1Notre article interroge les activités professionnelles en transformation dans le champ des métiers de l’accompagnement des personnes vulnérables et les questions de temporalités qu’elles soulèvent. Pour explorer cette dimension, nous ferons état dans cette contribution de l’introduction des nouvelles prescriptions organisationnelles dans l’activité des éducateurs spécialisés. Il s’agira de répondre aux questions de leurs appropriations et inscriptions vécues, mais aussi de la construction du processus de professionnalisation qu’elles soulèvent. L’écart entre ce qui est attendu du métier d’éducateur et ce que ces derniers doivent aujourd’hui développer dans leurs activités (adaptation au numérique, nouvelle prescription du travail, promotion de compétences transversales, pression évaluative du travail, etc.) conduit à des actions qui se situent à l’opposé de leurs objectifs et semble remettre en cause la professionnalité, au sens de l’orientation des activités et des compétences des professionnels (Wittorski, 2007,2012).

3Le travail collaboratif est au centre de la stratégie de recherche sur une démarche d’accompagnement des acteurs dans des situations formatives et professionnelles (Roquet, 2010). Il a permis de questionner les transformations temporelles du métier d’éducateur spécialisé par les acteurs eux-mêmes, de repérer les lignes d’évolution et de caractériser leurs effets dans leur vie sociale et professionnelle sous l’angle des injonctions institutionnelles.

4Ainsi, notre propos consistera, après une présentation des aspects méthodologiques et théoriques mobilisés dans le cadre de notre travail, à mettre en exergue les tensions temporelles auxquelles se heurtent les éducateurs au regard des transformations de la pratique du métier. En ce sens, nous mettrons en évidence les dualités entre temps court et temps long dans les activités professionnelles (Roquet, 2018) et leurs impacts sur la construction des identités professionnelles des éducateurs. Nous analyserons ensuite dans quelles mesures ces tensions temporelles réinterrogent les espaces de socialisation professionnelle, du processus de professionnalisation au parcours de carrière.

Le métier d’éducateur spécialisé : des compétences attendues en constante évolution

5Le métier d’éducateur spécialisé a connu de constantes évolutions dans un contexte où le travail social en France était également marqué par de nouvelles politiques publiques depuis les années 1980. Ces politiques s’inscrivent dans le courant néo-libéral du nouveau management public (NMP) (Lyet & Molina, 2019) et ont comme objectif une rationalisation de l’aide financière aux organisations sociales et médico-sociales (Chopart, 2000). De même, les nouvelles mesures législatives de la loi 2002-2 du 2 janvier rénovant l’action sociale et médico-sociale ont « produit des effets notables sur la structure et les missions dévolues aux travailleurs sociaux » (Dugué, 2020, p. 35). Parallèlement, dans un esprit d’adaptation du travail social aux évolutions des besoins sociaux, les diplômes des formations spécialisées ou préparant aux métiers du secteur sont successivement réformés en 2000, 2007 (arrêté du 20 juin 2007) puis 2018 (arrêté du 22 août 2018), entraînant les éducateurs vers un cadre prescriptif de compétences rompant avec un modèle historique de pratiques vocationnelles axées davantage sur une approche réflexive (Dugué, 2021, Rullac 2011). En 2007, le diplôme d’éducateur se voit doté d’un référentiel d’activité et de compétences, dans une réforme plus globale des formations en travail social. Visant la validation de compétences et la recherche de l’efficacité par l’évaluation, celle-ci marque les esprits et change tout un paradigme de la formation professionnelle. En effet, cette logique de compétences n’était pas inscrite dans la formation, qui agissait auparavant par « formation sur le tas », dans le but de développer une forme d’éthique et de savoir-faire en étroite relation avec les personnes accompagnées. Puis en 2018, une nouvelle réforme vient reconnaître le DEES au niveau II (bac+ 3) de la nomenclature des niveaux de formations, et donc au grade de licence. Les domaines de compétences et les contenus de formation ont peu changé et les volumes horaires restent les mêmes, mais les étudiants doivent désormais obligatoirement apprendre une langue étrangère et suivre une unité de formation d’initiation à la méthode de recherche. En outre, cette réforme rapproche les diplômes des travailleurs sociaux avec des socles communs d’enseignements, englobant un ensemble de « compétences partagées » pour les métiers d’Assistant de Service Social (ASS), d’Éducateur de Jeunes Enfants (EJE), d’Éducateur Technique Spécialisé (ETS) et de Conseiller en Économie Sociale et Familiale (CESF). Le but de ce rapprochement est de permettre aux travailleurs sociaux de métiers différents de travailler avec une base commune de formation. L’évolution de cette dernière vers un cadre normatif d’exigences par l’introduction du référentiel pose la question de son adaptation dans les situations professionnelles rencontrées et celle des aléas de l’activité de travail avec la dimension humaine (Molina, 2015). De plus, elle renforce les débats sur les logiques de l’orientation du corps de métier, en constante quête de légitimité, de recherche de reconnaissance et de stabilité dans sa professionnalisation. (Hatzfeld, 1998 ; Fablet, 2005 ; Lecaplain, 2017).

