- 1 Par origine, nous entendons ici les débuts de l’enseignement obligatoire et la définition des disci (...)
1Ce texte cherche à explorer, à partir de données empiriques, quelques perspectives et conditions de possibilité d’une mise en œuvre de l’éducation à la citoyenneté en classe d’histoire. Celle-ci est envisagée en tant que modalité scolaire possible d’une éducation à la citoyenneté.
À l’origine de son introduction sous le terme d’instruction civique1, l’éducation à la citoyenneté conçoit la connaissance des institutions politiques et de leur fonctionnement comme condition d’insertion dans une collectivité nationale. La socialisation se réalise par l’instruction de valeurs jugées constitutives de la communauté d’appartenance. L’enseignement de l’histoire contribue alors à l’éducation à la citoyenneté en ce qu’elle assure la socialisation par la connaissance de faits porteurs de ces valeurs. Cette vision est remise en question dès les années 1970 par un rééquilibrage à la faveur de finalités intellectuelles et critiques (Audigier, 2005). L’éducation à la citoyenneté évolue vers une définition incluant des dimensions instrumentales ayant pour objectif de doter les futurs citoyens d’une autonomie de jugement comme condition de participation aux débats de société (Chauvigné, 2018). La socialisation repose alors sur l’explication/compréhension des valeurs qui sous-tendent les faits – notamment les faits étudiés en classe d’histoire – et sur leurs fonctions en matière de construction/conception d’un devenir collectif. C’est sous l’angle de l’articulation des valeurs et des faits par le biais de l’étude des témoignages que ce texte propose de relire les relations du couple histoire et éducation à la citoyenneté.
L’articulation des valeurs et des faits soutient l’exigence critique dans le contexte contemporain de prolifération et de diffusion accélérée de documents de tout type, des productions les plus ineptes aux informations référées à des enquêtes sérieuses. Le monde scolaire est à la fois concerné et démuni face à cette pression informationnelle qui met la parole du professeur au rouet des vérités alternatives (Fabre, 2019). Dire sans preuve n’est plus crédible et devient nécessairement douteux, du fait de la perte de légitimité des institutions politiques, sociales et médiatiques. Si l’enseignement transmet des savoirs préconçus, si la crainte de prendre en considération des points de vue pluriels écarte les processus de construction des savoirs, si les certitudes dominent les incertitudes (Alpe et Barthes, 2013), la contribution de l’école à la formation de la pensée critique reste un vœu pieux. Nous faisons dans ce texte de nécessité vertu en questionnant les conditions de possibilité d’un dispositif scolaire travaillant un autre rapport au savoir que ceux énoncés plus haut. Ce dispositif se matérialise dans la classe d’histoire, mais en ciblant des compétences qui s’inscrivent dans les objectifs intellectuels et critiques de l’éducation à la citoyenneté.
Parmi les disciplines de sciences humaines et sociales présentes à l’école, l’histoire couvre toutes les dimensions – politique, économique, sociale, culturelle, juridique, technique – de la vie en société. C’est probablement la raison pour laquelle histoire et citoyenneté forment un couple d’évidence dans la plupart des curricula. Pourtant, dans les recherches didactiques, si ces liens sont souvent affirmés (Audigier, 2003), ils sont rarement questionnés ; les conditions de possibilité d’une formation à la citoyenneté par l’enseignement de l’histoire méritent d’être investiguées. Nous avançons avec l’hypothèse que l’enquête en histoire constitue un ancrage pertinent pour explorer une autre forme scolaire de l’éducation à la citoyenneté. Cette hypothèse repose, d’une part, sur l’état des recherches dans ce champ qui indique que les travaux ont davantage étudié la construction d’une pensée historique que les processus à l’œuvre dans les usages d’une telle pensée. D’autre part, elle se réfère aux travaux pragmatistes de Dewey (2014) qui font de l’enquête le cœur d’une pédagogie détachée de toute référence universelle a priori (Fabre, 2015).
