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Les paradoxes de l’éducation à la citoyenneté tels qu’ils se présentent à l’école

La vie scolaire :
un espace d’éducation citoyenne au cœur de l’école ?

Céline Chauvigne 

Résumés

Intention d’instruire le peuple (Condorcet, 1792) ou de le régénérer (Le Pelletier de Saint Fargeau, 1793), l’École n’a pu trancher sur un modèle à faire prévaloir, dans cet héritage paradoxal, ce qui n’est pas sans interroger aujourd’hui la possible mise en œuvre d’une éducation à la citoyenneté. La question qui nous préoccupe relève de la capacité de l’École à dépasser cette aporie et à penser dans la forme scolaire traditionnelle, la place, les modèles et les enjeux d’une éducation à la citoyenneté. Nous verrons en quoi l’émergence d’espaces alternatifs tels que la vie scolaire dans les établissements du second degré vient infléchir ou non les pratiques traditionnelles. Sur quels fondements, quelles réalités et quels possibles peut-on observer concernant cet apprentissage qui n’a cessé de traverser l’histoire du système éducatif ?

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Texte intégral

  • 1 La loi d’orientation de 1989 était la première loi d’orientation à mettre l’éducation depuis Ferry (...)
  • 2 La revue la vie scolaire : le conseiller d'éducation (1960-2016) a été créée sous forme de bulletin (...)

1En France, les contextes récents des attentats, mais aussi les problématiques rémanentes du lien social et de l’engagement citoyen ont réactivé l’importance de l’éducation citoyenne au sein de l’école (loi de refondation de l’école 2013, enseignement moral et civique, 2015, etc.) obligeant une nouvelle fois1 à mettre l’éducation et la formation du citoyen au cœur des apprentissages. Nous choisirons de placer notre réflexion dans le cadre de la vie scolaire, hétérotopie concrète (Foucault, 1967) et espace de vie apparaissant après la Seconde Guerre mondiale et plus précisément au début de la massification scolaire des années 1960 (Focquenoy, 2015, Chauvigné 2011, 2017, 2018, Dupeyron, 2017). Nous nous appuierons sur l’émergence et la construction de cet espace novateur dans la forme scolaire traditionnelle pour entrevoir la place, les modèles et les enjeux d’une éducation du citoyen au sein des établissements du second degré. Pour ce faire, notre recherche reposera sur l’étude sociohistorique de textes publiés dans la revue professionnelle de la vie scolaire (1960-2016)2 afin d’identifier le rôle joué par la presse dans une formation et une vie démocratique possible d’un citoyen-élève au sein de l’institution scolaire.
Nous reviendrons tout d’abord sur le dispositif de vie scolaire comme socle possible d’émergence et de construction d’une éducation citoyenne en établissements scolaires avant d’identifier le rôle de la presse professionnelle dans les modèles soutenus et leurs conditions d’existence. Enfin, nous verrons jusqu’où la compatibilité de ces modèles peut résister à la forme scolaire et permettre une éducation à la citoyenneté.

La presse professionnelle comme levier et témoin d’une ère de changement en éducation