Recueil et analyse des matériaux de recherche par des « niveaux de temporalités formatives et professionnelles »

6Pour analyser les formes temporelles (Roquet, 2013) dans lesquelles s’ancrent l’évolution de l’activité professionnelle et le processus de construction identitaire des éducateurs spécialisés, nous avons cherché à repérer les « niveaux de temporalités » (Roquet 2007, 2012, 2014) formatives et professionnelles vécues par ces derniers. Dans cette perspective, notre cadre d’analyse prend appui sur les positions temporelles macro / méso / micro modélisées par Roquet, s’inspirant de la distinction construite par Braudel (1949) des trois temps de l’histoire. Selon Roquet (2014), la multiplicité des temporalités vécues se rattache à des expériences temporelles que l’on peut approcher selon différents niveaux de l’expérience humaine. On y trouve le niveau macro-temporel / historique, celui-ci se réfère à un temps construit sur une longue durée, et correspond par exemple au parcours de carrières professionnelles, à la production de professionnalités ; le méso-temporel / institutionnel se rapportant à un temps plus court, il « se concrétise par la production d’expériences temporelles collectives, principalement sous la forme institutionnelle et organisationnelle » et « permet de saisir la profondeur historique, à l’échelle humaine » (ibid. p. 57) ; et enfin le niveau micro-temporel / individuel renvoie aux expériences individuelles vécues, il se rapporte aux appropriations et ruptures de ces expériences et repose, toujours selon Roquet, sur des « espaces de continuité ou de discontinuité, incluant des rythmes, des mouvements différenciés de l’existence » (ibid., p. 57). Ces trois niveaux de temporalités renvoient aux activités humaines (Grave, 2016) : plus l’articulation est construite entre les trois niveaux et plus les processus de professionnalisation sont rendus visibles. Une articulation moins manifeste contribue à rendre « les activités moins pérennes » (Roquet, 2012), devenant assimilables à des « occupations » (Grave, 2016).

Méthode et étapes de la recherche : une approche inductive à visée compréhensive

7Notre travail repose sur une approche inductive inscrite dans le courant de recherche de la « théorie ancrée » (Glaser et Strauss, 1967) et a déployé un protocole d’enquête à visée compréhensive. Dans cette perspective, la première étape de la recherche a consisté, à partir de plusieurs séminaires avec le groupe d’éducateurs, à identifier des situations professionnelles problématiques que ces derniers rencontrent dans l’exercice de leur métier. Une phase d’analyse collective et de croisement des expériences entre éducateurs a permis un repérage de trois variables communes à tous, qui sont :

• Les situations de « perte de sens dans la réalisation des activités » : cette « perte de sens » fait référence à une perte de cohérence entre l’éducateur et le travail qu’il accomplit. Elle repose aussi sur l’idée d’une perte de repères et d’orientation entre ses attentes et celles du travail social sous l’angle de l’éthique.

