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La présence corporelle des enseignants

Un savoir professionnel à construire par le théâtre-forum
Christelle Marsault et Lisa Lefèvre

Résumés

Cet article analyse un dispositif de formation des enseignants, le théâtre-forum, pour comprendre comment la présence corporelle se construit à partir des leviers de communication verbale et non verbale. Ce dispositif propose de mettre en scène des situations problématiques pour les régler, par une enquête collective. Son étude sur trois groupes par une méthode mixte rend compte d’une régularité dans l’emploi des leviers. Cette mise en ordre des leviers révèle comment l’action collective se construit sous forme d’une enquête. À partir des expériences vécues, théâtralisées et mises en commun, le théâtre-forum rend visible un usage singulier des leviers dans la situation. Il permet aux protagonistes d’incarner différemment des valeurs paraissant inconciliables à certains moments en procédant à un maillage des leviers.

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Texte intégral

Introduction

1Les savoirs de l'enseignant se sont diversifiés depuis les années 2000 apparaissant sous de nouvelles formes : éthiques (Marsault, 2004), relationnelles (Barrère, 2002), attentionnelles (Maitre De Pembrooke, 2018) ou émotionnelles (Hargreaves, 2000). Intégrant un rapport plus intimiste avec l’environnement, ils définissent une professionnalité. Pour Lantheaume et Simonian (2012), « la professionnalité émergente est caractérisée par un souci des singularités et une évolution des postures des enseignants ». Elle suppose une recomposition personnelle des normes pour répondre aux spécificités d’un contexte changeant.
Nous aborderons cette professionnalité au regard de la présence corporelle. Qu’apporte cette notion de présence corporelle ? Comment se construit-elle dans un dispositif de formation comme le théâtre-forum ?

La présence corporelle, un savoir professionnel spécifique

2Elle se définit, pour nous, comme une disponibilité du professionnel au présent. Elle est d’abord attentionnelle quand elle prend en compte les aléas de la situation pour agir de façon adéquate par rapport à ses préoccupations. C’est aussi une disponibilité d’agir qui nécessite de disposer d’actions potentielles pour intervenir activement sur la situation.
Dans le cadre de la formation des enseignants, la présence corporelle relève d’un ensemble de gestes professionnels (Barrière-Boizumault, 2013). Éléments de la compétence professionnelle, les leviers de la communication verbale et non verbale (LCVN) permettent à l’enseignant d’adapter sa communication aux conditions locales d’enseignement (Duvillard, 2017). Dans cette perspective, l’expérience vécue in situ façonne cette attitude au cours du temps, par un ensemble de dispositions acquises (Lahire, 1998). Pourtant, la présence n’est pas seulement un ajustement in situ aux normes professionnelles qui relève de la compétence. Elle émerge de la situation à partir des choix (volontaires ou non, conscients ou non) de l’enseignant pendant le déroulé de son action.
La présence corporelle se différencie ainsi de la compétence par une écoute attentive de ce qui se passe en lui et dans son environnement. Cette disponibilité attentionnelle dépasse le cadre de la vigilance cognitive pour prendre en compte les dimensions affectives du sensible (Depras, 2014). Les enseignants développent des relations propres, en partie inconscientes, avec leur environnement (Wittorski, 2007). Ces connaissances corporelles sensibles sont des repères essentiels pour rester en prise avec un environnement peu prévisible (Chateauraynaud, 1997) qui diffère d’une simple incorporation du contexte sous la forme de dispositions acquises. Parmi ces repères, l’émotion joue le rôle de signal d’alerte et incite à l’action (Hervé et al., 2008). Ainsi penser la professionnalité à partir de la présence corporelle plutôt que de la compétence modifie non seulement le regard porté au savoir par l’introduction d’une dimension temporelle différente, au présent. En s’intéressant au ressenti corporel, cette focale transforme également le regard porté à la formation du professionnel.
La dimension attentionnelle a été étudiée dans des dispositifs de formation séparés afin d’orienter de façon consciente et à l’écart des émotions le regard des novices (Flandin et al., 2015). L’affinement de ce regard à partir de l’observation de situations typiques en vidéo favorise une prise d’information sur le contexte. Mais il ne règle pas le ressenti subjectif en particulier chez les novices (Amathieu et Chaliès, 2014) dont les difficultés professionnelles provoquent des émotions intenses (Ria et Durand, 2013). L’implication dans une situation conflictuelle affecte l’enseignant (Ayme et al., 2011). Celui-ci se préserve par une « amnésie émotionnelle » (Ria et Récopé, 2005), empêchant finalement toute autre forme d’attention.
Descoeudres et Méard (2019) pointent la nécessité d’accompagner les enseignants pour gérer ces « incidents », en dépersonnalisant les situations et en les partageant à plusieurs. Les dispositifs de formation partagés explorent ainsi la dimension émotionnelle du développement professionnel à partir du ressenti en mettant l’accent sur le vécu que le sujet a de son propre état émotionnel (Amathieu et Chaliès, 2014). Pour Grosjean (2014), ces savoirs sensibles sont incorporés in situ.

