- 1 Nous sommes sensibles à l’utilisation du langage épicène et nous le favorisons. Par souci d’alléger (...)
- 2 Les données des autres participants au projet s’intègrent dans les résultats de la discussion d’ens (...)
- 3 Nous utilisons de manière générique le terme formateur pour désigner tout professionnel qui enseign (...)
1Avec l’apparition de la COVID-19 dans nos pays, l’année 2020 a amené son lot de surprises en nous précipitant individuellement et collectivement dans une série de contraintes inédites et parfois aussi, pour certaines personnes, d’opportunités. Le télétravail, l’école et la formation à plein temps avec l’omniprésence des écrans ; la multiplication des outils, des espaces et des plateformes de communication en ligne ; les consignes de santé publique, dont la distanciation physique et sociale ; les périodes de confinement, déconfinement, reconfinement et le contrôle des pouvoirs publics ; l’éclatement de l’espace social, public et citoyen ; l’exacerbation des peurs et de la méfiance ; l’hygiénisme ; l’incertitude et l’ambiguïté, ont poussé à des ajustements constants. Or ces ajustements mobilisent particulièrement nos corps (Martin-Juchat, 2020). Déstabilisés, coupés de leurs rythmes et de leurs habitudes, comprimés et contraints, interdits de déplacements et de mouvements, éloignés les uns des autres, et tant d’autres choses encore, nos corps ont soudainement perdu plusieurs de leurs repères, spatio-temporels et sociaux.
Dans le champ de l’éducation, l’univers professionnel des enseignants et formateurs3 s’est par ailleurs drastiquement modifié. En enseignement supérieur, la quasi-généralisation de l’enseignement à distance dans les universités ainsi que l’ajout, entre autres, de nombreuses prescriptions institutionnelles, ont bousculé les pratiques. Puisque « la technologie change ce que l’on fait, mais aussi ce que l’on est » (Turkle, 2015), l’enseignement à distance a de multiples effets sur les façons d’enseigner ainsi que sur la manière dont les professionnels perçoivent leur identité et leur rôle.
Comme tous les enseignants, les formateurs en enseignement supérieur s’appuient sur leur corps dans leur métier (Lin et al., 2013), tant en présentiel qu’en distanciel. Dans le contexte forcé de l’enseignement à distance de la COVID-19, plusieurs d’entre eux ont pris davantage conscience de l’importance de leur présence physique avec les formés, et ce même si le discours dominant dans les universités contemporaines oppose toujours corps et raison (Berg et Seeber, 2016). Tout échange d’humain à humain passe par le véhicule corporel. En fait, le corps perçoit, agit et réagit à tout ce qui le met en relation avec l’extérieur. Les corps hébergent les liens relationnels fondateurs de toute pédagogie, puisque le savoir s’inscrit sur et dans les corps, tant du professeur que des étudiants. Les enseignants et les apprenants ressentent leur corps, même si plus ou moins explicitement et ce, même à distance. Tenir compte de la corporéité peut aider à améliorer la qualité et la cohérence de l’enseignement ; plusieurs bien sûr le faisant déjà même sans le savoir (Gaillard, 2016 ; Rodgers et Raider-Roth, 2006).
Bien que la relation soit facilitée en présence physique, les relations asynchrones et aspatiales ne sont pas à négliger pour l’apprentissage, même si nous ne voyons ou n’entendons personne (Fuchs, Berthoz et Vercher, 2006). Distances et proximités se confondent d’ailleurs de plus en plus dans nos univers multi-technologiques. En contexte de pandémie avec distanciation physique et liens sociaux derrière des écrans, nos ressources internes permettent l’adaptation et le dépassement de soi. Ces ressources se logent avant tout dans nos corps. Qu’est-ce que la distanciation physique engage vraiment pour des professeurs dont l’ADN du métier se fonde sur la relation corporelle ? Pourquoi trouve-t-on souvent le travail à distance épuisant ? Pourquoi l’éloignement physique nous rend-il vulnérables et nous pousse à rechercher la solidarité avec les autres êtres humains ? Ces questions font encore peu l’objet de recherches. Il est à parier que des réflexion émergeront à la suite des expériences récentes (Guironnet, 2020 ; Martin-Juchat, 2020).
