- 1 « Le recours aux récits biographiques ne s’est vraiment répandu en formation qu’à partir des années (...)
1Depuis quelques décennies, les modalités pédagogiques basées sur la formalisation et l’analyse d’expériences vécues par les étudiant-e-s se multiplient dans les formations professionnalisantes initiales ou continues1, notamment à l’enseignement. Ces pratiques se déploient sous la forme d’histoires de vie, de récits professionnels, de journaux de bord ou d’apprentissages et impliquent la mise en œuvre d’une certaine forme de réflexivité de la part de leurs auteur-e-s (sur l’enseignant-e professionnel-le en tant que praticien-ne réflexif/ve, voir par exemple : Lang, 1999 ; Paquay, Altet, Charlier, Perrenoud, 1996 ; Schön, 1994). Cette pratique réflexive ayant pour but la capacité de résolution de problèmes, qu’ils soient récurrents ou nouveaux et singuliers (Schön, 1994), d’une part, et une capacité de prise de distance par rapport aux ressentis émotionnels d’autre part, implique nécessairement un temps de retour indispensable à un « regard distancié » sur sa propre pratique (Campanale, 2007, 9. 65). Ainsi, les modalités pédagogiques impliquant une pratique réflexive s’avèrent pertinente dans le cadre de formation inscrites dans la durée (Vacher, 2011).
2Pour cette contribution, notre terrain d’étude est un dispositif pédagogique de mise en récit professionnel destiné à un public d’enseignant-e-s en emploi. Nous y interrogeons, de manière exploratoire, les tensions existant entre les cadres temporels normatifs et institutionnels qui organisent la vie des individus, et les cadres temporels subjectifs des expériences vécues, ou en d’autres termes, entre le temps long nécessaire à une démarche formative autobiographique et réflexive, et les temporalités plus immédiates avec lesquelles les auteur-e-s des récits, sont appelé-e-s à composer dans leur quotidien et durant leur formation.
3Pour ce faire, après avoir présenté le dispositif de formation par le récit professionnel ainsi que les données qui en sont issues et la méthodologie utilisée, puis un détour par certaines des caractéristiques temporelles de la réalisation de ces récits, nos résultats exploratoires présentent en quoi les différents rôles des enseignant-e-s métier en formation, avec leurs temporalités propres, sont en contradiction avec la temporalité longue nécessaire au développement d’un exercice de réflexivité. Les récits professionnels de notre corpus ayant été réalisés entre 2018 et 2021, nous abordons encore les impacts de la crise COVID qui a propulsé les auteur-e-s des récits dans un espace-temps forcé, les obligeant à recourir davantage à des outils numériques dans leur cadre professionnel, et influençant une fois encore leur rapport au temps et à l’espace.
- 2 En Suisse, on utilise communément le terme « apprentissage » pour désigner la formation professionn (...)
- 3 Par extension, on utilise en Suisse le terme « apprenti-e » pour désigner les personnes qui suivent (...)
- 4 Terme utilisé en Suisse romande dans le langage courant pour désigner les enseignant-e-s des branch (...)
4Pour interroger le paradoxe du temps long nécessaire à la réflexivité devant se déployer dans les temporalités immédiates du quotidien, nous avons analysé le contenu de récits professionnels rédigés par des enseignant-e-s formé-e-s en emploi dans une haute école pédagogique de Suisse romande. Diplômé-e-s d’un premier métier qu’ils/elles ont exercé pendant plusieurs années, ces expert-e-s dans leur domaine se convertissent à l’enseignement de branches spécifiques dans le cadre de la formation professionnelle initiale (apprentissage2). Cette formation prend le plus souvent une forme duale – c’est-à-dire, connaissances théoriques délivrées en école professionnelle et compétences pratiques développées en entreprise via un contrat d’apprentissage –, certains métiers proposent également une formation plein-temps en école. Ce sont les écoles professionnelles qui, sur la base de leur parcours métier, engagent ces expert-e-s dans leur domaine pour enseigner leurs connaissances à des apprenti-e-s3. La formation pédagogique de ces « enseignant-e-s métiers »4 présente la spécificité de se dérouler alors même que celles/ceux-ci enseignent déjà en classe des branches professionnelles à des apprenti-e-s depuis quelques années sans avoir reçu aucune formation pédagogique. Ces expert-e-s métier se retrouvent alors simultanément dans deux nouveaux rôles : celui d’enseignant-e novice et celui d’étudiant-e en pédagogie.
