1Les évolutions récentes, depuis une trentaine d’années, des formes d’organisation du travail conduisent à des demandes nouvelles de compétences et de professionnalisation des activités et/ou des individus. Dans un contexte général qui devient de plus en plus difficile, à la fois pour le système éducatif et pour l’emploi, force est de reconnaître que le trajet de la formation vers l’emploi n’est plus direct, si tant est qu’il l’ait été. La question des transitions se pose de façon significative ; elle s’inscrit dans des trajectoires professionnelles liées à la fois aux contextes socio-économiques et culturels mais aussi aux stratégies singulières des acteurs (Perez-Roux et Balleux, 2014). La plupart des auteurs situent principalement la transition dans une perspective temporelle de changement (Iturra, 1987) tout en accordant aux contextes de formation un rôle déterminant dans la gestion des transitions. Dans la mesure où la transition peut être définie comme un « espace/temps de passage inscrit au cœur d’un changement, la question du rapport au temps des individus est très présente. Il est de fait que la multiplicité temporelle de ce mouvement ne permet pas aux acteurs d’en repérer la nature ainsi que son intensité ; ce qui occasionne des tensions. En l’absence d’éléments de compréhension et d’outils à disposition, il leur sera difficile de circonscrire ces pressions temporelles. Dans la mesure où des territoires apprenants tels que les organismes de formation permettent aux individus de se confronter à la dialectique temporelle temps long/temps court, celui de la construction, de la reconnaissance professionnelle et de l’urgence, il nous paraît intéressant de porter notre attention sur l’analyse de ce phénomène à partir du parcours cadre éducatif porté par l’Institut National Supérieur de Professorat de l’Éducation (INSPE) de l’Académie de Nice. L’objectif de cet article est de montrer que le processus de transition professionnelle s’accompagne d’un enchevêtrement de temporalités construit sur « un principe de simultanéité » (Roquet, 2013).Cette lecture devrait permettre d’atténuer les pressions temporelles pour mieux vivre le processus de changement.
2Tout au long du cycle de vie, les périodes de transition sont nombreuses et diversifiées. Au niveau disciplinaire, un certain nombre de champs et modèles théoriques concourent à l’étude de la transition au sein des sciences humaines. Ils s’attachent plus fréquemment à l’analyse des différentes évolutions socio-économiques et des changements spécifiques, tant technologiques que culturels. Dans une perspective anthropologique, Godelier (1987) a proposé une conception originale des périodes de transition comme traversées par un processus historique de transformation d’un système socioculturel à partir de l’impossibilité dans laquelle il se trouve de reproduire ses rapports économiques et sociaux. En sociologie, la transition apparaît (Cavalli & Galland, 1993) comme modifiant la définition de soi (identité sociale/personnelle) et la façon d’être ensemble (sociabilité amicale). Ce mouvement permet de situer la transition professionnelle dans un espace/temps de passage.
3Il existe une véritable phase de transition entre l’inactivité et l’emploi où le flux de passage des individus vers l’emploi prend la forme d’un processus de distribution de la main-d’oeuvre relativement autonome par rapport au procès de travail et de formation (Cohen-Scali, 2000).Ce type de transition est au coeur de la problématique des formations professionnelles en alternance. Perçues comme pouvant y contribuer, elles se sont propagées et élargies à une population qui dépasse celle des jeunes sortis du système scolaire sans qualification et se sont constituées comme espace-temps de transition de la formation vers l’emploi. Cette période plus au moins longue, relativement isolable au cours de laquelle les individus changent progressivement de statut et d’occupation, appelée « transition professionnelle » (Tanguy et al, 1986) s’ajoute à l’ensemble des formes de l’entrée dans la vie adulte et varie selon les individus et leur rapport au travail. Structurée par l’objectif de mise au travail et sa réalisation (entrée dans un procès de travail concret et ses rapports sociaux hiérarchiques et de coopération, passage à l’activité au sens large, inscription dans le salariat…), la transition professionnelle renvoie donc à l’existence de périodes potentielles de changement de poste ou de fonction, de préparation professionnelle, de sélection, de chômage…qui s’imbriquent. Ces périodes de transition sont associées à des moments difficiles. Ainsi, selon Balleux et Perez-Roux « la transition peut être définie comme « un espace/temps de passage inscrit au coeur d’un changement, assumé ou non, abouti ou non, et qui nécessite de l’individu la mise en oeuvre de stratégies d’adaptation pour mieux gérer éléments de rupture et (re)construction de continuités » (2013, p. 102). Dans l’espace/temps de la transition, cette expérience est soumise à un système de tensions constitutif d’un certain nombre d’épreuves. Boltanski et Chiapello (1999) définissent ces épreuves comme une épreuve de force, un « événement au cours duquel des êtres, en se mesurant, révèlent ce dont ils sont capables et même, plus profondément, ce dont ils sont faits » (p. 74). Quel rôle peut jouer le milieu temporel de l’alternance dans ce processus de mouvement ?