  • 1

2La formation du citoyen n’est pas nouvelle et sa réactivation récente avec la création du socle commun de connaissances et de compétences (2006) résultat de la loi d’orientation de 2005, n’est pas sans souligner ce qu’il est jugé indispensable de maîtriser avant la fin de la scolarité obligatoire. Parmi les domaines réactualisés avec le nouveau socle de 2015, il convenait, comme l’avait antérieurement impulsé Jules Ferry pour le primaire, de favoriser l’émergence d’une culture commune et l’adhésion à la Nation (Chauvigné, Fabre, 2017). À ceci près que cette fois-ci, 1) elle englobait un apprentissage continu du primaire au secondaire dans une dilution des disciplines réparties en domaines dont l’une des problématiques transversales s’attache explicitement à la "formation de la personne et du citoyen" (Domaine 3) 2) il ne s’agissait plus de construire la Nation, mais de préserver la République. Si ces dispositions paraissent novatrices, cette question de la formation de la personne et du citoyen avait déjà été pensée et envisagée, entre autres, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme en témoigne l’analyse de contenu (Bardin, 2007) de la revue de la vie scolaire.
La réactivation de l’éducation à la citoyenneté aujourd’hui marque à la fois les enjeux de cette question pour la société actuelle, sa nécessité, mais également une certaine difficulté voire une résistance à sa réalisation en milieu scolaire depuis plus d’un siècle maintenant. Pour en saisir les tenants et les aboutissants la revue de la vie scolaire3 offre un tableau notable de l’actualité éducative de 1960 à 2016, replaçant au gré des alternances politiques et des évènements sociaux, l’articulation et l’ajustement de l’éducation à la citoyenneté aux crises exogènes et endogènes qui la traversent. Le corpus étudié comprend 214 numéros de revue entre 1960 et 2016 (période d’existence éditoriale de la revue) soit 7000 pages. Pour mener à bien notre étude, nous avons procédé en plusieurs étapes afin de sélectionner et d’étudier les éléments de l’enquête. Pour construire notre base de données, nous avons recensé l’ensemble des sommaires de la revue sur la période, les auteurs et les rubriques. À partir de cette approche quantitative, nous avons analysé, de manière qualitative, les thèmes et établi des catégories amenant à une classification progressive d’éléments (Bardin, 2007) produisant des ensembles partiels constitutifs de la vie scolaire comme espace d’éducation à la citoyenneté. Parmi eux, nous pouvons citer les courants novateurs et la réflexion sur l’éducation, l’éducation du citoyen, etc. L’analyse de contenus est venue compléter cette première catégorisation et leur interprétation a mis en évidence l’installation d’un dispositif fondateur, la vie scolaire, sur la base de trois dimensions : 1) une dimension axiologique mettant en lumière des modèles, contextes et concepts organisateurs de la vie scolaire en proposant une lecture des fondements et de la forme scolaire, de la crise de l’école, ses finalités, ses missions et ses modèles d’inspiration 2) une dimension spatiale de la vie scolaire montrant sa fabrication en tant qu’espace, temporalité et forme de vie 3) une dimension professionnelle, marquant la naissance d’un acteur en charge des élèves en dehors de la classe, le surveillant général devenu, conseiller principal d’éducation. Ces différentes catégorisations nous ont servi de boîtes à outils (Foucault, 1969) afin d’organiser et d’articuler les résultats de notre enquête relative à un espace d’éducation à la citoyenneté dans les établissements du second degré.

  • 4 En particulier les surveillants généraux de l'enseignement technique qui rejoint l'organisation glo (...)