2Notre cadre théorique s’insère dans les travaux du champ des pragmatistes américains, dont plus spécifiquement ceux de John Dewey (1938) et sa pédagogie de l’expérience. Puisque nous étudions la présence corporelle, sous la forme de la corporéité en situation professionnelle, nous nous appuyons par ailleurs sur les travaux de Max van Manen (2014), en phénoménologie de la pratique. Tant Dewey que van Manen s’intéressent à l’expérience en mouvement et en action, le en train de se faire.
- 4 "The feeling of what happens is at the core of everything we do; is at the heart of our ability to (...)
3La corporéité, conscience de soi (son corps), de l’autre et de l’environnement, permet une plongée dans l’immédiateté de l’expérience (Dewey, 1938), en d’autres termes, dans la disponibilité au moment présent. Pour s’exercer à se rendre disponible, le formateur peut par exemple observer sa manière d’être présent en classe. Comment débute-t-il ou termine-t-il un cours, comment effectue-t-il des transitions entre les différentes activités, entre en relation avec les étudiants, gère le temps et l’espace du cours, etc. ? Ces observations peuvent porter sur ses gestes et ses mouvements, mais aussi sur ses paroles, ses émotions et ses pensées. En s’exerçant à sentir ce qui lui arrive, le formateur pénètre au cœur de l’habileté humaine à penser et à se mouvoir, au centre de tout ce que nous faisons (adapté de Baniel, 2012).4
Le travail sur la conscience de la corporéité soutient par ailleurs le développement de fines et efficaces compétences de régulation dans l’action, ainsi qu’un accès à (Emond, 2018) :
des relations égalitaires et nourrissantes avec les autres, dans une dynamique d’enseigner avec les étudiants plutôt qu’enseigner pour les étudiants.
une relation (plus) étroite avec soi-même, en tant que formateur.
une gestion adaptative du temps de la formation et de l’espace de la salle de classe.
4Chaque personne accueille par ailleurs les informations sensorielles à sa manière propre, dans des densités variables. Les sensations disparaissent quasi complètement lors des moments d’intensité, quand tout fonctionne si bien - le flow - ou quand le contrôle nous glisse entre les doigts et qu’ une coupure avec l’environnement est nécessaire pour se protéger - la désensibilisation (Colombetti, 2014). Mais quelques soient les sensations disponibles, tous tentent de leur attribuer du sens.
Nous pouvons donc apprendre ou réapprendre - le petit enfant le fait naturellement ! - à tenir compte de la corporéité. Il s’agit de faire la lumière sur ce que nous savons déjà et portons en nous en aidant à accéder à un savoir-être guidant l’enseignement : un savoir-être notre corps (Emond, 2018). Nos corps imposent leur présence, souvent bien malgré nous, de l’intérieur et vers l’extérieur ! Sensations, émotions, pensées, idées, images sont toutes transmises par des signaux corporels (Colombetti, 2014) : des signaux stimulés par l’environnement externe relayé par les cinq sens (voir de la lumière ou entendre un son, par exemple) ou par les fonctions de notre propre corps telle la proprioception souvent appelée le 6e sens. Ces signaux internes peuvent prendre la forme d’une pression sur l’abdomen, de l’air dans les poumons, d’une tension musculaire ; des émotions variées allant de l’enthousiasme à la joie, de la colère au désarroi ; des idées, des pensées, des métaphores, des images. Ces signaux-sensations multiples se combinent de manière infinie.
Partie intrinsèque du corps, le cerveau reçoit ces informations comme un tout (Baniel, 2012). Nous pouvons devenir conscients de nos expériences corporelles, de nos relations avec les corps des autres personnes autour de nous et avec notre environnement (temporel, spatial, institutionnel, social) : cela s’appelle la corporéité. Nous approchons la présence dans l’enseignement et la formation par le concept de corporéité, traduction d’embodiment (Johnson, 2007), la conscience de la relation à son propre corps, aux corps des personnes autour de soi, ainsi qu’à son environnement spatio-temporel et socio-institutionnel (Emond, 2018, adapté de Johnson, 2007).