Notre étude s’inscrit dans le champ de la didactique de l’histoire pour donner à voir une approche spécifique de recherche sur l’éducation à la citoyenneté. Elle s’intéresse aux conditions d’une triple transposition : des savoirs, des pratiques et des dispositifs d’enquête. Ces différents niveaux de transposition, liés entre eux, permettent d’éviter l’écueil d’une normativité didactique de comparaison immédiate entre la référence savante et la réalité scolaire. L’étude des conditions de transposition est engagée sur une analogie entre la classe d’histoire et le processus de construction d’une vérité judiciaire en cours d’assises (Besnier, 2017). Cette analogie nous sert ici de norme de référence pour penser l’articulation savoirs/valeurs en éducation à la citoyenneté à partir de l’enseignement de l’histoire. Sur le plan des relations entre faits et valeurs, le tribunal condense en un lieu et un temps délimités le travail collectif de confrontations de valeurs pour établir et interpréter des faits passés selon une norme (juridique). Comme chez les historiens, le pluralisme y est institué, ainsi que le contrôle des interprétations – inspirées par les valeurs – par les faits, et réciproquement. Sur le plan de la recherche didactique, si la relation de l’enquête judiciaire à l’enquête historienne a été beaucoup étudiée, notre analogie l’explore sous l’angle nouveau du dispositif. Le rôle médiateur du dispositif de la cour d’assises réside en effet dans la convergence qu’il organise entre l’enquête judiciaire préalable menée par des professionnels et l’enquête rejouée par des novices (les jurés) sous le guidage d’un professionnel (le juge d’assises). Les rapports entre les deux enquêtes et entre professionnels et novices alimentent des questionnements et des concepts qu’il s’agit pour nous de mobiliser pour la classe et l’enquête historienne scolaire. Ces rapports analogiques visent à élaborer et évaluer des médiations envisageables entre la référence scientifique de l’enquête et son apprentissage scolaire.
C’est dans cette optique que nous avons produit, mis en œuvre et analysé une séquence d’enseignement en CE2 basée sur un travail d’histoire orale, les élèves recueillant des témoignages oraux dans leur entourage. Notre objectif a été de caractériser les enjeux de développement de la pensée critique des élèves par une double démarche d’enquête : enquête auprès des témoins et enquête sur l’enquête.
- 2 Voir en particulier le modèle des 4R (Réalisme, Résultats, Refus du politique, Référent consensuel) (...)
- 3 Celle des policiers et du juge d’instruction par exemple pour le cas français.
2En histoire scolaire, le rapport au savoir déployé par les enseignants tend à prioriser les résultats, notamment par une approche réaliste des documents et des récits2. Les savoirs scolaires qui en résultent sont alors confondus avec les faits, que ces derniers soient issus d’une lecture de documents ou du discours du professeur. Cette approche professorale se heurte inévitablement à la logique de sens commun des élèves pour qui la connaissance du monde social « va des idées aux choses, non des choses aux idées » (Durkheim, 1999, p. 16). Les valeurs que portent ces idées des élèves sélectionnent les faits pertinents (dans les documents comme dans les discours enseignants) et font obstacle – épistémologiquement – au savoir historique. Cette logique des élèves, si elle est mise de côté en histoire scolaire par la centration sur les faits, est dominante dans nombre de dispositifs de débat de l’éducation à la citoyenneté. Dans les deux cas, les savoirs sur le monde social (passé ou présent) sont réduits à des faits ou des valeurs exprimés sous forme propositionnelle. Leur nature épistémologique est alors éloignée des savoirs scientifiques sur la société, dont le propre est de porter en eux un processus critique d’enquête qui met en confrontation réciproque faits et valeurs.