• Les situations « d’injonctions paradoxales » : elles correspondent au manque de cohérence entre l’articulation des logiques d’ordre organisationnel et celles d’ordre individuel et collectif.

• Les situations sur les questions de temporalités : elles sont ici en lien avec des tensions temporelles rencontrées par les professionnels dans la réalisation de leurs missions d’accompagnement des personnes.

8Dans le second volet de la recherche, un guide d’entretien semi-directif de type compréhensif (Weber, 1992 ; Mucchielli, 1992) a été réalisé et mené avec le groupe, autour d’un ensemble de questions ouvertes relatives à la carrière des éducateurs spécialisés, de leurs représentations du métier, du vécu quotidien dans leur travail, des changements opérés et de leurs projections dans le futur par rapport au métier. La grille d’entretien était organisée par des questions axées sur trois périodes dans le temps : des éléments des parcours de carrière antérieurs (passé), actuels (présent) et en devenir (futur) pour les éducateurs. 13 entretiens d’une durée de 1h à 1h30 ont été réalisés, réunissant un échantillon de 4 hommes et 9 femmes ayant des parcours variés et des âges diversifiés (de 25 à 50 ans).

Les premiers résultats : l’identification de trois formes identitaires d’éducateurs spécialisés

9Le traitement d’analyse des entretiens fait ressortir une typologie de trois formes identitaires d’éducateurs spécialisés. L’émergence de cette typologie s’est construite à partir d’une grille d’analyse thématique des entretiens, ceux-ci ayant été croisés avec les variables communes des situations professionnelles des éducateurs repérés lors de la première phase de recherche. Pour chaque entretien nous avons extrait les verbatims caractérisés par des positionnements distincts, en lien avec les situations de perte de sens dans la réalisation des activités, celles liées aux injonctions paradoxales et celles renvoyant à des questions de temporalités. Les formes identitaires dégagées ont donc été définies selon les positionnements et la récurrence des difficultés rencontrées par les éducateurs, par rapport aux situations professionnelles et les orientations données à l’exercice du métier. L’appartenance à chaque forme identitaire peut se retrouver chez les mêmes individus à différents moments du parcours de carrière, ou constituer une dynamique spécifique de carrière professionnelle. La typologie construite n’a rien d’exhaustive et ne peut donner lieu à une exploitation quantitative. L’objectif est de sortir de la « subjectivité des témoignages » (Bachelard, 2003) afin de produire, au-delà de cette typologie, des univers de croyances dans le champ de pratique des éducateurs spécialisés à partir de leurs représentations et de mieux repérer les transformations qui touchent le métier et les tensions qu’elles suscitent. Nos résultats doivent être réinterrogés à une plus grande échelle afin de les confirmer.

• La forme identitaire sur le mode de « l’adaptation » : la catégorie de dynamique identitaire qui s’inscrit dans l’adaptation est constituée des propos d’éducateurs traduisant l’accommodement par rapport à l’évolution du métier. Elle représente en majorité une génération d’éducateurs novices dans le métier (entre 24 et 35 ans), jeunes, et qui ont bénéficié de la nouvelle formation du diplôme. Leur intérêt pour le métier est souvent survenu après un autre projet initial abandonné ou par des opportunités professionnelles. Les sujets de cette typologie ne vivent pas les transformations qui touchent le secteur social comme une menace pour leur métier. Ils voient dans les nouvelles normes de réglementation du métier une nécessité logique pour mieux cadrer leurs actions dans les missions qui leur sont octroyées. Certains montrent une appétence pour des fonctions managériales dans leur projet professionnel ou assument les fonctions de coordinateur de projet. Ils sont dans une posture moins idéalisée dans l’exercice de leur activité et expriment peu de tensions ou revendiquent moins de quête de sens dans leur métier.