Les pratiques théâtrales comme dispositifs de formation des enseignants

3Le théâtre fait son apparition dans les formations considérant l’enseignant comme un comédien (Runtz-Christian, 2000). La pratique théâtrale ne permet pas seulement de se sentir plus à l’aise avec son corps. Fox et Dauber (1999) montrent son intérêt pour exprimer, dans le non verbal de la situation, une part du non-dit. L’écoute, la flexibilité et la perception eidétique sont favorisées. Toutefois, ces dispositifs présupposent une signification partagée des gestes que conteste Maitre de Pembrooke (2018). Pour elle, « le réajustement est mutuel et constamment nécessaire pour que le sens se co-construise au moment des échanges ». Ainsi, le théâtre-récit (Schechner, 1985) favorise le développement d’attitudes relationnelles (écoute sensible, disponibilité intellectuelle, affective et corporelle).
Ces dispositifs théâtralisés forment le sujet aux interactions. Pour Meirieu (2002), le théâtre est un moyen pédagogique de construction de la personne dans une collectivité, de retour sur soi et d’ouverture aux autres. La théâtralité, par une mise en intrigue corporelle distincte du quotidien, questionne la présence corporelle différemment du jeu de rôle en prenant en compte la dimension scénique du métier. « La théâtralité est tout ce qui se passe sur la scène au moment du spectacle, c’est-à-dire tous les langages de manifestation qui concourent à la production du sens, à l'exception du texte verbal lui-même » (Courtes et Greimas, 1994, 179). Par les règles théâtrales d’authenticité et d’exagération, elle rend visible ce qui fait la situation aux yeux de tous. Le théâtre permet d’habiter une parole, de l’incarner et de la restituer collectivement.
Le théâtre-forum (TF) issu du théâtre de l’opprimé de Boas (1977) en est une forme particulière. Il permet d’imaginer collectivement des alternatives à une situation vécue de façon insatisfaisante. Dans le dispositif de formation proposé à l’INSPE de Strasbourg, la situation est rejouée deux fois en modifiant, à tout moment, son déroulé par le changement des protagonistes. Le débat est animé par un formateur et porte sur les éléments à prendre en compte dans la situation afin de proposer d'autres scénarios possibles permettant de clore la situation de façon plus satisfaisante. Le dispositif alterne plusieurs fois saynètes et débats (T0 est la situation initiale racontée, T1 la situation jouée, T2 et T3 sont les versions rejouées une première et une deuxième fois).
En prenant pour situations des « moments émotionnellement marquants » (Chaliès et al., 2013), il permet de revivre en sécurité ces situations en changeant le déroulement au présent. A la différence des dispositifs précédents, il permet d’accéder à la première personne du pluriel (Boal, 1977). En effet, l’individu prend la place d’un acteur (dans les saynètes) ou la parole (dans les débats), avec ses propres ressources, mais au nom du collectif pour proposer des solutions à un moment donné de la situation. Il offre ainsi la possibilité d’accéder à une construction collective du sens de la situation (Coudray, 2020) à partir d’une richesse d’expériences individuelles partagées.
Notre étude a pour ambition de comprendre comment ce dispositif construit une professionnalité particulière. Qu’apporte le théâtre-forum dans la formation des enseignants et dans quelle mesure contribue-t-il à développer une présence corporelle à partir des LCVN ?