Prendre au sérieux la formation critique des élèves appelle alors à mettre l’accent sur le processus qui conduit à un savoir critique. Ce processus d’enquête historienne, par contraste avec les activités scolaires qui régissent histoire scolaire et éducation à la citoyenneté, est fait de questionnements et de re-questionnements, de tâtonnements, de réajustements et de gestion des incertitudes, autant de « gestes » indispensables à l’exercice d’une pensée critique, c’est-à-dire qui a la faculté de juger des limites de ce que l’on sait. C’est un processus qui repose sur un travail d’argumentation qui porte simultanément sur des faits et des idées. Prost (2002) a mis en évidence l’intrication entre arguments et faits vérifiables dans l’interprétation historique, c’est-à-dire du sens donné aux faits.
Le rôle central de l’argumentation est au cœur de notre expérimentation qui explore deux hypothèses. La première – épistémologique – est de fonder le développement de la pensée critique non pas sur des méthodes (de type « marche à suivre »), mais sur un retour réflexif sur le sens immédiat accordé aux faits. Les relations entre faits et idées explicatives sont ici essentielles ; elles dépendent des manipulations au cours de l’enquête que l’on ne peut déterminer a priori sous forme de procédure. La deuxième – didactique – postule que les conditions de mise en œuvre pratique de l’enquête sur l’enquête en classe – et non directement sur les faits (Fabre, 2015) – peuvent être tirées d’une comparaison avec l’institution de la cour d’assises.
Ginzburg (1997), Prost (2002), Ricœur (2000) et Thomas (1998) nous permettent de prendre appui sur des éléments épistémologiques déjà admis dans les analogies possibles entre enquête historienne et enquête judiciaire, tout en pointant que ce qui fait « limite » dans l’analogie justice/histoire devient « potentialité » dans l’analogie procès d’assises/classe d’histoire. Nous distinguons pour cela l’enquête judiciaire en général3 et l’enquête « rejouée » en cour d’assises. Des études épistémologiques ont établi une parenté entre le travail du juge et celui de l’historien au niveau des compétences méthodologiques, des procédures et des schémas interprétatifs (Prost, 2002), ainsi que du point de vue du paradigme indiciaire et du rôle crucial de la qualité des hypothèses :
« [Les hypothèses] doivent (a) être chargées d’un fort potentiel explicatif ; et dans le cas où elles seraient contredites par les faits, elles doivent (b) être modifiées ou même entièrement abandonnées. Si cette dernière règle n’est pas respectée, le risque d’erreur (judiciaire ou historiographique) est inévitable » (Ginzburg, 1997, p. 40).
3Le tribunal ressort de ces propositions comme le lieu de la comparaison des récits explicatifs concurrents, en aval de leur production par les différents protagonistes de l’évènement (acteurs directs, témoins, experts). Cette pesée n’est cependant pas une théorisation, puisqu’elle traduit le processus d’enquête dans le cadre fermé du tribunal. L’histoire scolaire et l’éducation à la citoyenneté dans leurs formes habituelles, au contraire, tendent à faire travailler les élèves en amont, sur la production des explications, laissant dans le flou ou tranchant arbitrairement les enjeux de leur pluralité.
Mais une différence entre le juge-président de tribunal et l’historien au niveau de la finalité argumentative, c’est-à-dire au niveau du verdict et du rapport à la vérité (Thomas, 1998), nourrit notre seconde hypothèse. Pour le juge, les arguments servent de preuves pour établir la vérité en vue d’un jugement fondé ; pour le second, les arguments fondent des scénarios crédibles toujours ouverts à révision.
« L’historien peut suspendre son jugement, prolonger son enquête, pas le juge […]. Or le jugement n’est pas la conclusion logique de l’enquête, […] car la preuve n’est jamais absolue » (Prost, 2002, p. 31-32).
- 4 « Il faudrait ajouter que d’autres acteurs que l’historien et le juge peuvent revendiquer cette pos (...)