3Vouloir une formation de la personne et du citoyen, c’est vouloir trouver les moyens de débattre sur ce qu’est l’École, ce qu’elle doit être et ce qu’elle peut être. C’est aussi s’autoriser à penser l’acte éducatif et l’introduction de la vie dans l’enseignement du second degré et l’expérience des élèves dans une forme scolaire très normée tournée vers l’instruction et l’obéissance. L’historicité de la revue étudiée donne une première lecture de cette École traditionnelle et de la vie scolaire pour saisir les conditions de possibilité d’une École autre et sa légitimité en croisant les discours tenus par les surveillants généraux militants de la première heure4 avec l’histoire des idées pédagogiques et des institutions (Foucault, 1969).
Ces discours servent d’argumentaire et s’appuient sur des théories, mais aussi des utopies éducatives que ces acteurs s’emploient à expérimenter dans un souci d’organisation et de mise en place d’un espace nouveau : la vie scolaire. Cette dernière s’impose comme " le résultat d’un construit social " (Deleuze, Guattari, 1980, p. 20) nécessaire à l’organisation de la vie au sein des établissements du second degré. Portée par un mouvement associatif de surveillants généraux militants préposés à l’ordre et à la discipline dans l’école traditionnelle, elle atteste d’une dynamique avec des lignes de forces et de résistances (Deleuze, 1989) vis-à-vis d’une forme scolaire jugée obsolète. En ce sens, par sa forme hétérotopique (Foucault, 1967) et son essence même, la vie scolaire souhaite transformer durablement la forme scolaire et proposer une prise en charge des élèves dans une éducation globale inspirée du mouvement de l’éducation nouvelle et de la psychologie ou plus largement de la science de l’éducation.
Ainsi naissent, dans cette critique du système éducatif, une certaine idée de l’éducation et les jalons de ce que nous pouvons appeler l’éducation à la citoyenneté entendue comme l’articulation de la civilité, du civisme et de la citoyenneté (Gisberg et al., 1997, Chauvigné, 2018) soit une participation, un engagement et une prise de décisions des élèves au sein de l’École. Par répercussion, la vie scolaire devenait "une option éducative" inédite dans l’enseignement du second degré et faisait par-là "évènement" (Fabre, 2013) dans le système éducatif des années 1960.
Pour y parvenir, la revue professionnelle étudiée fait état de trois convergences entre trois courants en cette période de démocratisation et de massification de l’école (1950-1960) : 1) la critique de la forme scolaire traditionnelle face à l’éducation de masse 2) l’interrogation sur la réforme d’un système qui semble à bout de souffle et l’ouverture des plus hautes instances de l’État à ce sujet, 3) le courant d’idées pédagogiques, en particulier celle de l’éducation nouvelle et de l’éducation populaire, pour poser les bases d’une réflexion sur l’École.
Les rapports scientifiques fournissent des éléments, dans la revue, via les travaux historiques (Prost, Rémond), philosophiques (Rousseau, Foucault), sociologiques (Bourdieu, Dubet), d’une critique possible de la forme scolaire classique afin de prendre en compte les caractéristiques des nouveaux publics et les enjeux de l’éducation de masse. Évolution des mœurs et promotion de l’enfant comme sujet viennent se heurter à la forme rigide d’une école bâtie sur l’ordre, la discipline et l’instruction dans un esprit de fabrication des futurs citoyens (Durkheim, 1904-1905, Ferry, 1882) dans le but, dès le plus jeune âge, d’inculquer dans une dimension morale, une obéissance à la Nation. Le souhait d’une culture commune et d’un esprit collectif prévaudra également, dans le second degré, au lendemain de la seconde guerre mondiale sous l’impulsion de l’inspection générale, mais s’enrichira d’une volonté d’une éducation plus globale et d’une éducation civique, capables de former des hommes dans l’esprit du plan Langevin-Wallon (1947).
Si ce plan a rapidement périclité étant donné la force conservatrice du système éducatif et ses acteurs, une réflexion sur la rénovation pédagogique et éducative était, malgré tout, en route pour les plus audacieux d’entre eux et c’est bien par l’épreuve du terrain et l’évolution rapide des publics scolaires que l’ère du changement pouvait s’annoncer. En ce sens, la revue étudiée retrace les tensions entre tradition et innovation. Comment passer du dressage et du tout instructif à l’accompagnement de l’élève dans une formation capable de le faire advenir en tant que personne, citoyen éclairé, responsable engagé dans sa propre vie scolaire, entendue ici comme parcours de vie ?

Entre tradition et innovation : la vie scolaire et l’éducation à la citoyenneté

4La revue étudiée permet donc de se situer par rapport à une école héritée de la tradition et une école en mutation devant s’adapter à l’éducation de masse. Elle pose ainsi les bases d’une critique de l’existant tout en expérimentant et en construisant une école autre dont la focale se déplace de la classe au hors classe par la création d’un espace spécifique : la vie scolaire. L’autorité coercitive, qui avait jusque-là dressé les corps et les esprits, venait buter sur une jeunesse avide de liberté, plus fragile et moins habituée aux codes scolaires, en particulier avec l’intégration de l’enseignement technique dans le système. Cette dissension occasionne des comportements déviants, chahuteurs, jusque-là inconnus, et crée une fracture entre l’école et ces nouveaux publics.
Alors, comment s’orienter et orienter l’École et ces acteurs pour concilier cadre, visées et missions de l’École avec cette jeunesse renouvelée ? Comment faire face à une socialisation juvénile inédite et concevoir la formation de la personne et du citoyen ?
Pour ce faire, le choix de l’option éducative et la transformation de l’autorité coercitive en relation à autrui constitueront un mouvement précurseur dans les établissements du second degré conduits par des surveillants généraux soucieux de l’autonomie de l’élève et de son éducation globale. Dès cet instant, une réflexion sur les pratiques éducatives en cours va faire l’objet de discussions par presse écrite interposé, à la recherche d’une pédagogie capable d’articuler instruction et prise en compte de l’enfant autour de ses besoins, sa participation et son épanouissement (Chauvigné, 2021). Cette interrogation de fond sur les méthodes va se nourrir d’approches scientifiques et en particulier d’un faisceau de convergences soutenu par les idées de l’éducation nouvelle (Montesorri, Binet, Cousinet, Freinet, Oury, etc.), de la psychologie du développement (Decroly, Claparède, Piaget, etc.) et de l’éducation populaire. Les surveillants généraux les plus militants verront, dans l’organisation de la vie scolaire, les leviers de la reconstruction d’un lieu social et de la possibilité d’une socialisation sur le modèle de l’agora. C’est donc par l’ouverture d’une expérience à la vie (Chauvigné, 2017, Dupeyron, 2017) qu’une nouvelle conception de l’école était envisagée comme un tout alliant savoirs, savoir-être et savoir-faire.