• La forme identitaire sur le style de la « résistance » : cette typologie identitaire rassemble des « résistants » qui ont construit leur parcours de carrière professionnelle sur des convictions personnelles, véhiculent des représentations du travail social ou des « actions militantes » envers l’institution pour préserver l’idéal de leur métier, et c’est en cela qu’il se définissent comme des « résistants » :

« Si un truc ne me convient pas, je n’ai aucune difficulté à dire non et pourquoi. C’est hors de question qu’ils me forcent à faire un truc qui irait contre mes valeurs ! » ES 9

10Par rapport à l’évolution du métier ce cas de figure est à la fois dans la contestation et le rejet. Certains éprouvent une « crise de sens » par rapport à l’orientation et aux effets des changements de culture professionnelle sur les conditions d’exercice du métier. Ils se revendiquent comme les garants des valeurs de l’idéologie du métier, en mettant en œuvre des positions d’affrontement, de résistance et d’opposition dans leurs pratiques professionnelles. Ces positions envers l’institution peuvent être interprétées comme des stratégies qui visent à réduire les tensions entre les nouvelles pratiques du métier et celles héritées du passé. L’âge moyen de cette typologie se situe entre 35 et 49 ans et les rencontres avec les nouvelles générations sont parfois faites d’incompréhensions, les frictions portant principalement sur le supposé ou réel manque d’initiatives et de positionnement éducatif des plus jeunes. En ce sens, les « résistants » identifient dans le comportement de la nouvelle génération une forme de perte de la vocation du métier dans la mesure où, de leur point de vue, les nouveaux arrivants ne manifestent aucune résistance aux mutations institutionnelles. Redoutant la « technicisation » de la pratique du métier ils sont dans la crainte permanente qu’on les éloigne du terrain, notamment de la proximité des personnes et qu’on leur impose des procédures de plus en plus lourdes.

• La forme identitaire caractérisée par la « rupture » : cette typologie de forme identitaire est associée à un positionnement de « rupture » du point de vue du rapport au métier, en raison d’une vision très négative de son évolution. Elle regroupe les éducateurs âgés entre 45 et 50 ans, qui ont beaucoup d’ancienneté dans la carrière professionnelle, mais aussi des novices qui sont dans une désillusion par rapport à leurs aspirations du métier et leur contexte de réalisation. Le point identitaire quasi commun entre ces deux générations d’éducateurs est un engagement professionnel bâti sur un système vocationnel fondé sur des racines idéologiques avec des valeurs sociales, longtemps défini comme la référence (Dugué, 2020). Sur le sujet, ils expriment le bouleversement identitaire entre le « monde de la vocation », auquel ils sont fortement attachés, et les changements qui touchent le cœur du métier. Les plus âgés soulignent les difficultés psychologiques jusqu’à éprouver une usure du métier e. Cette fatigue professionnelle, parfois proche du burn-out, apparaît notamment en lien avec un malaise identitaire quant aux conditions d’exercice. Enfin, l’existence de problèmes institutionnels, qu’il s’agisse d’organisation du travail ou de dynamique relationnelle, les pousse à adopter une attitude de démobilisation et de désengagement vis-à-vis de la carrière professionnelle et parfois, pour certains, à envisager de quitter le métier pour se reconvertir.

Les formes de tensions temporelles dans l’exercice de l’activité

11L’analyse des entretiens par l’approche des niveaux de temporalités formatives et professionnelles (Roquet, 2010) a fait ressortir des tensions temporelles. Celles-ci sont liées aux représentations et formes d’expériences temporelles vécues par les éducateurs dans l’exercice de leur activité professionnelle, et se rattachent aux différents niveaux micro / méso / macro. Pour recueillir ces derniers, nous avons extrait des entretiens les discours relevant du positionnement des éducateurs quant à l’organisation de leur activité et le rythme ressenti à l’exercice de leur réflexivité professionnelle (temps opérant de l’ordre du micro-individuel). Au niveau méso, l’inscription au temps véhiculé par l’institution donneuse de directives et de moyens pour les mettre en œuvre, mais aussi du champ institutionnel d’activité prescrit dans l’accompagnement des personnes, est « perçue comme une culture professionnelle qui est productrice de son temps et de ses temps collectifs. » (Tourneville, 2021, p. 122). Enfin, au niveau macro (temps long historique), nous avons extrait des entretiens des repères portant sur l’identité professionnelle des éducateurs, pour savoir si le vécu du métier est en connivence ou en opposition avec son héritage culturel (vocation), savoir comment les éducateurs se sentent reconnus ou non dans le métier, avec qui et par qui (Dubar, 2001) et enfin cerner leur sentiment sur les différentes réformes et politiques qui ont touché le métier. Par ailleurs, nous avons recueilli des propos évoquant le parcours professionnel des éducateurs : types de parcours, projets espérés ou réalisés, projection de la carrière dans le futur, éléments décrivant les processus de professionnalisation. La mise en lien de ces trois niveaux avec le vécu des éducateurs met en évidence des oppositions qui se manifestent sous la forme de tensions dans la réalisation des activités professionnelles, créant par ailleurs des obstacles dans la construction de l’identité professionnelle, (Roquet, 2018) et au sens du rapport à la professionnalité.