- 5 Officiellement, en Suisse « CFC d’enseignant-e professionnel-le ».
5Dès le début de leur formation, les auteur-e-s des récits sont accompagné-e-s individuellement et collectivement, à l’occasion d’entretiens et d’ateliers méthodologiques destinés à favoriser l’émergence du parcours biographique, et l’appropriation progressive de leur nouvelle identité professionnelle. À la fin de la démarche, c’est la certification du récit écrit, défendu lors d’une soutenance orale, qui permet l’obtention finale du diplôme d’enseignant-e métier5.
6Les données collectées sont de type exclusivement qualitatif, elles consistent en 8 récits professionnels d’enseignant-e-s métier en fin de formation pédagogique. Chaque récit se compose de 3 parties : une première biographique qui repose sur le parcours de formation et professionnel personnel, et qui recourt à un passé relativement lointain (enfance, adolescence, début de carrière professionnelle). Une seconde qui porte sur deux expériences d’enseignement significatives (méritant un temps de retour, une réflexion) et qui recourt à un passé plutôt proche, voire au présent. La partie finale de bilan doit notamment permettre aux enseignant-e-s de faire des liens entre autobiographie (passé lointain) et expériences d’enseignement (passé proche, voire présent). L’ensemble du récit professionnel doit enfin permettre l’articulation entre expérience pratique personnelle et connaissances théoriques acquises durant la formation pédagogique.
- 6 En Suisse, il n’y pas eu de confinement au sens strict, on parle plutôt de « semi-confinement » imp (...)
7Les enseignant-e-s en formation (4 femmes et 4 hommes) ayant réalisé les 8 récits professionnels de notre corpus sont âgé-e-s entre 35 et 52 ans. Leur profession initiale a été exercée dans les domaines suivants : génie civil, logistique, mécanique, coiffure, soins et éducation spécialisée. Ils faisaient tous partie de la même volée de formation (2018-2021) et leur récit professionnel ayant été validé en début d’été 2021, de nombreuses situations évoquées par leurs auteur-e-s concernent la période de semi-confinement6 provoquée par la COVID en Suisse au printemps 2020.
8D’un point de vue méthodologique, nous avons isolé et analysé les extraits de texte témoignant de la gestion du temps par les enseignant-e-s dans leur récit. Si les extraits traitant des aspects temporels dans les récits professionnels constituent bien le point de départ de nos analyses, seule une sélection d’extraits illustratifs sont mobilisés dans le cadre de ce texte. En plus du travail final d’analyse des récits professionnels en tant que tel, l’accompagnement des enseignant-e-s dans l’élaboration de leur récit a également été réalisé par une des chercheuses (observation partiellement participante) et l’évaluation finale du dossier écrit et oral a été réalisée par les deux chercheuses (observation faiblement participante).
9Les dispositifs basés sur la formalisation des expériences sont construits selon l’idée que faire ou vivre une expérience, ne permet pas automatiquement de produire des acquis et des connaissances. Cette expérience première ou brute (Lainé, 2006) réalisée ou vécue dans un espace-temps déterminé est en effet limitée par son caractère local et circonstanciel. Il faut donc retravailler l’expérience dans l’après-coup (Mayen, 2013 ; Pastré, 2002), afin de la transformer en ressource transférable dans d’autres espaces-temps.
10Dans cette logique, la démarche ne consiste pas simplement à se remémorer une expérience passée, mais à explorer cette dernière sous un nouveau jour. Ce travail d’élaboration de l’expérience brute s’opère alors dans la temporalité et l’espace du dispositif de formation afin de permettre au sujet qui l’a incorporée et vécue de créer un rapport dialogique (Scheller, 2001) à son expérience en la partageant avec les différent-e-s protagonistes de la formation et les autres enseignant-e-s en formation. Un des buts principaux de ces récits professionnels est de les amener à élaborer un travail de type réflexif.