4En mettant au cœur de sa problématique le rapport de l’universel du penser au singulier du juger, Arendt interroge le statut de l’universel qui sert de référence dans l’action de juger d’un fait singulier lorsque cet universel n’est pas stabilisé. On peut l’envisager, sur le plan judiciaire, dans les cas exceptionnels comme ceux de Nuremberg ou autres procès de crimes contre l’humanité, ou dans des situations courantes qui conduisent à recourir à la jurisprudence quand la loi n’a pas prévu toutes les situations. Or, « la fonction majeure de la sentence [au-delà de punir] est de dire le droit dans une situation déterminée » (Ricœur, 2000, p. 420). Autrement dit, la sentence sert à rapporter la norme au cas, y compris lorsque la norme n’est pas suffisamment normative ; elle est alors mise elle-même en discussion. Rapportée à de telles situations de procès, la situation de l’historien est analogue à celle du juge, car sa norme n’est pas un code qui s’appliquerait méthodiquement. Un historien répond de sa discipline et de la « jurisprudence » de tout ce qui a été produit et publié sur son objet ; son enquête conduit, même si c’est provisoirement, à conclure en disant l’histoire qu’il pratique et dans laquelle il s’insère.
Ainsi, la sentence d’un tribunal ou la publication d’un résultat scientifique pointe surtout le travail de production de la norme qui est indissociable de celui de production de la sentence. Si aux assises les juges professionnels savent le droit, les jurés l’ignorent et l’apprennent en travaillant au jugement singulier qui leur est soumis. Notre analogie se déploie donc pour partie sur les rapports des jurés à l’enquête menée au sein du tribunal sous la direction du juge, que l’on met en relation avec le rapport des élèves à l’enquête menée en classe sous la direction de l’enseignante4.
5Afin de poursuivre la construction de notre analogie sur le plan de la pratique d’enquête historienne, nous suivons la proposition de Ricœur de faire du témoignage « la structure fondamentale de transition entre la mémoire et l’histoire » (2000, p. 26) parce qu’elle offre une « potentialité didactique forte » (Fink, 2014). Reprenant les travaux de Dulong (1998), nous nous appuyons sur le court-circuit que le témoignage peut produire dans la démarche d’enquête : la compréhension immédiate d’un fait observé devient la représentation incontestable du fait restitué par le témoin. Les faits et les idées sont reliés dans un sens « naturel » qui est celui de l’imposition des dernières sur les premiers. Là encore, les cas limites comme les témoignages des survivants de la Shoah radicalisent la situation : toute démarche critique d’historien tendrait à faire de la connaissance historique une « école du soupçon » (Ricœur, 2000, p. 230), tendance dans laquelle ont pu s’engouffrer les négationnistes.
L’historien suspend son jugement, contrairement au témoin. Autrement dit, il prend le temps d’enquêter sur le témoignage (et d’autres sources) pour explorer et confronter ce qui est dit sur ce qui est arrivé dans les différents témoignages, non pour choisir parmi cette pluralité un supposé « vrai » témoignage (Mailänder, 2018). Ce faisant, il explique le processus compréhensif mené par les différents témoins. C’est le récit de ce processus explicatif qui épaissit le passage du témoignage à la représentation du passé chez l’historien. Ce processus conduit à chercher davantage de données et à conditionner les idées générales initialement convoquées, engageant ainsi un processus de conceptualisation. Ce récit de l’enquête fait partie du récit historique ; il est une condition de possibilité de l’enquête sur l’enquête qui nous intéresse ici. Une des dimensions visibles de cette condition s’actualise, tant pour le tribunal que pour l’historien, dans le travail d’« archivation » des témoignages (Ricœur, 2000, p. 415-416). Il permet une suspension du flux de l’oralité (requise dans les débats judiciaires) et une possibilité de retour en arrière par la relecture, opération indispensable à la confrontation des faits et des idées.