Temps de la relation d’accompagnement et temps institutionnel de la culture de résultats : deux temps contradictoires et en conflit

12Pour les éducateurs spécialisés, la relation d’accompagnement est présentée comme centrale auprès des personnes handicapées. Elle est définie comme la co-construction d’un processus de socialisation entre l’accompagnant et l’accompagné, par lequel vont agir des liens de confiance, de proximité ou d’indépendance. D’autre part, la relation requiert de la part des éducateurs un engagement fort qui se structure selon le rythme, le degré d’autonomie et l’état psychique ou physique des personnes accompagnées. Autrement dit, la relation d’accompagnement nécessite des adaptations qui s’inscrivent dans une dimension temporelle importante. Plus encore, elle soulève la base de leur travail, comme le relate cet éducateur :

« La temporalité, c’est la base de notre travail, c’est de prendre le temps avec les personnes, pour créer une relation. Si cette relation de confiance, elle est pas là, nous, à la base, on n’a pas de contact (…) C’est ça, un éduqué, de base, mais c’est surtout avec le temps qu’on construit quelque chose pour la personne, l’amener au changement. » ES 7

13Or, dans leurs discours, les éducateurs « résistants » et les éducateurs qui développent un rapport au métier marquée par a « rupture » ont indiqué des tensions principalement entre les valeurs personnelles relatives à cet accompagnement et les échéances d’objectifs imposées par l’institution. Elles sont en majorité liées à l’augmentation des procédures institutionnelles qui auraient tendance à « dépersonnaliser les relations », conduisant pour certains à un réajustement de leurs exigences vis-à-vis de leur engagement envers les usagers, et ayant pour conséquence « des actions qui se situent à l’opposé de leur objectif » (Lecaplain 2017). En effet, le projet mis en œuvre par l’association émet l’obligation pour les éducateurs de répertorier sur un outil numérique toute activité ainsi que le suivi pour chaque personne. Pour certains enquêtés, si cette nouvelle injonction est en partie initiée dans une logique d’amélioration des pratiques et un objectif de financement par budgétisation des pratiques pour l’association, celle-ci contraint la qualité de l’accompagnement et va à l’encontre des pratiques professionnelles qui font sens. De fait, il ressort de l’analyse que les temps dédiés à tracer l’activité sur un logiciel entrent en conflit avec le temps de l’accompagnement du public, dans la mesure où il réduit le temps de présence avec les personnes accompagnées, opérant une rupture avec les anciennes pratiques. Ce faisant, « la temporalité de l’activité dans la relation engagée par l’intervenant implique une relation sur une longue durée », distincte des nouvelles normes de gestion de l’activité qui se traduisent par des formes de délais plus courts. De même, au sens plus large, les professionnels se retrouvent en permanence entre deux temps contradictoires qui invitent à établir d’autres interactions restructurées sur « l’immédiateté ». Ainsi, dans cette configuration, les éducateurs sont incités à adapter leurs pratiques professionnelles à des standards de l’organisation du travail, qui se situent dans le modèle gestionnaire du nouveau management public (Molina, 2015) lui-même orienté vers une logique de mission plutôt qu’une logique de métier (Le Bianic et Vion, 2008). Dès lors, une telle transformation exige un travail considérable de réadaptation des pratiques et un surinvestissement du temps présent (Tourneville, 2021), à l’image d’une post-modernité concordant avec les phénomènes d’accélération du temps (Rosa, 2010). Cette réalité vécue du métier d’éducateur se lit entre les lignes des deux extraits d’entretiens suivants, le premier soulevant les effets du changement des pratiques, le second posant la question du sens au travail et celle de la priorisation des logiques dans le champ professionnel :