Cadre théorique

4À partir d’un double ancrage théorique, nous documenterons la présence corporelle des acteurs à l’occasion de ce dispositif. En référence à l’anthropologie existentiale de Piette (2009), les leviers de la communication seront étudiés comme des appuis, c’est-à-dire des éléments qui participent à l’action du professionnel sous la forme de repères, d’indices, de maillage ou d’enchaînement. Ces appuis éclairent la différence entre présence (état de disponibilité corporelle et attentionnelle) et participation à la situation par le fait que l’enseignant agit sur son déroulé (Dewey, 1993). L’approche ethnographique permet de suivre le collectif dans son enquête au sein des saynètes en repérant les LCVN comme appuis. À l’inverse des travaux précédents (Amathieu et Chaliès, 2014 ; Descoeudres et Méard, 2019) qui partent de la situation pour en repérer les éléments qui l’organisent, les LCVN seront étudiés pour faire situation par leurs usages singuliers et leurs significations sociales, affectives et émotionnelles. Comment ces leviers sont-ils mobilisés pour peser sur le déroulé de la situation ?
L’accès aux effets ressentis et interprétés par les protagonistes eux-mêmes permet de comprendre les significations perçues des LCVN à l’instant T. En nous appuyant sur le concept d’enquête de Dewey que nous appliquerons au collectif, nous étudierons comment les membres du collectif font l’expérience à l’instant T (Dewey, 1993) des leviers et de leurs effets. Proposés et discutés collectivement, les usages des leviers mettent à l’épreuve la situation par le partage des « prises » que certains acteurs ont plus que d’autres sur les situations (Martuccelli, 2010). L’évolution de ces usages dans les différents temps du jeu théâtral permet de saisir l’effet du dispositif sur la construction au présent de la situation d’un point de vue collectif à partir des appuis individuels mobilisés par les différents acteurs.

Une méthodologie d’observation d’une enquête collective

5La méthodologie de focus group (Hamel, 1999) permet de repérer les usages et les significations des leviers de communication d’un collectif. Elle fait émerger les valeurs orientant les actions de chacun à partir de discussions collectives. Elle permet de documenter l’agir individuel des acteurs pour accéder à la compréhension du sens de leur action à partir des LCVN.
L’alternance entre saynètes et débats permet de les observer dans différentes dimensions corporelles de l’agir : la dimension vécue (sentir), la dimension active (agir, réagir et autoréguler) et la dimension réflexive (réfléchir, dire et faire dire) (Emond et Rondeau, 2019). Différentes approches sont mobilisées pour aborder ces dimensions de la présence au sein du collectif.
Les saynètes sont étudiées à partir d’un regard phénoménographique (Piette, 2009) mettant en lumière, dans leur singularité, les LCVN : l’occupation de l’espace, l’engagement corporel et gestuel, le regard, l’expression du visage ou l’inflexion de la voix. Le verbatim des débats entre les saynètes fait l’objet d’une analyse thématique (espace, corps, relation enseignant-élève ou inter élève, temporalité ou moment de décision) pour rendre compte des préoccupations des acteurs et des spectateurs du groupe. Enfin, une analyse quantitative des usages des LCVN est réalisée pour repérer leur fréquence dans le temps. Les analyses quantitative et qualitative des débats ont permis de repérer les significations des appuis et leur emploi.
Trois groupes d’enseignants du second degré en formation continue à l’ESPE de Strasbourg en 2016 ont été filmés et analysés (G1 N=13, G2 N=22, G3 N=9).