Dans l’histoire, le corps est plus souvent ignoré ou contraint, voire bafoué, que mobilisé à bon escient dans les milieux de l’éducation (Vigarello, 2014). Dans les années 1980, une première vague de pédagogues précurseurs s’intéressent au corps vécu en enseignement (Noddings, 1984), puis il est laissé dans l’ombre. Il revient au goût du jour dans la foulée de considérations urgentes pour le maintien de la santé professionnelle (Berg et Seeber, 2016). Le corps s’invite sur les tribunes depuis un peu plus d’une dizaine d’années (Ergas 2017 ; Estola et Elbaz-Luwisch, 2003 ; Green et Hopwood, 2015) dans les discours et les pratiques sur l’éducation, l’enseignement et l’apprentissage (Barnacle, 2009 ; Macintyre Latta et Buck, 2008), tout comme ceux sur la pratique professionnelle (Gaillard, 2016 ; Lachance et al., 2018).
5Malgré ces ouvertures, le corps demeure peu présent dans les programmes de formation à l’enseignement. Des initiatives commencent néanmoins à voir le jour, intégrées à des cours sur la pratique réflexive, la présence attentive (mindfulness) ou à des cursus sur le sens du travail ou à des présentations de méthodes alternatives d’enseignement (Ragoonaden, 2015). Les disciplines où le corps - voire la sensibilité ou l’expérience sensible - est objet d’enseignement, comme l’éducation physique, la danse, les arts, l’ergothérapie, n’intègrent pas davantage le corps vécu de l’enseignant, mais on voit poindre là aussi une réflexion en voie d’expansion. L’expérience de la COVID a de plus bousculé nos repères et ramené le corps à l’ordre de jour : que ferons-nous de nos enveloppes corporelles et de nos corps vécus dans nos métiers ? Comment nous engagerons nous encore ensemble, avec les apprenants ?
En zone grise, le champ de la pédagogie collégiale et universitaire aborde encore moins le corps que la formation des enseignants des niveaux scolaires (Ragoonaden et al., 2019), cependant la question est bien réelle dans la période de transition actuelle (Guironnet, 2020). Qui plus est, bien que les enseignants des cycles supérieurs soient aux prises avec des contextes d’enseignement et des pressions institutionnelles différentes de leurs collègues, leurs apprentissages se ressemblent (Rodgers et Raider-Roth, 2006).
6Compétence professionnelle à enrichir, la conscience de la corporéité peut bénéficier d’un accompagnement, en particulier par les pairs (Emond et Rondeau, 2019). Nous savons que l’accompagnement des personnes dans leur développement professionnel et personnel garantit le plus souvent des avancées soutenantes et soutenues, lorsque l’on va ensemble vers … (Paul, 2020). Les différents modèles et modes d’accompagnement sont en prolifération depuis quelques années dans les champs de l’éducation et de la formation (Paul, Ibid). Quand il est question plus spécifiquement du corps, il apparaît d’autant plus important que le partage des individus avec les autres (accompagnants, pairs) et avec leur environnement soit favorisé et qu’une réflexion soit engagée sur comment les choses se font pour la personne dans son métier (Emond et Rondeau, 2019 ; Ragoonaden et al., 2019 ; Léger et Rugira, 2008).
Les bénéfices de l’accompagnement sont connus, mais ils sont encore peu étudiés dans leurs composantes somatiques et réflexives. Ce mariage entre une composante somatique (travail sur la conscience du corps) et une composante réflexive (orale ou écrite), à même le contexte d’accompagnement, permet d’étudier l’action en train de se faire, telle que Dewey la conçoit, et la réflexion dans-l’action et sur-l’action (Schön, 1983). La période COVID ouvre ainsi une porte d’entrée sur les besoins des formateurs lorsqu’ils sont particulièrement déstabilisés et ont perdu plusieurs de leurs repères. Ils se trouvent alors en position de chercher et retrouver un pouvoir d’agir.
Notre intérêt se porte sur les questions de recherche suivantes :
Comment les expériences vécues de la corporéité des formateurs évoluent-elles au cours de la période COVID-19, au regard de :
a. Leurs prises de conscience sur eux-mêmes ?
b. La perception de leurs transformations ou des transformations de leurs pratiques d’enseignement ?
c. La perception de leur pouvoir d’agir, dans la situation sociale changeante ?
2. Comment des composantes de l’accompagnement participent-elles, le cas échéant, à ces prises de conscience, à ces transformations perçues ? Comment soutiennent-elles la perception du pouvoir d’agir ?