11Un des premiers constats fait en tant qu’accompagnante de ces récits professionnels est la facilité et la rapidité avec lesquelles les enseignant-e-s rédigent la partie autobiographique de leur dossier. Selon les consignes données, les auteur-e-s reviennent sur leur passé d’élève et d’apprenti-e, et sur le parcours professionnel les ayant conduits à l’enseignement, soit sur un passé que l’on peut qualifier de lointain. Nous faisons l’hypothèse que l’enthousiasme des enseignant-e-s à rédiger leur autobiographie, vient du fait qu’ils peuvent débuter leur récit en puisant dans les acquis déjà existants. L’exercice consiste en effet davantage à les mettre en confiance, en leur faisant prendre conscience de la richesse de ce qu’ils ont déjà accompli. De plus, même lorsque les expériences évoquées ont été vécues comme des épreuves par leur auteur-e-s, elles semblent désormais intégrées ou au moins refroidies, en raison de leur caractère lointain. Cela dit, les auteur-e-s des récits ne se contentent pas seulement de se remémorer certains épisodes passés, et établissent des liens entre leurs expériences passées et actuelles, ainsi qu’entre leur propre profil et celui des leurs apprenant-e-s. La citation d’Aline, comme de nombreuses autres, met à ce propos en évidence une caractéristique commune récurrente des profils des enseignant-e-s métier et de leur public d’apprenti-e-s, soit un certain désintérêt pour l’apprentissage théorique par rapport à la pratique :
« Comme la majorité de mes élèves, j’ai détesté l’école obligatoire et elle me l’a bien rendu, mettant un terme définitif à mon rêve de devenir vétérinaire (…) je me suis donc orientée vers le dessin technique en commençant mon apprentissage en génie civil » (Aline)
12Certain-e-s auteur-e-s, évoquent, avec nostalgie des épisodes en lien avec leur ancienne profession, ainsi Mathieu se souvient de cette période où en tant que technicien certifié d’une prestigieuse marque de voiture, il a eu « la chance inouïe de voyager dans des lieux extraordinaires » pour représenter son pays. Ainsi, des temporalités vécues sur le long terme telles qu’avoir détesté l’école obligatoire ou avoir eu la chance inouïe de voyager dans des lieux extraordinaires sont extrêmement rapidement relatés dans les récits professionnels. Ce temps particulièrement court du récit (quelques lignes, voire quelques mots) par rapport au temps long de l’expérience vécue et relatée (plusieurs années) nous semble un bon indicateur du fait que l’expérience passée soit bien digérée/intégrée.
13Comme l’exigent les consignes du récit professionnel, les deux expériences récemment vécues dans le cadre de leur nouvelle fonction, font l’objet d’un traitement descriptif serré et détaillé par les enseignant-e-s dans la seconde partie de leur récit. Elles s’inscrivent par définition dans un passé relativement proche. Mathieu évoque ainsi par exemple longuement sur plusieurs pages, sa frustration et son incompréhension face à un apprenti, qui s’implique de façon trop légère à son goût dans une recherche de place d’apprentissage. Ce dernier rechigne à passer un appel à un futur potentiel employeur malgré les encouragements de l’enseignant. A la lecture de la longue évocation de cette situation (une quinzaine de pages), on est témoin de cette difficulté évoquée par l’auteur du récit lui-même « à se détacher », « accepter », bref lâcher-prise. Pour reprendre les mots de Pastré (2011), Mathieu n’est pas encore à même de « sortir la tête du drame », il est encore pris dans son action. Dans la partie bilan de son récit, il ne semble d’ailleurs pas avoir pu prendre le temps nécessaire à une prise de distance suffisante pour tirer des enseignements de son expérience. On le devine encore en plein cheminement, ce qui pose la question des conditions de possibilité de réalisation d’un tel travail réflexif.
14En résumé, la partie autobiographique faisant référence à un passé lointain est constituée par l’évocation brève d’étapes de vie déroulées sur plusieurs décennies, contrastant avec l’évocation longue d’expériences qui se sont déroulées parfois sur quelques heures. Cette différence de traitement des niveaux de description des évènements déjà observée par Baudouin (2014) dans les récits de vie est également induite dans notre cas par les consignes encadrant le récit professionnel. Nous faisons néanmoins l’hypothèse qu’elle est également générée par le statut des expériences évoquées. Les premières étant intégrées et digérées car relevant d’un passé lointain, les secondes étant non seulement récentes, mais surtout d’actualité car au cœur des préoccupations de leurs auteur-e-s, alors en pleine immersion dans de nouveaux apprentissages.