4Le temps ne désignerait alors rien d’autre que l’écoulement de la vie ? Certainement, nous dit Elias (1996), et nul doute ici que les mots soient trompeurs. Pour saisir ce qui se passe aujourd’hui, « les sciences sociales doivent donc partir de ce qui constitue le « milieu », c’est à dire non pas du cadre temporel, ni de l’action elle-même, mais de l’action et de son organisation » (Michon, 2014, p. 41). Les chercheurs de terrain accréditent l’idée qu’il existe non pas un temps mais des temps. Chacun d’entre eux possède des caractéristiques propres ; ils sont irréductibles les uns aux autres. Les recherches menées sur le temps en contexte de formation (Lesourd, 2006 & 2011 ; Pineau, 2000) utilisent l’expression « temporalités éducatives » pour relativiser la représentation encore prégnante de ce temps chronologique, « du temps unique homogène et régulier, inaccessible et dominateur » (Grossin, 1996, p. 17). Elles insistent sur la nécessité d’articuler et de faire tenir ensemble les différentes temporalités pour favoriser la création de liens entre éléments de connaissance et expériences disparates.
5En questionnant le rapport au temps des individus en transition professionnelle, nous nous méfions de la lecture du temps de l’alternance qui peut apparaître comme étant celui de l’horloge, homogène, continu et computable qui engloutirait les autres temps. Le processus d’accélération sociale mentionné par Rosa (2013), situé au cœur de la modernisation amène à intégrer des temporalités multiples et parfois contradictoire. Par conséquent, l’alternance, espace des transitions identitaires professionnelles devient un milieu temporel (Pineau ,1987), assemblant plusieurs temps, celui de la formation, du travail et de la vie privée. Ces temps s’entremêlent dans leur contemporanéité, interagissent. Aux « cadres temporels » des formations en alternance enfermés dans des limites chronologiques du travail et de l’enseignement, et caractérisés par de la rigidité (horaires), structuration et fermeture aux temps extérieurs, réguliers et réitérés et construits s’opposent ce que Grossin nomme des milieux temporels » définis comme un assemblage fluide de plusieurs temps qui se mêlent, s’entremêlent, se conditionnent, se répercutent les uns sur les autres. Au cours de nos recherches précédentes, nous avions repéré une simultanéité de trois temps formateur-individu-groupe à travers « le rythme du groupe, la capacité du sujet de différer la décharge pulsionnelle occasionnée par la formation en tant que rupture de quelque chose, et le rythme du formateur qui travaille sa subjectivité » (Gautier Chovelon, 2014). Parmi l’enchevêtrement des temporalités, la prise en compte du contexte, du temps historique de l’institution créatrice du dispositif formation nous paraît indispensable à la compréhension de cette fluidité.
6Dans quelle mesure la transition s’inscrit-elle dans une continuité et prend-elle en compte des éléments de rupture (réels ou symboliques) ? Comment permet-elle de s’ancrer dans le passé tout en se projetant dans un avenir qui sera différent et qui risque de transformer, de faire perdre d’anciens repères ?
- 1 René Kaës et al, Crise, rupture et dépassement, op, cit.