Pourtant, malgré ces efforts pour désamorcer la radicalité critique du travail historien en montrant les modalités destinées à garantir le respect des témoignages par le processus d’enquête et d’écriture, on pourrait penser le lien coupé entre témoignages et histoire. Mais une autre condition de possibilité de l’enquête historienne établit le témoignage, par retour critique sur sa mise en cause radicale par les historiens, comme structure de transition. Il s’agit de la qualité de toute trace du passé à s’inscrire dans « l’institution naturelle » (Dulong, 1998, chap. 2) du témoignage. L’historien qui puise ses sources bien au-delà des seuls témoignages oraux, fait toujours cependant reposer la validité argumentative de ses archives sur leur fonction de témoin : « c’est en effet, au cœur même de la preuve documentaire, la force du témoignage qui s’expose » (Ricœur, 2000, p. 364). Cette fonction au sein de l’institution tient de la confiance, fondatrice de la société, qui fait de l’expérience du témoignage une expérience universelle. C’est elle qui fait d’un document pertinent pour l’enquête singulière en cours sur tel évènement, un document valide : parce qu’il s’inscrit dans un ensemble de documents du même ordre qui manifeste cette stabilité des relations sociales (tout ce qui allait de soi à ce moment-là à cet endroit-là). Le témoin vivant, comme l’archive, atteste par sa présence aujourd’hui d’une stabilité passée, qui en retour atteste de sa validité dans l’usage singulier du jugement contemporain.
L’expérience universelle du témoignage permet aux élèves de prendre appui sur des expériences sociales sur le passé qui leur sont accessibles. C’est en cela qu’ils peuvent être envisagés comme « structure de transition entre mémoire et histoire » (Ricœur, 2000), articulant appréhension spontanée et pratique réflexive. Du fait de sa fonction de « structure de transition », le témoignage fonctionne comme le support privilégié d’un travail d’enquête en classe d’histoire, dans la visée du développement des capacités intellectuelles et critiques de l’éducation à la citoyenneté :
« […] le corps du témoin présentifie l’évènement en établissant une continuité physique entre ce passé et le présent de la rencontre. C’est une pièce à conviction, ou, comme le parchemin, le support matériel du récit attesté » (Dulong, 1998, p. 192).
6C’est à partir du questionnement et du re-questionnement de ces témoins que peut se jouer l’expérience d’enquête en classe.
7Dans la séquence de classe construite pour cette expérimentation, le travail concerne les huit élèves de CE2 d’une classe de 24 élèves (les autres sont en CE1). Un questionnaire est construit et soumis par les élèves à des membres de leur famille des générations précédentes, à propos de la vie quotidienne. Il s’agit, ce faisant, d’ancrer le travail sur les sources dans une incertitude partagée entre les élèves et l’enseignante, dans la mesure où personne ne connaît préalablement ces témoignages. En revanche l’enseignante sait guider leur traitement. Puis une séance est consacrée à la production d’une frise chronologique dans le but de confronter les témoignages entre eux : l’accord entre les témoins permet de fixer les observations concordantes, tandis que le désaccord invite à poursuivre l’enquête. C’est le cas avec les témoignages portant sur la 4e question. Celle-ci traite des rapports éducatifs familiaux : Est-ce que tes parents étaient plus sévères avec toi que les parents d’aujourd’hui ? Te rappelles-tu d’une fois où tu as été puni·e, peux-tu me le raconter ?
Par analogie avec le processus scientifique, il s’agit de se mettre d’accord ensemble dans la classe, à partir des témoignages, sur les réponses possibles et probables, malgré les divergences. Ce point suppose donc un travail de confrontation des idées explicatives des élèves, qui traduisent leurs valeurs sur cet aspect de la vie sociale, avec toutes les traces que sont les témoignages recueillis, qui recèlent également des valeurs (première partie de la question notamment) et des faits (deuxième partie sur un souvenir factuel précis). C’est la spécificité de l’histoire orale ainsi mise en œuvre de permettre la présence des auteurs des traces et leur re-questionnement possible.