15Que penser de ce que les auteur-e-s des récits sont à même de dire lors du bilan ou de la soutenance des récits professionnels, quelques semaines, voire quelques jours seulement après avoir terminé la rédaction de récits d’expériences pour certaines refroidies et figées, pour d’autres bouillonnantes ? En tant qu’accompagnatrices et évaluatrices, nous sommes parfois empruntées pour évaluer le degré de réflexivité et de prise de recul atteint par les enseignant-e-s grâce au récit. Nous sommes néanmoins frappées, à l’occasion de la soutenance orale, par la fierté avec laquelle l’ensemble des auteur-e-s des récits, se retourne une dernière fois sur l’ensemble de leur parcours et de leur démarche, ce qui témoigne selon nous d’une appropriation subjective forte de la démarche.
« Lorsque je relis mon travail, je ressens une drôle d’émotion. C’est comme si je me rendais compte d’un coup de tout le chemin parcouru. Entre mes questionnements du début, l’envie personnelle de faire cette formation, la recherche d’une légitimité dans mes pratiques, ce parcours m’a paru à la fois très long et très rapide ». (Arthur)
- 7 La démarche du récit professionnel est à choix parmi d’autres démarches telles que la vidéoformatio (...)
16Comme le relève Gross (2018, p. 25) sur les traces de Rosa (2013), l’apprenant-e contemporain-e est soumis à une tension entre des enseignements académiques dont l’appropriation prend du temps et un mode de vie moderne accéléré et morcelé. Ainsi, dès l’introduction de son récit, Fabienne, cadre dans une école de santé, aborde la question des différents espaces et contraintes temporelles dans lesquels elle se débat. En tant que professionnelle, elle n’a jamais le temps de capitaliser et tirer profit de ses expériences. En tant qu’étudiante en emploi, c’est malgré tout à elle que revient la charge de s’aménager des espaces et des temps pour faire du lien avec sa formation. Consciente du détour temporel coûteux que nécessite la formation dans laquelle elle est engagée, Fabienne considère néanmoins le récit professionnel comme une opportunité pour prendre du recul par rapport à une pratique professionnelle qu’elle estime complexe et éprouvante. De plus, elle envisage le récit comme la modalité certificative la plus compatible7 avec son organisation privée et professionnelle. Ainsi, dès les débuts de sa formation et y compris dans le choix de la modalité de certification, Fabienne anticipe déjà sa course contre la montre et met d’emblée en place des stratégies afin de gagner du temps.
« Pour moi, ce parcours de formation a aussi été chronophage, entre le temps investi dans ma fonction à l’école professionnelle comme doyenne, ma fonction d’enseignante de branche professionnelle et ma fonction d’étudiante. Je n’ai pas le sentiment, en ce moment au début de la rédaction de ce travail d’avoir pu être simplement une étudiante à part entière. À tout moment, j’ai été happée par du travail administratif et n’ai pas réussi à lire autant de chose que j’aurais eu envie… Du coup, choisir entre un récit, un travail de recherche action, un mémoire de sciences appliqué ou une vidéo, j’ai décidé de mettre des atouts de mon côté en mobilisant des connaissances et des acquis en lien avec mon premier métier d’infirmière en psychiatrie. Trop souvent, je n’ai pas le temps de réfléchir aux situations complexes dans lesquelles je dois intervenir à l’école, ou trop peu de temps pour échanger avec des pairs. Du coup, le récit me permettait de prendre le temps de décortiquer des situations qui m’ont ébranlée, poussée dans mes retranchements, ou tout simplement, des situations qui vont se répéter et dans lesquelles je désire avoir pris le temps de la réflexion. À tout moment au sein d’une même journée, je passe d’une fonction à l’autre, entre gestionnaire et enseignante, cadre ou soutien de collaborateurs ou d’apprentis. Je jongle souvent entre ces diverses missions. Je trouvais le récit professionnel assez proche de mes préoccupations au long court. Mais c’est aussi un savant équilibre entre vie privée et vie professionnelle qui m’a conduit à faire le choix du récit professionnel ». (Fabienne)