7L’alternance par essence interactive et contextuellement située permet la réflexivité, la récursivité, les allers-retours entre contexte, organisation et apprenants. « Le fait de s’enquérir des transformations du terrain professionnel pour pouvoir s’ajuster aux autres avant de considérer leurs propres ajustements suppose le développement d’une approche organisationnelle ou institutionnelle » (Jorro, 2007). L’alternance projective préconisée par Jorro intègre l’idée d’un impact de la formation sur la mobilisation du stagiaire : il se voit en train de faire, il commence déjà à préparer son retour sur le terrain ou à intégrer son lieu d’alternance en tant que professionnel, il rencontre ses interlocuteurs pour construire sa nouvelle place. Il s’agit en reprenant la même fonction, d’agir autrement tout en tenant compte des contraintes de l’environnement professionnel. Ce cadre temporel de l’alternance donne une place importante au temps de la relation entre le maître d’apprentissage et l’apprenti. Apprendre aux stagiaires à envisager une insertion, à entrevoir les jeux de négociation pour construire leur entrée ou leur retour sur le terrain constituent de réels enjeux pour la formation et demande du temps. De cette relation formative, le temps de la transitionnalité émerge. Il constitue l’« aménagement d’une expérience de rupture dans la continuité »1 (Kaës, 2004, p. 62) intériorisant le temps du pathos, de la subjectivité (sentiments et valeurs). Peut-être, convient-il de voir une tentative de trouver un équivalent moins définitif apte à recevoir l’angoisse inhérente aux ruptures multiples, capable d’accompagner et de stimuler pendant un temps le processus de métamorphose, l’acquisition et la mise à l’épreuve de nouvelles ressources.
- 2 Edward T. Hall, La danse de la vie, temps culturel, temps vécu, 1992, Seuil.
8Après avoir mis en évidence l’enchevêtrement de temporalités au sein de l’alternance, les recherches portant sur les alternances en formation d’adultes suggèrent fortement que « le sujet participe au processus d’orchestration des temps et des rythmes sous-jacents à son propre cheminement ; il est co-auteur des temps qui le portent » (Lesourd, 2011).L’importance de la culture temporelle apparaît. Hall2 oppose le temps monochrome des pays occidentaux au temps polychrome des pays orientaux où les individus tendent à intégrer et à emboiter plus facilement des activités professionnelles et des activités émotionnelles. Il tend à mettre plus en avant le temps de la relation que le temps plus « artificiel » de la montre. L’organisation monochrome dit Hall, nous détermine subtilement à penser et à percevoir le monde de manière fragmentée. Ce temps échelonne le passé et oriente le futur. Le progrès se situe sur un échelonnement linéaire. Avec le polychrome, on est à la fois dans le ponctuel et le global. Cependant, « nous ne pouvons de notre monde tri-dimensionnel, percevoir le temps dans sa totalité, mais seulement les instances infinitésimales du présent » (Watzlawick, 1976, p. 214). Ce qui est en jeu, c’est bien la nécessité de maîtrise du temps. La somme totale du phénomène temps (passé-présent-futur) est inimaginable. Le modèle de Hall a été pointé comme simplificateur et stéréotypé dans la mesure où sa distinction monochrome/polychrome est largement calquée sur une opposition. Cependant, chacun réagit à sa manière à un même environnement temporel et renvoie à la notion d’ « équation temporelle personnelle » (Grossin, 1996, p. 125) qui n’opère autre chose qu’un regroupement de certains de ses traits (appartenance culturelle, groupe social, âge, éducation, pratiques).D’autres proviennent d’une aptitude personnelle à s’accommoder d’un milieu temporel externe particulier. Le terme d’équation personnelle « suggère que cet état interne changeant pourrait trouver correspondance et satisfaction dans un agencement temporel externe qui lui convienne » (Grossin, 1996, p. 125).
9Ce parcours cadre éducatif crée en 2018 est intégré au master des métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) de l’INSPE. Il a comme visée d’accompagner en master 1 et 2, la construction de l’ethos professionnel des étudiants issus de la formation initiale et du monde professionnel cherchant à construire un positionnement professionnel adapté à l’idée qu’ils se font de la professionnalité du métier de cadre éducatif. Il répond à une montée en puissance de la demande de qualification à un niveau bac+ 5 pour les personnes qui formées normalement dans diverses écoles ou dispositifs au niveau 3, ne peuvent pas avoir un poste à responsabilité. L’enjeu pour l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation en ouvrant son territoire aux politiques éducatives territoriales est de tendre vers un dispositif projectif. Les cadres éducatifs sont attendus dans la mobilisation de leur éthos professionnel comme solution à des problématiques d’articulation, d’interaction, de relation, de collaboration, de coopération. La construction de l’itinéraire de professionnalisation des cadres éducatifs relève d’une navigation professionnelle dont l’outil en première année est le stage (2 terrains de 15 jours) et l’alternance en deuxième année (2 jours/semaine chez l’employeur et deux mois massés juillet-août).