Une méthodologie mixte pour repérer les effets du dispositif

L’approche ethnographique révélatrice d’une situation non figée

  • 1 AESH : Accompagnants des élèves en situation de handicap

6Chaque groupe a travaillé sur une situation problématique différente.
Le groupe 1 a mis en scène, grâce à sept acteurs, une relation équivoque entre un enseignant et une AESH1 pour intervenir sur un élève en agressant un autre. Le premier débat a mis en évidence le peu de présence de l’enseignant. Ce que souligne cette spectatrice : « L’enseignante n’est pas, enfin j’ai eu du mal à comprendre qui était l’enseignante, je ne la ressentais pas comme enseignante ». (G1 Débat T1). En effet, la saynète donne à voir une personne debout, de dos, qui semble peu à l’aise. La voix est monocorde, elle se balance d’un pied sur l’autre, cherchant un ancrage au sol, les bras sont collés au corps. Cette personne est l’AESH. L’enseignante est à l’opposé des élèves qui chahutent. Assise au milieu d’un groupe d’élèves au travail, elle ne s’en distingue pas. La personne jouant l’AESH confirme son ressenti : « j’appelle la prof des yeux pour savoir quoi faire face aux turbulences causées par l’élève ». De son côté, le professeur est rivé sur la table, jetant de temps en temps un regard discret vers l’autre groupe. Elle avoue : « je reste concentrée sur mon groupe, attentive à ce qui se passe à côté. Je me dis pourvu que ça ne dégénère pas dans l’autre groupe. Il faut qu’au moins mon groupe continue de travailler ». Cette première saynète pose corporellement l’ambiguïté de la situation : savoir qui est l’autorité supposée intervenir, l’enseignante ou l’adulte proche, mais non responsable de l’élève perturbateur ? Les sentiments donnés par les deux actrices confortent cette impression qu’aucune des deux ne savait qui devait intervenir, laissant le champ libre à l’élève. Chaque actrice incarne différemment sa préoccupation du moment. Les positions et les postures respectives rendent finalement peu visibles les rôles de chacune.
La troisième saynète montre une situation différente. Lorsque l’élève adopte un comportement agressif vis-à-vis de son camarade, l’enseignante se lève, vient se placer devant les deux élèves, doigts posés sur la table, accrochant le regard de l’élève perturbateur. Avec une voix douce et apaisante, elle propose à l’AESH de modifier l’espace de travail. Dans le débat, une personne se rend compte qu’« au niveau de l’espace, elle [l’enseignante] a créé une autre dynamique. Pour les séparer, elle se met au milieu et il y a un bouleversement de la situation qui se désamorce et qui casse la cinétique d’agression » (G1, T3). La présence de l’enseignant n’est pas que visible du côté des spectateurs, elle est ressentie du côté des protagonistes. Elle pèse sur la situation vécue de la personne qui joue l’élève :

« j’ai eu deux sensations différentes. D’abord l’AESH qui est arrivée et puis, ensuite l’enseignante. Cette première partie a en effet permis de désamorcer, par rapport à sa présence. Mais ce qui m’a permis de diminuer ma tension, c’était surtout la partie verbale de l’enseignante. Par une voix modulée douce et apaisante, elle m’a dit : [en reproduisant la voix] Viens avec moi, suis-moi, assied-toi. Tu veux une chaise ? Installe-toi, tu veux travailler, tu sais travailler. Et elle te donne le document. Cela n’a pas été cassant [montre avec son bras et fait clac] voilà répressif ».

7La théâtralité ne permet pas seulement de prendre conscience de la mise en jeu de son corps, mais aussi de perception différente de la situation qui découle de sa mobilisation différente. Le changement des personnes incarnant l’enseignante et l’AESH donnent à voir une autre posture, plus ancrée dans le sol, mains sur la table, proche de l’élève dont la contenance résonne chez lui. L’authenticité du jeu de chaque acteur incarnant un rôle de façon différente ouvre d’autres pistes explorées par le groupe à partir du ressenti des protagonistes. Le TF offre l’expérience d’un changement de la situation par une ouverture des possibles. Il met en scène une dynamique de la situation.