17Les occurrences choisies par Fabienne comme « être happée à tout moment » montrent qu’habituellement le cours de sa journée professionnelle est fait de surgissements discontinus, qui lui font donner la priorité à l’instant, au détriment du temps long nécessaire à la réflexion et aux échanges de points de vue avec les collègues. Fabienne voit alors le récit professionnel comme une opportunité d’inverser la hiérarchie de ses temporalités quotidiennes, en privilégiant la temporalité longue et réflexive à la temporalité courte des actions immédiates. Elle ne précise pas dans la suite du récit, comment elle s’y est pris et si elle est parvenue à freiner le flux des sollicitations incessantes. En mettant en évidence le télescopage dans sa vie des rôles de doyenne, d’enseignante de branche professionnelle, d’étudiante et donc de fonctions de gestion, cadrage, enseignement, soutien aux collaborateurs/trices et études, elle illustre parfaitement la difficulté de déployer de si multiples et différents rôles dans un même espace-temps, celui de la formation. Sans préciser les potentiels rôles privés qui se jouent simultanément et en sus, Fabienne mentionne toutefois la difficulté également à équilibrer vie privée et professionnelle dans ce contexte.
18En plus des différents rôles assumés dans leur vie quotidienne – notamment de professionnel-le, de conjoint-e et/ou de parent –, les enseignant-e-s métier en formation, à ce moment charnière de leur carrière professionnelle, se retrouvent dans une double et nouvelle posture : celle d’enseignant-e novice ainsi que celle d’étudiant-e en école pédagogique. Ainsi, en plus des rôles qu’ils doivent continuer à assumer quotidiennement, ils se retrouvent dans l’obligation d’y ajouter les fonctions, tâches et responsabilités de leurs nouveaux rôles d’étudiant-e et d’enseignant-e, chacun impliquant des effets plus ou moins directs à la fois sur les enseignant-e-s eux/elles-mêmes et à la fois sur leurs apprenti-e-s. Au sein-même du rôle d’enseignant-e métier, de nombreux passages de récits témoignent, comme dans l’exemple suivant, du ressenti d’une multiplicité de rôles à endosser en classe, parfois simultanément :
« Parfois, j’ai de la difficulté à identifier mon rôle avec ce sentiment d’être un gendarme, un assistant social, un psychologue et même parent ». (Olivier)
19Des problématiques spécifiques rencontrées par certains apprenti-e-s en termes de difficultés d’apprentissage, de comportements et attitudes inadéquates, de situations de vie complexes, de démotivation, de mauvaise orientation, de parents démissionnaires ou au contraire confrontants avec le corps enseignant, sont une partie des causes mentionnées par les enseignant-e-s métier par rapport à des rôles divers qu’ils ont l’impression de devoir assumer sans y avoir été ni formé, ni préparé spécifiquement.
20Un manque de temps est ainsi perçu par les enseignant-e-s métier à au moins deux niveaux distincts : la multiplicité des rôles à assumer de manière générale – même temporalité mais espaces distincts – pendant la formation et provoquant fréquemment l’impression de « manquer de temps » ainsi que la multiplicité des rôles à adopter face à un public spécifique d’apprenti-e-s en classe – même temporalité et même espace.
21Nous allons voir que le déploiement de ces multiples et divers rôles est précisément devenu un enjeu majeur en temps de COVID.
- 8 En suisse, tous les établissements de formation – écoles obligatoires, post-obligatoires et univers (...)