L’ouverture de l’école sur la vie, à l’image des offres démocratiques qui vont se mettre en place, " s’efforce de faire passer dans la pratique, l’idée toute simple de l’éducation permanente, c’est-à-dire au sens scolaire de cette expression, de la préoccupation éducative constamment présente dans la conscience et dans les actes de tous les adultes dans toutes les circonstances dans tous les moments de la vie d’une école 24 heures sur 24. (...) au niveau des collèges et des lycées elle a donné un contenu nouveau une ampleur dynamique à l’idée de gestion par les jeunes de la propre œuvre-école de liberté et de responsabilité." (N° 15, 1968, p. 14)

5La vie comme modèle et la pratique comme expérience sur un mode démocratique (Dewey, 1916-1938/2011), conceptions issues de l’éducation nouvelle, s’invitent dans les établissements du second degré (Guttierez, 2011) pour répondre aux besoins et aux intérêts de l’enfant pour atteindre son autonomie et la réalisation de lui-même. On vise alors "Une institution qui soit provisoirement, un lieu de vie pour l’enfant, où l’enfant soit membre de la société, ait conscience de cette appartenance et accepte d’apporter sa contribution" (Dewey, 1895, p. 224).
Il s’agit, dans ces alternatives fondées sur la méthode active, la coopération, de faire l’expérience des choses et de les éprouver dans une expérimentation sans cesse renouvelée. En ces termes, la vie scolaire s’emploie à créer un environnement capable d’inciter la jeunesse à assumer des responsabilités, acquérir des compétences pour agir et prendre part à l’auto-transformation démocratique des sociétés, dans une éducation au politique. À ce titre, les foyers socio-éducatifs seront une mesure phare de la vie scolaire : " D’un point de vue doctrinal, les foyers socio-éducatifs représentent un mouvement social éducatif et culturel, et particulièrement, un état d’esprit et un comportement. D’un point de vue pédagogique, ils représentent un ensemble de techniques fondées sur la coopération entre toutes les personnes entre tous les groupes qui se rattache à une collectivité scolaire" (N° 15, 1968, p. 11).

Le pari d’une école instituante, dans le sens d’une éducation au politique (Mougniotte, 1996) et démocratique vise la défense d’une autonomie de l’élève dans un apprendre et un vivre ensemble : "Nos établissements ayant pour objet d’instruire et de former les élèves se doivent de se consacrer à l’éducation à la formation humaine et sociale, celle qui consiste à préparer les élèves à se conduire en adultes conscients et libres, dès la sortie des établissements. C’est dans ce but que les adultes parents et éducateurs soucieux de former cette jeunesse matière vivante pleine d’ardeur, mais aussi de faiblesse lui apporte soutien et chaleur nécessaire à son épanouissement (…) " le foyer est un état d’esprit qui dans un cadre de prise de responsabilité de la part de tous permet d’établir de nouveau rapport au niveau de la collectivité scolaire dans le cadre de la classe et du travail que dans celui du repos de la détente et des loisirs. Il permet ainsi que le souhaite la commission de la vie scolaire réunie fin juillet 1968 de créer dans les établissements scolaires des conditions favorables à une éducation globale. Cet état d’esprit imprègne la vie de tous et se réveille dans le domaine des loisirs et dans celui de la participation des élèves à la gestion de l’établissement." (N° 26, 1971, p. 16-17).

