1La problématique des enjeux temporels (Grossin, 1996 ; Roussel, 2013) n’est pas nouvelle en soi dans les approches historiques, psychologiques et sociologiques sur la compréhension de nos sociétés contemporaines mais sa spécificité à travers les activités éducatives, les activités formatives et les activités professionnelles renvoie à l‘hétérogénéité des rapports au temps (Roquet, 2018). Ces temporalités sont de plus en plus vécues par les acteurs sociaux sous l’effet de formes de tensions, de frottements entre des temporalités longues, pérennes, adossées à des formes de construction sociale stabilisée et reconnue (Braudel, 1949) et des temps courts nécessitant performativité et réactivité (Aubert, 2003), bousculant ainsi des formes établies, créant des espaces de transition entre anciennes et nouvelles formes sociales. Conceptuellement l’articulation temps long/temps court interroge à la fois l’individu et l’institution dans la construction de formes temporelles liées à l’exercice d’une ou de plusieurs activités, d’un métier ou encore d’une profession. Elle induit des dimensions temporelles qui tentent de définir une différenciation entre des formes de durée temporelle. En ce sens l‘articulation passé/ présent/ futur (Bergson, 1907 ; Bachelard, 1950) propose des configurations plurielles : à titre indicatif, le temps de longue durée est souvent perçu et conçu comme un temps ralenti où le passé est projeté dans le présent et dans l’avenir, à l’opposé du temps court, temps alternatif entre des retards et des avances, qui cristallise les actualisations du passé et de l‘avenir dans le présent. Le temps court renvoie aux temporalités de l‘action, de la réactivité dans la sphère des décisions politiques, sociétales comme des formes de nécessité adossées à un calendrier contraint ; le temps long s’inscrit sur un horizon inévitable garant d’une finalité connue d’avance, les temporalités se déclinent dans la construction de l‘expérience humaine et sociale.
2Pour autant cette dichotomie temporelle ne se corrèle pas automatiquement à une seconde différenciation marquée par des formes de continuité et des formes de discontinuité. Gurvitch (1963) dans sa typologie des genres temporels explicite ce processus dans la figure : « du temps en trompe l’œil » qui sous une apparence de continuité, cache des virtualités, des surprises qui amènent des ruptures entre le présent et le passé, introduisant une discontinuité dans le processus sociaux. Aussi les formes de continuités et les formes de rupture se lient d’une manière complexe en fonction des situations étudiées sur des échelles temporelles différenciées. Juignet, sur la base d‘une réflexion historique, nous le rappelle : « Il y a des continuités et des discontinuités qui peuvent s’échelonner dans le temps, concerner quelques personnes ou s’étendre à la collectivité, intervenir dans un champ du savoir et pas dans tel autre, ou encore faire partie d’une vaste bascule sociale et culturelle, au cours de laquelle la manière qu’on les humains d’habiter le Monde change » (2019).
3Par ailleurs, dans une conception du temps vécu et des structures temporelles qui se définissent sur des durées, Rosa soutient la thèse que le temps lent et long de l’expérience se transforme en un temps bref dans la mémoire, aussi « les formes d’expériences classiques du temps, long/bref ou bref/long, sont progressivement remplacées par une nouvelle forme d’expérience du temps qui suit un motif bref/bref » (Rosa, 2013, p. 129). Dans ce contexte sociétal, le débat temps long/temps court se déplace vers une juxtaposition d’états temporels éphémères. Cependant, la dialectique temps lent/temps court nous propose de saisir les subtilités de l’activité humaine et sociale quotidienne prise sous l‘angle. « du moment et du cycle », l‘instantanéité du présent rencontrant la traçabilité de la durabilité. Pour autant le processus d‘accélération sociale analysé par Rosa demeure central pour saisir une force normative silencieuse qui se présente sous la forme de délais, de calendriers et de limites temporelles (Rosa, 2013, p. 57) percutant le temps long de l’autonomisation. Dans le champ social et professionnel des processus de désynchronisation se créent ainsi entre modèles normatifs d’exigence performative et des processus d’individualisation visant l’autonomisation ou/et l’autodétermination dans des projets alternatifs de réalisation de soi. Ces décalages créent des espaces de tensions temporelles qui participent à la construction de parcours identitaires formatifs ou/et professionnels alternant périodes de continuité/périodes de ruptures. Au sein de ces parcours, les formes identitaires se construisent en interaction dans les sphères privées et publiques, selon des moments de vie, des processus d’étiquetage par Autrui, du « Soi » en quelque sorte (Mead, 1934). Explorer et saisir ces processus enclenchés se déclinent tout autant dans des temps courts que des temps longs sans pour autant déclencher des processus de maîtrise temporelle et d‘unicité dans le sentiment identitaire. La combinaison des différentes épreuves (Martuccelli, 2006) contribue ainsi à l‘expression du vécu d’une carrière biographique qui se serait construite sur un parcours continu mais aussi au vécu d’une diversité d’itinéraires plus sinueux, segmentés et discontinus. Ces formes s’inscrivent dans des temporalités reconstituées à fois dans leur linéarité et leur irrégularité. Dans ce sens, les constructions identitaires observables dans les parcours éducatifs, formatifs et professionnels s’inscrivent sous ces deux formes temporelles et renvoient à l’idée défendue par Bauman que « l’identité est un processus en devenir, une pratique vécue quelque chose de l’ordre de faire que plutôt que de l‘être » (Bauman et Raud, 2015, p. 132). Continuités et discontinuités sont liées afin d’assurer un futur possible, une projection de vie.