22Le semi-confinement provoqué par la COVID8 – entre fermeture des écoles, des lieux de culture, de loisir, de socialisation et de sport, de certains commerces et entreprises, ainsi que la diminution drastique des déplacements et rassemblements – a tendance à être considéré au niveau temporel comme une période de fort ralentissement (économique, professionnel, social). Ces ralentissements semblent avoir eu des effets à la fois positifs et négatifs selon les points de vue : ennui, isolement, temps pour soi ou sa famille, respiration pour l’environnement et la nature. Des études menées en Suisse estiment que le niveau de bien-être général et de satisfaction dans la vie était en moyenne au même niveau pendant qu’avant la pandémie du Covid-19 et que le niveau de stress a même légèrement diminué (Klaas et al. 2021 ; Kuhn et al. 2021). Si la moyenne du degré de satisfaction est globalement stable, on s’aperçoit toutefois que certains groupes d’individus ont souffert de la situation et perdu en qualité de vie alors que d’autres ont au contraire bénéficié d’une amélioration (pour plus de détails sur ces différents groupes, voir : Clément et al., 2021 ; Hansmann et al. 2021 ; Klaas et al. 2021 ; Kuhn et al. 2021). Bien que des effets positifs et négatifs soient observés en termes d’effets sur différents groupes d’individus, le temps du semi-confinement a essentiellement été caractérisé comme une période de ralentissement, notamment dans son traitement médiatique.
23Caractérisée ainsi en termes de ralentissement, la période de semi-confinement peut à priori sembler propice à l’élaboration d’un récit de type réflexif, nécessitant justement un temps disponible pour un retour sur le temps long de son propre parcours – de formation et professionnel dans le cas présent.
24Or, c’est un point de vue majoritairement très différent qu’expriment les données issues des secondes parties des récits professionnels de nos enseignant-e-s en formation. En effet, contexte sanitaire oblige, une grande partie des situations choisies pour l’analyse dans les récits, sont directement liées à cette situation exceptionnelle de semi-confinement et elles participent plutôt à la caractériser en termes d’accélération à différents niveaux, notamment en ce qui concerne la superposition des rôles encore accentuée par rapport au contexte classique, ainsi que la difficulté à délimiter un espace temporel commun.
25Il faut d’abord dire que si le déclenchement du semi-confinement a bien constitué une rupture au niveau temporel pour de nombreux corps de métiers, une spécificité nous semble exister dans le domaine de l’enseignement. En effet, il semble que le milieu scolaire et la formation initiale avaient avant la crise, une temporalité jusqu’alors partiellement préservée par rapport à l’accélération sociale globale, grâce à des cycles scolaires (rentrées, vacances, examens, semestres). On peut également ajouter que ces cycles ont une dimension temporelle diachronique, potentiellement rassurante puisque ces cycles ont été expérimentés de manière quasiment immuable par tout en chacun durant sa propre enfance. Au 16 mars 2020, correspond ainsi ce qui ressemble à une rupture d’une partie des privilèges de l’école comme lieu préservé de la société de l’accélération (Rosa, 2013). L’école, qui organisait la temporalité des enseignant-e-s, des apprentis et de leur famille, ferme ses portes. C’est une épreuve et une perte de repères à différents niveaux : en tant qu’étudiant-e, en tant qu’enseignant-e et parfois aussi en tant que parent. Ainsi Aline, voit son rôle d’enseignante et son rôle de mère se superposer en un instant :
« L’ambiance est très particulière, dans toutes les classes, les élèves sont excités et nous avons de la peine à les tenir. Je décide d’écouter avec les élèves en direct à la radio. (…) L’annonce arrive : les écoles ferment. Je reçois à 14h41 un SMS de ma fille (13 ans) m’indiquant qu’elle a dû prendre le plus d’affaires d’école possibles et qu’elle prend le car pour rentrer. Pour la première fois depuis le début de cette pandémie, j’ai ressenti de l’angoisse, je n’étais pas avec elle pour la rassurer, comment ses enseignants avaient réagi, qu’avaient-ils dit ? » (Aline)
26Les auteur-e-s des récits désormais confronté-e-s à la réduction de leurs espaces par le télétravail, doivent néanmoins continuer à jongler avec leurs différentes casquettes (étudiant-e-s, enseignant-e-s, parents, etc.) et déployer leurs différents rôles dans un lieu unique (le domicile), et souvent simultanément. Cela s’avère alors complexe à gérer pour Gaétan qui doit mobiliser deux formes d’attention différentes (Léger, 2016). Une première forme d’attention tournée vers son activité de travail qui exige une concentration continue, l’autre forme d’attention consistant à surveiller son fils de deux ans, ce qui suppose une vigilance immédiate :
« A plusieurs reprises, j’ai travaillé lorsque mon fils de deux ans me demandait de l’attention. Les appels à répétition pour venir jouer, les cris, les pleurs, les bêtises me faisaient perdre le fil de ma concentration et me contrariaient fortement. Je le revois venir débrancher le câble de mon ordinateur (…) » (Gaétan)
27Ainsi, en période de semi-confinement, les rôles associés à la sphère privée, tels que parent, proche ou conjoint, qui se déployaient d’habitude dans des espaces-temporels distincts du travail et de la formation, s’inscrivent désormais parfois de manière simultanée dans un même espace. Les temporalités de ces rôles privés étant par ailleurs de nature différente que celles des rôles liés à la formation, les équations temporelles des métiers s’en trouvent complexifiés par la prise en compte de tensions dynamiques entre ces temps antagonistes, tels que le temps de travail, le temps de formation et le temps intime (Héber-Suffrin, 2018, p. 176). Ce phénomène de « conflit de temporalités, c’est-à-dire l’incompatibilité partielle entre des temporalités professionnelles, celles propres à la formation et des temporalités privées » dans les termes de Varga (2013), s’est trouvé amplifié par le contexte pandémique : les temporalités immédiates du quotidien venant s’entrechoquer avec celles plus étendues du récit et de la formation.