La dynamique de confrontation des idées et des faits est garantie par l’action de l’enseignante et par le dispositif (représentation graphique de la chronologie, supports d’étude des témoignages, de leur comparaison, etc.). Il s’agit pour les chercheurs de voir à quelles conditions les élèves entrent dans le jeu de ce type d’enquête. Cinq témoignages sur cette question sont proposés aux élèves par écrit (voir annexe 1) : ils doivent les confronter pour remplir la frise chronologique ; l’enseignante leur demande de les lire et de noter sur leur feuille support ce qui les surprend ou ce qu’ils ne comprennent pas. Ensuite, collectivement, les contradictions à l’intérieur de certains témoignages sont pointées et discutées. Le groupe aboutit au constat qu’on ne peut conclure pour remplir la frise, et qu’il faut re-questionner certains témoins. En prévision de la séance suivante, l’enseignante et les chercheurs formulent les nouvelles questions posées aux trois témoins les plus intéressants en termes de désaccords constatés dans les confrontations qui ont eu lieu (annexe 2). Une fiche est créée pour le travail sur ces nouveaux témoignages (annexe 3) qui reproduit les deux récits de chaque témoin et demande si le second confirme la position initiale énoncée dans le premier. Une seconde question réclame une justification fondée sur les dits précis de chaque témoin (« qu’est-ce qui dans les mots que Pierre utilise te permet de dire oui/de dire non ? »). Dans cette séance appuyée sur ces supports d’enquête, les élèves travaillent d’abord individuellement pendant 15 minutes sur un des témoins, puis une discussion collective sous le guidage de l’enseignante reprend les éléments écrits des élèves en vue de finaliser la frise chronologique.
Dans le cadre de notre analogie, cette organisation vise à faire du moment de prise de connaissance individuelle des témoignages l’équivalent de l’audience du tribunal, et du moment de travail comparatif avec l’enseignante, l’équivalent de la délibération du jury. Dans ces deux moments, l’usage de l’écrit soutient la volonté de rendre possible une suspension du jugement immédiat et la possibilité d’aller-retour sur les différents témoignages. Le re-questionnement des témoins correspond à cette visée de suspension du jugement, mais également à celle d’explorer de nouveaux faits, face à de nouvelles hypothèses. Ainsi, parmi les hypothèses productives, les élèves soulèvent la possibilité d’expliquer les positions contradictoires par le fait que ce sont moins les personnes qui étaient plus ou moins sévères que les punitions, en lien avec les habitudes qui changent d’une génération à l’autre. Cette perspective est déployée par les faits nouveaux portés par les seconds témoignages. On identifie là l’épaississement évoqué précédemment entre l’affirmation définitive du jugement des témoins, et la réalité du passé à représenter sur la frise. Au total, la classe aboutit à concevoir la sévérité supérieure des parents des années 1930 à 1950 à condition de la resituer dans des habitudes différentes en termes de punitions.
8La manière dont l’étude ethnographique de Besnier (2017) rend compte du processus de fabrication de la vérité judiciaire dans les procès d’assises en France nous donne quelques points d’appui pour analyser les conditions d’un possible processus d’enquête de ce type en classe d’histoire. Par exemple : la distinction entre observations empiriques (« de pures constatations ») et observations scientifiques « qui, à partir des premières, forment des hypothèses sur les rapports des faits et les vérifient » (p. 55) ; le rôle des hypothèses en tant qu’« instrument intellectuel manié pour diriger l’expérience » (p. 56) ; le processus de construction de la vérité en tant que « circulation entre l’hypothèse qui explique les faits et les faits qui estiment à leur tour la valeur de l’hypothèse » (p. 57), conduisant à abandonner celles qui sont contestées et à ériger les autres « au rang de preuves » (p. 56). Le savoir ainsi constitué est un savoir vérifié dont on peut restituer le processus de construction. Transposer ce processus d’enquête ouvre de nouvelles perspectives pour la classe d’histoire : faire en sorte que les élèves puissent entrer en relation avec des documents qui ne soient pas réduits à des contenants de réponses toutes faites ; mettre l’enquête au service d’hypothèses élaborées par/avec les élèves et qui peuvent évoluer, se transformer, voire être abandonnées au gré de l’enquête ; établir des constats considérés en tant qu’interprétations basées sur des idées explicatives vérifiables par l’analyse des faits et sur des incertitudes, à distance des restitutions de savoirs prédéfinis ; guider la classe dans le processus de compréhension et d’explication, en suspendant le jugement final. Nous explorons cette analogie plus finement en croisant le travail de Besnier et les convergences entre enquêtes historienne et judiciaire, avec notre propre corpus.