10Entre 2020 et 2021, nous avons conduit plusieurs recherches en vue de dégager les éléments du milieu et du cadre temporels de l’alternance permettant de circonscrire les pressions temporelles liées à cette transition professionnelle. Il nous a fallu repérer par une approche documentée du dispositif formation et de son ingénierie pédagogique, par une analyse des retours écrits du dernier stage de première année (2 promotions-20 stagiaires), les temporalités des niveaux macro/méso. Pour comprendre ce qui se joue au niveau micro dans l’espace-temps « maître d’apprentissage-apprenti », une enquête a été menée auprès de 40 stagiaires en fin de formation du master 2 et d’un petit échantillon de 7 maîtres d’apprentissage, à partir de questionnaires associant des questions fermées et des questions ouvertes permettant de prendre en compte leurs propos.
11Ces enquêtes intitulées « bilan professionnel » pour les stagiaires et « impact de l’accompagnement de terrain » pour les tuteurs avaient pour objectifs de relever des éléments permettant d’identifier le temps historique de l’INSPE en tant que territoire apprenant, la relation vécue avec le maître d’apprentissage, l’impact de la place trouvée au sein du terrain d’apprentissage et les projections en termes de métier.
12Pour les tuteurs, il s’agissait de repérer les difficultés liées à l’alternance, la relation vécue avec l’apprenti.
13Nous avons procédé à une analyse de contenu pour dégager les propos saillants et construire des catégories d’analyse. Nous présenterons les éléments les plus représentatifs pouvant s’inscrire dans une lecture globale temporelle.
14L’INSPE dans un positionnement macro temporel a créé un écosystème apprenant, une « alliance territoriale » (Bechetti-Bizot & Houzel & Taddéi, 2017) pour faciliter les coopérations autour de ce parcours. Il s’agit de mettre en place un processus de professionnalisation « versus » insertion professionnelle pour « fabriquer des cadres éducatifs » par la formation. En devenant territoire apprenant, l’INSPE s’inscrit dans « une filiation et en rupture » (Bier, 2010) et relève d’un temps historique, de longue durée générant différentes figures temporelles. Deux années ont été nécessaires pour élaborer la maquette de formation et la faire valider par les plus hautes instances. Ainsi, la fonction de conteneur de l’université va stimuler pendant un temps, le processus de métamorphose des cadres éducatifs en formation. Divers éléments contribuant au processus continuité/changement ont pu être identifiés par les étudiants et par les tuteurs. Il en est ainsi du métissage des relations entre universitaires et professionnels et de son ingénierie formation et pédagogique (travaux collaboratifs, mises en situation professionnelle, échanges et rencontres).Pour les étudiants, ce qui nous paraît significatif est l’importance donnée au développement professionnel et à la recherche incarnant le modèle de l’alternance projective. Puis viennent les modalités pédagogiques et l’ingénierie formation, l’apprentissage entre pairs, la relation de coopération maître apprentissage-apprenti et la pertinence d’une chargée de mission-réseau professionnel. Pour les maîtres d’apprentissage, il est reconnu pour son ingénierie formation, l’apprentissage entre pairs et la relation de coopération.