28En plus de voir leur fragile équilibre spatio-temporel entre vie privée et professionnelle encore modifié, les enseignant-e-s sont confronté-e-s à l’impossibilité de rencontrer leurs apprenti-e-s en présentiel. Ils déplorent des répercussions directes sur l’instauration d’une dynamique de classe et des conséquences négatives sur l’établissement de liens de confiance. Comme le relève Wulf (2018, p. 155), les rituels consistant à vivre une même expérience dans un temps, mais aussi dans un espace synchrone, favorise le sentiment de communauté et d’appartenance. Toujours selon cet auteur, les répétitions constitutives de rituels, comme dans la poignée de main échangée par Mathieu au début de chaque cours avec ses apprenti-e-s, renforcent le processus de la construction identitaire.
« Ce qui pouvait sembler être une contrainte d’un autre temps, s’est rapidement avéré être un formidable rituel de contact rapproché avec mes élèves, car cette prise de température de leur état du moment t, lors de cette poignée de main, me permettait de savoir immédiatement un nombre très riche d’informations, tels que ; l’état d’humeur, le niveau de motivation, de fatigue, leur état de santé générale, etc. [… ]
À cette époque, j’avais la possibilité de créer un lien personnel avec chacun de mes élèves, puis s’installait progressivement une dynamique positive, un esprit d’équipe dans la classe après un délai d’environ 2 mois. » (Mathieu)
29Cet extrait illustre selon nous fort bien la dépendance entre la dimension temporelle et spatiale dans la vie quotidienne. En effet, la difficulté à établir des liens et « prendre la température » en l’absence de poignée de main pour Mathieu est en réalité due à un manque d’espace commun : l’enseignement en ligne permettant bien du temps en commun mais dans un espace uniquement virtuel. C’est bien le manque d’espace en commun qui empêche la poignée de main et tout ce qu’elle permet d’établir.
30Le fait de ne pouvoir bénéficier d’un réel espace temporel commun a à la fois été ressenti par les enseignant-e-s comme un manque de temps pour faire connaissance et créer du lien avec les apprenti-e-s en début d’année, mais également à la fois comme un manque d’occasions d’échanger et d’apprendre aux côtés de collègues enseignant-e-s en formation. Aline l’exprime ainsi :
« La richesse de cette formation est grandement dépendante des discussions en présentiel avec les formateurs ainsi que des échanges entre pairs. La pandémie nous en a malheureusement privé. Ces aspects-là m’ont beaucoup manqué dans cette formation ». (Aline)
31La dématérialisation des échanges semble ainsi avoir un impact négatif direct sur la richesse des apprentissages, non seulement en ce qui concerne la rencontre et création de liens avec les apprenti-e-s mais également par rapport aux échanges entre pairs et formateurs/trices. Il semble en effet qu’une étape de mise en commun des expériences après les avoir travaillées de manière personnelle soit ressentie comme un élément important de l’élaboration des récits professionnels. Si ce partage d’expérience fait bien partie intégrante du dispositif standard de formation, le semi-confinement a privé les enseignant-e-s de ces espaces temporels de partage.