9Une première analogie productive est celle entre l’action du président et celle du professeur, entre la préparation du procès d’assises et la planification d’une séquence d’enseignement. Tous deux ont connaissance des conclusions de l’enquête qui a été menée avant, par les policiers dans un cas, par les historiens dans l’autre.
« Si la règle est de prendre le temps d’explorer tous les indices aux assises, l’audience n’est pas extensible à l’infini. Il faut donc aller droit à l’essentiel en introduisant dans le débat les éléments les plus pertinents, susceptibles d’éclairer la compréhension des faits. La recherche de la vérité est stimulée par des formules telles que : ‘poursuivons, poursuivons…’, ensuite ?’, et après ?, c’est tout ?’ Le président détient le pouvoir de découvrir la vérité par tous les moyens, mais il a aussi le devoir de rejeter tout ce qui tend à prolonger inutilement les débats » (Besnier, 2017, p. 46).
10Comme le président d’assises prépare et « scénarise » le procès, le professeur élabore et planifie sa séquence d’enseignement sur une certaine durée. Tous deux connaissent les pièces de leur dossier, gèrent le débat, le font avancer, stimulent par des formules la recherche de la vérité dans le cadre de l’enquête qui est rejouée. Voici quelques exemples dans notre corpus de ces formules qui font avancer l’enquête en veillant à ne rien laisser de côté et en suspendant le jugement final.
Extrait séance 4
Extrait séance 5
11Une deuxième analogie productive se joue à propos de la place des élèves/jurés par rapport au professeur/président. Comme les jurés, les élèves sont novices dans le travail d’enquête, mais doivent néanmoins enquêter et tirer des conclusions. L’enquête est un apprentissage en acte guidé par le professeur/président qui enseigne des principes et montre des exemples qui rendent possible le processus d’enquête.
« Quelle que soit la méthode retenue, la plupart des présidents souhaitent faciliter l’expression orale de chacun, accompagner ceux qui semblent perdus. […] Le président aide les jurés à construire leur raisonnement. Il s’assure que tous les arguments sont pris en compte et qu’aucun élément erroné n’est introduit dans le débat. » (Besnier, 2017, p. 208-209).
12Comme le président d’assises, le professeur aide les élèves à construire leur raisonnement, s’assure de la prise en compte des arguments, évite que ne soient introduits des éléments infondés, force les faits à se dévoiler en interrogeant tous les indices. Voici un exemple de notre corpus dont les éléments surlignés dévoilent les éléments rendus visibles par l’analogie :
Extrait séance 4
13Plus qu’un guidage direct, le dispositif de cour d’assises permet le cadrage par l’institution qui laisse se déployer l’enquête et ses allers-retours entre faits et idées explicatives par les jurés, processus indispensable pour qu’ils se forgent une « intime conviction ». Il est conditionné par l’oralité des débats qui ne permet pas au président de sélectionner et ainsi piloter trop directement l’avancée de l’enquête. Comme les jurés, il est dépendant de ce que disent effectivement les témoins à la barre. Mais ce cadrage est beaucoup plus délimité et formel que pour l’enquête policière : les rôles sont précis, le temps est maîtrisé, tout comme le sont les pièces, les documents, les témoins et les experts présentés dans le cadre de l’enquête rejouée en cour d’assise. C’est la troisième analogie qui nous semble ici productive. « Je suis le chef d’orchestre, le maître des débats » dit le président aux jurés (Besnier, 2017, p. 40). La situation de classe peut également être vue comme un rituel orchestré par le professeur, dans une situation construite préalablement de telle sorte à ne laisser au hasard que ce qui relève précisément de l’incertitude à élucider ensemble. Dans cette situation chacun joue son rôle à propos de ce qui est en jeu, et le hors-jeu est contrôlé par le président.