4Dans le champ de l’éducation tout au long de la vie, de la formation des adultes, du travail, l‘objectif est donc de circonscrire ces espaces de tensions ou encore de frottements temporels afin de saisir les dynamiques éducatives, formatives, professionnelles en cours de construction, en devenir en quelque sorte.
5A partir d’une approche qualitative, la richesse et la variété des contenus des articles nous ont permis dans le numéro d’une revue savante en Sciences de l’éducation et de la formation, de produire, de nouvelles données de recherche sur des problématiques temporelles. L‘objectif est de comprendre en profondeur la nature des espaces et les temps repérables qui se manifestent sous la forme de discontinuités et de continuités dans différents champs sociaux. L’argumentaire du dossier vise à rassembler un ensemble de recherches dans le champ francophone de l‘éducation et de la formation à travers des articles qui questionnent :
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la pertinence de la dialectique temps long/temps court dans la compréhension des enjeux contemporains éducatifs, formatifs, ou du travail ;
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la définition des formes de continuités et des discontinuités temporelles à travers les parcours institutionnels, les parcours individuels dans les sphères éducatives, formatives et professionnelles ;
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la précision des espaces temporels alternant temps long/temps court et les formes de continuité et de discontinuité ;
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l‘exploration d’une brisure du temps entre le passé et le nouveau futur : l’abandon d’apprentissages hérités du passé et de nouvelles formes d’apprentissage hybrides encore incertains et pratiques professionnelles en émergence.
6Le corpus s‘est construit non pas sur l’ensemble des articles recueillis à la suite de l’appel à publication de la revue ; mais seuls les articles sélectionnés, suite à un processus d’évaluation à la fin de la première révision du numéro, ont été pris en compte. Ces articles sélectionnés constituent un échantillon de choix pour développer une réflexion plus actuelle sur la question des temporalités dans le champ social, éducatif et professionnel. Ces textes constituent un corpus unifié et cohérent de recherche qui rassemble et questionne, sous différentes perspectives, la question de la continuité et de la discontinuité dans ses différentes articulations.
7Une méthodologie spécifique été mise en place afin d’identifier et d’analyser, dans ce corpus de données, des « patterns » significatifs et récurrents. La méthode de l’analyse thématique a permis de reconnaître une série de thèmes qui reflètent, de façon correcte et appropriée, les données à fur et à mesure de l’approfondissement de l’analyse. Les chercheurs, dans ce cas : les deux coordinateurs du numéro spécial de la revue, ont identifié et validé ces thèmes.
8L’analyse thématique s’est construite sur une approche inductive afin de permettre l‘émergence des thèmes à partir des articles produits ; ces thèmes ont été définis en fonction de la littérature scientifique existante dans ce le domaine.
9L’échantillon est constitué par 10 articles retenus après une première révision du numéro consacré à la thématique des temporalités ; les auteurs des articles sont issus de la Francophonie (France, Québec, Belgique, Suisse) et ils/elles sont principalement des chercheurs dans des universités ou dans des organismes de recherche.
10L’analyse réflexive sur ces données a suivi les six phases de l’analyse thématique selon l’approche de Braun et Clarke (2006) : familiarisation avec les données/textes, génération initiale des codes ; recherche des sous-thèmes à partir des codes créés, révision des sous-thèmes ; définition des thèmes ; report final. Le logiciel MAXQDA a été utilisé pour réaliser l’analyse sur les données dans les différentes phases pour parvenir, avec une sélection des verbatims, à des synthèses de codes.
11Les dimensions de la temporalité explorées dans ces articles du numéro vont faire émerger des codes ; ainsi la richesse de la réflexion théorique est toujours ancrée sur les pratiques et les situations. Ces codes ont été rassemblés en sous-thèmes qui témoignent et correspondent aux aspects plus importants du contenu analysé. A partir des sous-thèmes identifiés, quatre thèmes ont été jugés comme significatifs en tant que principaux domaines qui fournissent une synthèse fiable de la variété de concepts et de questions discutées. La figure 1 permet de visualiser ces quatre thèmes qui seront examinés dans le paragraphe suivant.