« Les nouveautés, c’est que l’on nous a demandé de quantifier, d’évaluer. Dans l’absolu, il faudrait même que l’on fasse des évaluations après chaque activité. C’est donc chronophage et pas évident à tenir et le temps que l’on fait ça, on n’est pas avec la personne auprès d’elle. Et du coup, ça crée des temps d’entre-deux qui peuvent être angoissants pour certains et qui peuvent amener à des comportements inadaptés. C’est toute la difficulté. » ES 6.

14Un autre point fut évoqué lors des entretiens sur le même axe, celui de la pérennisation des réformes intentionnelles et le registre de la rapidité avec laquelle elles se transforment. Les éducateurs ont souligné le rythme des réformes et de leurs mises en application. Outre le sentiment violent de leurs injonctions, les évolutions sont mises en lien avec ce qui se passe dans le secteur marchand et industriel, comme le management de l’efficacité, la culture de l’évaluation et le « culte de l’urgence » (Auber, 2003), qui sont très proches. Ainsi, ces injonctions au changement seraient vectrices d’une accélération ressentie des pratiques, de rythmes qui semblent aller plus vite et des tensions générées par le chevauchement de la temporalité (Bidet, Datchary & Gaglio, 2018) du temps institutionnel et celle de l’exercice de l’activité des éducateurs. Deux rythmes incompatibles pour les éducateurs qui subissent des normes – organisationnelles et professionnelles – qui s’affrontent.

L’effet du temps subi et l’expression d’un travail « empêché »

15La typologie des formes identitaires « des résistants et de la rupture » évoque dans le cadre de leurs missions des paradoxes qui donnent le sentiment d’être en partie « amputés » ou « empêchés » dans le travail qu’ils doivent exercer auprès des personnes. La question de la « qualité empêchée » (Clot, 2015) imprègne de manière convergente la verbalisation des vécus dans le contexte actuel au travail. Les situations évoquées par les professionnels traduisent ainsi le fait d’être heurté, freiné et empêché dans sa pratique pour assurer le meilleur accompagnement possible, qui correspond par ailleurs aux attendus de leur mission et à la déontologie professionnelle. L’une des raisons évoquées porte sur l’intensification de la charge de travail associée à un manque de ressources et de temps pour prendre en compte la gestion des situations difficiles, ce qui accentue la pression ressentie dans le travail quotidien. Les professionnels ont le sentiment d’être en situation de contrainte permanente par l’indisponibilité du temps nécessaire pour bien agir dans leur travail. Certains ont exprimé très largement le fait de se sentir aux prises avec une organisation qui désorganise leur activité, les bloque et les oblige à travailler dans l’urgence.

16La qualité du travail est également altérée, dans la mesure où cette nouvelle organisation offre moins la possibilité aux éducateurs et aux équipes de se rencontrer, de travailler en collectif, d’échanger sur les situations de manière plus approfondie. Ces moments semblent en effet importants pour que le travail interdisciplinaire se confronte, s’accorde et s’actualise dans un objectif commun, garantissant l’efficacité de l’activité collective. Cet empêchement s’inscrit dans un temps difficile à trouver dans l’organisation des activités. En ce sens, les éducateurs mettent en avant une institution rythmée davantage par des prescriptions, produisant une moindre attention à l’échange formel entre collègues, et un processus d’individualisation de la prise en charge. Ils évoquent les contraintes du temps subi au détriment du cœur de leur métier, qui ne permettent plus de prendre le temps des échanges, ni celui du « temps du recul » permettant la réflexion avec soi. En ce sens, les deux extraits de témoignages d’éducateurs de la forme identitaire des « résistants » nous expliquent comment le temps des réunions en travail collectif a progressivement disparu au fil des années :