- 5 Le Hongrois Rudolf Laban (1879-1958), danseur, chorégraphe et théoricien de la danse,a aussi dévelo (...)
7A l’automne 2020, sept formateurs issus de disciplines variées et une accompagnatrice ont auto-initié un groupe d’accompagnement/recherche binational Canada-Suisse (UQAM, Montréal et HEP Vaud, Lausanne) pour explorer la conscience de la corporéité dans l’enseignement supérieur, suivant le contexte de l’évolution de la COVID-19. Ensemble, nous avons co-construit un processus d’accompagnement somato-réflexif (Ragoonaden et al, 2019), inséré dans une méthodologie de recherche phénoménologique participative (Chevalier et Buckles, 2013 ; van Manen, 2014). Des exercices somatiques et réflexifs, s’appuyant sur des principes d’éducation somatique, l’étude de la conscience du corps en mouvement (Cooper Albright, 2019 ; Eddy, 2016), ont été proposés dans le cadre de six rencontres de groupes mensuelles et multimodales (novembre 2020 à avril 2021), s’ajustant aux situations professionnelles, personnelles et sociales changeantes.
Les rencontres se sont déroulées en présentiel pour chaque groupe national et en contact visioconférence entre les deux groupes. Les formateurs explorent différentes postures corporelles - vitalité, relaxation, ancrage gravitaire, tridimensionnalité, attention extra/intracorporelle, etc. - , favorisant des actions telles que : revenir à soi pour s’ancrer, se calmer, expulser, s’ouvrir aux autres, faire des choix, etc. Chaque rencontre aborde un thème particulier. La 4e séance porte par exemple sur le thème de la kinésphère, l’espace qu’une personne occupe lorsqu’elle étire ses membres inférieurs et supérieurs au maximum de leur amplitude, selon le théoricien de la danse Rudolf Laban5. Toutes ces expériences se veulent transférables à l’enseignement. Par un projet binational, nous observons l’évolution de formateurs dans deux contextes différents. La formation d’un groupe mixte apporte un soutien plus large à chaque individu tout en offrant l’occasion d’un décentrage sur sa propre situation nationale. Enfin, nous poursuivons les objectifs suivants :
- Décrire les expériences vécues des formateurs au cours de la période COVID-19, en termes de prises de conscience, de transformations et de pouvoirs d’agir.
- Identifier ce qui soutient ou empêche les prises de conscience, les expériences transformatrices et le pouvoir d’agir des formateurs au cours de cette période inédite, lorsqu’ils sont ancrés dans l’expérience de la corporéité.
8Guidés par les questions de recherche et leurs expériences en ateliers somatiques, les participants rédigent un journal de bord sur leur expérience du corps dans l’enseignement. Des données de recherche multiformats (écrit, audio, dessins/aquarelles, photos) sont recueillies : dans le journal de bord de chaque formateur, dans le journal de bord de l’accompagnatrice, ainsi que dans les enregistrements des six séances d’accompagnement (post-séances).
Ces données constituent des traces d’expériences vécues. Chaque formateur est amené, par une méthode phénoménologique s’appuyant principalement sur l’écriture (van Manen, 2014), à identifier quelques traces d’expériences relevant de transformations et à les rapprocher avec des outils corporels ou réflexifs expérimentés dans le cadre de l’accompagnement en groupe. Les pairs questionnent les choix auto-effectués par chacun.
- 6 Traduction (auteures) : puisque nous considérons « notre compréhension de toute expérience en tant (...)
9Pour l’analyse de données, nous utilisons une grille de lecture phénoménologique de l’expérience intégrale (phénoménologie de la pratique, van Manen, 2014) : vécue dans des dimensions physiques, émotionnelles, cognitives et de sens (Emond et Rondeau, 2019). Nous observons l’évolution de la perception de la transformation de soi et de la transformation des pratiques d’enseignement, au regard des composantes de la corporéité (relation à soi, aux autres, au temps et à l’espace, à l’institution, au contexte social, aux technologies), ainsi que l’évolution de la perception du pouvoir d’agir, dans la situation sociale changeante. Au cours du processus, puisque nous considérons « our understanding of all experience as bodily in ways that promote the body as a central source of data or representational vehicle» (Leavy, 2015, p. 152), nous posons constamment la question : « How might we access enfleshed knowledge ? » (p. 154).6
10Nous procédons avec trois étapes d’analyse des textes :
1e étape : Chaque participant est responsable de ses données, en suivant les directions qui sont transmises par l’équipe de recherche pour dégager les traces d’expériences significatives et récurrentes par une écriture expérientielle (van Manen, 2014). Un document explicatif est distribué aux participants pour les guider. Une rencontre zoom est ensuite organisée pour valider le mode de fonctionnement. Van Manen propose une analyse en procédant par trois niveaux de lecture (ou d’écoute) : la lecture générale, sélective et détaillée (p. 319-322). Le résultat de cette analyse en trois niveaux de lecture consiste, pour chaque participant, à transformer son journal de bord en quelques paragraphes-résumés, un paragraphe par expérience significative.