  • 5 Ce décret fait suite à la loi d'Edgar Faure

6Afin d’atteindre cet objectif, la revue étudiée multiplie les témoignages d’espaces d’apprentissage dans une dimension démocratique, que ce soient par les foyers socio-éducatifs, les clubs, les projets d’ouverture culturelle, l’internat ou la délégation lycéenne et collégienne. Responsabiliser et développer une autorité par l’expérience nécessite de concevoir l’enfant, non pas comme fautif, mais comme capable d’une appréciation des buts qu’il se propose (Dewey, 1916-1938/2011) dans un souci d’émancipation. La vie scolaire constitue alors un véritable laboratoire de l’émancipation de l’enfant (Chauvigné 2017, Rémy, 2017) où les surveillants généraux puis les conseillers principaux d’éducation les plus militants demeurent les garants de cet épanouissement dans une relation de confiance.
Ils s’investiront pleinement dans l’engagement des élèves, convaincus dans ce processus d’émancipation et de coopération, de la possibilité d’un partage de valeurs communes et d’un développement d’un élève, sujet de droit. Cette question de la formation de la personne et du citoyen demeure une constante chez les fondateurs de la vie scolaire. En effet, sur les 214 numéros répertoriés de la revue de 1960 à 2016 et sur les 191 thématiques connues, 68 numéros (soit 1/3) se consacrent essentiellement à ce sujet, mettant l’accent sur la dimension politique (engagement et prises de décisions pour un vivre et un apprendre ensemble) puis sociale (climat scolaire, bien-être) d’une éducation à la citoyenneté. Si nous observons plus précisément la mobilisation de cette thématique dans le temps, par l’analyse des contenus (Bardin, 2007), nous constatons sa concomitance avec les changements significatifs de l’école, la société et les publics scolaires. En effet, on peut identifier quatre périodes plus riches en la matière, même si chaque numéro aborde d’une manière ou d’une autre un pan de l’éducation à la citoyenneté comme définie antérieurement :
- Les années 1964 à 1970 sont une période d’installation de la vie scolaire comme espace hors de la classe propice à l’engagement et à la prise de responsabilité des élèves par l’expérimentation puis l’institutionnalisation des foyers socio-éducatifs et l’officialisation, par décret5 de l’élection de délégués de classe à la suite des mouvements lycéens de mai 1968.
- Le début des années 1980 (1981à 1985) marque une période de violences juvéniles, les apparitions plus fréquentes de conduites à risques et d’échecs scolaires chez les élèves d’où, en réponse, le retour de l’éducation civique et le développement autour des " éducations à" la santé, des droits de l’homme, etc.
- Les années 1990 (1989-1991) viennent illustrer la volonté de répondre aux lycéens dans leurs revendications de reconnaissance et de dialogue avec les adultes des établissements après la mise en place de la loi d’orientation de 1989 plaçant l’élève au centre du système scolaire, leur accordant des droits et des devoirs et posant les jalons d’une éducation globale. La revue explore alors les rouages et les expérimentations autour de ces offres démocratiques (maison des lycéens gérée par des élèves majeurs, conseils des délégués, etc.).
- Les années 2010-2016 sont marquées, dans un contexte de délitement du lien social, par la montée des revendications communautaires et des attentats terroristes. L’éducation à la citoyenneté est alors rendue nécessaire dans sa dimension éthique et intègre de manière continue les curricula et le renforcement de la transmission des valeurs et du vivre ensemble. Pour ne retenir qu’un exemple assez plébiscité, la médiation par les pairs, " elle instaure[r] la parole comme mode alternatif de résolution des conflits mineurs. C’est tout simplement donner un espace à la parole au sein de l’établissement. C’est aussi un processus de gestion des conflits, mais qui ne représente pas une mesure disciplinaire en soi. La médiation par les pairs constitue une autre option au modèle disciplinaire, mais n’est pas incompatible avec la sanction. Elle vise à créer un nouvel espace de régulation des conflits. Elle repose sur une redéfinition des rapports entre élèves et entre élèves et adultes" (N° 176, 2010, p. 6-9)

7Le mode de vie démocratique, l’éducation au politique et la discussion deviennent alors des formes de transformation de la forme scolaire permettant une éducation à la citoyenneté entendue comme éducation globale des publics accueillis. Les approches scientifiques sont venues nourrir ce qui constitue un idéal éducatif de la formation de l’homme et du citoyen dans une dimension critique, mais aussi constructive dans une hétérotopie concrète, la vie scolaire, comme possible processus pédagogique d’une émancipation de la jeunesse en milieu scolaire.

Un idéal éducatif inaltéré : l’autonomie et la formation de l’homme ?

