présence corporelle constitue à la fois un indice de transformation du métier et un levier professionnel.
45Pour Visioli, la présence participe à qualifier l’expertise professionnelle. En observant l’activité de l’enseignant expert au cours de la leçon d’EPS, sa présence relève d’un engagement total du professionnel. Émanation d’une force de persuasion qui « traduit une capacité à s’investir totalement dans l’action, dans l’ici et maintenant », elle a une fonction performatrice dans l’acte de communication. C’est une capacité qui appartient au sujet qui se développe en faisant correspondre la volonté de l’enseignant et ce qu’il donne à voir. Assimilée à la prestance, la présence corporelle de l’enseignant appartient à une culture professionnelle, comme gestuel fixé, volontaire et conscient. Par une méthodologie relevant de données extrinsèques et intrinsèques de l’activité, l’étude permet de conforter l’idée d’une correspondance entre l’intention du sujet et l’intentionnalité de son geste. Relevant d’une théâtralisation du corps pour produire un effet recherché, elle participe à la confiance en soi du professionnel. Elle produit une stabilité émotionnelle.
46Vors et Petiot s’intéressent au corps de l’enseignant comme un des facteurs influençant l’engagement des élèves dans les situations en EPS. La présence corporelle est étudiée à partir de diverses dimensions (gestes, regards, proxémie, etc.) participent de l’activité des enseignants tout en échappant en partie à leur conscience. « Les aspects inconscients de la communication corporelle n’y sont donc pas, à ce jour, analysés précisément » (Visioli & Petiot, 2018, p. 239). À partir d’une approche anthropologique cognitive située, les auteurs étudient l’attention dans les réajustements corporels, une attention qui dépasse la seule prise de conscience.
47À travers ses différentes facettes investiguées dans les travaux exposés à l’occasion d’une journée d’étude à Strasbourg le 31 mai 2021, ce numéro HS présente cette notion de présence corporelle, de façon variable, dans son contenu, sa forme ou son rôle comme savoir professionnel. La diversité des regards portée à cet objet rend celui-ci complexe à aborder. Elle fait apparaître des préoccupations différentes émergeant de la littérature scientifique faisant de cette notion plus une catégorie pratique qu’un nouveau concept.
48La présence corporelle s’inscrit dans des études s’intéressant au sujet et à son activité in situ à hauteur d’homme. Elle relève d’une capacité, d’une compétence ou au contraire d’un état, d’une sensibilité. Elle se définit finalement moins par ce qu’elle est, que par ce qu’elle révèle en termes d’enjeux sociaux et scientifiques. Les auteurs qui y font référence justifient son introduction par l’arrivée de nouveaux enjeux de société, expliquant la nécessaire transformation des formes de savoirs professionnels. Ils se différencient cependant au regard des éclairages théoriques qu’ils mobilisent. Ainsi la littérature repérée sur ce sujet, sans être exhaustive, met en évidence différentes questions portées par ces auteurs qui ouvrent des questions socialement vives.