15L’analyse du dispositif souligne l’importance donnée au développement d’une culture professionnelle, caractéristique de l’alternance projective. L’unité d’enseignement intitulée en Master1 et 2 « geste et positionnement professionnel » et « développement professionnel » favorise la création d’« espaces intérieurs-extérieurs de la formation du sujet permettant de comprendre des processus et des tensions afférentes à la (re) construction d’un soi professionnel. Sachant que l’incorporation des savoirs n’est pas immédiate, la particularité de ce dispositif repose sur le fait d’amener les étudiants à voyager dans le temps en adoptant une démarche systémique basée sur « une exploitation différente du passé, du présent et du futur » (Kourilsky, 2008, p. 99). Ainsi, le cadre éducatif avance avec le temps et il se trouve constamment à la frontière entre le futur et le passé. Son « expérience la plus immédiate de la réalité, le présent, n’est que ce moment infinitésimal où le futur devient le passé. C’est aussi, l’instant où les propriétés de la réalité sont d’une certaine manière renversée : le futur est modifiable mais inconnu ; le passé est connu mais non modifiable » (Watzlawick, 1976, p. 213).Cette démarche est essentiellement orientée dans les sens « présent-futur-passé « et « futur-présent-passé » et non dans le sens linéaire du temps « passé-présent-futur ». Le passé sera envisagé, en tant que réservoir de ressources et d’apprentissages utiles. Elle intègre le temps dans ses trois dimensions, ses espaces-temps, sur un mode circulaire en les envisageant simultanément. C’est donc, après sept mois après le début de la formation, que la formalisation trouve son aboutissement. Chaque stagiaire a eu le temps de vivre un stage court de 15 jours (novembre), puis de 3 semaines en mars, de bénéficier d’interventions universitaires et de pratiques de terrain et de travailler de façon individuelle et collective sur son projet professionnel. C’est pourquoi, dans l’accompagnement du stage en M1, le repositionnement professionnel en M2,la vision des cadres éducatifs est interrogée pour dégager la direction qu’ils souhaitent donner à leurs actions. Les cadres éducatifs sont invités à penser le passage du statut d’étudiant à la posture de stagiaire à celle de presque collègue, voire de collègue. Comme l’évoque un stagiaire (Patrick, éducateur spécialisé en transition professionnelle), il « se voit comme un voyageur chargeant son bagage et riche de nouvelles rencontres. Désireux d’accéder à d’avantage de responsabilités, manager des équipes et piloter des projets à vocation éducative ».
16Dans cette conduite du changement, un autre élément prend tout son sens. Il s’agit de la figure temporelle du développement du réseau professionnel autour du positionnement des responsables du parcours. La création d’interactions souples entre les cadres temporels de l’enseignement et du travail passe par un temps alloué à une des responsables. Nous en assumons la responsabilité pour pallier les difficultés temporelles provenant de l’offre de professionnels (offres de stage et d’alternance, ajustement des profils de poste. Cet assemblage composite qui ouvre un espace d’incertitude, d’opportunité et d’imprévu est davantage reconnu par les étudiants en prise directe avec leur projet professionnel. L’enjeu pour cette mission est de travailler la vision partagée du processus de professionnalisation par des séances de régulation entre maître d’apprentissage et apprenti et de recueillir en amont les enjeux de professionnalisation des sites d’accueil pour une meilleure articulation avec le projet professionnel de l’alternant.
17Le développement de cette culture professionnelle a permis par exemple à Laura (étudiante en M2-2019) en fonction de son équation personnelle temporelle, d’identifier clairement le temps des allers-retours permanents entre la recherche, la formation et le terrain professionnel. « Les projets de terrain ont été élaborés grâce à la méthodologie de projet et aux outils transmis à l’université, en reliant le savoir universitaire au contexte d’apprentissage ». D’autres perçoivent cela comme une ouverture, une intégration de nouvelles données. L’ouverture des champs des possibles est appréhendée en termes de reconversion professionnelle, de poursuite des études dans le domaine de la recherche. Mais, pour certains, il leur est plus difficile de trouver des articulations entre recherche-pratique.
18L’alternance prend forme en deuxième année, à partir du contrat d’apprentissage instituant la fonction tutorale. « La mise en oeuvre de l’alternance est un enchevêtrement de temporalités qui est complexe à gérer » (groupe de tuteurs).Au-delà de la temporalité professionnelle du tuteur, apparaissent des temps divers imperceptibles. On y découvre entre autre, le cadre temporel de la validation administrative de l’embauche d’un apprenti difficile à gérer en fonction des environnements institutionnels ainsi que la difficile orchestration des temps des dossiers et de présence des apprentis (2 jours/semaine).Cependant, tout en s’inscrivant dans une continuité éducative, chacun va pouvoir vivre « des expériences propres, hétérogènes, reposant sur des espaces de continuité et/ou de rupture biographique » (Roquet, 2018).Le tuteur contribue sur le plan identitaire, à la fois à transmettre des éléments de la culture professionnelle et à orienter le positionnement professionnel. En échange, l’alternant apporte sa vision moderne, son apport théorique, ses techniques professionnelles et un regard distancié sur les pratiques existantes. S’instaure une relation de don-contre-don entre ces deux acteurs empreinte des principes de générosité réciproque (Alter, 2009). Le temps du « sentiment d’exister » se repère dans cette « relation de réciprocité » et s’identifie par des signes de sociabilité professionnelles (p.134). C’est le temps de la reconnaissance professionnelle dans lequel les apprentis développent des actions nouvelles, une posture professionnelle. Les tuteurs apprécient le regard neuf de l’apprenti sur les pratiques professionnelles existantes. Tout comme les étudiants, les tuteurs en qualifiant la relation avec l’alternant de réciproque, reconnaissent « une complicité cognitive » (p.130) qui traduit une étroite communauté de points de vue et de valeurs, ainsi que le souhait de continuer à entretenir des relations. La relation avec l’alternant permet de développer une « complicité professionnelle dynamique, des techniques de réunion, outils intelligence collective, concept tiers lieux, déploiement de ressources et supports de communication » (directeur 1 service pédagogique en collectivité).Quant à un autre, il a pu « transmettre du savoir-faire et participer à la réflexion en vue de la construction de l’identité professionnelle de l’apprentie» (directeur 4, association, social).