« Pour ma part, la difficulté, c’est que les temps de réunion ont fondu comme neige au soleil, mais les temps de réunion, d’échange et de réflexion surtout. C’est-à-dire que maintenant, on a des réunions formalisées pour faire un projet, on a une demi-heure par projet. Donc, pour faire une réunion d’équipe, dégager les grands axes, les observations. Il n’y a plus de réunion physique. Nous sommes donc sur des réunions programmées pour répondre au cadre réglementaire. » ES 2

17Parallèlement, on relève pour les éducateurs le sentiment d’être dans une recrudescence de réponses sur des calendriers avec des marges temporelles limitées ou de se retrouver dans « l’urgence de devoir faire » sans pouvoir prendre le temps de donner du sens aux actions :

« Peut-être arrêter d’être toujours dans le faire pour faire et dans l’urgence. » ES 6

18L’idée de « pression temporelle » n’est pas nouvelle pour le philosophe H. Rosa, si « la crise des institutions constitue la toile de fond de l’ensemble de ces bouleversements » (Olivier, 2011), selon lui « l’accélération du temps » (Rosa, 2010) relève de la modernité dans lequel le temps lui-même a connu une transformation qualitative, produisant selon les contextes temporels une nouvelle redéfinition. Aussi, selon l’auteur, « l’accélération du rythme de vie » a conséquemment multiplié le « raccourcissement ou la densification du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps » (Bouffartigue, 2011), engendrant un sentiment d’être engagé dans une course indéfinie. En ce sens, les éducateurs évoquent avec inquiétude cette course au fil de leur activité et la difficulté de trouver des leviers temporels pour repousser « l’accélération des actions contraintes », provoquant ainsi des tensions « entre le soi et l’idéal de soi » (Dubar, 2007), semblant être l’origine de leur souffrance et d’un inconfort identitaire professionnel.

« L’abîme du métier » et les conséquences du temps inéluctable

19Notre enquête fait ressortir des formes de continuité et de discontinuité de carrière professionnelle des éducateurs. Ces deux formes de carrière se dessinent en lien avec les conditions de l’exercice du métier. Pour les éducateurs correspondant à la forme identitaire du mode de « l’adaptation », leur carrière professionnelle se présente sous une forme linéaire inscrite dans une continuité. Les attentes sur le parcours professionnel s’inscrivent dans la logique de l’évolution métier. En revanche, les éducateurs de la forme identitaire des « résistants » et engagés sur le mode de la « rupture » font face à des évènements de la socialisation professionnelle à laquelle ils ne s’attendaient pas dans le champ de leur prédiction de l’activité professionnelle, notamment dans un métier qu’ils ont choisi par vocation. Leur carrière professionnelle oscille entre continuités et discontinuités. De ce fait, si les éducateurs de la forme identitaire des « résistants » parviennent à accomplir leurs activités grâce à des arrangements et des stratégies de résistance pour ne pas se trouver en décalage avec leurs représentations de l’identité du métier, ceux du profil de la « rupture » illustrent la discontinuité de leur carrière par une fatigue professionnelle de nature physique et psychologique. L’usure semble générée par le sentiment partagé que le métier expose avec le temps à des risques importants de fatigue professionnelle, croissant avec l’âge. C’est ce que révèlent les propos de cet éducateur :

« C’est moi qui ai souhaité changer sachant que je me fatigue un peu dans mes fonctions, dans mon boulot d’éducateur. Et quand je dis que je me fatigue, c’est surtout sur un plan psychique. Je pense une certaine usure et parfois une difficulté à continuer ce travail à temps plein. Aujourd’hui, j’envisage peut-être de travailler à temps partiel, à mi-temps, pour développer quelque chose à côté de complètement différent (…) Je pense qu’il y a une usure liée au nombre d’années, comme un maçon pourrait avoir le dos usé ou comme un carreleur pourrait avoir les genoux usés, également liée aux contraintes du métier et à la spécificité du métier. » ES 3