8Le groupe 2 a proposé, à partir de trois acteurs, une dispute entre un enseignant, un chef d’établissement et un parent à propos de la prise en charge d’un stage professionnel. Mis en scène dans un face-à-face, la première saynète montre une maman qui s’énerve de plus en plus contre le proviseur et l’enseignant. Elle ne comprend pas pourquoi le stage qu’elle a trouvé pour son fils est refusé alors qu’elle a « déjà eu du mal à en trouver un ». Les protagonistes défendent leur point de vue, le ton monte. La situation montre une opposition entre d’un côté de la table un enseignant et un chef d’établissement qui prennent appui sur le règlement pour justifier leur refus et de l’autre un parent qui se sent incompris et non soutenu. Comme le souligne une personne lors du débat 1 (T1), « Moi, j’ai l’impression que l’enseignant, la maman et le chef d’établissement souhaitent la même chose, mais ils ont oublié de se le dire et cela rejoint, le stress de la maman, d’être accusée de l’avoir fait ou non, mais jamais… Ils n’arrivent pas à se le dire ». La modification de l’organisation spatiale du « face à face » à deux contre un pour une position en triangle organisera différemment les relations entre les personnes dans la saynète suivante. Elle interviendra en particulier sur la posture du proviseur, devenu un négociateur plutôt qu’un appui institutionnel pour l’enseignant. Ainsi en jouant sur une mise en scène différente de la situation, le TF permet de décentrer le regard porté sur le sujet pour tenir compte de l’ensemble des façons de penser autrement la situation. Cette caractéristique intrinsèque au TF favorise un renversement systémique de la situation.

9Le groupe 3 fait état, avec trois acteurs, d’une relation délicate entre le professeur et deux élèves qui bavardent sans travailler dont l’une d’elles sera mise dehors de la classe avec virulence par l’enseignant. Comme le présente la personne ayant vécu la situation :

« C’est une situation, la plus tendue que j’ai pu vivre. C’était il y a trois ans. J’étais dans tous mes états quand elle est sortie parce que je trouvais ... C’était limite violent et même pour la classe… C’est allé loin et je me demande surtout si, en agissant plus tôt, cela aurait pu modifier la situation. C’était violent dans ce geste final où il a fallu l’extirper [l’élève], la prendre à bout de bras pour la sortir de la classe ». (G3, T0).

10Entre autorité et bienveillance, la gestion de la classe est problématique pour cet enseignant. La deuxième saynète a surtout montré la capacité imaginative des élèves à narguer l’enseignant, qui reste face à ces deux élèves. Son engagement corporel pèse peu sur l’action des élèves, les menaçant d’une punition ressentie par tous comme abusive. La troisième saynète fait apparaître, par le changement du jeu de l’enseignant une transformation de la situation. Un participant lors du troisième débat le souligne :

« elle [le professeur] s’assoit entre les deux élèves, les met en contact, et l’élève n’est plus seul face à son désarroi et avec un peu de chance, cela va le faire. Et si l’enfant a peur de s’engager dans la tâche, cela peut être perçu comme un soutien. » (G3, T3).

11L’attitude et la position de l’enseignant ont changé. En passant de l’autre côté de la table et en se mettant dans le même sens que les élèves, il proscrit le comportement de bavardage coupant toute relation entre les élèves. Sans émettre de prescription particulière, la nouvelle situation laisse encore des possibilités d’action à l’élève, mais l’invite à aller dans la direction souhaitée par l’enseignant, ici se concentrer sur son travail. Si la situation évolue grâce à la mobilisation de ressources incorporées par certains protagonistes qu’ils mettent au service du collectif, c’est le partage de solutions qui permet de régler autrement la situation, incarnant ici les valeurs de bienveillance et d’autorité à l’instant T.