2e étape : Des duos binationaux sont formés pour effectuer une analyse de données (confrontation par les pairs ; Leavy, 2015, p. 269) des textes des deux participants. Chacun revoit son texte à la lumière des échanges avec son binôme. Chaque duo est amené à questionner le caractère expérientiel, ancré dans le corps, des données produites dans les deux textes partagés. Un cadre de fonctionnement est distribué au préalable.
3e étape : Dans un dernier temps, l’équipe de recherche se réunit avec tous les textes produits pour procéder à une étude transversale de leur contenu. L’analyse du journal de la chercheure principale est ajoutée aux autres textes. Ensemble, les chercheurs procèdent aux étapes de lecture phénoménologique sur chaque texte, puis sur l’ensemble des textes. Des résultats transversaux sont rédigés. Ces résultats feront l’objet d’une discussion s’appuyant sur une grille de lecture préétablie par l’équipe .
11L’histoire de chacun des formateurs est analysée en fonction des questions de recherche et des différentes relations de la corporéité. Sabine (HEP Vaud, Lausanne), Fabienne et Cécile (UQAM, Montréal) font dialoguer leurs textes dans le cadre de communications à distance (juin 2021). Le journal de Sabine contient en outre des données graphiques que nous analysons à l’aide de la méthode de Leavy (2015). La relation à l’espace, en termes d’ouverture de la kinésphère, s’avère présente dans les données des trois formatrices, tout comme la relation aux technologies, dans une définition évolutive du métier de formation. Dans ce contexte, la présence des pairs facilite les ajustements et les apprentissages des formateurs, tant dans les moments en présentiel qu’en distanciel.
12La période COVID a mis les kinésphères des formateurs sous tension. Chacun vit une renégociation de son espace physique de formation, voire de son espace citoyen, à la lumière des événements vécus. Fabienne présente le moment fort de sa kinésphère cassée (janvier 2021), moment de crise où elle prend conscience de sa difficulté à sentir la relation avec tout ce qui l’entoure (1a), incluant ses étudiants dans une séance hybride (1b), suivi d’un autre moment en atelier avec les pairs qui l’aident à se retrouver (2).
Fabienne. Moment 1. a. Ma kinésphère est cassée. Le dernier atelier a constitué un signal d’alerte. J’ai vécu ce dernier mois repliée sur moi-même. Un mois d’introspection plutôt négative, sans élan vers les autres, avec, en arrière-plan, la peur de vieillir et de disparaître. ( … ) b. Je dois rétablir le contact, sortir de cette relation pédagogique factice, me reconnecter, avec l’enseignante que je suis, vivante et présente, qui ne travaille pas avec des documents, mais avec des étudiants, qui se déplacent pour bénéficier de cette présence et de cette vie. Le corps collectif que nous devrions former mes étudiants et moi est désincarné, désarticulé, disséminé dans ces petites cadres bien alignées sur nos écrans zoom. La multiplicité des arrières plans nous emprisonne, chacun dans son propre espace, physique ou virtuel. Les séances en présence sont des chances à saisir pour sortir des cadres et se retrouver, ensemble, dans une relation pédagogique vraie.