20C’est à l’approche de la quarantaine que le sentiment de ne pas se voir continuer sa carrière jusqu’à la retraite se dessine. Ils soulignent par ailleurs l’épuisement lié à l’accompagnement spécifique aux personnes handicapées qui se complexifie avec l’avancée en âge. Cette discontinuité de la carrière professionnelle s’inscrit dans une rupture en lien avec un contexte d’évènements préoccupants dans le vécu quotidien de l’activité et bouleverse la possibilité de se projeter dans le métier. Les mutations qui ont touché les normes professionnelles du métier à l’opposé des valeurs du travail social (bureaucratisation de l’activité, instabilité normative, augmentation du nombre de personnes suivies et contraintes temporelles) exposent les éducateurs à une perte de sens au travail.

« Après, il y a une autre chose qui moi m’use, c’est le contexte. Il y a l’évolution des contraintes de notre secteur. En gros, on nous demande d’en faire beaucoup plus sans plus de moyens, à moyens constants. Donc, pour moi, qui arrive au bout de 30 ans avec déjà une certaine usure, c’est difficile d’accepter à la fois par rapport à mon usure et aussi par rapport au sens que je peux donner dans mon travail, parce qu’il y a certaines personnes qui nécessiteraient d’être rencontrées au moins une fois par semaine. » ES 4.

21Ils glissent progressivement d’une posture de « résistance » vers celle du « désengagement », du fait notamment de leur perception de ne pas s’accomplir sur le plan professionnel ou de ne plus y trouver une gratification :

« J’en suis arrivé aujourd’hui à venir et à ne plus m’investir. J’ai travaillé 13 ans en “Y”, c’était une création de service, je me suis donc beaucoup investi. Je sais qu’on a refait trois fois le projet de service, il y a eu plein d’évolutions et plein de changements, mais chaque fois, je m’y suis investi. Là, je laisse faire les choses parce que de toute façon, pour moi, aujourd’hui, il n’y a pas la volonté de la direction de changer les choses. Et puis ça démotive. » ES 3

22Ainsi, la désillusion d’une évolution positive du métier et le manque de soutien institutionnel renforcent pour les éducateurs ces situations « de mal être », voire de souffrance au travail. Ils font le constat « d’un métier qui abîme », dont les symptômes se manifestent par une « crise de soi » et des tensions sur le plan identitaire entre l’identité héritée, acquise et projetée (Dubar, 1991, 2000), qui contraint à faire le choix d’une « rupture » de la carrière pour quitter le métier et se diriger vers une reconversion professionnelle.

Conclusion

23Au fil des arguments exposés, issus de nos résultats de recherche, on constate que les tensions temporelles sont plus présentes, voire dominantes pour la typologie des formes identitaires des « résistants » et en « rupture ». A l’inverse, elles sont moins apparentes, voire absentes pour celle de la typologie de la « continuité ». En réponse aux injonctions, les positionnements varient et sont révélateurs de luttes internes propres à l’espace de pratiques professionnelles des éducateurs. C’est un élément de repérage pour cerner les transformations identitaires au sein du groupe étudié. Les formes de tensions temporelles démontrées dans l’évolution des activités formatives et professionnelles des éducateurs rendent compte des contraintes évolutives du travail réalisé sous fond d’accélération des cadences de travail. Les logiques de la relation d’accompagnement se heurtent alors à des logiques procédurales et organisationnelles, couplées à des rythmes contradictoires. Cette absence d’harmonie entre ces deux logiques engloutit la gestion de la pratique dans un temps au présent basé sur de l’urgence et oblige les éducateurs à réinventer leur pratique professionnelle pour trouver une issue aux tensions temporelles rencontrées. Dans ce contexte, il apparaît que les sources d’épanouissement professionnel sont rendues plus rares et que les évolutions de ces mécaniques sont autant d’évènements inattendus qui fragilisent la carrière professionnelle des éducateurs spécialisés, l’entraînant vers une forme de discontinuité.