12L’approche ethnographique des saynètes a mis en évidence les LCVN comme appuis différents modifiant le déroulé de la situation. Les débats portant sur les leviers révèlent dans un premier temps une posture ambiguë apparaissant dans les différentes intrigues mises en scène. L’insatisfaction ressentie résulte d’action jugée peu éthique au cours de ces débats. En effet, c’est à l’enseignant de faire l’autorité dans sa classe, il doit collaborer avec les parents, il doit être bienveillant et ne pas se laisser emporter par la colère. Cependant ces valeurs ne sont pas rappelées par le formateur, elles émergent de la situation donnant sens aux insatisfactions ressenties. La mise en scène permet aux membres du groupe l’expression de leurs subjectivités à travers des regards extérieurs (Feldhendler, 2007.
Ce que les saynètes apportent de plus que les discussions, c’est d’approcher le ressenti réel des protagonistes, et non de le présupposer. Les phases de discussion font prendre conscience de l’effet structurant des leviers dans la clarification de la situation au présent. Le TF permet d’accéder aux effets de son action ressentis par les autres et, par l’écoute de cet effet, de comprendre la situation comme évolutive et donc dynamique. L’insatisfaction ressentie n’est pas seulement le résultat produit par la situation a posteriori, mais un repère pour déclencher une action visant à en changer le déroulé (Ria et Récopé, 2005). L’action prend appui sur un ressenti que le professionnel apprend à décoder et à apprivoiser collectivement. Ce dispositif intègre le ressenti pour agir tout en montrant l’importance d’agir pour ressentir les effets de son action.
Au fur et à mesure que se rejouent les saynètes, les acteurs modifient aussi leur jeu. Ils incarnent leurs valeurs en s’engageant corporellement en tant que personnes, à l’écoute de soi et du contexte, et non pour jouer un rôle attendu.

L’approche quantitative : une procédure d’enquête collective en construction

13L’approche quantitative met en évidence un schéma récurrent dans la mobilisation des leviers. Elle révèle une priorité commune aux différents groupes (Schéma 1) et réitérée au cours du temps (Schéma 2).

14Ainsi, comme le montre le schéma 1, intervenir sur l’espace est le levier principalement mobilisé (158 occurrences). Il l’est toujours en premier, quel que soit le groupe. Par exemple, une personne propose de « modifier l’espace dans le cadre de l’accueil d’un parent pour éviter l’opposition en face à face par une organisation en triangle » (G2, T1). Ce levier est également visible dans les propositions de modification des actions concrètes dans les saynètes, lui-même. Ensuite, les gestuels (99 occurrences), la voix (59 occurrences) et enfin le regard (44 occurrences) interviennent dans les propos. La prise en compte des regards comme éléments signifiants de la situation intervient plus tardivement dans les derniers débats, par exemple :

« Dans les deux situations dans le rôle que j’ai joué, j’ai trouvé que le regard était différent parce que le rôle que Maxime jouait, on était plus dans un rôle d’enseignant centré sur l’élève alors que Monique était beaucoup plus centrée sur la tâche ». (G3, T3).

15Cette hiérarchie est présente au sein des 3 groupes, ce qui laisse supposer une procédure d’enquête identique favorisant la recherche de solution d’abord dans l’organisation spatiale de la situation.

16Le schéma 2 montre les mêmes priorités se reproduisant dans le temps. Il indique également une sollicitation plus intense des différents leviers. Les discours font apparaître des appuis plus solides par une mobilisation de leviers plus importante visible pour chaque levier (62 occurrences pour 51 pour l’espace par exemple). Les leviers sont enchaînés pour rendre plus efficace la communication (« j’ai vu qu’il [l’élève] redémarrait, je me suis assise au milieu, je l’ai resollicité pour travailler » (G1, T3). Leur mobilisation se complexifie. Par exemple dans le groupe 3 (T3), l’enseignant se déplace, contourne la table, se met entre les deux élèves et s’abaisse pour être à leur hauteur. Cet enchainement d’appuis de type spatial intensifie l’interaction avec les élèves. Si le schéma est identique dans le temps, qu’apprennent-ils finalement au cours des répétitions ?