Figure 1
12Le premier thème Discontinuités temporelles sédimentées dans les processus de professionnalisation et de formation regroupe des sous-thèmes qui mettent en évidence la coexistence « problématique » de temps longs et de temps courts inscrits dans les processus de professionnalisation que ce soit en formation initiale et en formation continue. Le conflit temps long/temps court se visibilise dans des parcours éducatifs et professionnels de plus en plus hétérogènes, où les continuités et discontinuités dans les cycles de la vie privée et professionnelle participent à la construction de nouveaux espaces de professionnalisation/relations. Différents parcours de formation (cadres éducatifs en transition professionnelle, éducateurs spécialisés, enseignants, bénévoles dans les centres sociaux, entrepreneurs, personnel pour la prise en charge de personnes âgées, personnes en formation au procès d’écriture, etc.) se retrouvent dans la difficulté transversale et commune à gérer la simultanéité de temps pluriels et accélérés de la formation (voir l’article de Lemoine-Bresson et Bailly), ainsi que que la coexistence de temps longs et courts dans la professionnalisation. Une variété de temporalités est signalée en tant qu’élément caractérisant surtout les métiers et figures dédiées à autrui : multiples, imprévus, hétérogènes, inédites, forcés. La gestion de ces temporalités complexes et co-existantes est jugée problématique (voir l’article de Poulet, Loffier et Stavrou). Des tensions concernent, plus particulièrement, l’appropriation temporelle du rôle professionnel car l’antinomie des temporalités et les discontinuités qui en découlent vont engendrer une contradiction entre l’expérience immédiate et la nécessité d’une posture réflexive (voir les articles de Cortessis et Descheneau et de Gagné et St-Jean) ; entre l’histoire du passé et les perspectives futures de l’évolution rapide des métiers ou le fait que prendre et apprendre le rôle professionnel n’est pas non identique. L’impact de l’articulation des temporalités est aussi manifeste dans les (formes de) transitions professionnelles (voir l’article de Gautier Chovelon) sous forme de discontinuités multiples, complexes et stabiles à coordonner. Le conflit/friction, généré par les tensions entre la courte et la longue durée, peut être interprété comme des configurations temporelles qui expliquent la complexité des formations et des activités professionnelles actuelles.
13Le second thème Dynamiques identitaires et professionnelles à l’épreuve des temporalités porte sur les effets des multiples contraintes temporelles dans leur rapport à l’identité professionnelle. Les éducateurs spécialisés, par exemple, vivent une crise temporelle entre transformation bureaucratique et « managéralisation » de leur travail (voir les articles de Corréa et Roquet et de Amdouni) de même que les bénévoles qui opèrent dans des centres sociaux (voir l’article de Tardif Bourgoin) s’inscrivent dans des logiques temporelles suivies et subies entre les normes institutionnelles et le système de valeurs que les anime. Les tensions temporelles sont enregistrées par rapport à la pratique des métiers (entre professionnalisation, socialisation, carrière) surtout dans l’appropriation temporelle des formes professionnelles (entre adaptation, résistance, empêchement). (voir l’article de Amdouni). Ces dilemmes se retrouvent aussi dans le processus de transformation dans un contexte entrepreneurial sous forme de pression temporelle continue : manque de temps pour se former, pour réfléchir, pour dialoguer, pour produire (voir l’article de Mégret et Eneau). Ces processus relèvent d’antinomies, ruptures et contradictions difficilement conciliables entre modèles théoriques, dimension historique des professions et pratiques expérientielles innovantes et inattendue.
14Le troisième thème Paradoxe des temps multiples, contradictoires et de simultanéité examine les conflits temporels vis à vis des acteurs, des organisations et des institutions. Des temporalités dissonantes sont repérées dans tous les domaines concernés : temps artificiel et temps de la nature ; temporalités harmonisées, vécues, du récit, du projet, de l’utopie ou de la subjectivité et temporalités de l’urgence, fortes, courts, longues, accélérées (voir l’article de Gautier Chovelon). Les nombreuses qualifications découvrent les efforts de maitriser les temps multiples et contradictoires par une mise à sens. L’hybridité du rapport espace-temps (négociation chronotypique) se retrouve aussi comme trait qui s’inscrit dans toutes les pratiques éducatives, formatives, professionnelles, d’apprentissages, de travail et de recherche (voir l’article de Remon, Impedovo et Gadille). La description/explication des discontinuités est considérée comme essentielle pour interpréter la vie personnelle, la formation ou les rôles professionnels contre l’aliénation (voir l’article de Lemoine-Bresson et Bailly). Ces différentes temporalités portent à un questionnement sur l’efficacité et la validité des modèles pédagogiques et de formation qui demandent un temps long de réflexivité, de changement et de projection vers le futur mais exigent aussi un temps court de performativité immédiate (voir les articles de Cortessis et Deschenaux et de Poulet, Loffier et Stavrou).