19La relation est qualifiée de réciproque, complémentaire et enrichissante. Les acteurs investissent ainsi une relation plus qu’ils n’investissent dans une relation. Ce temps revêt toutes les caractéristiques d’un temps polychrome alliant le local et le global. Le « donner-recevoir-rendre » inscrit les échanges dans une spirale où se trouvent confondus les étapes et la nature des prestations qui circulent et il représente l’étayage de la coopération professionnelle. Cette relation d’échange social est le symbole d’une reconnaissance professionnelle qui se repère à la fois par des échanges d’information et par des signes d’affectivité (sourire, dévoilement de soi, gestes, soutien par la connaissance des normes et des valeurs du métier, par la création d’alliances stratégiques et par l’acquisition de la posture professionnelle). Pour les tuteurs, l’engagement mutuel se repère dans l’acquisition de la posture professionnelle et dans des échanges d’informations et des techniques puis viennent la création d’alliances stratégiques et la connaissance des normes et des valeurs du métier. La mise en visibilité de ces temporalités permet aux étudiants cadres éducatifs d’avoir une image de la consolidation de leurs compétences et savoirs. Ainsi, Claire (étudiante M2-2019) s’exprime de la façon suivante : « j’ai développé de nouveaux savoirs et ça ne cesse jamais. J’apprends toujours au sein de mon entreprise ».Ainsi, une lecture polychrome du temps évite une hiérarchisation des temps administratif et de la relation ainsi que l’utilisation du « tétagramme dialogique d’interactions » de Morin (2004) pour combiner les pressions temporelles de façon antagoniste, concurrente et complémentaire.
20Aborder la question du repérage des pressions temporelles issues d’un parcours de formation en alternance a permis de mettre en relief la simultanéité de certaines temporalités. Situer la formation en alternance en tant que milieu temporel est un prérequis indispensable pour appréhender l’enchevêtrement des temporalités dans une approche globale reliant les différents niveaux méta/méso/micro. La prise en compte d’éléments permettant de qualifier l’institution de territoire apprenant s’avère utile pour identifier ce temps historique incompressible, qui rejaillira sur le temps méso de l’ingénierie formation. La création d’une nouvelle figure temporelle incarnée par la fonction de développement du réseau professionnel permet de mettre en visibilité l’intérêt que porte l’institut de formation à la gestion de ces pressions temporelles. Il laisse à voir sa dynamique d’innovation. D’autres outils sont apparus pour aider l’individu à voyager dans le temps de la transition professionnelle. Aussi, l’individu co-auteur des temps qu’il porte serait plus à même à avoir une lecture globale temporelle en intégrant les caractéristiques culturelle du temps polychrome favorisant l’articulation du local au global. Cette approche donne des clefs de compréhension pour reconnaître le temps du cheminement professionnel. Le temps incontournable de l’administratif apparait où va se jouer le temps du recrutement particulièrement stressant aussi bien pour les alternants que pour les tuteurs. Le temps de la relation réciproque entre maître d’apprentissage-apprenti est devenu visible par la reconnaissance de signes de sociabilité professionnelle. Dans cette dynamique temporelle, « le micro va réinterroger le macro et le méso » (Roquet, 2018). La demande des tuteurs et des apprenants cadres éducatifs portant sur l’augmentation du temps de travail (3 jours/semaine au lieu de 2) symbolise l’impact des temporalités vécues sur le processus de changement. Adopter une lecture globale temporelle permet de mieux accueillir cet enchevêtrement de temporalités en ayant privilégié le principe de simultanéité.