Fabienne. Moment 2 (au cours de l’atelier 4). ( … ) Je ne suis qu’une crispation. Et puis deux mains se posent sur mes pieds. Et d’un coup, tout se détend. Je me sens entourée. Je me dépose entre leurs mains. Je sens les autres se déplacer autour de moi, dans un glissement bienveillant. Et j’accueille ces corps dans la proximité du mien. ( … ) J’ai du mal à appréhender le concept de kinésphère, mais je crois que je viens tout juste de le « toucher». Je visualise ma kinésphère comme une bulle. La mienne s’est rétrécie, rétractée. Elle colle à ma peau, comme une enveloppe opaque qui m’enferme sur moi-même et m’empêche de respirer. Aujourd’hui, peut-être, nous l’avons réparée.
13Le thème de la kinésphère est aussi présent dans les réflexions de Sabine, tant dans des textes que des dessins. Dans les images, la kinésphère apparaît en tant qu’espace de possibles (i-1), contenant protecteur (i-2), kinésphère consciente (i-3), et kinésphère liée au corps collectif (i-4).
14Les traits et traitillés entourant les corps sont particulièrement évocatifs, alors que Sabine écrit :
Sabine. Moment 1. Avec l’obligation de télétravailler depuis mon domicile et de dispenser tous les enseignements à distance, je ressens (octobre 2020) un besoin d’espace, de trouver, d’avoir et de faire de l’espace en et autour de moi, alors que je n’avais encore jamais entendu parler de kinésphère. Le besoin est présent avant même de connaitre le concept que je découvre durant les (…) accompagnements dans le groupe de pairs.
Sabine. Moment 2. La prise conscience d’un espace de liberté en moi, relié et vibrant qui prend appui sur des capacités à détendre, me détendre, relâcher, m’ancrer dans mon corps et dans l’environnement : la présence de l’autre s’invitant comme un soutien pour poursuivre l’expérience - me conduit à donner plus d’amplitude à l’espace des séminaires pour accueillir les souhaits des étudiants et du groupe en vue de co-construire en l’explicitant la co-présence durant les moment pédagogiques.
15Les formateurs de notre groupe négocient constamment la relation à leur métier et à leurs étudiants. Le tout-à-distance crée de nombreux inconforts physiques. A l’instar de Fabienne et de Sabine qui décrivent respectivement leurs inconforts (moment 1b) et leurs découvertes (moment 2), dans la section précédente, Cécile poursuit dans la même veine. Elle va ensuite jusqu’à questionner l’existence du métier même de formateur dans ce contexte particulier :
Cécile. Depuis que j’enseigne à distance, j’ai le sentiment d’être plus éloignée des étudiants. Je les sens loin également. Bien souvent, seul un petit 10 % d’entre eux s’exprime et ouvre la caméra. Je découvre alors leur environnement personnel, ce qu’en tant qu’enseignante, je n’ai aucunement besoin d’apercevoir. Les 90 % restant demeurent invisibles. Souvent les questions que je pose restent sans réponse. Dois-je alors attendre une réponse ? Combien de temps convient-il d’attendre, de faire de la place à je ne sais quoi exactement : la réflexion de l’autre, le silence, l’élaboration d’une réponse ? Mystère. Le premier réflexe consiste donc à vouloir combler le vide moi-même pour ne pas m’y confronter indéfiniment.
Quand la voix est médiée par une technologie, que le corps est statique et figé face à l’écran, que l’enseignant est réduit à un visage encadré, comment la voix, la tête et le corps participent-ils à l’élaboration d’une pensée ? Que deviennent transmettre en situation et écouter ?
16Quant à elle, Sabine partage ses expériences d’enseignement sur zoom par des dessins (i-5 et i-6). En parallèle, elle écrit dans son journal que cet enseignement à distance la mène à se désacclimater de la norme institutionnelle, en prenant de la distance avec l’espace physique occupé par l’institution de formation.
Sabine. Me voir à l’écran me tire hors de mon espace personnel. Je me sens rétrécie, atrophiée et « rognée», car selon le nombre de participant-e-s, mon buste, déjà en format de timbre-poste devient plus petit et se réduit encore, parfois même disparait. Ce trouble est encore accentué par le fait d’avoir « une tête au carré», selon l’expression de Cécile. D’avoir une image de soi « carrée» accentue le sentiment de dématérialisation, de vivre en deux dimensions (peu en volume, en épaisseur, en densité à l’inverse de l’arbre, là, devant moi que je contemple et qui me permet de ressentir mon espace personnel en 3D). Je remarque aussi que lorsque je prends la parole sur zoom, j’oublie mon image et je perçois seulement ma voix.