15Enfin, le quatrième thème Impacts et conséquences des temporalités porte sur les effets et les conséquences des temporalités impliquant des niveaux étendus et des modalités variées d’hybridation. En effet l’impact de la temporalité et de ses nouvelles formes, que les articles notifient comme élément structurant dans le domaine social, éducatif, de la formation et des métiers dédiés aux autres, est impressionnant. L’impact est total sur les processus de formation, de changement des organisations et de leur logique, les modalités de travail, la vie personnelle et le positionnement professionnel (voir les articles de Gautier Chovelon, de Tardif Bourgoin, de Cortessis et Descheneau et de Poulet, Loffier et Stavrou et de Lemoine-Bresson et Bailly). La dimension linéaire du temps disparaît sous la forme de métissage des formes et modalités de temps, espace, relations, communications. L’impact porte sur la cohabitation et la perméabilité de dimensions temporelles multiples dans les rôles professionnels (enseignant, éducateur spécialisé, entrepreneur, etc.) (voir les articles de Amdouni, de Corrèa et Roquet, de Remon, Impedovo et Gadille, de Mégret et Eneau et de Gagné et St-Jean), et dans la vie quotidienne. Cet effet d’accélération et souvent de confusion n’est pas toujours perçu comme positif et facilitant. La disparition des temps longs de réflexivité, la compression du temps dans le virtuel et la dimension du futur comme possibilité d’ouverture à l’inattendu/imprévu, les contre-coups sur les modalités d’articulations du quotidien et du ‘moi’ se manifestent comme des discontinuités (plutôt que des continuités) nourrissant les dichotomies, les ambivalences, les métissages temporels.
16La vie professionnelle, personnelle et éducative est profondément influencée par les discontinuités temporelles qui façonnent des formes nouvelles/inexpérimentées d’action, de comportement, de pensée, de réflexivité par rapport à l’axe temporel.
17Les effets de la configuration actuelle des organisations sociales, médicales et psycho-éducatives conduisent les salariés à adapter leurs actions à de nouvelles formes de temporalités qui se caractérisent par leur instabilité. Ces incertitudes provoquent des contradictions pour certains métiers (conception de l’accompagnement, de l’orientation et de la formation) et introduit des impératifs fonctionnels et utilitaires (temps).
18Une diminution du temps vécu par l’individu et de son rapport à autrui correspond à une augmentation du temps consacré aux activités administratives (c’est-à-dire la rationalisation et l’objectivation de la praxis éducative ou professionnelle). Ces transformations peuvent être interprétées à travers des phénomènes de continuité et de discontinuité temporelles qui impactent l’éducation, la formation et les domaines professionnels ou sociaux.
19Le recueil des données issu des articles est une perspective de recherche effectivement limitée mais il révèle la nécessité de considérer la dimension temporelle comme une question cruciale dans les domaines concernés. Dans toutes les contributions, une surcharge de travail par unité de temps se caractérise avec des préoccupations bien signalées (temps négatif/indispensable/instable/imprévu). Les problématiques organisationnelles et de gestion de temporalités l’emportent sur l’exigence d’un approfondissement épistémologique, voire théorique ; en effet, dans l’échantillon choisi, les articles se réfèrent plus ou moins aux mêmes auteurs (Alhadeff-Jones, Bachelard, Pineau, Roquet, Rosa) et à quelques modèles théoriques récurrents croisant la dimension de l’éducation avec la dimension sociologique. Il faut souligner que des nouvelles perspectives d’analyse sur les temporalités en éducation et formation ou des références plus récentes ne sont pas toujours mobilisées dans les articles présentés dans ce numéro. Les modèles épistémologiques plus répandus et courants dans la littérature scientifique sur ce sujet offrent la possibilité soit d’expliquer des théories, soit d’introduire des modifications significatives pour saisir les évolutions des pratiques formatives et les variations des rôles professionnels.
20Les nouvelles significations et configurations de certaines professions (c’est-à-dire les activités éducatives, de formation et professionnelles) se situent au carrefour de continuités et de discontinuités temporelles. Le nouveau sens et les nouvelles configurations des activités éducatives, de formation et professionnelles vont se situer au croisement des continuités et discontinuités temporelles en exigeant un questionnement profond sur la prise en compte de la dimension temporelle.