8La recherche d’une émancipation a donc sous-tendu les missions et les visées de la vie scolaire même si les acteurs qui la font vivre et l’organisent (conseillers principaux d’éducation et surveillants généraux de la revue étudiée) ont pleinement conscience de la force conservatrice des pratiques traditionnelles. Malgré l’évolution des publics scolaires, l’école garde le cap d’une instruction sélective dans un environnement d’ordre et de discipline, même si quelques infléchissements curriculaires (socle commun, enseignement moral et civique, enseignements pratiques interdisciplinaires, etc.) viennent garantir une culture commune minimum avant la sortie de la scolarité obligatoire.
Dès 1970, les percées de l’éducation nouvelle dans le second degré, amenant la vie dans l’école de nouvelles conceptions de l’enfant et de nouvelles relations adultes / enfants (conceptions qui avaient séduit les éducateurs et les publics de l’enseignement technique nouvellement rattachés au système scolaire) étaient par ailleurs boudées par les établissements dits classiques habitués - élèves comme enseignants et chefs d’établissement - à l’esprit de travail et de discipline.
Tout ceci était perçu comme un désordre potentiel, par rapport à une formation de l’élève axée sur la course aux diplômes. Par ailleurs, dès 1968, les surveillants généraux ne nient pas non plus les effets pervers de l’institutionnalisation des foyers socio-éducatifs et de la délégation élève, qui à défaut d’appliquer un mode de vie démocratique, imposait surtout des devoirs (N° 15, 1968).

Émanciper les élèves… "Notre surveillant général pensait que j’aurais des choses intéressantes à vous dire au sujet des réalisations socio-éducatives de notre CES et m’avait demandé de participer à la rédaction de ce numéro. Combien j’aurais été heureux de pouvoir vous parler de telles choses si la conception de la fonction, du reste très proche de celle des élèves, avait pu trouver un terrain fertile pour faire germer et mûrir. Mais hélas, nous vivons en plein désert ! " (N° 21, 1970).

9L’expression des élèves deviendrait-elle un objectif infranchissable comme le titre la revue en 2000 (N° 138) ? À qui la faute ? La revue évoque à plusieurs reprises l’instrumentalisation des élèves (N° 138, 2000) dénoncée par les surveillants généraux et les conseillers principaux d’éducation de la revue, mais aussi la méfiance réciproque entre les élèves et les adultes, les uns se sentant utilisés, soumis à la discipline de la forme scolaire, sans pouvoir avoir le sentiment d’exprimer d’autres compétences (N° 2014, 197) et faire preuve de créativité au sein de leur vie lycéenne. Quant aux autres, une majorité d’enseignants, ils évoquent leur peur par rapport à une possible perte d’autorité. D’après ces derniers, il est préférable de renforcer l’éducation à la citoyenneté dans son aspect comportemental pour créer les conditions d’apprentissage scolaire ; l’émergence de situations ou de projets ne constituant pas, pour eux, une façon de faire autorité.
Les conseillers principaux d’éducation, témoignant de cet état de fait dans la revue, dénoncent le manque de volonté de beaucoup de chefs d’établissement et d’enseignants pour mettre en œuvre un mode de vie démocratique. L’exemple, ici, du conseil de classe est assez significatif. " La crédibilité des lycéens dans un véritable apprentissage à la démocratie implique déjà qu’ils aient le droit d’expression, droit fortement malmené si le conseil de classe n’est ni le lieu ni le moment pour parler de ce qui fâche les adultes " (N° 138, 2000, p. 3-7). Par ailleurs, les instances telles que le comité de vie lycéenne (CVL) ne sont que consultatives dans l’organisation et la mise en œuvre d’une vie lycéenne. Il constitue même " le nouvel avatar de la paix sociale" (N° 138, 2000) pour les défenseurs d’une citoyenneté politique basée sur les droits et les devoirs permettant de construire et de décider ensemble la vie dans les établissements scolaires.
En ce sens, les conseillers principaux d’éducation de la revue ont bien pris la mesure du glissement d’une éducation à la citoyenneté politique à une éducation à la citoyenneté sociale basée sur un renforcement de la transmission des valeurs, des pratiques sociales et le développement des compétences psychosociales (N° 191, 192, 2014, N° 196, 2015, N° 199, 2016). La dimension éthique, soulignée dans la revue depuis 2010, fait état davantage d’expériences autour du "apprendre à connaître", " à être et à vivre ensemble ». L’éducation à la citoyenneté est définie davantage comme théorique (compréhension du monde) ou morale (réflexion éthique sur soi et sur le monde), que politique (développement du sujet et engagement de soi) (Chauvigné, 2013).
Certains auteurs, comme Géraldine Bozec (2018), vont jusqu’à parler de dépolitisation de la citoyenneté ; les valeurs sont posées comme consensuelles et dans les offres disciplinaires proposées, débats et controverses restent peu nombreux. Cette réflexion rejoint l’idée répandue dans la revue étudiée que l’éducation à la citoyenneté, dans sa mise en œuvre, s’apparente, non pas à un enjeu de conscience citoyenne, mais davantage à la fabrique de bons citoyens dont on guiderait la conduite (Foucault, 2004). Certes, " l’éducation du citoyen est une mission herculéenne (…) et (que) la démocratie idéale n’existe pas (…) Sans doute. Mais c’est la direction à prendre. Plus il y a de démocratie, plus il y a de citoyenneté" (N° 140, 2001, p. 19).
Si la visée d’un projet éducatif basé sur la participation, la reconnaissance et la prise de décisions a vu le jour dans la naissance de la vie scolaire portée par les militants surveillants généraux des années 1960, celle-ci ne semble pas complètement éteinte et les conseillers principaux d’éducation trouveront dans le corset de la forme scolaire les ressorts d’une citoyenneté politique : "nous n’allons pas faire semblant de vous traiter en citoyens dès la maternelle, mais nous allons vous faire passer progressivement du statut de l’enfant à celui de citoyen" (Ibid, p. 25)