32En lisant les récits, on s’aperçoit encore que les enseignant-e-s ne sont pas également prêts ou équipés pour y faire face. Ainsi Olivier doit répondre à l’injonction de sa direction d’utiliser l’application TEAMS pour donner ses cours :
« Je ne connaissais pas cette application, nous ne l’avons jamais utilisée au sein de l’école. Et soudainement, je suis confronté à mon manque de compétences face à l’enseignement à distance. Je n’avais jamais fait ce genre de cours, ni moi-même en formation, ni dans le cadre de mes enseignements ». (Olivier)
33Enfin, comme le craignait Mathieu et d’autres auteur-e-s de récits, certain-e-s apprenti-e-s, déjà en difficulté avant la pandémie, disparaissent des radars et ne se connectent pas au cours, parfois en raison de manque d’infrastructure ou de problèmes techniques, parfois pour d’autres raisons.
34Ainsi, alors que les différentes technologies de communication à distance (visioconférence) doivent précisément permettre une alternative à ce temps présentiel commun en permettant à tous de partager un espace temporel virtuel commun d’échanges, on constate dans les récits professionnels que cette solution s’est avérée insatisfaisante à au moins deux niveaux : en termes de difficulté de mise en place et accessibilité d’une part, et en termes de qualité de l’échange par ailleurs.
35Ainsi, alors que comme nous l’avons montré, les rôles à assumer par les enseignant-e-s métier pendant la période de formation sont déjà multiples, la crise sanitaire et le semi-confinement sont non-seulement venus renforcer certaines fonctions mais également et surtout, ont provoqué le chevauchement de ces différents rôles dans des espace-temps communs. En effet, ces différents rôles d’enseignant-e / d’étudiant-e / de parent / de conjoint qui d’habitude se cumulent certes au sein de la même temporalité mais se déploient dans des espaces distincts (classe d’enseignement professionnel, cours de pédagogie, maison), viennent tous se télescoper dans le même espace du domicile de chacun-e. La crise sanitaire semble donc avoir joué un rôle d’amplification de l’accélération des temporalités du quotidien dans le cas des enseignant-e-s métier en formation. Elles/ils semblent clairement avoir vécu cette période en termes d’accélération plutôt qu’en termes de ralentissement ou de pause bénéficiant à l’élaboration de leur récit. Ce qui aurait donc pu constituer un temps d’arrêt propice à la rédaction et la réflexivité se trouve à l’inverse avoir constitué une difficulté supplémentaire en provoquant notamment un télescopage de rôles dans un même espace-temps.
36Cette analyse exploratoire de récits professionnels réalisés en cours de formation pédagogique à l’enseignement professionnel, indique donc notamment que la multiplicité des rôles à endosser soit dans une même temporalité durant la formation, soit dans un même espace-temps lors de l’enseignement est perçue comme un manque de temps par les enseignant-e-s métier.
37Nous avons par ailleurs montré que le basculement soudain et simultané d’une temporalité présentielle à une temporalité virtuelle dans leur activité d’enseignement, mais aussi simultanément dans leur activité d’étudiant-e, avait eu des impacts négatifs sur les conditions et les productions d’apprentissages. Comme si disposer de temps en commun sans l’espace physique y correspondant n’était pas suffisant, voire pas satisfaisant. Nous avons également suggéré que la pandémie avait accentué pour les enseignant-e-s-métier une perméabilité déjà existante entre temps de formation, temps de vie et temps de travail. Or nous relevons peu d’indices permettant de penser que l’expérience de cette perméabilité temporelle ait été formatrice. Elle est même au contraire, envisagée comme entravant leurs apprentissages. L’expérience de la compression des espaces en temps de COVID, est quant à elle vécue comme un défi difficilement surmontable. Si le temps nécessaire à la maturation et à l’intégration de l’apprentissage en tant de crise fait forcément défaut, les récits semblent avoir néanmoins permis à leurs auteur-e-s, en plus d’en dégager une certaine fierté, de créer des situations potentielles de développement (Mayen, 1999). Il serait intéressant à ce titre d’interroger à posteriori les auteur-e-s de ces récits professionnels afin de connaitre leur ressenti par rapport à ce qu’ils estiment avoir appris et retenu de ce travail de formation pédagogique.