17Le monde par écrans interposés ainsi que la distance imposée avec l’institution et l’enseignement produisent, chez moi, une dés-acclimatation à la norme en tant que professionnelle et apprenante : je m’engage différemment, j’occupe l’espace relationnel par le silence, je suis les échanges avec une plus grande distance, peut-être favorisée par l’ancrage dans plusieurs points de contact corporels dans lesquels je me sens sécure et protégée.
L’analyse préliminaire des données issues des journaux des formateurs fait ressortir des paradoxes relatifs au corps et à la corporéité dans les parcours individuels de cette période COVID. Malaises (physiques, psychologiques, de sens), maladie (dont la COVID-19 elle-même), épuisement professionnel, remises en question sur le sens du métier ou sur l’appartenance à l’institution, autant d’événements qui bousculent l’équilibre des formateurs.
En plus de la relation à l’espace (de la formation, mais pas seulement) et de la relation aux étudiants, au métier et à l’institution de formation, par le truchement d’omniprésentes technologies, plusieurs d’entre eux questionnent également leur relation au temps, leur relation à l’environnement, voire leur relation à la vie et au vivant au sens large. Les personnes disent se sentir tour à tour pleines et vides ; lourdes et légères ; ancrées et suspendues ; en colère et débordant d’énergie et apeurées et faibles ; désirant entrer en relation et souhaitant se replier sur soi ; etc.
18Dans les extraits présentés, les expériences décrites par Fabienne et Sabine montrent des transformations en cours dans la relation à l’espace et au métier et un pouvoir d’action momentanément retrouvé ou développé. Cécile questionne et réfléchit ; son pouvoir d’action se loge davantage dans le sens qu’elle tend à donner aux événements vécus, en résistant par sa réflexion sur ce qui est en train de se passer. Le registre sensoriel et émotionnel expérimenté et décrit par l’ensemble du groupe est riche et varié, souvent l’apanage de moments de tensions ou de crises (Colombetti, 2014). Personne ne se sent confortable. Tous cherchent à retrouver leur bien-être, si ce n’est leur santé, en explorant des espaces de régulation permettant de prendre appui sur des ancrages en soi (Cooper Albright, 2019).
Déstabilisation et ambigüités poussent les formateurs à partager avec authenticité (selon eux) leurs questionnements avec les autres et à chercher du soutien ou de l’aide. Certains moyens utilisés pour tenter de retrouver un bien-être sont issus du travail en atelier somato-réflexif, soutenu par la présence des pairs. Dans cet espace, les formateurs trouvent un contenant pour valider et approfondir leur réflexion, ainsi que maintenir leur pouvoir d’action. Les ancrages se trouvent alors davantage dans la relation aux pairs (Cooper Albright). Le contexte binational du groupe offre aussi une ouverture de conscience plus large sur une réalité qui dépasse les responsabilités individuelles, collectives, nationales et rappellent toutes nos interdépendances, voire aussi l’éthique de notre métier en redéfinition (Lachance et al., 2018).
19L’importance de la présence physique s’impose comme étant fondamentale au métier de transmission qu’est la formation : la présence en tant que disponibilité à nos propres corps comme la présence des étudiants et des pairs formateurs. L’espace physique créé par l’existence (émergente) d’un groupe de pairs vivant un accompagnement somato-réflexif, s’avère stabilisant pour assurer le bien-être des personnes, tant physique que psychologique (Ragoonaden, 2015). Les questionnements honnêtes sur soi soutiennent la prise en compte des besoins des étudiants. Au fil des mois, il devient ainsi évident que malgré – ou grâce à - les multiples difficultés vécues par les formateurs, ces derniers développent une empathie nouvelle pour leurs étudiants. Chacun commence alors à tendre la main aux autres.
Mais la période COVID ayant été dense et truffée de changements constants, du temps sera nécessaire pour permettre une prise de recul sur nos questions de recherche. Que restera-t-il alors de ces gestes courageux, de ces élans du cœur, de cette sollicitude pour soi et pour l’autre ? Les formateurs réinventeront-ils leur métier à l’aune de ces prises de conscience vécues dans l’urgence et engageant chacun à faire face à ses propres vulnérabilités et, souvent, à demander de l’aide à autrui ? Comment maintenir ces espaces où se sentir vivants ensemble ?