L’approche thématique pour repérer un sens des appuis en construction

17Si les LCVN sont plus présents dans le jeu des acteurs au cours du temps, leur description se fait de façon plus précise au fil des débats. Par exemple, le levier spatial est décrit de façon globale (« Il est allé vers l’élève » (G1, T1) avant de l’être de façon plus fine, en termes d’orientation, de hauteur ou de distance (« Il était en face de lui, il s’est accroupi pour être à sa hauteur » G1, T3). Le fait de rejouer les scènes affine la grille de lecture de la situation à partir d’une précision de l’usage du levier dans les débats.
Le levier est d’abord simplement repéré avant d’envisager sa symbolique. Dans le groupe 2, le débat 2 a porté sur l’organisation des positions et leur signification : le « face à face » signifiant pour le groupe la confrontation entre les parties quand le « côte à côte » symbolise l’accompagnement et le soutien. Cette évolution est également soulignée par Boizumault et Cogérino (2012).
De plus, les débats font d’abord référence à un ressenti négatif souvent affectif « je m'énerve » (G3, T1). Ils laissent place à un ressenti perceptif plus informatif : « il n'y avait plus d'espace d'échange » (G2, T2). Cette bascule du ressenti tant du côté des acteurs que des spectateurs modifie le sens de la situation, transformant les types de repères pour agir, d’une perception centrée sur ses émotions vers une attention aux possibilités d’agir dans l’environnement.
Enfin la troisième saynète fait apparaître un maillage des leviers qui se construit peu à peu. Dans le groupe 1 par exemple, le maillage de l’espace, de la voix (ton et débit calmes) et le regard de l’enseignant révèle la prise en compte des valeurs semblant inconciliables au préalable. En abordant les situations qui ne conviennent pas à partir de leur mise en intrigue corporelle, le TF permet de repérer la diversité des appuis utilisés et leur combinaison singulière. Ici la combinaison de deux leviers répondant à des valeurs différentes (la posture d’autorité de l’enseignant et la voix douce bienveillante) montre comment le maillage des leviers permet de régler les tensions normatives.

Discussion

18La méthode mixte a permis de repérer les effets structurants des LCVN dans l’enquête menée par les protagonistes pour rendre l’issue de la situation collectivement satisfaisante. Les différentes approches utilisées enrichissent la méthodologie du focus group, en documentant à partir de différentes dimensions, corporelles, conceptuelles et perceptives, les valeurs partagées des enseignants grâce à une mise en scène de ce qui importe dans les situations. Tout en gardant leur dimension interactive, il est possible de faire apparaître les problèmes éthiques que rencontrent les professeurs et qui suscitent des émotions. Cette méthodologie offre un regard porté sur les situations en ne les traitant pas d’emblée comme une construction collective devant répondre à des attentes qui préexistent en dehors d’elles. Les enseignants par leur attitude et leur action incarnent à chaque instant des valeurs en prenant appui sur des leviers qui sont personnels, mais validés collectivement.
Toutefois cette méthodologie n’aborde que ce qui fait consensus. Elle ne prend pas en considération le point de vue particulier des protagonistes qui n’oseraient pas donner un avis pressenti comme trop divergent. Le groupe doit offrir une confiance suffisante pour oser intervenir de façon verbale ou corporelle et faire apparaître ces divergences d’opinions. Cette limite méthodologique est aussi une limite du dispositif qui tend à lisser les réponses des participants.
Cette double entrée (saynète-débat) est intéressante. En effet, au-delà des leviers mobilisés, c’est la possibilité d’extérioriser le processus d’enquête par son emploi dans le jeu et sa prise de conscience dans les discussions. Tout ne se joue pas dans la prise de conscience lors des discussions. Dans le cas de situation insatisfaisante, car ressenti comme sans issu, subie, en ayant eu le sentiment d’avoir lâché sur des exigences, le fait de refaire la situation collectivement permet de construire d’autres possibles et de les vivre autrement. Ces constructions changent non seulement le regard, mais aussi l’expérience vécue dans l’instant. Par ses deux dimensions artistiques d’authenticité du jeu et d’exagération par la mise en scène, le TF permet aussi de traiter de l’intime et du personnel tout en se tenant à distance par une enquête devenue collective.
L’étude montre que ce dispositif s’inscrit dans la continuité d’une formation in situ qui encourage les personnes à exprimer leurs émotions. Mais le TF ne le fait pas a posteriori pour les reconnaître (Ria et al., 2010), mais bien dans la situation pour en déclencher l’action (Hervé et al., 2008). De plus, la confrontation des ressentis des différents protagonistes ne vise pas à dépersonnaliser ces situations. Au contraire, par l’échange des personnes à différents moments de la situation, le TF offre d’autres alternatives qui prennent en compte les ressources, mais aussi la personnalité de chaque acteur. Le travail interprétatif de la situation à partir de son ressenti se réalise dans celui d’un collectif de travail (Saujat, 2004) faisant dialoguer les expériences vécues. Comme le souligne Meirieu (2002), le TF favorise la constitution d’un espace symbolique tenant à distance le réel tout en mettant en avant les lignes de force qui constituent la situation. Il permet de se dégager de la précipitation quotidienne pour être en mesure de comprendre ce qui la structure.
Ce partage d’expériences vécues ouvre la voie aux résonances collectives (Prairat, 2015). Par la mise en tension entre le ressenti de tous les acteurs et l'analyse des spect-acteurs, le TF développe la présence effective de l’enseignant en situation. Si, comme le pense Lhuilier, la formation aux métiers de l’intervention est « un processus de changement au plus près des situations concrètes de travail » (2006, p. 217), la présence permet un pilotage par le ressenti corporel pour comprendre la situation en temps réel. Ce type de dispositif inclut, dans les programmes de formation, un apprentissage au maniement de ses propres émotions et de celles des autres (Bahia et al., 2013) relié à une éthique professionnelle émergeant de l’acte d’enseignement.