« La force du rituel réside dans la capacité à produire l’inattendu par la mise en œuvre d’une scène ordonnée et d’une parole maîtrisée. […] Présider les assises, c’est accepter l’incertitude de l’itinéraire. Mais en amont, avant le grand embarquement, le hasard n’a pas place. Le rituel est cette toile de fond des débats qui offre les conditions optimales à l’émergence d’une vérité. » (Besnier, 2017, p. 44-45).
14Par analogie nous pouvons identifier dans notre corpus le travail de cadrage du professeur, qui rend possible la confrontation par les élèves des faits évoqués à partir des témoignages et de leurs hypothèses. Ce travail non guidé sur le fond, mais cadré par le processus, rend possible l’évaluation par les élèves de leurs propres idées lorsqu’elles sont confrontées aux faits. Le professeur cadre le travail de transformation des conceptions a priori (intuitions des élèves liées à leurs valeurs) en interprétations fondées sur des éléments de preuve. On peut observer une articulation entre faits et hypothèses, hypothèses sur les faits et vérification/affinement de celles qui font avancer l’enquête.
Extrait séance 5
15Au cours des échanges dont quelques extraits ont été reproduits ci-dessus, les élèves, guidés par leur enseignante, passent de la valeur morale (sévérité des personnes) à l’évaluation des faits (punitions données par des personnes identifiées, à des époques spécifiques). Ce « passage » est significatif du processus scientifique par rapport au sens commun. Valeurs et faits ne s’opposent pas. Ils s’articulent dans un processus itératif qui conduit à déterminer ce qu’on sait et les limites/conditions de ce qu’on sait.
16L’angle ethnographique de l’analogie de dispositifs garantit la prise en considération de l’incertitude des processus d’enquête par contraste avec l’appréhension d’une méthodologie. Cadrée par l’épistémologie de l’enquête historienne, cette analogie donne à voir les conditions dans lesquelles des élèves de 8-9 ans peuvent suspendre leurs jugements spontanés pour produire progressivement un jugement spécifique, de fait, qui se révèle un savoir du singulier de ce passé des punitions, caractéristique du savoir historique ou judiciaire.
On ne saurait pourtant ignorer les spécificités de ce cas, fondées sur l’hypothèse didactique issue de Ricœur. Les sources sont des témoignages sur un objet dont les élèves ont une expérience directe qui les légitime à s’inscrire dans la discussion. Élèves, témoins et enseignante apportent des faits et des valeurs sur l’objet, ce qui facilite un travail pensé autour de la consigne visant à « se mettre d’accord entre élèves et avec les témoins ». Les faits rapportés par les uns et les autres sont immédiatement évalués, mais le dispositif oblige à faire avec la pluralité et les contradictions pour produire un récit cohérent du phénomène, une sorte de verdict qui ne peut ignorer aucun témoignage. Cette obligation conduit à des allers-retours entre faits et valeurs qui délimitent peu à peu le périmètre de ce qui entre en jeu et ce qui en est exclu. Ce faisant, les faits se précisent et les idées générales initiales, expression de valeurs, sont progressivement conditionnées aux sources étudiées. L’évaluation critique des limites du savoir sur le phénomène consiste à réduire le champ de pertinence des explications, mais pour accroître leur validité.
S’il est spécifique, ce cas est cependant significatif des rapports possibles entre enquête historienne scolaire et éducation à la citoyenneté. Si les témoignages oraux sont des sources spécifiques pour l’histoire, nous avons vu avec Ricœur que leur fonction est celle de toute archive du passé. C’est pourquoi la discussion effective des élèves et des témoins, orchestrée par l’enseignante, rend visible une continuité essentielle et plus générale entre l’enquête historienne ainsi scolarisée et la capacité citoyenne à articuler pluralité et compréhension des opinions, aussi étranges soient-elles, par l’intermédiaire d’une attention aux relations entre opinions et faits.