Conclusion

10L’éducation à la citoyenneté est-elle possible au sein de la vie scolaire ? Les surveillants généraux et les conseillers principaux d’éducation de la revue étudiée ont bâti la vie scolaire avec l’idée d’une expérience de vie et d’une démocratie comme mode de vie. Conscients des limites inhérentes à son application, ces acteurs poursuivent cet idéal éducatif dans le corset de la forme scolaire, déplorant son glissement vers une citoyenneté sociale qui vise davantage à fabriquer de « bons citoyens » plus qu’à élever les élèves à une prise de conscience et un engagement démocratiques au sein des institutions.
Faute de démocratie radicale (Rancière, 1987), les acteurs et la vie scolaire oscillent entre une éducation à la citoyenneté visant la paix sociale et l’espoir d’une éducation au politique qui pourrait se glisser dans les interstices de la forme scolaire. Le danger serait, dans ce chemin étroit et compte tenu des enjeux d’une éducation à la citoyenneté, d’oublier le projet idéologique de la vie scolaire que les surveillants généraux ont toujours défendu, dès la première heure : " faire de nos élèves des hommes (...) former des hommes et non des moutons ni des robots d’ouvrir les esprits et les cœurs à l’avis de groupe et non les façonner à notre image ou selon nos propres idées " (N° 1, 1960, p. 6). N’est-ce pas là ce que l’on appelle éducation ?

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La revue de la vie scolaire : https://www.ancpe.com/Larevuedelaviescolaire.html

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Notes

1 La loi d’orientation de 1989 était la première loi d’orientation à mettre l’éducation depuis Ferry comme priorité nationale.

2 La revue la vie scolaire : le conseiller d'éducation (1960-2016) a été créée sous forme de bulletins de l'association de l'amicale des anciens stagiaires de Reims (ASSR) rédigés en majorité par les surveillants généraux ayant pour mission la prise en charge des élèves en dehors de la classe et préposés à une éducation de type autoritaire et traditionnel. La revue retrace le combat des plus militants d’entre eux, pour arriver à introduire la vie dans les établissements du second degré et une forme éducative jusque-là inédite, la vie scolaire. Elle prend ensuite différents noms avant son appellation actuelle et fait état d'une réflexion sur le sens de l'école, sur la dimension éducative dans le parcours scolaire des élèves et sur l'activité d'un professionnel assez marginalisé, le conseiller principal d'éducation, souvent dans l'ombre d'acteurs plus connus comme les chefs d'établissement et les enseignants.

3

4 En particulier les surveillants généraux de l'enseignement technique qui rejoint l'organisation globale du système éducatif avec des filières dites classiques (lettres, sciences, etc.)

5 Ce décret fait suite à la loi d'Edgar Faure

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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Chauvigne , « La vie scolaire :
un espace d’éducation citoyenne au cœur de l’école ? »
Recherches & éducations [En ligne], 25 | 2023, mis en ligne le , consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/13695 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.13695

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Auteur

Céline Chauvigne 

Université de Nantes CREN EA2661

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Droits d’auteur

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