Conclusion

19Notre étude montre qu’être en représentation ne suffit pas à être présent dans la situation. La présence n’est pas une simple mise en scène posturale respectueuse d’une déontologie. Être disponible, ce n’est pas seulement avoir construit des prédispositions incorporées par les expériences passées pour mieux gérer l’incertitude (Azema et Leblanc, 2014). C’est pouvoir, par leur mise en œuvre, prendre conscience de ses appuis pour développer une flexibilité. Celle-ci prend appui sur une perception (aux dimensions multiples y compris émotionnelles) significative d’opportunités pour agir, en temps réel sur la situation. Le développement des pouvoirs d’agir n’est possible que grâce à la prise en compte d’un ensemble d’alternatives souvent insoupçonnées (Bruno, 2015). C’est ce que propose le TF. En invitant à modifier les perspectives de la situation pour agir autrement, le TF offre un apprentissage à enquêter au présent, c’est-à-dire à mettre en ordre une situation dans le temps du vécu, à partir d’appuis diversifiés et partagés en sécurité.
Comme le propose Dewey, l’enquête est « une transformation contrôlée et dirigée d’une situation indéterminée en ses distinctions et ses relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey, 1993, p. 169). Il apparaît nécessaire de clarifier et clôturer la situation lorsque les enseignants jugent le déroulement final satisfaisant. C’est à cette condition que peut se construire une éthique professionnelle au présent. Celle-ci prend forme dans l’action par la construction collective d’une grille de lecture ouverte sur le ressenti des protagonistes de la situation. Développer la professionnalité des enseignants par la présence dépasse ainsi le processus de renormalisation suggéré par Lussi Borer et Muller (2014) en visant une éthique professionnelle par « l’art d’être présent » comme le conseille Prairat (2015).

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Bibliographie

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Notes

1 AESH : Accompagnants des élèves en situation de handicap

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christelle Marsault et Lisa Lefèvre, « La présence corporelle des enseignants »Recherches & éducations [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le , consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/13280 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.13280

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Auteurs

Christelle Marsault

Université de Strasbourg, INSPE, UR1342, E3S, F-67084 Strasbourg, France

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Lisa Lefèvre

UER PS – HEP, UR1342, E3S, Lasalé, Suisse

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